Les Chardons du Baragan
La Revue de Paris35e année, tome III (p. 618-648).
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Après une semaine de mauvais temps, le soleil ayant brûlé pendant quelques jours, Trois-Hameaux décida de faire la cueillette du maïs. Chaque famille laissa tomber ses préoccupations habituelles, et la commune tout entière — hommes, femmes, enfants, vieillards, bétail, chiens, chats, et même quelques pourceaux — se rua sur les champs. Leurs propres champs, pour ceux, peu nombreux, qui en avaient et qui pouvaient se passer de la terre du boyard. Les champs du boyard, d’abord, pour les innombrables qui étaient des « pauvres collés à la terre » et qui n’ensemençaient que sur les terres cédées à conditions par le maître-seigneur. Et une de ces « conditions » était : les récoltes du boyard doivent être rentrées les premières.

Le spectacle de cette cueillette ne manqua ni de tristesse ni de gaieté. Tristesse, bien entendu : l’année avait été sèche ; le maïs qui, habituellement, peut cacher un cheval dans sa masse, laissait voir entre les tiges les bêtes des coulégatori[1]. Quant aux épis, aux grains, les paysans les qualifiaient de « phtisiques ». Et ils s’en montraient fort mécontents :

— Non seulement nous ne pourrons rien vendre et, donc, rien rembourser de nos dettes, mais encore nous manquerons de malaï[2] avant le grand carême ! Nous crèverons de faim cet hiver ! Et le bétail aussi !

Le visage contracté de détresse, le cojan soupesait les épis, les regardait longuement, les flairait, se lamentait. C’étaient des pauvres diables, ces Vlachkans, pareils à ceux de chez nous, en Yalomitsa : maigres, la peau sur les os, le front plissé avant l’âge, l’œil terne, non rasés pendant des semaines. Sur leurs blouses, qui pendaient jusqu’aux genoux, on ne pouvait plus compter les pièces. Le pantalon, un amas de lambeaux. Pieds nus, tête nue. Vrais mendiants. Ils me faisaient de la peine comme s’ils avaient été tous mes parents. Leurs femmes, la trentaine passée, on eût dit des vieilles. Pressées dans ce travail, qui doit être fait rapidement, celles qui allaitaient abandonnaient leur bébé à quelque bambin un peu plus âgé, au milieu du maïs, où il hurlait jusqu’à étouffement. Des chiens allaient ronger leurs langues sales et leur lécher le visage. Alors l’aîné attrapait le mioche par un bras et partait à la recherche de sa mère, traînant la poupée vivante derrière lui, tel un paquet, et lui disant :

— La voilà, mama, la voilà !

Oui, elle n’était pas gaie, la vie des gens mariés. La jeunesse, en échange, s’étourdissait comme à une noce. Des cris, des chants, des rires, des baisers, des farces, des blouses rouge-feu, jaune-citron, bleu-vert, des chars pleins d’épis de maïs, et le soleil éblouissant par-dessus tout cela. Sous des regards embrasés par la passion, les amoureuses couraient l’une après l’autre en secouant leurs seins pointus. Avec plus de profit couraient alors les gars, qui écrasaient les seins pointus contre leurs mâles poitrines. On se débattait pour mieux se sentir et on protestait pour les yeux des mères, qui n’étaient pas contentes ; mais cela importait peu.

Des chats et des chiens donnaient la chasse aux rats, qui surgissaient de partout. Des pourceaux, le joug au cou, s’enfuyaient, espiègles, un épis de maïs dans la gueule et la queue en tire-bouchon. Seules les bêtes de somme, pareilles aux gens mariés, ne prenaient aucune part aux plaisirs de la cueillette, elles ruminaient, indifférentes, la même tige sèche et la même mélancolie, en attendant l’heure où on les attellerait.

Dans le champ de père Toma régnait presque la même indifférence. C’est qu’ils étaient aussi mariés, et Toudoritza, qui ne l’était pas, en éprouvait du chagrin. Vêtue d’une blouse et d’une jupe à grands dessins aux couleurs éclatantes, le toulpan, blanc de neige, sur la tête, elle cueillait les épis avec une vitesse mécanique, sans en manquer un seul, comme il arrive parfois. Les paniers se remplissaient à vue d’œil. On allait les vider dans le char, où le maïs brillait au soleil comme de l’or. Les épis qui n’étaient pas suffisamment secs, on les attachait deux par deux, au moyen de leurs propres feuilles, tressées, et nous en accrochions jusqu’aux cornes des bœufs, au moment du départ pour le village.

J’aimais beaucoup à me trouver près de Toudoritza, pour laquelle je me serais jeté au feu, si cela avait pu diminuer son chagrin. Et elle, comprenant mon attachement de chien, se plaisait avec moi :

— Te suis-je chère, Mataké ? Il paraît… Et c’est bien : je me sens si seule !

— Mais que puis-je te souhaiter, Toudoritza ?

— Que Stana crève !… ou que le monde brûle !

C’était bien difficile de voir s’accomplir ce qu’elle voulait que je lui souhaite, car sa rivale se portait comme une belle pivoine et gambadait comme une génisse, là, tout près de nous, dans le champ du boyard. Et pour ce qui était du « monde » que Toudoritza voulait voir « brûler », ce monde-là se portait encore mieux que Stana. On le voyait, avec son beau konak, tout en chêne et en maçonnerie, hissé sur le flanc de la grande colline qui dominait le village, avec ses greniers qu’on remplissait de maïs, malgré la sécheresse, avec ses étables garnies de bétail, avec sa bruyante basse-cour et ses nombreux argats qui faisaient la navette entre les champs et le konak, en conduisant un magnifique attelage. Il n’était pas près de brûler, ce monde qui enlevait à Toudoritza son Tanasse et la rendait malheureuse.

Toute la commune prenait part au malheur de Toudoritza et toute la commune haïssait Stana, non pas tant parce que celle-ci se comportait comme une târâtura, mais parce que, protégée par le boyard, son puissant amant, elle se tirait de la misère, devenait presque « une dame ». C’est cela plutôt, qui faisait du mal aux commères du village :

— Mais, — disaient-elles, pour se consoler, — cela ne lui portera pas bonheur, car Tanasse ne l’aime guère ! Tanasse aime Toudoritza.

C’était vrai. Un soir, dans la taverne de père Stoïan, j’avais entendu Tanasse chanter une chanson, alors à la mode, et qu’on eût dit faite pour lui :

Viens que je t’embrasse sur les cils,
Toudoritza néné !
Et sur les yeux, et sur les sourcils,
Toudoritza néné !

— Gare à toi, Tanasse, que Stana ne t’entende ! — lui criait le père Stoïan.

— Elle n’a qu’à entendre ! — répondait-il, l’air narquois et feignant l’indifférence, quoique au fond navré de cette affaire.

— C’est un beau ménage que vous ferez là ! — railla un paysan.

— Et puis après ?… — s’écria Tanasse, la moutarde lui montant au nez.

— Rien… — fit l’autre, baissant le ton. — Je voulais seulement te dire que tu seras malheureux…

— Ça va, ça va, douce âme !…

On craignait Tanasse dans le village et même plus loin. Il buvait peu, se fâchait vite et cognait dur lorsqu’on en venait aux mains. Cependant, il paraissait doux, à en juger d’après ses yeux rêveurs, sa bouche souriante, ses mouvements lents.

Un autre jour, j’eus le plaisir de causer avec lui. C’était pendant le battage du maïs. Père Toma possédait une batteuse à main, machine chère, que tout villageois ne pouvait se payer. Aussi la prêtait-il volontiers, car il souffrait de voir, « au temps des machines, les paysans mettre les épis dans un sac et frapper dessus avec des gourdins, puis décortiquer à la main, comme au temps de Jésus-Christ », disait-il. Et, sortie de chez lui, la batteuse allait d’une chaumière à l’autre, — on eût dit d’elle-même, — et faisait le tour du village, comme une annonciatrice de temps meilleurs. Afin de la préserver de mauvais traitements, c’est encore père Toma qui envoyait chaque jour un apprenti « pour voir comment ça marchait » et pour recommander aux paysans de « ne pas trop la bourrer », « ni permettre aux enfants de tourner à vide et surtout d’y introduire des clous ». Pour découvrir où elle se trouvait, on se guidait d’après le bruit qu’elle faisait en battant, car, d’autres machines semblables, seuls le maire et le pope en avaient, mais ils ne les prêtaient jamais, bien entendu.

C’est ainsi qu’un matin, ce fut moi que père Toma envoya pour voir où se trouvait la batteuse et comment elle se portait. Je la découvris chez Tanasse, battant vaillamment et épouvantant les poules. Une sœur de Tanasse l’alimentait raisonnablement, deux frères tournaient la roue, à tour de rôle, et un troisième, pas plus haut qu’une botte, faisait un grand vacarme pour qu’on lui permît à lui aussi de tourner. Deux frères et deux sœurs encore, assis autour d’une albia pleine d’épis, s’amusaient à décortiquer à la main. Une sœur travaillait, avec la mère ; et le dernier né se faisait dorloter par le père, qui souffrait de rhumatisme chronique, ce qui ne l’empêchait pas de faire des enfants anu’si gavanu[3]. (Trois autres garçons travaillaient à Giurgiu !)

L’aîné de cette famille était le pauvre Tanasse. Il trimait comme quatre, au moment de mon arrivée, plein de poussière et suant à grosses gouttes.

— Vous êtes nombreux… — lui dis-je (pour dire quelque chose.)

— Oui… à table ! Trois jours, un sac de malaï ! On va moins vite pour trouver le malaï.

Puis :

— C’est toi qui es parti, avec Yonel, après les chardons ?

— C’est moi… Dans le Baragan on crève de faim.

— Partout c’est le Baragan ! Partout on crève de faim !

Comme je m’en allais, il me conduisit jusqu’à la porte :

— Dis au père Toma que demain je lui renvoie la machine, nettoyée, graissée, en règle. Personne n’en a plus besoin.

Et il ajouta, tout bas :

— Dis aussi à Toudoritza que je ne l’oublie pas !

Je fis la commission à l’un et à l’autre, puis nous plongeâmes tous au fond de la misère, qui est la vie du campagnard roumain. Un automne impitoyable s’abattit sur nos épaules, alors que personne n’avait encore pu rentrer une seule moyette de ciocani[4]. Les rafales de pluie mêlée de grêle changèrent le monde en un bourbier glacial. Les ruisseaux devinrent des fleuves. Champs et villages furent submergés. Plus de routes, mais un infini marécage, aussi loin que l’œil pouvait porter.

Heureux, alors, ceux qui avaient de quoi se chauffer et qui pouvaient se tenir derrière les carreaux battus par le vent, l’eau et la boue ! Dans Trois-Hameaux, il n’y avait, hormis les bébés et les infirmes, qu’une douzaine de ces heureux-là. Tous les autres étaient dehors, fussent-ils des enfants ou des vieillards. Et leur vie n’avait plus rien d’humain, dans cette lutte pour une poignée de farine et pour une brindille à jeter au feu.

Sous un ciel si terreux qu’on eût dit la fin du monde, on voyait les chars avancer comme des tortues, sur des champs, sur des routes, sur une terre que Dieu maudissait de toute sa haine. Chars informes, bêtes rabougries, hommes méconnaissables, fourrage boueux, et nulle part de la pitié ni dans le ciel ni sur la terre. Et nous avions besoin de pitié divine autant que de pitié humaine, car les chars s’embourbaient ou se renversaient, car les bêtes tombaient à genoux et demandaient grâce, car les hommes battaient les bêtes et se battaient entre eux, car les ciocani pourrissaient dans les mares et il fallait en transporter les gerbes à dos d’homme, à dos de femme, à dos d’enfant, — et ces hommes, ces femmes, ces enfants n’étaient plus que des tas de hardes imbibées de boue, de grosses mottes de terre pantelant sous l’action de cœurs inutiles.

C’étaient les paysans roumains à l’automne de 1906.

Chez les peuples, seule la misère engendre l’ivrognerie.

Le Roumain n’est pas ivrogne, mais il boit dès qu’il est malheureux. Il boit surtout lorsqu’il sent « le couteau lui pénétrer jusqu’à l’os », le couteau de la misère. Alors il est méconnaissable. Naturellement bon et résigné, il devient une brute que le crime même ne fait pas reculer.

Il n’y eut aucun crime, à Trois-Hameaux, cet automne-là, mais les paysans burent tout ce qu’ils avaient et ce qu’ils n’avaient pas. Je n’avais jamais vu un village presque entier se ruer désespérément sur l’alcool. D’habitude, chez nous, on ne boit que le dimanche. On se mit à boire, tous les jours, dès que que la terrible rentrée des ciocani fut terminée.

Cette rentrée, personne ne pouvait plus l’oublier. Avec raison. La moitié de la commune était tombée malade. Beaucoup moururent, les enfants surtout. Nombre de paysans avaient vu leurs bêtes crever en route. Et, après tous ces désastres, on s’aperçut à la fin que les ciocani moisissaient, pourrissaient. La famine ravageait déjà les étables de ceux qui ne comptaient que sur les ciocani. C’est alors que l’affolement s’empara des esprits.

Vers le début de novembre, une députation de paysans alla prier le maire de les conduire chez le boyard :

— Qu’il nous prête un peu de fourrage ! Il en a, puisqu’il en vend toutes les semaines, par wagons !

Le maire, créature du boyard, les rudoya :

— Qu’il vous prête ! qu’il vous prête ! Dès que ça ne marche pas, hop chez le boyard : « Qu’il nous prête ! » Comme si le boyard était Dieu ! — Débrouillez-vous, vous aussi, un peu ! Diable ! — Et je ne veux plus vous entendre parler de ce que le boyard fait avec son avoir ! S’il vend du fourrage, c’est son affaire !

Les cojans s’en allèrent seuls « à la cour », mais le boyard, député du département, venait de partir pour Bucarest la nuit même. Son administrateur les reçut encore plus mal que le maire : il les injuria grossièrement et les fit chasser par les argats[5]. Ils surent à quoi s’en tenir, de ce côté. Du côté de Dieu aussi. Il ne leur restait que l’alcool, le grand consolateur autorisé par Dieu et par la loi. L’alcool seul pouvait satisfaire tout le monde. Sauf les femmes.

Les femmes payaient pour tout le monde : pour le mari, pour Dieu, pour la loi, pour le boyard, pour le manque de fourrage, et même pour le mauvais temps. Chaque soir, sur les oulitza[6] ténébreuses et défoncées, on pouvait voir une épouse, une mère, une sœur, poussant vers la chaumière un paysan qui s’écroulait tous les dix pas. La femme le suivait, dans la boue, et elle recevait quelques bons coups. D’autres bons coups l’attendaient à la maison. Les lendemains matin il y avait toujours le repentir, car l’homme, au fond, n’était pas une brute. Il aidait alors au ménage, s’occupait du bétail, charriait l’eau et passait une bonne partie de la journée à trier les ciocani, brûlant les uns, desséchant les autres autour de la soba. Les foyers, d’habitude propres, devenaient ainsi des écuries : boue et moisissure jusque sur la table.

— Est-ce que l’enfer pourrait être pire, Seigneur ! — se lamentaient les femmes.

Accroupi près du feu et cousant une opinca, l’homme répondait :

— Il faudrait brûler un jour tous les konaks et même Bucarest…

Mais cela, il ne pouvait pas le faire seul, ni le jour même. Il pouvait tout au plus reprendre le chemin de l’auberge. C’est ce qu’il faisait, vers le soir, quand l’ennui, le pressentiment de l’avenir sombre et quelques voisins, aussi malheureux que lui, survenaient et lui rappelaient l’heure de la douce consolation.

Chez père Toma, — ou chez « les carrossiers », comme on disait, — il n’y avait pas beaucoup plus de bien-être. La famine ne les menaçait pas, il est vrai, mais le manque d’argent pour le paiement des dettes était le même, surtout en cette année de sécheresse, où peu de villageois avaient été disposés à commander de nouvelles voitures. Les réparations d’automne, abondantes autrefois, allèrent de pair. Aussi, on se tournait un peu les pouces, en bricolant autour du bétail, en bavardant et en faisant des floricele[7].

Père Toma et ses deux gendres, quoique sobres, allaient quand même « tuer le temps » au cabaret du père Stoïan, qui était contigu à la forge. Les femmes restaient chez elles, toujours occupées à quelque chose. Et nous, les apprentis, nous étions partout, mêlant un rien de travail à beaucoup de flânerie. Le plus souvent je me plaisais à être seul, car « un étranger est toujours un étranger », dans une commune comme dans une famille. Lorsqu’on se fâchait, on m’appelait « lièvre de neuf frontières ». On répétait aussi, à qui la demandait et à qui ne la demandait pas, « l’histoire avec les chardons » :

— Ce sont les chardons qui nous l’ont amené pechkesh[8] !

Ce n’était pas dit méchamment, mais cela me faisait mal quand même. J’étais un garçon qu’on avait « ramassé sur le chemin », par pitié. Ce n’est pas plaisant de se l’entendre dire, lorsqu’on a quinze ans et pas mal d’amertume déjà avalée. Cela se tasse dans le cœur, qui se gonfle parfois et vous fait pleurer, en songeant à la petite chaumière de Laténi, à la mère, morte, et au père, perdu dans le monde.

Brèche-Dent, naturellement, était chez lui, si bien qu’il m’oublia, s’éloigna de moi, petit à petit. En revanche, je gagnai le cœur de Toudoritza, parce qu’elle aussi était seule dans son malheur. Je devins le confident de ses plus chaudes larmes. Et elle en versait. C’est que Tanasse, contrairement à un reste d’espoir qu’elle nourrissait, venait de se marier avec Stana.

Noce « honteuse », disait le village, en dépit de la présence de « Monsieur l’Administrateur », témoin, malgré lui, des nouveaux mariés. À cette noce on avait pu compter sur les doigts les paysans sympathiques au boyard, les « fruntasii satului », les seuls qui ne manquaient de rien. Ils étaient une douzaine. Au moment où la noce sortait de l’église, quelques voix dans la foule rappelèrent à Stana ses relations coupables « avec le bourreau du village », et un gamin joua du tambour sur un pot fêlé.

Je m’y trouvais, ce dimanche-là, pour voir Tanasse à côté d’une femme qu’on appelait târâtura. Il était à plaindre, le pauvre, effondré, n’osant regarder personne en face. Il fut bien plus à plaindre le lendemain, le lundi matin. Nous étions, Costaké et moi, dans la forge, où nous mettions un peu d’ordre parmi les outils, quand nous le vîmes, dans ses habits de noce, se diriger droit vers l’auberge, à côté. Il passa sous nos yeux sans un mot, tête basse. Et cependant il nous aimait, Costaké était son meilleur ami.

— Il ne nous a pas vus, — dit Costaké. — Il doit être très malheureux… Allons le voir.

L’auberge était vide. Dans l’arrière-boutique, père Stoïan et Tanasse, tous deux debout, se versaient des petits verres, sans parler. Je me retirai dans un coin, un chat dans les bras, pour ne pas les gêner, mais longtemps ils ne se dirent rien. Tanasse était rouge à faire peur. Puis je le vis enlever de sa boutonnière la bétéala[9] et la petite branche de citronnier, et les glisser doucement sous la table :

— C’est fait, — dit-il, alors, d’une voix rauque en posant son regard sur Costaké. — Maintenant, la târâtura est ma femme…

— Dieu l’a voulu ! — fit père Stoïan.

— Le chien l’a voulu ! — s’écria Tanasse, — mais que je sois chien comme lui si je ne lui joue un mauvais tour, un de ces jours prochains !

— Tu te découvriras des compagnons, — dit Costaké, — tout un département. Il y a bien d’autres Tanasse auxquels il a fait épouser d’autres Stana.

De pareilles colères éclataient souvent dans la boutique de père Stoïan, car l’aubergiste avait lui aussi des griefs contre le propriétaire et tenait pour les paysans. Mais il y eut un jour une colère qui retentit au delà des murs de l’auberge.

C’était un dimanche, vers la fin novembre. Depuis quelques jours, un gel sec sévissait tel un torrent de feu, transformant la boue en silex. Pas un flocon de neige qui défendît les ensemencements de l’affreuse brûlure. C’est ce dont s’entretenaient pleins d’angoisse, les paysans rassemblés bien avant midi devant l’auberge. Comme c’était dimanche, celle-ci n’ouvrait qu’après la messe. On avait fait une loi comme cela, pour que les paysans fussent obligés d’aller à l’église, au moins le dimanche matin, faute de cabaret ouvert. Mais les hommes n’y allaient quand même pas, laissant la messe à quelques « vieilles sourdes ». Ils venaient s’appuyer le dos contre les volets fermés de père Stoïan, en attendant la fermeture de l’église et l’ouverture du bistrot.

Par un soleil qui faisait étinceler le givre des acacias, jeunes et vieux, comiquement endimanchés d’un foulard écarlate, bavardaient avec des mines assombries, formant une masse compacte, quand le pope passa, furieux :

— Vous êtes des vauriens ! — leur lança-t-il. — C’est étonnant que Dieu ne nous envoie pas ses foudres !

— Il nous les envoie, parbleu ! mais il y a des heureux qui sont munis d’un paratonnerre ! — riposta promptement une voix.

Alors seulement nous nous aperçûmes qu’il y avait parmi nous un inconnu, un citadin, un jeune homme à chapeau. C’est lui qui avait répondu au pope et fait éclater de rire tout le monde.

— Oui, — reprit-il, — à vous autres les paysans et à nous les ouvriers des villes, le Dieu de ce pope envoie chaque jour ses foudres : ce sont les famines, parmi les hommes et parmi les bêtes, les gels, comme celui-ci, qui anéantissent les champs, les ouragans, comme ceux du mois dernier, qui tuent hommes et bêtes tout le long des routes, la sécheresse, comme celle qui a détruit la récolte de cette année. En voilà des « foudres » ! Mais il faudrait se demander pourquoi votre propriétaire n’a été touché par aucun de ces malheurs ? Pourquoi ses greniers sont pleins et son bétail intact ? Pourquoi « les foudres divines » ne le réduisent pas, lui aussi, à la misère ?… ni le pope ! ni le maire ! ni quelques autres ! Il y aurait donc lieu de croire à la protection céleste ou au paratonnerre.

L’inconnu promena un regard intelligent et interrogateur sur l’assemblée. Les villageois l’approuvèrent à grands cris, puis il voulurent savoir qui il était.

— Je suis de Bucarest, — dit-il, — travaillant avec les mains, comme vous, mais j’ai appris à connaître mes ennemis, qui ne sont ni Dieu, ni ses foudres. Ce sont les propriétaires des villages et des villes, qui nous réduisent à la misère, même si les années sont abondantes. Pour nous, elles ne le sont jamais.

Il sortit un paquet de brochures et les distribua :

— Ici, — ajouta-t-il, — vous lirez des choses que tout citoyen doit savoir : c’est la Constitution du pays, ou « la mère de toutes nos lois. » Il est écrit que vous avez le droit de vous réunir, d’écrire et de parler, et aussi qu’on ne peut pas tenir quelqu’un arrêté plus de vingt-quatre heures, ni violer son domicile, sans un mandat du juge d’instruction. Ce sont vos droits, qu’il faut connaître et faire respecter. Puis, il faut conquérir d’autres droits, le suffrage universel d’abord. Cinquante paysans ayant, aux élections, le droit à une voix que le pope a tout seul, c’est une ignoble moquerie. Enfin, vous devez exiger le retour des terres dont on vous a dépouillés…

— Juste, juste ! — s’écrièrent les cojans. — Nous voulons nos terres !

— Qui est celui-là, qui distribue des terres ? — cria alors une voix aigre.

C’était le gendarme.

— Je ne distribue que la Constitution, monsieur ! — répondit le citadin, courageusement. — Les terres, les paysans doivent les prendre}

— Nous allons voir qui va prendre quelque chose tout à l’heure ! — dit le gendarme en l’emmenant.

Avec le premier flocon de neige qui vint se coller sur la vitre, vint aussi le calme de Toudoritza. Nous étions ensemble pour nous apercevoir de l’un et l’autre, un après-midi qu’elle brodait près de la fenêtre et que je lui démêlais un tas multicolore de fils de laine.

— La neige ! la neige ! — s’écria-t-elle, battant des mains comme un enfant ; — il nous fallait un Saint Nicolas paré de sa barbe blanche !

Et, reprenant son ouvrage, elle chantonna timidement :

Qui t’a faite si fine, et élancée ?
Toudoritza néné !

Depuis que j’étais dans la maison, c’était la première fois que je l’entendais chanter. S’en rendant compte elle-même :

— Mon Dieu… Tout s’oublie dans la vie ! — soupira-t-elle. — As-tu vu ça, Mataké ? Je croyais mourir… et me voilà chantant !

— C’est bien, — dis-je. — Et puis, tu dois être contente de savoir que tu es, comme le dit la chanson, « fine et élancée ».

Elle me regarda :

— Il ne faut pas t’amouracher de moi, Mataké ! — fit-elle, enjouée, un peu railleuse.

— Et pourquoi pas ? — m’écriai-je.

— Oui c’est vrai : pourquoi pas ? — Seulement parce que tu n’as que quinze ans. Mais un jour tu feras un beau gars. Alors tu seras beaucoup aimé par les Toudoritza.

— Je voudrais que ce soit toi…

— Moi, chéri, ce jour-là, je serai épouse et mère et tout sera fini pour moi ! Des mioches, toujours sales, et une belle-mère, toujours acariâtre, me crieront après. Un mari, qui ne m’aimera plus, dira que je suis une souillon et me battra peut-être.

— Pourquoi alors t’empresses-tu de te marier à vingt ans ?

— C’est notre sort, Mataké… On va vers le mariage comme on va vers la mort : tout en aimant.

— Il ne faut donc pas envier le sort de Stana : elle sera battue bientôt, car Tanasse ne l’aime pas.

Toudoritza songea un instant, le regard vague :

— Ce n’est pas la même chose, mon chéri… Stana est une coureuse, qui se moque de Tanasse comme du boyard, comme du mariage et comme de l’amour même. Elle n’aime que sa vie libre et ensorceler les hommes. Elle ne s’embarrassera pas de ses enfants et ne se laissera pas battre. Quant à envier son sort, non… J’aime mieux le mien.

Toudoritza ragaillardie, la maison fut bouleversée dès le lendemain. Il fallait procéder à l’un des deux grands nettoyages de l’année, celui de Noël après celui de Pâques. Et tout le monde de se réjouir quand l’affligée de la veille cria, les mains sur les hanches :

— Allons, les amis ! Père Noël approche : de la chaux ! de la glaise ! du crottin de cheval ! Et un peu plus vite que ça !

— Bravo, Toudoritza, bravo !

On l’écrasa sous les baisers. On la porta en triomphe. On se battit avec de la neige poudreuse. Patroutz cria :

— Un tisson et un sarbon, parle touzours, garçon !

Nous vidâmes deux pièces, en entassant les meubles dans une troisième. Au milieu de la tinda[10], trois brouettes de glaise jaune « comme le safran » et une brouette de crottin de cheval furent versées, puis de l’eau chaude par-dessus, et me voilà « piétinant » le lut à enduire le sol des chambres que Toudoritza badigeonnait en chantant à tue-tête, Elle s’était affublée des vieux vêtements de sa mère ; complètement enfouie, chevelure et visage, sous une grande basma qui ne laissait voir que ses beaux yeux, et armée d’une brosse à long manche, elle couvrait murs et plafond de cette couche de chaux bleuâtre qui fait la joie et la santé du paysan roumain et que seuls les villages balkaniques connaissent. Le badigeonnage fini, ce fut le tour du sol. Le temps de fumer une pipe, il se vit aussi lisse qu’une table, sous les mains adroites de Toudoritza qui le nivelait en avançant à reculons.

Une semaine durant, nous vécûmes une vie de rescapés, couchant un soir ici, le lendemain là, comme ça se trouvait, et mangeant sur le pouce, dans une atmosphère de salle de bain turc dont la vapeur, sentant la chaux et la boue, vous piquait le nez.

Enfin, sol, murs et plafonds remis à neuf d’un bout à l’autre de la maison, les meubles regagnèrent leur place habituelle ; des tapis de fête furent étendus par terre, des couvre-lits et d’énormes essuie-mains, tout de fil et de borangic tissus, sortirent des caisses, en avalanche, et allèrent tendrement parer qui un lit, qui une fenêtre, qui une glace ou un tableau ; après quoi, Toudoritza nous défendit « à tous » de mettre les pieds dans les « chambres des grands jours ».

Le même ordre se fit un peu partout, dans le village, là où la maison avait une fatamare[11]. Les autres aussi mirent toute leur bonne volonté à honorer le père Noël, chacun selon ses moyens. Et quelle tristesse pour ceux, — « pauvres collés à la terre » — qui n’eurent que leurs soupirs pour fêter la naissance du Seigneur !

Mais, que ce fût sur un joyeux bien-être ou sur de navrantes tristesses, la même neige tomba sans arrêt pendant des jours et des nuits, indifférente au bien, indifférente au mal. Balayée, au début, refoulée avec la pelle, puis rangée en de longs « troïans[12] », elle continua avec patience son paisible ensevelissement, étouffant dans la même tombe cris de joie et cris de douleur. On ne vit plus d’hommes conduire le bétail à l’abreuvoir, plus de femmes causer par-dessus une palissade. Plus d’enfants et de chiens non plus, car la neige dépassait la hauteur d’un homme. Tout bruit s’était endormi. Toute tache noire avait disparu, des champs comme du village, dévorée par le déluge de blancheur. Même les toits fumants et les branches des arbres se distinguaient à peine dans cet océan de silence blanc. Seul, le konak, avec sa masse brune, ses lumières graves et son bonheur bâti sur des misères, se voyait de jour et de nuit, tout en haut sur la colline, bravant un ciel d’enterrement et une terre mourante.

Ce fut par un tel temps qu’arriva « la nuit de Saint-André », celle où la jeune fille paysanne interroge son destin sur la nature de l’époux qu’il lui réserve. Le procédé est risqué, parfois macabre. Peu avant minuit, elle doit se tenir, — complètement nue et la chevelure défaite, — devant une glace éclairée par deux bougies. Alors, regardant « droit au fond de la glace », elle voit passer celui qui lui est destiné : jeune ou vieux, beau ou laid, citadin ou laboureur. S’il est mort, il passe sous sa forme de squelette, le cercueil au dos, et alors la jeune fille tombe évanouie. Si le Destin se refuse à le lui montrer clairement dans la glace, elle doit — vêtue seulement d’une chemise, — sortir dans la cour et compter, en leur tournant le dos, neufs piquets de la clôture. Le neuvième, elle le marque d’un signe et va le lendemain l’examiner, car son futur mari sera pareil à ce piquet : vert ou vermoulu, lisse ou rugueux, bien droit ou tout tordu.

Par prudence, Toudoritza n’interrogea pas la glace, mais elle alla brasser la neige, avec les pieds et avec les mains, grelottant une éternité pour arriver à découvrir son neuvième pieu. À part elle, personne n’a su comment il était, ce pieu. J’ai su, moi, en revanche, combien était belle cette Toudoritza aux cheveux défaits sur sa chemise blanche, se glissant dans la nuit comme un fantôme, pendant que je la regardais de ma fenêtre en écoutant la neige qui tombait avec son murmure de ouate.

Il y eut un long hiver. D’abord, la Noël fut triste. Devant tant d’âtres froids, bien maigre fut la réjouissance de ceux qui eurent un pourceau à égorger. Et quoique, par la charité d’un voisin, un quartier de viande se trouvât quand même, ce jour-là, sur la table du déshérité, la Noël n’en fut pas moins lamentable.

À partir du Nouvel An, la famine fit rage. Plus de deux cents familles virent leur dernière ration de malaï épuisée. Certains vendirent leur bête de somme, — un bœuf, un cheval, — ou la vache à lait. D’autres, espérant trouver du secours, furent obligés, à la fin, de tuer la bête qui ne pouvait plus se tenir debout. Mais la plus grande partie du bétail creva de faim, après avoir rongé la dernière tige de maïs, la crèche et les poutres de l’étable. Chaque jour, on voyait des traîneaux transporter hors du village une charogne que des meutes de chiens dévoraient immédiatement.

Puis, une longue mendicité commença. Les enfants allaient de maison en maison demander « un tamis de malaï ». Rien d’autre. — Malaï, malaï ! gémissaient-ils, chancelants, hideux. On donna, on partagea, encore et encore. Mais il n’y avait pas beaucoup de maisons qui pouvaient donner. Ceux qui vivaient dans l’aisance ou dans la richesse, — le maire, le pope, quelques paysans ghiabours et surtout le boyard, — verrouillèrent vite leurs portes devant les affamés, se cloîtrèrent chez eux, impitoyables.

Le boyard, comme la plupart du temps, n’était pas au konak. Il vivait à Bucarest. Mais un événement l’attira, juste pendant la désolation. Cet événement fut l’apparition dans nos parages de meutes de loups qui flairèrent la présence des charognes dont la campagne était couverte. Chasseur passionné, il vint pour organiser une battue. Les paysans se ruèrent aussitôt sur lui, l’implorèrent, s’arrachèrent les cheveux et obtinrent enfin quelques sacs de malaï et quelques moyettes de ciocani.

Je l’aperçus alors, un instant, — gaillard dans la cinquantaine, grisonnant, tête de noceur, fier à crever, fort comme un taureau et bien planté sur ses jambes.

— Allez ! allez ! — fit-il, bourru, aux paysans qui le suppliaient. — Vous êtes toujours prêts à crier misère. Il n’y a pas que pour vous que l’année a été mauvaise !

Le lendemain, dès l’aube, une trentaine de villageois, armés de leurs fusils, cernèrent le petit bois qui avoisine le konak. Ces hommes avaient été désignés par le boyard même. Et cependant, sans savoir comment, — après quelques loups abattus dès la première heure, — une décharge « malencontreuse » broya l’épaule gauche du maître du département.

— Quelqu’un l’a pris pour un… loup ! — disaient les cojans.

Oui, mais qui avait été le chasseur de ce loup ?

On chercha. Des innocents furent inutilement torturés. Lorsqu’il fut question de les inculper, Tanasse parut :

— C’est moi qui ai tiré…

— Pourvu qu’il crève ! — disait Costaké. — Ce serait un chardon de moins sur notre Baragan !

Il ne creva pas, et le Baragan de Vlachka continua à avoir son gros chardon. Ce fut plutôt Trois-Hameaux qui perdit son brave et malheureux Tanasse. Il fut ligoté et traîné devant le boyard, qui, déjà convalescent, se contenta de dire à ses argats :

— Tuez-le !

Ils le jetèrent dans la cour du konak et lui piétinèrent la poitrine jusqu’à ce qu’il expirât, sous les yeux du gendarme.

Quelques jours après ce forfait resté impuni, vint chez nous M. Cristea, l’instituteur de la commune, un homme plein de bonté, fort honnête, travailleur infatigable. Il avait passé ses vacances d’été à Bucarest, chez un parent, et il nous raconta ce qu’il avait vu dans la Capitale :

— Bucarest est une grande foire de luxe, — dit-il. — Nos boyards saignent la nation pour fêter « quarante ans d’abondance et de règne glorieux de Charles Ier de Hohenzollern, 1866-1906 ». Les mots « abondance », « prospérité », « gloire », couvrent tous les murs. On a badigeonné toutes les façades, on a pavoisé. Le soir, c’est une féérie. Le Filaret, qui était un terrain vague puant, est devenu une cité éblouissante. C’est là leur fameuse Exposition, tout entière d’édifices blancs, surgis comme dans les contes. On y expose de tout, et surtout des « maisons paysannes », un « village roumain » que nous ne connaissons pas ; des familles de cojans grassouillets et vêtus de costumes du pays qui doivent être, tous, des maires, du bétail incroyablement beau qui n’est pas celui que nos chiens viennent de dévorer. — Des millions jetés par la fenêtre ! — Pendant ce temps, le pays agonise. Nous dépérissons à vue d’œil. On nous assassine. Hier on tuait Tanasse, par ordre. L’autre jour, j’ai vu conduire à l’hôpital, dans une charrette, le malheureux qui avait osé distribuer au paysans la Constitution, « brochure subversive », disait le gendarme assommeur. — Où allons-nous ? Qu’allons-nous devenir ?

Première semaine de cet inoubliable mois de mars 1907… l’année qui suivit l’Exposition, ainsi qu’on l’appelle encore aujourd’hui.

Dès la mi-février, une chaleur égale et de plus en plus bienfaisante remplit le ciel, fondit les neiges, rendit aux ruisseaux leur murmure, aux oiseaux leur pépiement, aux arbres leurs bourgeons et à la terre son beau visage noir. Aux hommes, elle n’apporta rien. Car, les bienfaits du soleil tombant sur une terre nue, sur des arbres nus, sur l’eau des rivières et sur des villages affamés, au sortir de l’hiver, ne pouvaient remplir le ventre creux des hommes et celui des bêtes qui leur restaient.

On voyait des paysans, la démarche déséquilibrée, les gestes insensés, la parole miaulante, les yeux fureteurs, — s’en aller en groupe vers les champs. Ils regardaient la belle terre noire, longuement, longuement, comme des hallucinés, et rentraient, ivres d’impuissance : ils n’avaient plus de bêtes de somme, plus de forces, point de semences et même cette terre ne leur appartenait pas. Leur état d’âme n’était ni le découragement ni la révolte, mais une espèce de délire qui les saoulait. J’ai vu des hommes parler tout seuls, trépigner comme des enfants, se gratter la tête, croiser les bras, se frotter les mains à les rompre.

Soudain, une nouvelle tomba dans le village, comme l’éclair d’une explosion. En Moldavie, les paysans avait brûlé le konak du grand fermier juif Ficher ! C’est M. Cristea qui nous lut cette nouvelle dans un journal. Et ce journal concluait : Cela apprendra aux juifs à exploiter les paysans jusqu’au sang. À bas les Juifs !

Les cojans qui écoutaient se regardèrent les uns les autres :

— Quels Juifs ? Dans notre département il n’y en a pas ! Et même ailleurs, ils n’ont pas le droit d’être propriétaires ruraux. Or, les fautifs, ce sont les propriétaires, non les fermiers.

À ces paroles toutes les faces se tournèrent du côté du konak.

Costaké dit :

— Ça va barder… Le Baragan commence à faire flamber ses chardons !

Nous étions devant l’auberge de Stoïan. Des villageois, loqueteux, hâves, courbaturés, venaient l’un après l’autre, fébriles, et questionnaient en balbutiant. Alors nous nous aperçûmes que cette nouvelle n’était pas le seul événement de ce jour-là, et qu’avec elle, un second gendarme nous tombait sur le nez. Ils étaient présents, naturellement, ces deux « piliers de l’oppression », bien nourris, bien vêtus, bien armés, peu loquaces, graves, surtout, comme les oreilles de leurs maîtres. Et tout de suite, l’ancien de dire à Costaké :

— Tu ferais mieux de garder ta langue au chaud, l’ami !

Puis, à l’instituteur :

— Vous, monsieur Cristea, lisez à l’avenir les journaux chez vous !

Et aux paysans :

— Que faites-vous ici ? Allez-vous-en à vos foyers ! Les rassemblements sont défendus…

— Pourquoi ? — demanda un homme ; — est-ce qu’on a décrété l’état de siège ?

Le gendarme fonça sur l’audacieux :

— Ah, tu connais déjà la Constitution ? Viens un peu que je t’apprenne un article que tu ignores !

Ce fut un cortège tumultueux qui suivit l’homme arrêté jusqu’à la mairie, où le paysan passa quand même la nuit à apprendre « l’article » en question. Mais cet « article » plaida avec une langue de feu, dans le grand procès qui commença sur-le-champ.

Le lendemain, très tôt, nous nous réveillâmes en entendant les hurlements du paysan battu, qui, dès qu’on le lâcha, se mit à courir par tout le village en criant :

— Au secours, hommes bons, au secours !… ils m’ont tué !

Tout le monde accourut sur la place de l’auberge, où l’homme, s’était écroulé, la tête noire, méconnaissable. Toudoritza lui prodigua des soins. L’aubergiste lui fit avaler un bon verre d’eau-de-vie. On cherchait du regard les gendarmes. Ils tardèrent plus d’une heure à arriver. Pendant ce temps, le battu se remit un peu et raconta l’affreuse nuit qu’il avait passée à la gendarmerie. Les paysans écoutaient, blêmes. Des femmes pleuraient. Et voilà que les gendarmes, s’approchèrent en se dandinant et en ricanant, fusil au dos, revolver à la cuisse.

— Assassins !… Bourreaux !…

Un silence complet. Les apostrophés, stoppant au milieu de la foule, essayèrent de découvrir à qui appartenait la voix de femme qui avait proféré ces mots. Ils n’y réussirent pas.

— Qui est la patchaoura qui insulte ainsi l’autorité ? — cria l’ancien gendarme.

Une bousculade, et une femme se planta devant eux :

— Moi !…

C’était Stana. Les mains sur les hanches. Rouge comme le feu. Le regard d’une folle. La poitrine haletante. Et un ventre énorme qui s’avançait, pointu, levant bien haut le devant de sa jupe.

— C’est toi, p… ? — fit le gendarme, marchant vers elle, furieux.

— Oui, oui ! Moi. Assassins ! Bourreaux ! C’est moi qui vous dis cela, moi, la p… de votre maître.

Et avec un ahrr ptiou ! un gros crachat partit de sa bouche, droit dans les yeux du gendarme.

Au même instant, avec un sus à ces canailles ! le paysan battu sauta sur le dos du nouveau gendarme et le jeta à terre, — ce qui fit se retourner son collègue, promptement, en portant la main au revolver, — mais on ne put rien distinguer, après, car ce ne fut qu’une mêlée sourde, au milieu de laquelle six coups de feu retentirent, et les deux gendarmes restèrent ensanglantés, sur la place, qui se vida en un clin d’œil.

Pendant quelques minutes, on ne vit plus que des enfants, immobilisés par l’épouvante, le regard hébété, la bouche ouverte, puis les cojans réapparurent, surgissant de partout en même temps, chacun armé de son fusil de chasse, ou, à défaut, d’une hache, d’une faux, d’une fourche. On cria :

— Au konak ! à la mairie !

Ils dévalèrent en masse vers la mairie, qui était sur le chemin du konak.

Costaké et Toudoritza décrochèrent chacun un fusil, des quatre qui se trouvaient dans la maison.

— N’y allez pas, au nom du Seigneur, ne vous mêlez pas à cette folie ! — leur crièrent les autres.

Mais ils étaient déjà loin. Nous les suivîmes, Brèche-Dent, Élie le rouquin et moi.

Le soleil dardait comme en avril, soulevant des vapeurs.

Nous rattrapâmes la foule devant la mairie, où elle hurlait :

— Le maire !… le maire !…

Le maire surgit, mais par la porte du jardin, à cheval et à demi-nu. Il parti comme une flèche, prenant une direction contraire à celle du konak. Quelques autres paysans riches le devançaient, toujours à cheval. Voyant cela, deux insurgés qui étaient munis des carabines des gendarmes morts tirèrent sur les fuyards, sans les atteindre, après quoi les rebelles saccagèrent la mairie et commencèrent à monter vers le konak, en courant. Comme ils passaient devant l’église, le pope, le crucifix à la main, voulut leur barrer la route, en ouvrant les bras et en criant, les yeux hors de la tête :

— Arrêtez, maudits, arrêtez, au nom du Seigneur ! L’enfer sera votre part !

— Va-t-en à tous les diables, avec ton enfer et ton ciel !

Il fut renversé.

Une femme, au bord du chemin, les bras en l’air, criait :

— Dieu ! Seigneur ! viens-nous en aide ! quelle malédiction !

Le konak était entouré d’une muraille. Porte verrouillée. Le boyard, on le savait parti, depuis longtemps, avec sa famille. Rien ne bougeait dans la cour. Seuls les chiens, nombreux et gros comme des loups, couraient à l’intérieur des murs, en aboyant furieusement.

La foule se massa devant la porte, vociférant :

— Terre ! Semences ! Bétail !

L’administrateur parut au balcon, l’air calme, mais pâle, et dit, la voix tremblante, au milieu du silence général :

— Je ne peux faire que ce que je fais chaque printemps…

Des cris assourdissants lui coupèrent la parole :

— Non ! Non ! nous en avons assez ! nous voulons nos terres !

L’homme du boyard étendit la main et se fit écouter :

— Comment voulez-vous que je partage des terres qui ne sont pas à moi ? Il n’y a que le boyard qui peut faire cela, ne parlez pas comme des enfants, que diable !

Nous comprîmes qu’il ne savait rien de ce qui venait de se passer dans le village, mais juste en ce moment-là, nous fûmes tous surpris de voir de longues colonnes de fumée s’élever au-dessus de la mairie et de la maison du maire, qui étaient voisines.

— Nom de Dieu, vous brûlez la mairie ! — hurla l’administrateur, se prenant la tête entre les mains.

— La terre ! Rendez-nous nos terres ! — lui répondit-on.

— Laissez-moi aller dans une commune proche, télégraphier au boyard et lui demander la permission de vous partager les terres !

— Il a raison ! — cria un paysan. — La terre n’est pas à lui ! Qu’il aille donc dire au boyard de lui permettre le partage !

— Juste ! juste ! — firent les révoltés. — Qu’il aille vite !

Le messager enfourcha immédiatement un cheval et sortit, se frayant un chemin dans la cohue qui bloquait le passage. Le grand portail en bois massif se referma sur lui et sur le nez de la foule. Et aussitôt Costaké se frappa le front :

— Nous sommes des imbéciles ! — s’écria-t-il. — Le bougre nous a trompés : il télégraphiera, oui… à Giurgiu, pour appeler un secours armé !

Les paysans frémirent de colère, en entendant cela. Tous les regards se portèrent sur le cavalier qui galopait au loin.

— D’ailleurs, — ajouta Costaké, — le maire et ses compères le précèdent. Ce soir, les soldats seront là.

— Prenons alors ce qui se trouve à notre portée, — cria quelqu’un, — du malaï, du blé, de la farine, du fourrage !

— Oui, prenons au moins cela ! — crièrent les cojans.

Ce fut le signal de l’assaut du konak.

On n’y alla pas par quatre chemins. Il y avait dans la foule quelques femmes porteuses de bouteilles de pétrole. On aspergea le portail. Les flammes l’enveloppèrent. Dans l’attente silencieuse qui suivit, des clameurs retentirent à l’intérieur du konak, un mouvement se produisit, puis huit argats, fusil à la main, surgirent sur la galerie, au-dessus de nos têtes, deux salves crépitèrent et par deux fois une grêle de balles sema la mort et le désespoir parmi nous. Élie le rouquin fut tué à côté de moi. Costaké et Toudoritza s’en tirèrent avec quelques blessures aux doigts. Yonel et moi, nous ne fûmes pas touchés. Dans la masse, on compta cinq morts et beaucoup de blessés.

Alors la rage ne connut plus de limite. Le konak envahi, chacun fit à sa tête, et d’abord on régla leur compte aux argats qui avaient tiré. Tous les huit furent massacrés. Pour les découvrir, on brisa les portes fermées, on fouilla de la cave aux combles. Deux d’entre eux, qui s’étaient échappés dans la campagne, furent rejoints et percés à coups de fourches. Mais, dans cette lutte désespérée, encore trois des nôtres laissèrent leur vie.

On ne fit rien aux autres domestiques. On les laissa fuir, suivis, peu après, par la femme et les deux fillettes de l’administrateur. Celles-ci partirent en voiture, mêlant leurs larmes à celles des paysannes qui pleuraient leurs morts.

Puis, la ferme fut mise à sac et dévastée. Pendant que dans la cour on chargeait des vivres, dans les appartements on se livrait à une destruction systématique. Le bureau du maître, plusieurs hommes le démolissaient à coup de hache. Costaké était de la partie. Toudoritza et quelques autres femmes accomplissaient la même besogne dans les chambres de madame la « boyaresse ». Je m’y trouvais juste au moment où elles se ruaient sur le salon. Ici, étonnement : Stana, seule, horrible à voir, frappait à grands coups de hache et à deux mains dans un piano qui n’était déjà plus qu’un tas de ferraille et de bois en miettes. Nous l’entourâmes, un peu effrayées de son acharnement. Toudoritza lui dit :

— Une fois j’ai voulu te voir morte ! Maintenant je veux t’embrasser.

Et elle voulut l’embrasser, mais l’autre, sourde, continua à frapper des coups inutiles. Après chaque ahan, ses lèvres balbutiaient quelque chose d’incompréhensible et les cheveux, lui couvraient le visage. Elle transpirait fort.

Je pris peur et m’en allai voir ce qui se passait dans les autres parties du bâtiment. Je tombai sur un groupe de gamins et fillettes qui, Brèche-Dent en tête, dévalisaient une grande chambre pleine de jouets, — tous les jouets de la terre ! Ils en avaient plein les bras : oursons, chevaux, poupées avec leurs meubles, locomotives avec rails et wagons, boîtes avec des soldats de plomb, voiturettes, barques à voile et un tas d’autres choses. Pendant que je parlais avec eux, Stana passa en trombe, tout échevelée et ballottant son gros ventre, une vraie harpie. Quelqu’un cria :

— Méfiez-vous ! Elle est folle !

Nous nous réfugiâmes sur la galerie-balcon, d’où nous vîmes les beaux attelages du boyard prendre le chemin du village. Une dizaine de chars. Des bœufs blancs comme le lait et avec de vastes cornes. On avait chargé de tout : sacs pleins de malaï, de farine, de grains, du fourrage, du foin et de l’avoine, du porc salé, des jambons, des saucisses, des volailles ; un char était chargé de vin en bouteilles, avec un baril d’eau-de-vie. On avait pris même du bois à brûler. Assises sur le char de tête et cahotant les unes contre les autres, des femmes pleuraient sur les cadavres de leurs hommes.

Nous étions à regarder ce départ-là, quand une détonation ébranla tout le konak, brisant des vitres. Un gros nuage, noir comme le goudron, remplit la cour, puis les flammes enveloppèrent les dépendances où se trouvait le dépôt de benzine. Nous décampâmes à toutes jambes, oubliant jouets et tout. En traversant la cour, j’aperçus Toudoritza qui, — le dos appuyé contre la muraille, aveuglée, étourdie, — criait sans arrêt aux paysans pris de panique :

— Libérez les chevaux et les vaches !… Ouvrez le poulailler !

Il était midi quand nous arrivâmes dans le village, où les pleurs, les cris, le va-et-vient, donnaient une idée de ce qu’avait dû être l’affolement de nos villageois au temps des béjénari fuyant les Turcs. Au spectacle du konak, — immense embrasement qui vous faisait dresser les cheveux d’horreur, — les paysannes couraient en se frappant la tête. :

— Ils nous tueront ! Ils nous massacreront, tous, comme des chiens !

M. Critea pensait la même chose :

— Oui, nous serons massacrés… Surtout qu’il ne s’agit plus des « fermes de Juifs », mais de dix départements en révolte, à l’heure actuelle. Comme il n’y a qu’un konak juif sur cent qui flambent, l’armée s’est mise en route. Ce sont les nouvelles d’aujourd’hui, mes amis, et elles donnent à réfléchir : les boyards seront impitoyables !

Ils le furent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un crépuscule jaunâtre, lumineux, descendait doucement sur le konak en ruines, encore fumant, et sombre comme la vengeance qui était en l’air. On voyait les silhouettes noires du bétail échappé à l’incendie et errant sur la crête de la colline.

Dans le village, on mangeait, on buvait, on parlait, tous en tas, au milieu de la place, parmi les bœufs dételés et les chars, qui n’étaient pas encore déchargés. Le pope et les familles des paysans aisés avaient fui, emportant le nécessaire dans leurs voitures. Cela donnait aussi à réfléchir. Mais — les succulentes victuailles aidant — les pleurs se turent et on parla plutôt du partage des terres. Dans l’obscurité j’entendis un cojan crier :

— Les champs de mon grand-père s’étendaient du côté de Giurgiu !

— Aha ! tu vises les meilleures terres ! — lui répondit-on.

De temps à autre, une lamentation venait de loin. Une épouse ou une mère pleurait en veillant son mort :

— A-o-leo ! Gheor-ghé ! Gheor-ghé ! com-me ils t’ont tu-é !…

Quelqu’un dit :

— On n’a plus revu Stana…

— C’est sûrement elle qui a mis le feu à la benzine. Pauvre femme !

Soudain une fusée gicla dans la nuit, un coup de canon retentit sur la colline et un obus tomba sur les chars.

Ainsi commença le bombardement de Trois-Hameaux, prouvant aux paysans qu’il n’est pas permis à tout le monde de se gaver.

Lorsque notre voiture, après mille peines, déboucha enfin sur la grand’route, l’aube fulgurante et un vol de corbeaux nous saluaient à l’horizon. Alors Costaké se mit à conduire comme un fou, n’arrêtant pas une minute de frapper les chevaux.

Cette sortie du village, en pleine nuit, sous la canonnade, je l’appellerai toujours « une sortie de l’enfer ». Un moment, nous désespérâmes de réussir. Les obus tombaient partout. Les chaumières en flammes dispersaient à tous les vents leur toit de paille brûlante. On ne faisait plus attention aux cadavres qu’on heurtait à chaque pas, mais aux survivants qui s’accrochaient à nous et nous empêchaient de fuir.

Toudoritza et la femme de Costaké, Patroutz dans les bras, furent tués, tous trois, par le même obus. Les autres, ceux de la maison, disparurent avec ceux qui fuyaient à travers jardins et champs. Resté avec Yonel et moi, Costaké attela, alors, après avoir fourré dans un sac quelques provisions et le peu d’argent qui restait.

— Nous tenterons le coup, mes braves, — fit-il, tristement. — Si ça réussit nous irons à Hagiéni… Mais ce sera dur, car maintenant ce sont les chardons qui courent après nous. Et ils sont en flammes ! — C’est égal… Nous l’avons voulu…

Au moment où il allait embrasser les trois morts qui gisaient dans la tinda, notre maison commença à brûler, à son tour.

— Voilà votre tombe ! — dit-il à ses morts.

Puis, durant le reste de la nuit, nous ne fîmes que cahoter par les chemins les plus impossibles et guerroyer contre les fuyards qui se jetaient en grappes dans la voiture, l’alourdissant.

Au bout d’une lieue de belle route, les chevaux stoppèrent d’eux-mêmes, épuisés, écumants. Il faisait jour. Une grande colline nous masquait Trois-Hameaux et son enfer ; le bombardement avait cessé. Costaké lâcha les rênes, frotta les chevaux avec un bouchon de paille et s’écroula au fond de la voiture, le visage dans le foin.

Tout autour de nous, la campagne infinie, fraîchement labourée. Les bergeronnettes sautillaient d’un sillon à l’autre, hochant la queue, tandis que, du haut de l’azur, une alouette nous envoyait ses trilles.

Nous nous regardions, Brèche-Dent et moi, sans oser prononcer un mot. Ce n’était plus de la terreur, ce que nous sentions, mais un grand besoin de dormir. Jamais nous n’aurions cru que la misère des cojans et la cruauté des boyards déclencheraient de telles horreurs. Nous en avions les yeux pleins. Nos narines conservaient encore l’odeur du sang et de la poudre. Notre tête bourdonnait de tous les cris de désespoir entendus.

Cette histoire de chardons !

Maintenant, nous la croyions finie. Hélas, il n’en était rien !

Un bruit de galop nous réveilla brusquement. Costaké, debout dans la voiture, les rênes à la main, écouta un instant, pour se rendre compte d’où venait le bruit :

— C’est la cavalerie ! — murmura-t-il. — Ils sont derrière la colline !

— Hi ! les rouans ! Voici les « chardons » qui « se tiennent chardon à nos trousses[13] ! »

Ce furent les dernières paroles du bon Costaké.

Trois cavaliers surgirent au tournant de la côte que nous venions de descendre. Invisibles pour eux, nous les regardions du fond de la voiture, où nous restions blottis, atterrés, le souffle coupé, alors que notre pauvre ami, ne se doutant peut-être pas que son dos leur offrait une cible, frappait, frappait. Ils ne firent qu’un bond, pour nous rattraper, et nous les vîmes stopper à cinquante pas, épauler leurs carabines et tirer. Dans la course assourdissante du véhicule, je sentis le corps de Costaké tomber par-dessus bord. Et ce fut tout, car je m’évanouis, pendant que nos chevaux, emballés, continuaient leur galop.

J’ai dû rester un bon moment sans connaissance. Revenant à moi, un fort mal de tête me fit gémir. Yonel conduisait au pas, toujours en rase campagne, mais un village était déjà en vue. Mon compagnon pleurait :

— Tu sais qu’ils ont tué Costaké ? — me demanda-t-il.

— Je sais qu’il est tombé de la voiture…

— Il est mort ! J’ai été le voir.

— Et les soldats ?

— Que le diable les emporte ! Ils ont disparu aussitôt. Alors j’ai arrêté. — Et maintenant, où allons-nous ?

Je ne répondis pas, et nous continuâmes la route, muets, jusqu’à un croisement, où un vieux paysan, qui venait à pied du village, nous demanda d’où nous étions. Nous lui racontâmes le massacre de Trois-Hameaux. Il s’épouvanta et nous épouvanta :

— Malheur à vous ! Chez nous aussi il y a eu, hier, soulèvement : n’y allez pas, vous serez arrêtés ! On arrête presque tous ceux qu’on ne tue pas !

— Avez-vous été bombardés ?

— Non, pas de canons, mais on fusille, en tas, des malheureux que les ghiabours désignent comme « instigateurs ». Et, — horrible chose ! — on leur fait creuser d’abord leur propre tombe ! — C’est la fin du monde, mes enfants… Ils font de nous ce qui leur plaît, comme sur le Baragan…

— On n’a jamais tué tant de monde sur le Baragan, — dis-je. — Nous sommes de là-bas, et nous voudrions y retourner.

— Vous voulez aller vers Yalomitsa ? Prenez alors ce petit chemin, à votre gauche, jusqu’à la grande route qui mène, du côté droit, au pont de l’Argesh, puis descendez avec la rivière jusqu’à Radovanu. Et que Dieu soit avec vous !

Par des chemins pleins de patrouilles, nous arrivâmes le soir à Rodavanu, morts de fatigue et de peur. Le pays était tranquille, ou on l’avait déjà tranquillisé. En tout cas, nous fûmes heureux de pouvoir aller tout droit à une auberge, de mettre les chevaux à l’écurie et de nous enfermer pendant toute une semaine, sans délier nos langues.

Mais si nous n’avions pas envie de parler, nous ne pûmes pas nous empêcher d’entendre. Et, du matin au soir, on ne parlait que d’horreurs : d’un bout à l’autre du pays, il n’y avait que fusillades sans jugement, toujours sur une simple dénonciation. Il ne s’agissait plus de misère, de famine et d’oppression, mais seulement de « juifs » et « d’instigateurs ». C’étaient eux qui avaient soulevé le pays. Pour éviter aux soldats de tirer sur leurs propres parents, on les envoyait très loin de leur pays d’origine, et ils tiraient sur les parents des camarades envoyés ailleurs. Ceux qui se refusaient à tirer sur qui que ce soit « dans son pays », on les passait par les armes, ou on les jetait dans les bagnes. Il n’y avait plus de place dans les prisons pour y mettre du monde. Et des prisonniers passaient chaque jour.

Le lendemain de notre arrivée, un gendarme vint à l’auberge escortant un jeune homme qui paraissait être un étudiant. Il ne pouvait plus se tenir debout, tant on l’avait battu. Les paysans s’empressèrent de lui faire servir à boire, car il criait de soif. Le gendarme leur lança :

— Faut pas avoir pitié ! C’est un « dangereux instigateur ! » Et un jidane !

Tout battu qu’il fût, le jeune homme se leva :

— Oui, je suis juif ! — cria-t-il. — Mais « instigateur », non ! C’est votre esclavage, paysans, qui est l’instigateur ! Souvenez-vous des paroles prophétiques du grand Cosbuc, qui n’est pas « jidane », ni « instigateur », — dans son poème Nous voulons de la terre :

Que Dieu, le Saint, ne nous pousse pas
à vouloir du sang, et non de la terre :
Seriez-vous des Christs, que vous ne nous échapperiez
pas même dans la tombe !

À force de vivre des heures si tragiques, à un âge où d’autres enfants s’amusent encore, mon cœur chavirait. Je ne pouvais surtout plus entendre parler de fusillades, d’exécutions, de tortures. Cela me donnait tout de suite un mal de tête affreux. C’est ainsi que, le matin de notre départ de Radovanu, comme je me défendais d’entendre les paysans répéter les mêmes horreurs, j’attrapai la fin d’une histoire qu’un homme racontait et qui me glaça le sang :

« … Le pauvre Marine n’était nullement fautif. Ancien pêcheur à Laténi, il travaillait de-ci de-là, tout en jouant de sa flûte. On l’arrêta, parce qu’on avait dit qu’il chantait partout une nazbâtia villageoise où il était question d’une mamaliga, pas plus grosse qu’une noix, et qu’on défendait avec une massue pour que les enfants ne l’emportent pas dans leurs griffes. C’était donc un instigateur. Et on le fusilla ! »

— Je crois qu’il s’agit de ton père ! — fit Yonel.

Je le croyais aussi, mais je ne sentais plus rien, sinon que ma poitrine se vidait lentement. Et, chancelant, j’allai me jeter, comme un chat assommé, sur le foin de la voiture. Plus tard seulement, alors que mon compagnon fouettait les chevaux, faisant voler la voiture au milieu des champs ensoleillés, je m’agrippai à lui et lui demandai :

— Où allons-nous, Yonel ?

— Dans le monde, Mataké, les chardons à nos trousses !



  1. Gens qui font la cueillette.
  2. Farine de maïs.
  3. Un chaque année.
  4. Tiges de maïs, dont les feuilles servent de fourrage et le déchet de combustible.
  5. Garçons de ferme.
  6. Sentiers.
  7. Maïs grillé « petites fleurs ».
  8. Cadeau.
  9. Sorte d’enseigne que portent les mariés.
  10. Sorte de vestibule-terrasse.
  11. Jeune fille à marier.
  12. Tas.
  13. Être « chardon », ou poursuivre, tel un chardon : expression roumaine caractérisant quelqu’un dont on ne peut se débarrasser.