Alphonse Lemerre (p. 106-109).
◄  XXI
XXIII  ►



XXII


Les deux officiers nous menèrent à quelques pas de là dans une maison dont ils avaient la clef en poche et où ils s’étaient accommodé deux chambres très convenablement. Les fauteuils étalaient des velours, balafrés de coups de sabre, et des éperons avaient labouré deux superbes tapis mis l’un sur l’autre pour que les pieds eussent chaud. Il y avait du vin dans un coin, sur un guéridon des verres vides et d’autres remplis, une pile de tableaux sur le piano, au pupitre du Beethoven ouvert, et dans l’âtre un petit feu qui se mourait. Un de nos hôtes prit une chaise cannelée près de la fenêtre, la tordit sous sa botte et l’ayant brisée, en entassa de son pied les morceaux dans le feu.

On alluma des bougies et ces messieurs prirent dans une armoire des biscuits qu’ils nous offrirent avec du vin de Champagne. Puis l’un d’eux se mit au piano et joua la sonate en fa mineur de Beethoven. L’autre, gros petit homme qui avait des mains comme des battoirs et des lunettes bleues sur le nez, se tenait debout à côté de la bougie et tournait les pages en battant la mesure avec la tête. Et tous deux ne troublaient le grand silence de la chambre que pour crier : Och ! och ! och ! simultanément pâmés.

Ces deux hommes paraissaient avoir tout oublié et ils se plongeaient avec enivrement dans le génie du maître. Ce n’étaient plus d’affreux soudards lacérant à coups de talons les meubles d’autrui et se gorgeant de vin pillé : on eût dit, le soir, au coin du feu, près de ces longs poëles carrés où chante la bouilloire pour le thé, deux vieux compagnons faisant ensemble de la musique, tandis que leurs commères, dans la chambre voisine, racommodent les nippes de la maison en causant du prix des denrées.

Quand celui qui était au piano eût détaché sous son doigt la dernière note, ils restèrent silencieux comme des gens sous le charme ; puis tout à coup, avec une extrême volubilité, ils se mirent à parler en allemand, et parfois l’un chantait un bout de phrase en faisant des grimaces béates, tandis que l’autre, pivotant sur son tabouret, jouait avec componction la phrase au piano.

Au bout d’un quart d’heure, ils se retournèrent vers nous. On n’aurait pu trouver de meilleurs garçons, et lorsqu’ils nous eurent parlé de leurs familles, les larmes aux yeux, nous nous demandâmes comment des gens si inoffensifs pouvaient se transformer en d’abominables massacreurs.

L’un était le fils d’un boutiquier de Cassel : sa mère et ses deux sœurs l’avaient accompagné jusqu’à la gare quand il était parti et l’avaient embrassé plus de cent fois en lui fourrant dans les bras des camisoles, des caleçons, des plastrons et des tricots. Et il essuyait à tout bout de champ ses lunettes qui se mouillaient, tandis qu’il nous racontait, en poussant de gros soupirs, les jeux du dimanche, le soir, sous le rayon de la lampe, quand Wilhem Mauss, le vieux petit professeur de violon, la grande Anna aux longues mains, Bertha la rieuse, M. et Mme Samuel venaient prendre le thé dans le petit salon en acajou où brillaient sur l’armoire les argenteries de la famille. C’étaient, du reste, de vieux camarades, et ils étaient tous deux de Cassel, où le père du second avait un emploi dans l’administration. En sorte qu’ils ne se lassaient pas de se conter mille histoires de chez eux en se demandant sans cesse :

— Que ferait bien maintenant le camarade Hans, et l’ami Joseph, et la grosse maman Orchel qui larmoie toutes les cinq minutes comme si elle avait des oignons dans sa poche ?

Et bien des choses ainsi qui les faisaient tour à tour rire et pleurer.