Les Charbonnages de la Belgique

Les Charbonnages de la Belgique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1176-1215).
LES CHARBONNAGES


DE LA BELGIQUE





LA VIE DANS LES MINES. — FORMATION ET EXTRACTION DU CHARBON DE TERRE. — LES MINEURS BELGES.





Le charbon de terre aujourd’hui, c’est le mouvement. La prospérité matérielle des états, l’importance commerciale et industrielle des cités, le progrès économique des races, se rattachent partout au travail des houillères. Les grands centres de production locale, chez tous les modernes, sont pour ainsi dire entés sur l’exploitation de ce combustible, dont la valeur augmente chaque jour avec la disparition des forêts. En Angleterre, en France, en Belgique, les principales villes manufacturières se sont établies dans le voisinage des bassins houillers, Bristol, Birmingham, Newcastle, Sheffield, Glasgow, Saint-Étienne, Liège. Le charbon de terre est répandu sur l’écorce du globe en quantité plus ou moins abondante. Cette distribution inégale du combustible trace l’échelle comparative des forces économiques, et détermine la valeur industrielle des différens pays. La Grande-Bretagne produit à elle seule trois fois autant de houille que tout le reste de l’Europe; la Belgique vient immédiatement en seconde ligne.

La zone houillère qui tache en noir la carte géologique du royaume belge commence à Aix-la-Chapelle, traverse Liège, Charleroi, Mons, et pénètre souterrainement jusqu’aux environs de Valenciennes et de Douai. Sur cette ligne, longue de 400 kilomètres, toutes les industries métallurgiques se sont groupées : vers Charleroi, par exemple, où le bassin houiller va s’élargissant, vous êtes averti tout d’abord que vous touchez une terre industrieuse. Au silence des champs cultivés succède le bruit des roues, le hennissement des machines. Ici l’agriculture ne vient plus qu’en second ordre : partout l’activité, partout le mouvement, partout la vapeur. La terre deux fois possédée, en dessus et en dessous, jette de tous côtés ses richesses. Non content d’avoir conquis la surface du sol par la charrue, l’homme s’empare vaillamment des profondeurs ténébreuses de son domaine. Ici les entrailles de la terre sont même plus fertiles que la superficie. Ces tuyaux de brique, obélisques de l’industrie, qui s’élèvent de toutes parts, ces colonnes de fumée, girouettes mobiles qui suivent et indiquent la direction du vent, ces rugissemens de l’eau et de la flamme dans de vastes fabriques où le marteau tombe et retombe, soulevé par des bras invisibles, ces poumons de forge qui soufflent avec un bruit haletant, ces machines animées d’une force intelligente et surhumaine, ces usines où le fer se tord en serpent de feu sous le laminoir, ces verreries où la matière obéit au souffle de l’ouvrier, ces villages qui sont des villes et ces villes qui sont des manufactures, ce ciel fuligineux et comme chargé des atomes du travail, tout nous annonce que la présence de la houille avive autour d’elle les autres élémens de la richesse publique. Là aussi la circulation est plus active qu’ailleurs : des fleuves couverts de bateaux, des canaux creusés pour le transport des produits métallurgiques et du chauffage, des chemins de fer sur lesquels on entend bondir le troupeau des locomotives, et le long desquels on voit courir les noirs wagons chargés de houille, n’est-ce point plus qu’il n’en faut pour nous révéler tout d’abord l’influence exercée par l’industrie des mines sur toutes les autres industries ?

On a lieu de s’étonner du développement des charbonnages belges et du mouvement imprimé par le combustible fossile aux autres branches du commerce, quand on songe que l’art d’exploiter les mines est un art relativement nouveau. Quelques travaux à ciel ouvert ou entamés seulement à des profondeurs insignifiantes, mal conduits, ne laissaient nullement soupçonner jusqu’ici la puissance économique du charbon de terre. L’homme, aidé de ses bras et de quelques pauvres outils, était d’ailleurs impuissant à vaincre la résistance des roches, l’opposition des eaux, et les autres obstacles que rencontre l’extraction de la houille : pour descendre vaillamment dans le sein de la terre, il lui fallait le secours des machines. Quelques moteurs artificiels furent employés; mais à ces premières mécaniques il manquait une âme, la vapeur. Par la découverte de la vapeur, l’homme s’est fait un parti, si l’on ose ainsi dire, parmi les forces de la nature. Cette alliée puissante a introduit une révolution dans l’art de travailler les mines; elle a d’ailleurs appelé l’attention sur la valeur industrielle de la houille. En 1790, les mines étaient encore dans l’enfance de la production; de 1803 à 1805, les charbonnages belges se développèrent, mais faiblement; de 1830 à 1832, l’industrie houillère, comprimée par les événemens politiques, reprit en 1834 un élan auquel l’esprit de liberté ne fut point étranger; de 1839 à 1854, l’extraction annuelle s’est élevée de 3 millions à 6 ou 7 millions de tonnes. Ainsi notre siècle a vu naître le mouvement des mines, cette industrie mère des autres industries, qui donne des ailes à la navigation, une force ouvrière aux machines, et aux chemins de fer l’aliment journalier de la vitesse.

La plupart des économistes ont dit que la houille était l’âme de l’industrie : c’est donner à l’industrie une âme bien noire et bien matérielle; contentons-nous de la regarder comme l’alliée indispensable de la vapeur. Ainsi vue, elle aura encore des droits suffisans à notre attention. En Belgique, l’exploitation de la houille est arrivée dans ces derniers temps à un degré de prospérité qui ne peut guère que décroître : depuis un an, le prix du charbon a presque doublé; les mines ont été le théâtre d’une activité prodigieuse qui ne répondait même point encore à l’étendue des besoins et des demandes. Cette prospérité tient à plusieurs causes, parmi lesquelles il faut placer en premier lieu le développement de l’industrie sidérurgique : le fer et la houille sont frère et sœur, l’un ne marche pas sans l’autre. Le temps n’est plus où un roi d’Angleterre prohibait l’usage de la houille, parce que la vente de ce combustible pouvait nuire au commerce des bois, dont les environs de Londres étaient encore couverts. Aujourd’hui que les forêts voisines des grandes villes n’existent plus, si ce n’est sur les anciennes cartes, on se demande avec quoi les populations du nord se chaufferaient, si la Providence ne leur eût ménagé dans ce temps-ci la découverte des grands gîtes carbonifères. L’extraction du combustible minéral est d’ailleurs subordonnée à l’existence des voies de communication sur terre et sur eau : le développement des mines a depuis vingt ans suivi pas à pas le progrès des canaux et des chemins de fer; la houille nourrit les chaudières, et les chaudières, en portant au loin cet élément de l’industrie, agrandissent le marché de la houille. Avec une superficie houillère de 150,000 hectares seulement, la Belgique produit annuellement plus de combustible que la France avec une étendue de 300,000 hectares. Une partie de cette richesse minérale se consomme sur place; mais plus d’un tiers est livré à l’exploitation étrangère. La question des charbonnages belges est une question toute française. En 1853, il a été envoyé du Hainaut en France par le canal de Mons, par la Sambre et par le chemin de fer, 2,112,014 tonneaux de houille. Intéressante au point de vue des relations internationales et de la puissance économique des deux pays, qui parlent la même langue, l’exploitation de la houille se rattache en outre au mouvement industriel et mécanique de ce temps-ci; elle soulève plus d’un problème scientifique touchant l’origine du globe terrestre; elle crée des mœurs locales. Nous allons aborder ces différens ordres d’idées, mais en ayant soin de nous introduire avant tout sur le théâtre des faits, c’est-à-dire en prenant pour type de nos études deux ou trois des établissemens les plus considérables qui existent en Belgique.


I.

L’industrie de la houille est distribuée sur quatre provinces : le Hainaut, la province de Liège, la province de Namur, et un peu le Luxembourg. A mesure que vous vous approchez des charbonnages, les chemins deviennent noirs, les maisons deviennent noires, et les figures ressemblent aux maisons. Dans le Hainaut, entre Manage et Mons, une route que traversent de lourds chariots remplis de charbon de terre vous conduit au village et au château de Mariemont. Ce château d’un goût contestable, quoique d’une magnificence princière, s’appuie, comme la fortune de celui qui l’habite, sur une assez belle superficie de terrain houiller. Un bois qui faisait autrefois partie des biens nationaux, coupé aujourd’hui dans diverses directions par des lignes de fer, enveloppe et revêt la mine de Mariemont, qui débouche à la lumière par six puits en activité. Chacun de ces puits houillers est recouvert d’une construction de brique, dans laquelle fument, travaillent et palpitent les machines à vapeur. La descente dans l’intérieur de la fosse est précédée d’une sorte de toilette, qui consiste à retirer ses habits et à revêtir le pantalon de toile bleue, la blouse de toile bleue et le chapeau rond des mineurs. Ceci fait, votre guide vous met une lampe de fer dans la main et s’avance pourvu d’une lampe semblable vers une des entrées de la mine. Vous avez à choisir entre trois systèmes de descente : l’échelle, le tonneau et la warocquière; on appelle ainsi du nom de l’inventeur, M. Warocqué, une sorte d’escalier mobile, dont les paliers, animés d’une force obéissante, viennent vous chercher l’un après l’autre, et à chaque mouvement vous enfoncent dans le sein de la terre avec une vitesse moyenne de 36 à 42 mètres par minute. Cet ingénieux appareil est encadré dans une cage de pierre, dont le caractère rigide et un peu sombre convient à la nature des lieux vers lesquels cette entrée doit vous conduire. La mine étant divisée en trois étages, il faut environ dix minutes pour atteindre les premières galeries et vingt-deux à vingt-cinq minutes pour toucher le bas de la fosse, c’est-à-dire une profondeur de 560 mètres[1]. Il est curieux de voir sur chaque plate-forme de la machine qui s’élève et qui s’abaisse alternativement des hommes à la figure insouciante, des garçons de douze à treize ans, des petites filles revêtues de l’habit du travail, une blouse et un pantalon, s’enfoncer, la chanson et le cigare à la bouche, dans les ténèbres du puits. Ce mode de descente n’a rien de fatigant ni de périlleux; il suffit de passer d’un palier à l’autre pour répondre au mouvement de la warocquière; mais, quand on n’a jamais pénétré dans l’intérieur des mines, il est difficile de se défendre d’une sorte d’inquiétude pénible au moment où, quittant la lumière, on se sent comme dévoré par l’abîme.

A première vue, l’intérieur d’une mine de charbon a quelque chose d’infernal et de singulier; toutes les images du sixième livre de l’Enéide sont là qui flottent sous vos yeux à l’état réel : voici la roue d’Ixion, voici le rocher de Sisyphe, voici les Danaïdes sous la forme de jeunes filles qui versent non l’eau, mais le charbon dans un tonneau qu’on remplit toujours et qui se vide toujours. Des hommes couchés sur le dos, et dont la lueur sinistre des lampes accentue en la prolongeant l’ombre douloureuse, luttent, entre deux roches, contre le noir plafond qui les écrase; leurs mains arrachent des débris qui menacent de leur tomber sur la tête et de les engloutir. Toutes les figures de l’expiation antique, toutes les attitudes de la souffrance et de l’épreuve se réunissent dans ce tableau, auquel la nuit donne les couleurs du merveilleux; mais bientôt la vision s’évanouit, les réminiscences classiques s’effacent, et l’esprit se trouve sérieusement en présence de la vérité. Entre les damnés que la mythologie plaçait dans le sein de la terre et ces ouvriers mineurs, il y a la distance infinie d’un supplice à la dignité d’un service rendu. Les poètes anciens avaient trop le sens moral pour faire du travail un châtiment; ce qu’ils ont placé dans leur enfer, c’est l’activité improductive, c’est le labeur impuissant et sans but, c’est l’ironie de la force; la mythologie a voulu, en un mot, enlever à des coupables la dignité d’êtres utiles.

Quiconque n’a point visité ces travaux souterrains n’a point une idée complète de la grandeur de l’homme ni de la puissance de ses œuvres; quand on songe qu’ici tout a été conquis sur la nature et sur la nuit, que ces galeries de 500 à 1,500 mètres d’étendue ont été ouvertes pied à pied par la force de l’intelligence et des bras, que chaque excavation suppose un arrachement de matériaux portés au jour, on éprouve un joyeux sentiment d’admiration qui domine la solennelle horreur du silence et de l’obscurité. Ces profondeurs muettes où la vie ne développe aucune de ses formes, ni plantes, ni animaux; l’éternel silence des pesantes voûtes, interrompu seulement par le frémissement de la houille, qui, de moment en moment, se détache; le tonnerre lointain des brouettes de tôle sur les voies de roulage; des galeries qui vont on ne sait où et qu’entrecoupent d’autres galeries; des sources, des flaques noirâtres et huileuses sur lesquelles tombe une larme de rocher; le bruit de l’eau sur l’eau; toutes ces impressions mêlées laissent l’esprit suspendu entre la poésie des rêves et la poésie des faits. L’homme, dans les temps modernes, ne l’emporte sur les anciens ni par le sentiment du beau, ni par le goût, ni par la délicatesse des formes littéraires; mais il est un terrain sur lequel la puissance d’exécution s’est accrue, et ce terrain, c’est celui de l’industrie. Les anciens chantaient le merveilleux; nous le réalisons.

On se familiarise bien vite avec l’obscurité de ces lieux étranges, tant le travail de l’homme et la hardiesse de ses entreprises vous rappellent de tous les côtés au sentiment de la vie. Pour le mineur, la mine est un atelier tout comme un autre, seulement un peu plus sombre; tout ce dont il se plaint, c’est de la longueur des échelles. Quoique l’habitude efface les impressions moroses qui résultent pour l’étranger d’un séjour de quelques heures dans ces galeries où le jour est inconnu, nous avons pourtant observé un fait qui s’est répété plusieurs fois sous nos yeux. En général les ouvriers arrivent tumultueux et bruyans à l’embouchure de la fosse, l’écho du puits redit encore à de certaines profondeurs les derniers accens de leur voix retentissante; mais à mesure qu’ils avancent, les chants s’éteignent, le silence de la mine les gagne peu à peu, et leur visage se conforme à la gravité taciturne des travaux souterrains. Rien n’est sérieux comme la nuit; les enfans eux-mêmes, qu’on rencontre courant dans les galeries, ont l’austérité des fonctions utiles qu’ils remplissent; quelques petites filles de douze à treize ans montrent une figure intéressante, mais triste. La fosse déteint, pour ainsi dire, en noir sur le moral des ouvriers et des ouvrières qui l’exploitent.

L’architecture de la mine, s’il est permis d’appeler ainsi l’ensemble des constructions souterraines, est déterminée en général par l’allure des couches et par la nature des terrains qu’on traverse. En Angleterre, on maintient les voûtes par des piliers taillés dans la roche elle-même, et dont quelques-uns n’ont pas moins de 9 pieds de haut, sur 36 pieds carrés de large à la base. En Belgique, où les couches de houille sont moins épaisses que dans la Grande-Bretagne, où elles se présentent à une plus grande distance du sol, et où elles s’associent à des roches d’une consistance moins solide, on est obligé d’appuyer le toit des galeries sur des pièces de bois. Le chêne, le sapin, le hêtre, que l’emploi de la houille enlève au chauffage, descendent au fond des mines, dont ils protègent les travaux. Cette forêt de charpentes donne à la conformation intérieure de la mine un style primitif et grossier, mais qui ne manque point de caractère. Comme on rencontre des couches sous des couches, il a fallu creuser des galeries sous des galeries. De ces allées obscures, les unes suivent la direction, les autres l’inclinaison des couches. Ces descentes brusques, ces escaliers tortueux par lesquels la mine s’enfonce à des profondeurs considérables, s’ouvrent à travers des masses schisteuses hachées dans un sens ou dans un autre; la vie des lignes, c’est la seule qu’on rencontre dans ces solitudes muettes. Par le caractère sévère et grandiose des travaux d’art, par la nudité imposante de ces voûtes qui s’abaissent et se relèvent tour à tour, par le recueillement lugubre des ténèbres amassées dans ces galeries incultes, véritables cryptes où l’on s’avance en rampant, par l’ordre et la discipline en quelque sorte religieuse des services accomplis dans l’intérieur de la terre, la mine réveille naturellement l’idée de ces anciens temples, cavernes sacrées, dans lesquels se pratiquaient les mystères. Seulement la divinité qu’on adore ici dans le silence et le travail des mains n’est pas une idole barbouillée de sang et ennemie de l’homme : c’est au contraire le génie bienfaisant des temps modernes, la production. Tout annonce en effet dans l’intérieur de la mine la victoire économique de l’esprit sur la matière. A travers quels obstacles l’industrie s’est frayé une route! Des pelles, des marteaux, des pics, des pinces, des leviers, quand on compare ces faibles outils à la puissance des excavations et des percemens, on reste anéanti devant la somme des travaux qui ont rendu le sein de la terre accessible à l’homme. Il est vrai qu’au secours des bras et des outils l’art du mineur a appelé une force étrangère qui a centuplé les forces des ouvriers. Il faut être descendu dans les mines pour apprécier la valeur de cette locution proverbiale : inventer la poudre. La plupart des historiens qui ont parlé de cette découverte, et qui en font honneur à Roger Bacon ou au moine Schwartz, n’ont envisagé la poudre qu’au point de vue stratégique; ils en ont méconnu les services industriels. Depuis plus d’un siècle, en effet, on se servait de cette matière inflammable dans les armes de guerre, lorsqu’en 1632 l’idée vint de l’employer à la rupture et à l’abatage des roches : ce fut une révolution dans l’art des mines. De simple agent destructeur qu’elle avait été jusque-là dans les mains de l’homme, la poudre devint alors une force génératrice d’utilité. Sans elle, sans le concours de ces explosions fécondes qui représentent du travail, le mineur n’eût jamais pu conquérir ces masses de houilles, l’orgueil et la richesse des provinces qui les ont découvertes.

La guerre économique faite à la matière excite chez ceux qui en sont les témoins une sorte d’enthousiasme, et la vue des travaux souterrains donne un grand sentiment d’estime pour ces professions manuelles, trop longtemps dédaignées. L’art du mineur exige le concours de facultés éminentes : le courage, la sûreté du coup d’œil, la précision des mouvemens, une sorte de génie pratique. Quant à l’art de tuer les hommes on préférera celui de les enrichir, ces utiles travaux prendront rang dans la hiérarchie des services, et recevront les honneurs qui s’adressaient autrefois à la guerre seule. Si l’on fait consister la valeur du soldat dans le courage avec lequel il expose sa vie, l’ouvrier mineur a des droits au moins égaux à notre admiration. Cette lutte de l’homme contre les élémens donne lieu à des accidens graves et compliqués. La mine constitue un champ de bataille perpétuel : l’ennemi est là. A de certaines profondeurs, tout devient pour l’homme un danger : les éboulemens écrasent ou mutilent, la poudre tue; les machines, alliées sûres quand elles sont maniées avec art, deviennent trop souvent des ennemies intraitables qui ne pardonnent point la moindre négligence. On n’exagère rien en comparant les travaux de la mine à un siège en règle. Il y a en effet une manière d’attaquer la roche; il y a un exercice en plusieurs temps, le forage du trou, la charge ou l’introduction de la poudre, le bourrage, l’amorce du coup, la cartouche. L’ouvrier qui met le feu risque d’être victime de l’explosion, s’il n’a point calculé avec exactitude et sang-froid ses moyens de fuite; mais il semble que l’esprit devienne plus réfléchi dans l’obscurité, et que la puissance humaine grandisse au milieu des obstacles. Un héroïsme anonyme, et qui s’ignore lui-même, recommande aux yeux de l’économiste cette classe d’ouvriers qui, selon la parole d’un ministre belge, consacrent, au milieu des périls, leur existence au développement de la richesse publique.

Un des premiers obstacles que l’art du mineur a dû surmonter a été l’accumulation des eaux dans le sein de la terre. A peine êtes-vous engagé dans la bouche du puits que vous voyez une sueur abondante couler le long des parois de brique; plus vous avancez dans la mine, et plus l’humidité augmente. Touchez les murs, les voûtes, les charpentes; tout ruisselle. Cette rosée souterraine provient des pluies qui tombent à la surface du sol : les eaux s’infiltrent à travers les bancs de terrain, et descendent, descendent toujours, jusqu’à ce qu’elles rencontrent une roche plus ou moins imperméable sur laquelle elles s’arrêtent. Chemin faisant, elles tracent des sources, des ruisseaux, quelquefois même de vastes nappes (palus inainabilis unda) qui ne tarderaient point à inonder les travaux, si l’art n’intervenait et ne portait un remède au mal. Dans les commencemens, cet ennemi sourd, incessant, opposait partout un obstacle aux ouvrages et aux conquêtes de l’homme. C’était le fameux huc usque venies et non ibis amplius. Les travaux n’auraient jamais pu franchir une certaine profondeur, si l’on n’eût inventé des moyens pour assécher les mines. Ces moyens furent d’abord très simples : on se débarrassait des eaux à l’aide de manèges et de galeries d’écoulement. Enfin la puissance mécanique vint au secours de l’industrie houillère. Ce fut vers 1720 que la première machine de Newcomen (pompe à feu) fut montée aux environs de Liège. De cette époque date une activité nouvelle : l’impulsion était donnée. Aujourd’hui le système du Cornwall s’est substitué aux premières machines, qui n’existent plus guère qu’à l’état de monumens historiques. La pompe de Mariemont va chercher les eaux à 260 mètres, dans les vastes réservoirs destinés à les rassembler, et extrait 2,600 litres par minute. Il existe en Angleterre des machines d’épuisement qui représentent la force de 600 chevaux, et rien n’annonce que ce levier de l’industrie humaine doive s’arrêter là. Il en est du progrès mécanique comme de l’horizon, c’est une limite qui recule toujours. Quand on parcourt, sur une certaine échelle, les houillères en exploitation depuis longues années, il vous arrive plus d’une fois de rencontrer, à côté des nouvelles machines si hardies, si puissantes, si bien constituées, les anciennes machines. Ces dernières sont les embryons de la force et du mouvement, les dépouilles du progrès économique. A côté des fossiles de la nature, vous avez alors sous les yeux les fossiles de l’industrie.

Une autre difficulté non moins grande que l’écoulement des eaux a été l’aérification de la mine. On a d’abord eu recours aux ventilateurs qu’indiquaient le bon sens et la nature des lieux : la plupart des grandes mines arrivent à la lumière par six, huit ou dix puits, vastes tubes d’air, quelquefois même par des galeries ouvertes sur des vallées basses et encaissées. Pour activer l’effet de ces orifices et pour débarrasser les houillères des gaz impurs qui s’y accumulent, on a inventé les foyers d’aérage. Une partie du charbon qu’on extrait se brûle sur place pour assainir la mine. L’étroit passage dans lequel vous cheminez s’illumine tout à coup d’une clarté rougeâtre : vous vous trouvez en présence d’une fournaise ardente, véritable buisson de feu qu’un revêtement de brique isole des couches de houille. Ce foyer souterrain, destiné à rendre l’air plus léger en le dilatant, chasse au jour la fumée du charbon et les vapeurs impures de la mine par un vaste puits quadrangulaire, sorte de cheminée cyclopéenne qu’on prendrait volontiers pour le séjour de quelque esprit mélancolique, d’un sombre Umbriel qui vole au centre de la terre sur des ailes couvertes de suie, et auquel, selon l’expression du poète anglais, il a été interdit de ternir par sa présence la face radieuse de la lumière. Un tel mode de ventilation n’est point applicable à toutes les mines de houille; il serait d’ailleurs insuffisant pour répandre la vie sur des travaux étendus et profonds. On a donc été obligé de recourir à l’aérage mécanique. A Mariemont, il existe un ventilateur animé de deux mouvemens en sens contraire : une roue à palettes introduit, en tournant, de l’air frais dans la mine; quand cette même roue s’agite dans un sens opposé, elle tire par seconde 15 mètres cubes d’air vicié, lequel sort à 22 degrés d’échauffement. Grâce, si l’on peut s’exprimer ainsi, à ces poumons artificiels, grâce en même temps à la direction intérieure des courans atmosphériques, la main de la science a su distribuer à toutes les profondeurs cette ration d’air faute de laquelle les hommes meurent, les lampes s’éteignent. Plus on examine en détail les moyens par lesquels l’homme s’est rendu supérieur à la nature, et plus on reste confondu devant la puissance des appareils qui forment pour ainsi dire les organes de la mine. C’est par ces machines en effet qu’elle fonctionne, qu’elle respire, qu’elle vit, car, aux yeux des ouvriers, la mine constitue un être : elle a un nom, elle jouit d’une personnalité matérielle.

Les travaux accomplis dans les mines de charbon de terre peuvent se diviser en trois temps : l’extraction de la houille, le transport intérieur et le transport au jour.

Les procédés d’extraction sont calqués sur le gisement et sur l’épaisseur des veines. En Belgique, les couches de houille sont plus remarquables par leur nombre, par la continuité et la régularité de leur allure que par leur richesse. A Mariemont, la plus forte veine n’a que 1 mètre 26 centimètres de surface, tandis qu’il existe en Angleterre et en Amérique des veines de 10, de 20 et même de 30 mètres. Ces bancs de houille sont encaissés dans des masses de schiste, de grès et autres roches dont le ciseau du mineur doit les détacher. Il faut avoir pénétré jusqu’aux chantiers de travail souterrain pour se rendre compte des fatigues et des peines que coûte à l’homme la conquête du charbon. Là, sous une atmosphère chaude et lourde, à la clarté des lampes, des ouvriers prennent les diverses postures qu’exige l’attaque de la veine; les uns pliés sur les genoux, les autres courbés sous les entablemens, véritables cariatides de l’industrie, les autres enfin couchés sur le dos, armés d’un pic et la face exposée à l’ennemi, poussent, chassent, percent, creusent les bancs de houille insérés dans la roche. De ces poitrines humaines sort, à temps égaux, le râle athlétique de la force vivante aux prises avec l’inertie de la matière. A mesure qu’on avance, on boise les vides que l’extraction vient d’ouvrir. La faiblesse des couches, la difficulté de les atteindre à de grandes profondeurs, l’énorme quantité d’étais qu’exige le soutien des voûtes, tout cela explique comment le prix de la houille est plus élevé en Belgique qu’en Angleterre[2]. — Le charbon que le mineur vient d’arracher à la veine est conduit à bras ou par la force de gravité dans les galeries de roulage : là il circule dans de petits wagons de tôle qui posent sur des voies ferrées. Il ne faut pas oublier que c’est l’exploitation de la houille qui a créé les chemins de fer. Les premiers rails ont été inventés pour le service des mines : c’étaient plutôt, il est vrai, des chemins de bois que des chemins de fer; mais l’enfance des grandes découvertes s’annonce de loin et souvent par de bien faibles commencemens. — Le transport intérieur de la houille s’accomplit à l’aide de deux espèces de moteurs, la force humaine et la force animale. La force humaine est représentée par des enfans de douze à treize ans, filles et garçons, qui poussent et dirigent sur les rails les trains de charbon de terre. A Mariemont, on exclut les femmes des travaux intérieurs de la mine : elles sont au contraire employées à Charleroi dans la proportion de 180 sur 1,000 ouvriers. Il y a, disons-le tout de suite, quelque chose de pénible pour le moraliste à voir ces pauvres créatures confondues avec les hommes dans l’obscurité, revêtues comme eux d’habits de travail qui leur donnent un air tristement grotesque, et attelées ni plus ni moins que des bêtes de somme à de noirs fardeaux qu’elles traînent silencieusement.

La force animale consiste dans le service des chevaux et des ânes. On emploie volontiers à titre de traineurs ou de rouleurs des chevaux de petite taille, des poneys d’Ecosse, récemment introduits en Belgique. Ces animaux se portent bien et ne semblent point souffrir de la privation de la lumière : on admire la beauté de leur poil toujours lisse; plusieurs d’entre eux, entrés maigres dans la mine, sont aujourd’hui gras et florissans. L’intelligence de ces animaux est remarquable : quelques-uns deviennent aveugles, mais ils n’en continuent pas moins leur service, sans qu’on soit obligé de les guider avec la main; tout ce qu’ils perdent, ou peu s’en faut, à cette cécité, c’est de ne plus voir la nuit. Une fois descendus dans la fosse, ils n’en remontent que pour cause de vieillesse ou dans les cas de maladies fort graves ; souvent ils meurent là. Nous avons visité leurs écuries, dont quelques-unes sont assez spacieuses, et revêtues, non sans un certain luxe, d’un boisage ou d’un muraillement. Malgré tous ces avantages, on est porté à s’attendrir sur le sort de ces animaux pour lesquels le soleil n’existe plus, ni la plaine verte, ni les sources cachées sous l’herbe, ni le libre espace où un souffle de vent jouait dans leurs crinières.

Le transport au jour s’exécute au moyen d’une machine à vapeur qui fait le travail de 110 chevaux : c’est la matière qui remue la matière, c’est le charbon qui extrait le charbon. Vus de l’intérieur de la mine, les puits d’extraction ont un aspect colossal et imposant : debout sur la vaste margelle, un ouvrier lié par le milieu du corps saisit au-dessus du gouffre qui s’enfonce toujours et attire à lui une immense tonne nommée cuffat, dans laquelle viennent se vider incessamment les petits chariots manœuvrée par les enfans. Ces cuffats au ventre énorme, emportés alors par une vitesse relativement grande, vont se décharger à la surface du sol, où ils se renversent d’eux-mêmes et où ils vomissent la houille, qui est reçue dans des brouettes par des hommes, des femmes, des enfans. La mine de Mariemont produit chaque jour, par ses six puits, 13,000 hectolitres de charbon de terre.

Avec les moyens dont disposent aujourd’hui la science et les arts mécaniques, on a atteint des profondeurs qui semblaient jusqu’ici inaccessibles à l’homme. Les puits de Mariemont (et ce ne sont pas les plus profonds de la Belgique) descendent à 1,908 pieds au-dessous de la surface de la terre. Ce n’est point encore la limite probable des travaux : il est question de pénétrer maintenant à 700 mètres; on ira toujours ainsi jusqu’à ce que l’on rencontre le calcaire qui forme la base du terrain houiller. En Angleterre, quelques mines s’étendent par plusieurs galeries sous la mer; les ouvriers entendent, au-dessus de leur tête, le roulement des galets; le lit de l’Océan est assez profond dans ces endroits-là pour que de lourds vaisseaux chargés passent et repassent entre deux tempêtes. Malgré la hardiesse de ces effrayans travaux, l’homme est obligé de s’avouer qu’il n’a fait encore qu’égratigner l’épiderme de sa planète. La nature rit de la faible portée de nos percemens, elle qui tient les mystères de l’intérieur du globe scellés à des distances inconnues sous l’impénétrable granit. On a calculé que, du côté de Liège, le fond du bassin houiller seulement devait être à 1,300 mètres du niveau de la terre; il reste donc encore à creuser. Pour peu que les travaux continuent à s’enfoncer de quelques milliers de pieds, il deviendra bientôt trop long de descendre et de remonter deux fois par jour 13 à 1,400 ouvriers; on trouvera plus simple de les laisser dans ces lieux bas. Quelques mineurs envisagent déjà cette perspective sans crainte et presque sans étonnement. On ferait, disent-ils, des logemens pour les ouvriers, comme on construit dès maintenant des chambres souterraines destinées à l’installation des machines, des chaudières et des animaux. Dans l’état actuel des choses, les produits de la combustion traversent un puits et quelquefois une galerie, : il ne serait donc point impossible d’établir des cuisines au fond des houillères. L’imagination des ouvriers belges y place surtout des estaminets où l’on irait boire son verre de faro le soir; «de cette manière-là, ajoutait un contre-maître auquel ce rêve souriait presque, on ne remonterait au jour qu’une fois par semaine, le dimanche matin, pour aller à la messe. »

Il y avait cinq heures et demie que nous étions dans la mine, quand mon guide m’avertit en me présentant sa montre : au fond de ces lieux où le soleil ne marque pas, j’avais oublié le temps. Il s’agissait maintenant de retrouver notre route : il est difficile de ne point se représenter seul, perdu, dans ce labyrinthe obscur où s’entremêlent à diverses profondeurs trois ou quatre cents galeries, où s’ouvrent des puits intérieurs, où se précipitent des escaliers et des échelles. Mon cicérone, lui, s’amusait de cette idée, tant la mine, était pour lui un être de connaissance; il s’y dirigeait, me disait-il, sans lampe, et à l’aide de ces yeux imperturbables que donne, au milieu d’un épais brouillard, la mémoire des lieux souvent pratiqués. L’utilité du chapeau de cuir, dont on m’avait affublé le crâne, se faisait sentir sous ces voûtes passes, transversalement coupées par des pièces de bois contre lesquelles la tête se heurte presque à chaque pas. Cette excursion à des courbé est fatigante pour celui qui n’en a point l’habitude. Nous remontâmes. Peu à peu nous vîmes une clarté blanchâtre filtrer à travers les ténèbres du puits : nous approchions de la surface. Il en est de la lumière comme de la patrie et de la liberté : pour savoir ce qu’elles valent, il faut les retrouver après les avoir perdues. Oh ! comme en sortant de ces lieux souterrains et taciturnes, on comprend bien ce vers par lequel Dante termine son poème de l’Enfer :

E quindi uscimmo a riveder le stelle !

Ce n’était point un ciel semé d’étoiles que nous retrouvâmes, c’était un beau et bon soleil de janvier, qui avait l’éclat d’un soleil de printemps, et qui avait mis à se dégager de son brouillard matinal le temps employé par nous à chercher la nuit.

Les travaux de la mine se poursuivent au jour : des hommes, des enfans, des femmes s’occupent autour des puits d’extraction à trier, à ranger, à parer le charbon de terre. On distingue dans le commerce trois qualités de houille : les grasses, les demi-grasses et les maigres. Ces caractères, fondés sur la nature du combustible minéral, correspondent à divers usages industriels. On évalue à 1,300 le nombre des ouvriers qui travaillent dans l’intérieur de la mine de Mariemont, et à 4 ou 500 celui des ouvriers qui travaillent au jour; c’est donc environ 17 ou 1,800 personnes que cette seule exploitation fait vivre. Si, dans l’obscurité de la mine, nous avions rencontré des visages tristes et silencieux, nous retrouvâmes à la lumière des femmes dont la figure est assez fraîche, quoique charbonnée. Le moment était venu de refaire notre toilette. On ne revient pas de ces excursions souterraines sans rapporter sur soi la couleur des lieux visités : nos mains étaient noires, nos visages étaient noirs. Nous quittâmes, mon guide et moi, nos habits de charbonnier; mais, ce qu’on dépouille plus difficilement, c’est l’impression laissée dans l’esprit par la grandeur taciturne de ces travaux, qui donnent à l’homme le sentiment de ses forces et de sa valeur morale.

Les houillères ne seraient rien encore sans un système de relations convenablement organisé : elles touchent presque toutes à des chemins de fer, à des rivières, à des canaux, et elles se mettent en rapport avec ces grandes artères du mouvement à distance par de petites voies ferrées qui leur appartiennent. Quand on examine sur les lieux le vaste matériel qu’exige l’exploitation d’une houillère, le personnel administratif qui s’y rattache, le nombre d’ouvriers employés dans ces travaux, on comprend tout de suite qu’il n’y a guère de fortune personnelle, si immense qu’elle soit, capable de faire face par elle-même aux avances de capitaux sans lesquelles ces grands foyers de production demeureraient stériles. En Belgique, les charbonnages sont très souvent possédés et exploités par des sociétés anonymes. Un conseil d’administration, composé de cinq membres et d’un directeur-gérant, préside au mouvement général des recettes et des dépenses, à la fixation du prix des travaux, à l’installation des machines : c’est le cerveau de l’exploitation houillère. L’insuffisance des ressources particulières se fait surtout sentir au début de l’entreprise : les travaux préparatoires ont plus d’une fois déjoué et dépassé tous les calculs des ingénieurs; des fortunes considérables s’y sont englouties. Dans la Grande-Bretagne, la houillère de Monkwearmouth, une des plus riches du monde, a manqué de ruiner plusieurs fois ses actionnaires : les difficultés succédaient aux difficultés; les terrains de revêtement, à travers lesquels passaient les puits, s’enfonçaient, s’enfonçaient toujours. On était descendu à 603 pieds dans ce qu’on croyait être enfin le terrain houiller, et aucune veine de houille exploitable ne se montrait encore : il était évident que les mineurs se trouvaient dans un banc inconnu. Et puis les eaux abondaient sous les eaux. Il fallut recourir à de nouvelles pompes et à de nouveaux appels de fonds. Des capitalistes moins résolus que les capitalistes anglais se seraient découragés : déjà même les hommes de l’art déclaraient cette tentative absurde et désespérée. MM. Pemberton, les entrepreneurs de la mine, ne reculèrent ni devant les sacrifices d’argent, ni devant les railleries de la critique; ils creusaient toujours, et à la profondeur de 1578 pieds au-dessous de la surface de la terre, ils rencontrèrent une veine de houille d’une valeur et d’une épaisseur remarquables. Les mêmes faits se sont reproduits en Belgique : on raconte à ce sujet les histoires les plus tragiques et les plus positives. Le sort des chercheurs de houille a été rarement heureux : les Christophe Colomb de ce nouveau monde souterrain ont eu plus d’une fois à souffrir les colères de leur équipage révolté; leurs associés ne voulaient plus les suivre; les élémens semblaient se conjurer contre eux; la boussole des connaissances acquises ne marquait plus, et l’on eût dit que l’ordre de la nature était renversé. On en cite qui, ruinés, perdus, moqués, sont alors descendus pour travailler eux-mêmes au fond de la mine, se faisant ouvriers avec les ouvriers, et cherchant à leur inspirer une confiance qui s’évanouissait à chaque obstacle. Ces mêmes houillères, si longtemps rebelles, donnent aujourd’hui des millions à ceux qui les exploitent.

Nous avons choisi les mines de Mariemont pour point de départ de nos études : il convient maintenant de compléter le tableau de l’industrie houillère par quelques traits empruntés à d’autres charbonnages de la Belgique. — Le jour où nous visitâmes les gîtes carbonifères de Charleroi, il neigeait, et le paysage était noir sous la neige. La boue de Charleroi et des environs est célèbre dans le pays wallon : c’est une boue sui generis, dans laquelle ont, pour ainsi dire, déteint toutes les industries à hauts-fourneaux. Nous avions laissé à notre droite la fosse de Marchiennes, et nous étions au cœur du bassin houiller. Le plateau vers lequel nous marchions touche aux rivages de la Sambre, au chemin de fer de l’état et au canal de Charleroi, trois grandes voies de communication. Devant nous s’élevaient les fortifications de Charleroi lui-même et plusieurs grandes cheminées de brique noircies par la poussière du charbon : la vue de ces houillères, au-dessus desquelles fument lentement les cheminées des machines, s’accorde bien avec l’aspect sourcilleux d’une ville de guerre. Là rien n’est orné; nulle architecture : nous avions devant les yeux la production industrielle dans toute la nudité, dans toute la sécheresse du fait : vue ainsi, elle n’en est peut-être que plus brutalement grande. Cinquante ou soixante puits inactifs et rendus plus tristes encore par leur abandon, cinq autres puits desservis par des machines, dans lesquels un système d’économie a concentré tout le travail d’extraction, et qui tous ensemble vomissent par jour dix ou douze mille hectolitres de houille; un concours de deux mille ouvriers, dont les uns travaillent au jour et les autres dans l’intérieur de la mine; un transport journalier de charbon au rivage qui exige le service de cent chevaux et qui représente moins de la moitié du charbon extrait; des galeries souterraines qui ont deux kilomètres d’étendue : tel est en quelque sorte le côté pittoresque et théâtral de cette exploitation industrielle, qui se compose de plusieurs charbonnages réunis. Il est curieux de suivre à côté de cela le mouvement des petites industries parasites qui vivent sur les grandes branches de production et de richesse matérielle. Autour des puits d’extraction en activité, un groupe de femmes, jeunes, vieilles, en haillons, accroupies comme les sorcières de Shakspeare, fouillent avec leurs mains la terre et les scories des fourneaux, pour recueillir dans des corbeilles ou dans leur tablier bleu les miettes de la mine tombées sur le chantier de travail et dédaignées : ce sont les glaneuses de charbon.

Au couchant de Mons, tout change : la mine du Grand-Hornu nous présente encore une face nouvelle de l’industrie, une cité ouvrière, une monumentale usine, des constructions géantes, dont le style architectural rappelle l’art romain par la grandeur et la simplicité du caractère. Les mineurs disent ordinairement d’un puits d’extraction qu’il travaille bien quand il envoie au jour de 2 à 3,000 hectolitres de houille en douze heures. Le puits n° 12 au Grand-Hornu envoie à lui seul, en douze heures, 5 ou 6,000 hectolitres de houille, qui sont apportés à la lumière par un système de translation nouvellement introduit en Belgique, celui des cages. Pour quiconque a vu fonctionner cet appareil intelligent, l’ancien cuffat n’est plus qu’un procédé barbare digne tout au plus de l’enfance de l’art. Dans quelques années, le cuffat ira rejoindre le groupe des vieilles machines, ces invalides de l’industrie houillère dont le sort ressemble à celui des vieux chevaux, car elles font aujourd’hui dans les mines les services d’un ordre inférieur. Le versage du tonneau avait entre autres inconvéniens celui de briser les blocs de houille, tandis que, par le système des voitures élevées au jour dans des cages, on obtient le combustible dans l’état où il sort des mains de l’ouvrier et tel qu’il a été chargé au fond de la mine.

Il existe vraiment une Belgique souterraine. Dans la province de Liège par exemple, l’intérieur de la terre n’est guère moins habité que la surface. Environ 13,000 ouvriers descendent dans des puits qui n’ont pas moins de 2,000 à 2,200 pieds de profondeur. Le mineur liégeois a beaucoup de caractère; autrefois, pour s’éclairer dans la fosse, il collait contre son chapeau l’argile de la boule dans laquelle était fixée une chandelle. Aujourd’hui des lampes d’un système particulier ont remplacé ces lumières nues, surtout dans les mines dangereuses. Dans la province de Liège comme dans les environs de Charleroi, on rencontre en effet un nouvel ennemi dont la présence ne s’était point décelée dans les charbonnages de Mariemont : cet ennemi, le plus cruel du mineur, c’est le grisou. Dans l’origine, quand les travaux des houillères n’étaient portés qu’à de petites profondeurs, cet agent mystérieux causait peu d’accidens; mais quand les fouilles souterraines eurent pris plus de développement, quelques explosions faibles et partielles survinrent. Cette cause occulte qui frappait de mort fut d’abord un objet d’épouvante : on crut à une vengeance de la terre, qui voulait punir l’homme pour pénétrer si avant dans le secret des formations intérieures. La classe des mineurs est ignorante et crédule; la nuit est mère des fantômes, des superstitions et des rêves. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les effets du grisou aient été attribués, dans les commencemens, à la présence d’un génie surnaturel et malveillant. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la chimie, le mineur sait du moins à quoi s’en tenir sur la nature de l’ennemi contre lequel il doit lutter : le grisou est un gaz hydrogène protocarboné. Ce gaz inflammable se dégage en quantité inégale des veines de houille et des roches encaissantes. « Dans certains cas le grisou pénètre la mine, dit un ingénieur belge, comme l’eau pénètre une éponge. » Rien n’égale d’ailleurs la perfidie de ce gaz, dont l’odeur est agréable, qui forme autour des lumières un beau nimbe bleuâtre, que l’œil touche, pour ainsi dire, sous l’apparence d’un réseau de fils de la Vierge. Ses effets sont terribles. Au contact d’une bougie, l’atmosphère s’enflamme et détonne avec un bruit effroyable : les toits de la mine, les boisages, les murs sont ébranlés, brisés ; des éboulemens surviennent. Quelquefois les ouvriers exposés au jour entendent d’abord un sourd mugissement, puis ils voient apparaître une colonne de flamme livide; des fragmens de bois et de roches sont projetés à d’assez grandes distances; un nuage épais de houille en poussière sort et obscurcit tout. On dirait que l’homme se soit donné le dangereux pouvoir de faire des volcans. À ce bruit, femmes, enfans, amis, tout ce qui a du monde dans la fosse accourt et s’empresse autour de la bouche du puits où l’explosion a eu lieu : ces visages, pâles et bouleversés par l’inquiétude, se penchent avec désespoir sur cet abîme, où règne un affreux silence. Des premiers secours sont portés : un médecin et des hommes de bonne volonté descendent dans le trou pour aller reconnaître la nature de l’accident. Après une demi-heure ou trois quarts d’heure d’attente, les nouvelles arrivent : le cuffat rapporte à la lumière de moment en moment les morts et les blessés. C’est une scène affreuse et déchirante : les femmes cherchent à reconnaître, les unes leur mari, les autres leur frère ou leur fils, dans ces restes défigurés et noircis, qui n’ont plus même de forme humaine.

Différens moyens ont été employés pour combattre le grisou. On cherche aujourd’hui à entraîner hors de la mine ce gaz redoutable par un aérage rapide, et l’on oppose aux dangers de l’explosion les lampes dites de sûreté. Il faut pourtant croire que ces moyens préservateurs ne sont point infaillibles, car les catastrophes succèdent aux catastrophes. Il suffit de la moindre imprudence pour déterminer les accidens les plus graves : un palefrenier qui avait ouvert sa lampe de sûreté près d’une mare où il allait puiser l’eau nécessaire à ses chevaux, provoqua (on le croit du moins) une inflammation de gaz qui tua soixante personnes. D’autres fois c’est en allumant leur pipe que les ouvriers donnent lieu aux explosions meurtrières. Il existe en quelque sorte des coups de feu périodiques; mais, parmi les sinistres récens, le plus considérable qui soit resté dans la mémoire des mineurs, c’est celui qui éclata en 1850 à la houillère des vingt-quatre actions, et dans une veine où jusque-là on n’avait pas soupçonné la présence du grisou : soixante-seize ouvriers périrent.

Dans la province de Liège, il existe encore un autre ennemi contre lequel le mineur doit se tenir en garde : ce sont des amas d’eau et de gaz dans d’anciens travaux qui ne figurent sur aucune carte. Pour éviter ces funestes rencontres, nos pionniers souterrains se font précéder par des sondages dans les tailles où les accidens sont à craindre. Enfin un danger qui existe partout, c’est de mettre le feu à la mine. Certaines houilles, lorsqu’on les laisse en tas, s’échauffent graduellement, et finissent par s’enflammer; la grande quantité de bois qui soutient le faîte des galeries et qui donne aux mines belges l’air d’un édifice cryptique en construction, peut devenir, dans les cas d’imprudence, une cause active d’incendie. L’imagination s’effraie à l’idée d’un tel désastre. On a recours alors à différens moyens pour attaquer l’incendie : on cherche à noyer le feu dans l’azote ou dans l’acide carbonique; on bouche les orifices des puits; le plus souvent on inonde la mine en y introduisant une rivière. Il y a des exemples de mines incendiées, puis éteintes; il y en a de mines embrasées et qui brûlent toujours. Entre Namur et Charleroi, près d’un petit endroit qui porte le nom de Falizolle, vous n’avez qu’à demander où est la Terre de Feu; on vous conduira sur la crête d’une colline située au sud du village. A la fumée qui s’élève de terre, surtout vers le soir, aux émanations de gaz qui remplissent l’air, vous diriez, en approchant, une miniature du Vésuve. La neige qui tombe fond en touchant la terre; à vos pieds, à travers les soupiraux formés par les crevasses du terrain, vous apercevez des matières embrasées, puis vous rencontrez des dépôts de fleur de soufre dispersés çà et là sur un sol volcanique. Les habitans de l’endroit parlent avec une vague terreur de cette «terre qui brûle. » Il paraît que la présence du feu est due à l’incendie d’un gîte houiller, incendie latent qui persiste depuis 1823, tout en s’éloignant du point de départ; heureusement les progrès du feu sont lents. La plupart de ces embrasemens de mines remontent à des époques assez éloignées et à des événemens dont la tradition n’a pas conservé le souvenir : ils ont quelquefois donné lieu à des expériences intéressantes. En Angleterre, une ancienne couche incendiée et désignée dans les cartes de la contrée sous le nom de Burning Hill (colline brûlante) fut, il y a quelques années, le théâtre d’une spéculation tout anglaise. Les propriétaires, voyant que ce terrain faisait verdir l’herbe pendant l’hiver, eurent l’idée d’y établir une école d’agriculture d’un caractère nouveau, dans laquelle on chercherait à naturaliser les arbres des contrées équatoriales. D’abord l’entreprise eut un plein succès; les bananiers, les palmiers, les aloès, les cocotiers, les ananas semblaient avoir oublié leur soleil natal et se plaire à merveille sur cette terre chauffée par le soleil souterrain de la mine embrasée; mais peu à peu le foyer de l’incendie se déplaça, le jardin reprit sa température normale, et la flore de l’équateur, qu’on croyait s’être faite anglaise, disparut. Ces expériences si simples semblent appuyer la théorie du feu central, ou du moins elles expliquent l’action qu’aurait pu exercer à l’origine des choses ce feu intérieur sur le nivellement des climats. C’est ici un nouveau point de vue auquel nous sommes conduits naturellement. L’étude des mines de houille va nous mettre sur la voie pour déterminer l’origine et la formation du terrain houiller.


II.

Trop longtemps la science et l’industrie ont marché séparées l’une de l’autre : les rapports de la géologie et de l’économie politique ont été méconnus; ces rapports sont pourtant intimes, car c’est la nature des terrains qui détermine, en grande partie, la prospérité des états. La fertilité présente de quelques districts, le caractère stérile de quelques autres, l’élément industriel et commercial des provinces, tout cela est une conséquence des très anciens événemens qui ont plusieurs fois modifié et remanié la constitution de notre globe. Une partie de cette histoire se trouve écrite en caractères authentiques dans la contexture du terrain houiller. A ce point de vue, la mine est un livre.

Quand on parcourt ces catacombes de la nature, où les siècles dorment entassés sur les siècles, où gisent les flores et les faunes éteintes, la première idée qui se présente à l’esprit est celle des changemens survenus dans le monde physique. La matière végétale dont la houille est formée s’est minéralisée au fond de marais qui sont comblés depuis longtemps; les arbres dont les empreintes se dessinent nettes et régulières sur le toit des couches ont appartenu à des forêts qui n’existent plus. Les terres sur lesquelles ces forêts croissaient ont disparu ou ont changé de forme; cherchez les rivières et les courans qui traversaient ces terres, vous ne les trouverez plus; les mers dans lesquelles ces rivières se déchargeaient ont changé de place. Enfin les plantes dont le charbon est fait appartenaient à des espèces qui, depuis lors, se sont évanouies de nos climats. La vue de ces lieux inspire un sentiment de pitié pour la grandeur et la solidité des institutions que l’homme croit fonder à la surface de sa planète. Nos poètes modernes aiment à établir un contraste entre l’inconstance des sentimens humains et la stabilité de la nature : cette antithèse n’est point irréprochable aux yeux de la science, car la nature elle-même change, prœterit enim figura hujus mundi. La terre est un organisme qui croît; elle a, comme les êtres qui l’habitent, des parties successivement formées et engendrées les unes des autres; ce qu’elle est aujourd’hui, elle ne l’était pas hier, elle ne le sera pas demain, si par hier et par demain nous entendons des époques d’une immense durée, des évolutions de temps que nos calculs mathématiques ne sauraient atteindre ni mesurer. Ainsi tout passe, et il n’y a d’éternel dans le monde que le mouvement.

Ce qui est maintenant une couche a été un âge de la nature, — l’âge carbonifère. Le spectacle des mines de houille n’a-t-il rien à nous apprendre sur l’histoire de cette époque reculée ? On se demande d’abord s’il existait alors des animaux à la surface de la terre : la réponse à cette question doit être cherchée dans le livre où se trouve écrit en abrégé, et pour ainsi dire en caractères sténographiques, le langage même des faits. Les fossiles d’animaux sont très rares dans le terrain houiller : en Belgique, les directeurs de mines et les ingénieurs que nous avons interrogés n’en connaissent pas. Il est pourtant avéré que la vie animale avait commencé sur le globe avant la période carbonifère : on retrouve dans des terrains plus anciens que le terrain houiller des traces nombreuses de zoophytes, de crustacés et même de poissons; mais, à en croire le journal dans lequel la terre a noté ses souvenirs, il y aurait eu, durant l’époque où s’est formé le charbon, un temps de repos pour la nature animée. Soit que durant cet âge la somme des êtres vivans ait été réduite par des causes qu’il est difficile de pénétrer, soit que la composition chimique du terrain houiller n’ait point été favorable à la conservation des débris d’animaux, il nous faut constater l’indigence de la faune carbonifère. Il a été trouvé du côté de Liège des coquillages fossiles, mais en petit nombre, et seulement dans quelques houillères. Quand les forces de la nature s’évanouissent sur un point, elles se portent alors sur un autre : la période carbonifère a été l’ère du règne végétal par excellence. Chaque fois que nous sommes descendu dans les mines de houille, nous avons été frappé du grand nombre d’empreintes de feuilles et d’écorces d’arbres qui d’étage en étage décorent le toit des galeries : quelques-unes de ces moulures se laissent détacher sans effort avec la main. Comme le botaniste qui rapporte dans son herbier le souvenir de ses voyages, nous avons conservé de nos excursions souterraines une variété de plantes fossiles, sorte d’herbier pétrifié que la nature s, est chargée de préparer elle-même : de ces plantes, la forme seule est restée, la matière a disparu.

L’histoire de la flore du terrain houiller est un chapitre de l’autobiographie de la terre. De la surface du sol à l’intérieur de la mine, quelle révolution s’est opérée dans les lois du monde physique ! De toutes les plantes que vous venez de laisser encore vertes ou engourdies par le froid à la lumière du jour, pas une seule ne se retrouve dans les empreintes végétales fixées à la voûte des sombres galeries : traverser l’espace souterrain, c’est traverser le temps, et avec le temps tout change, même l’éternelle nature. Les traits de la flore carbonifère sont peu variés : des fougères arborescentes, dont les feuilles délicates s’épanouissent en fines nervures, de grossiers roseaux, des sigillaires au tronc cannelé et marqué de cicatrices, telles sont les traces d’ancienne végétation qu’on retrouve le plus communément dans les houillères. Ces vestiges de plantes se ressemblent dans toutes les mines de la Belgique; ce sont les mêmes qu’on retrouve en Amérique, depuis les couches de l’état d’Alabama jusqu’à celles du Canada, et dans toute l’Europe, depuis les contrées chaudes jusqu’au Groenland, jusqu’à ces îles aujourd’hui glacées où il fait nuit pendant trois mois de l’année. L’étendue de cette flore étonne et appelle les réflexions de l’observateur. Les plantes étant pour ainsi dire les filles de l’air, de l’eau et de la lumière, on peut, à l’aide de la géographie botanique, déterminer le climat des pays qu’on n’a jamais vus; ce qui est vrai des divisions actuelles du globe l’est au même titre des différentes époques de la nature : l’uniformité des caractères qui distinguent l’ancienne végétation nous démontre que la température devait être alors la même sur toute la terre. Les gigantesques fougères du terrain houiller nous apprennent en outre que cette température devait être humide et également chaude pendant toute l’année dans les latitudes qui, comme celle de la Belgique, sont aujourd’hui froides et variables, car une constante humidité et une chaleur fixe ont pu seules donner naissance à ces formes arborescentes, qui ont dégénéré, au moins dans nos contrées froides, avec le changement des lois météorologiques; les anciens géans du règne végétal en sont aujourd’hui les nains. Non-seulement les plantes sont en quelque sorte des thermomètres organiques, mais encore elles portent dans leur conformation la trace des circonstances extérieures au milieu desquelles leur existence s’est accomplie : c’est ainsi que la flore du terrain houiller présente les traits reconnaissables d’une flore insulaire. En présence de ces faits, consignés dans les archives de la terre, la Belgique actuelle s’efface, l’Europe s’efface, la mappemonde s’efface, et nous voyons sortir du voile obscur des houillères une ancienne constitution du globe. En ce temps-là, les pays dont nous habitons la surface étaient encore sous l’eau. Un vaste océan tacheté d’îles occupait la surface de notre monde. Les hautes montagnes qui forment aujourd’hui les principaux reliefs de l’Europe, les Alpes, les Pyrénées, les Apennins, le Jura, n’existaient point, ou du moins elles étaient pour ainsi dire étendues au fond des mers dont elles constituaient le lit. D’autres chaînes de montagnes sous-marines, dont les crêtes venaient s’épanouir à la surface des eaux en autant de petites îles, traçaient les seules inégalités qui contrariassent alors le niveau du monde primitif. De ces faits généraux, la trace est conservée dans les pages hiéroglyphiques sur lesquelles la terre a gravé son histoire. Le calcaire, qui, en Belgique, comme nous l’avons vu, sert de base au terrain houiller, qui s’étend par larges bandes dans toute l’Europe, qu’on retrouve au Canada et dans les États-Unis d’Amérique, est évidemment d’origine marine : c’est le lit d’un océan effacé, car eux aussi, les océans meurent.

Entre l’ancienne configuration de la terre et l’état présent des choses, il ne peut y avoir lieu à des termes de comparaison exacte : la flore carbonifère ne ressemble qu’à elle-même, et cette originalité de physionomie botanique est une preuve de l’originalité des causes au milieu desquelles l’antique végétation s’est développée. On retrouve néanmoins dans les îles des tropiques et dans quelques îles du Grand-Océan des forêts de fougères vivantes qui, par l’élévation des tiges et par la forme arborescente, se rapprochent des anciennes fougères éteintes, lesquelles constituent, comme nous l’avons vu, le caractère essentiel de la flore houillère. Il est naturel d’en conclure que si quelque chose dans le monde actuel ressemble à la géographie du monde primitif, c’est l’Océanie. Otaïti, les Sandwich, même la Nouvelle-Zélande, étant les endroits du momie présent sur lesquels le règne végétal s’éloigne le moins des types de l’âge carbonifère, nous sommes fondé à croire que ces îles sont en quelque sorte des continens arrêtés aux principaux traits géographiques de l’ancien état du globe. Un voyage dans les mines de houille est, à quelques égards, un voyage dans les pays actuels où la température se maintient chaude, humide et uniforme pendant toute l’année, où la flore locale est abondante et excentrique, où les animaux sont très rares, surtout les mammifères, où la terre en un mot se souvient plus qu’ailleurs des conditions de son enfance. Ce qui est maintenant un climat a été un âge de la nature. Si, des roches qui composent le terrain houiller, nous passons à la houille elle-même, les mines auront de nouveaux faits à nous révéler touchant l’histoire de notre planète. Le charbon de terre est évidemment d’origine végétale; mais le procédé naturel en vertu duquel les plantes sont passées à l’état de combustible minéral demeure obscur. Parmi les géologues, les uns ont supposé que des forêts entières avaient été ensevelies sur place; d’autres ont cru que les couches de houille avaient été formées tranquillement, à distance des grands centres de végétation, dans des bassins où les arbres étaient entraînés avec leurs feuilles et leurs racines par le cours des fleuves. Ce dernier mécanisme n’est point inconnu dans la nature actuelle : il existe en Amérique des cours d’eau qui charrient à leur surface de vastes pièces de bois, des débris de forêts; toutes ces dépouilles végétales, barrées par la glace ou par des bancs de sable, s’arrêtent, s’engloutissent, s’entassent les unes sur les autres, et forment des accumulations d’une puissance considérable. Ces amas de matière végétale s’élèvent peu à peu en petites îles sur lesquelles croissent des saules et autres arbres aquatiques, dont les racines concourent à lier la base terreuse, de plus en plus solide, d’une nouvelle forêt. La matière de ces dépôts varie selon le degré d’ancienneté : les troncs d’arbres enterrés s’altèrent graduellement, et finissent par se convertir en une substance noirâtre qui conserve encore plus ou moins la structure fibreuse du bois, mais à laquelle il ne manque qu’une infiltration de bitume pour revêtir tout à fait l’aspect du charbon de terre. Ces faits sont de nature à nous éclairer sur l’origine de la houille : quand on veut retrouver des rapports entre les lois du monde primitif et les lois du monde actuel, ce n’est point dans les pays modifiés par la main de l’homme qu’il faut chercher ces rapports; c’est au milieu des déserts, où la nature est entièrement maîtresse de ses actes.

La substance des grands arbres est sans doute entrée pour une certaine proportion dans l’origine de la houille; mais rien ne prouve que les fougères, les stigmaria, les lépidodendrons et les autres géans de l’ancienne végétation aient seuls concouru à former le combustible minéral. La plupart des géologues s’étonnent qu’on ne découvre pas dans le terrain houiller des traces de plantes herbacées, de lichens, de mousses : l’absence de ces petits végétaux sur les feuillets de schiste s’explique par une raison très simple, c’est qu’ils ont vraisemblablement fourni la matière du charbon de terre. Il n’y a aucune raison de supposer aux mondes primitifs des forces occultes, merveilleuses, surnaturelles : il faut chercher l’explication de ce qui s’est passé jadis sur le globe dans le spectacle de ce qui se passe encore à la surface du monde actuel; les houillères ont dû se former comme se forment aujourd’hui sous nos yeux les tourbières. La tourbe s’engendre sous l’eau ou tout au moins dans les endroits bas et humides; elle naît de la décomposition des mousses, des joncs, des roseaux; comme le charbon de terre, elle alimente, notamment en Hollande, les foyers domestiques. La tourbe serait de la houille, si elle était produite par les mêmes plantes bitumineuses sous une température tropicale, et surtout si elle était recouverte d’une forte masse de sable : sous cette pression, en effet, une chaleur énorme se dégagerait, et la minéralisation des matières végétales deviendrait complète. La vue des lieux confirme entièrement cette théorie : l’action volcanique a laissé des traces dans les houillères; de distance en distance, le terrain est déchiré de bas en haut par des lézardes que, dans le langage des mineurs, on appelle dykes, failles, et dont l’origine violente est attestée par une solution de continuité dans l’allure des couches. Tout porte donc à croire que la houille s’est d’abord formée sous une lame d’eau, puis qu’ensuite elle a été soumise à une grande pression et à une forte chaleur. Cette action centrale a surtout modifié d’une manière sensible les anciens dépôts. En Belgique, les couches de houille sont d’une qualité d’autant plus grasse qu’elles se rapprochent davantage de la surface du sol, et d’autant plus maigre qu’elles s’enfoncent plus avant dans la terre. Le charbon maigre étant plus ancien que le charbon gras, on peut suivre sur place la dégradation de l’influence ignée. Il y a même des cas où l’on peut dire que la nature avait en quelque sorte précédé l’homme dans la fabrication du coke. Il existe dans la Grande-Bretagne un gisement houiller traversé par un dyke volcanique qui a transformé la houille, comme la transforment nos fours actuels par l’action de la flamme.

Quoi qu’il en soit des actions chimiques auxquelles se rapporte l’origine de la houille, il est un fait sur lequel tout le monde tombe d’accord : c’est l’inépuisable libéralité de la terre à l’époque où elle faisait pour ses habitans futurs une si riche provision de combustible. La quantité de matière végétale qui a été nécessaire pour déposer les veines de houille contenues dans le seul bassin de la Belgique tient vraiment du prodige. On a calculé, en effet, qu’une futaie de la plus belle venue, qui couvrirait la France entière pendant un siècle, serait loin de contenir autant de carbone qu’une couche de houille d’un mètre et demi d’épaisseur, étendue dans les bassins connus jusqu’ici. Or, en Belgique comme en Angleterre, les couches s’enfoncent sous les couches, sans que l’on sache au juste où s’arrête l’extrémité de l’assise houillère. Du côté de Charleroi, on présume que le fond du bassin est à 1,800 mètres de la surface du sol; les puits ne descendent encore qu’à 600 mètres, et le directeur de la principale exploitation houillère nous disait : « Après moi, on fera ce qu’on voudra; mais, tant que je vivrai, on ne descendra pas plus bas, car, dans ces 600 mètres de profondeur, nous avons plus de charbon enterré que les bras de nos quinze cents ouvriers n’en peuvent extraire pendant plus d’un demi-siècle. » A la vue de la consommation énorme et chaque jour croissante du charbon de terre, quelques économistes se sont alarmés cependant pour l’avenir de l’humanité. Ils se sont dit que rien n’était inépuisable en fait de matériaux, et que, la houille ne se reproduisant plus dans la nature, il y avait lieu de se demander avec quoi nos descendans se chaufferaient, avec quoi ils alimenteraient les machines à vapeur et les locomotives. Il n’y a rien d’inépuisable sans doute, mais voici des calculs qui sont de nature, si je ne me trompe, à nous rassurer : des statisticiens anglais ont évalué que, même en comptant sur l’accroissement des besoins et sur le progrès de l’industrie, les seuls gîtes houillers découverts jusqu’à présent suffiraient à entretenir le monde de charbon de terre pendant encore quatre mille ans. On voit donc que nous pouvons nous chauffer en toute sûreté de conscience.

Il a fallu une végétation d’une richesse infinie, prolongée pendant des périodes de temps considérables, avant de remplir ces magasins de la nature qu’exploite aujourd’hui l’industrie humaine. Quand on songe d’ailleurs que ces masses carboniques ont, pour ainsi dire, flotté dans l’air à l’état gazeux, qu’elles ont circulé autrefois dans les organes des plantes, que la minéralisation de ces plantes a été le résultat de causes lentes, tranquilles, silencieuses, on ne doute point que l’âge carbonifère n’ait été d’une incalculable durée, et qu’il n’ait réuni les conditions les plus favorables au développement de la vie végétale. S’il est permis de comparer le cours de la création à l’ordre des saisons mesurées par le soleil, on peut dire que l’époque carbonifère a été l’âge d’or de la végétation, le printemps de la grande année, comme l’appellent les géologues anglais. On a cherché quelles pouvaient avoir été les causes de cette exubérance, auprès de laquelle la verdure des plus riches savanes actuelles et des îles les plus chaudes n’est encore que stérilité. Quelques savans ont imaginé l’existence d’une atmosphère surchargée d’acide carbonique. Dans l’état présent de la nature, le gaz acide carbonique se dégage perpétuellement des sources d’eau minérales, du cratère des volcans, de la surface même du sol ; il se peut qu’à l’époque où le charbon s’est formé, ces évaporations gazeuses aient été plus considérables qu’elles ne le sont maintenant; mais c’est surtout dans la position relative de la terre et de la mer qu’il faut chercher l’origine de la végétation propre du terrain houiller. Les continens actuels n’existant pas et les terres qui s’avancent maintenant vers le nord n’ayant point été soulevées, le monde d’alors se trouvait exempt de ces influences polaires qui sont plus tard devenues, pour nos régions dites tempérées, une cause perpétuelle de refroidissement. La forme insulaire était celle qui pouvait le mieux fournir les deux conditions les plus favorables à la santé des plantes : une chaleur égale et une atmosphère humide. Dans l’état présent des choses, l’océan tend encore à établir un équilibre de température entre les côtes qu’il baigne ; l’océan est le lien des climats. À plus forte raison, quand le monde était exclusivement composé d’îles basses et clairsemées, auxquelles la mer servait de ceinture, la chaleur devait être uniforme, moite, immuable. Ces groupes d’îles étant, comme nous l’avons vu, les crêtes de montagnes sous-marines, on a calculé que la première végétation avait dû s’établir à la surface du granit encore peu chargé de terreau : les anciennes fougères, les palmiers, les pins, les sigillaires jouissaient, pour ainsi dire, d’une vie indépendante du sol ; ces arbres étaient les enfans de l’atmosphère, dans laquelle ils puisaient la source d’une fécondité excessive. On a cru que de temps en temps les sommets de granit brisés, désagrégés, s’abîmaient, et que de leurs ruines sortaient de nouvelles îles, de nouveaux foyers de végétation, qui donnaient à ce vague océan la figure d’un immense lac parsemé de petits archipels de verdure. Ce premier vêtement végétal est, dans tous les cas, le plus riche et le plus abondant, sinon le plus varié, qui ait jamais recouvert la nudité de la terre nouvellement émergée du sein des eaux. L’âge carbonifère animé d’une température élevée, d’une floraison puissante et en quelque sorte mythologique, constitue dans l’histoire de notre planète ce que les anciens avaient appelé la jeunesse de Cybèle.

Au fond des houillères, on retrouve pour ainsi dire une image de cette température chaude et monotone. Nous sommes descendu dans les mines de charbon par les jours les plus froids de l’année, et rien n’est plus surprenant alors que le contraste de l’hiver avec le climat doux, tranquille, toujours le même qui règne sous terre. À ces profondeurs, où la chaleur est uniforme, il existe bien encore des saisons, en ce sens que la mine reçoit une plus ou moins grande quantité d’eau, selon les mois de l’année ; mais c’est un effet des pluies qui tombent au jour. Cette chaleur interne augmente à mesure qu’on s’éloigne du sol. Des observations barométriques et thermométriques, très intéressantes d’ailleurs, ont été faites ; mais il n’est même point nécessaire de recourir aux instrumens pour établir une échelle de proportion dans l’accroissement du calorique. À Mariemont, par exemple, les trois étages de la mine nous ont fourni un baromètre naturel dans la température des eaux : au premier étage, les eaux sont moins froides qu’à la surface ; au second, elles sont tièdes ; au troisième, elles sont presque chaudes. La température intérieure s’élève en raison de la distance du sol, mais il a été reconnu que cet accroissement ne suivait point la même loi sur tout le globe; la chaleur est souvent trois ou quatre fois plus grande dans un pays que dans un autre, et ces différences ne sont point toujours en rapport avec les latitudes et les longitudes des contrées où les observations ont été faites; il existe donc, si l’on ose ainsi dire, des climats souterrains. En Belgique, chaque fois qu’on descend de trente mètres dans le sein de la terre, le thermomètre s’élève d’un degré. Les causes de ce dégagement de chaleur souterraine ont été cherchées; les savans et les hommes pratiques ont rapporté l’élévation de la température qui règne dans les mines à la présence des ouvriers entassés dans ces lieux, à la combustion des lampes, à la condensation de l’air qui descend de la surface dans les galeries, aux actions chimiques exercées sur les pyrites, les bois et les houilles, enfin à l’existence d’un feu central. On a calculé que, si l’élévation de la température observée dans les profondeurs accessibles à l’homme se continuait dans l’intérieur du globe, nous rencontrerions, à la profondeur d’à peu près 9 lieues, le point où le fer et presque toutes les autres substances minérales coulent comme de l’eau. L’étude des mines de charbon a donc un rapport direct avec les causes qui produisent les volcans et les tremblemens de terre; elle est destinée à résoudre par des faits l’hypothèse, vraie ou fausse, admise par le plus grand nombre des savans, que notre globe est encore à cette heure un océan de feu masqué par une simple croûte terreuse, dont l’épaisseur augmente d’ailleurs tous les jours, de la circonférence au centre, par suite du rayonnement de la masse lancée dans l’espace. Cet océan igné passe pour avoir été le noyau de notre planète, anciennement liquide. A une époque où il n’était encore recouvert que par une mince pellicule de granit, il devait contribuer pour une large part à la richesse et à la beauté de la flore carbonifère. Astre souterrain de la végétation, ce feu central aurait en effet répandu à la surface de la terre une température élevée, uniforme; il aurait, en un mot, égalisé les climats dans un temps où notre monde, doué d’une chaleur propre, n’était pas encore devenu, du moins au même degré, ce qu’il est maintenant, le parasite du soleil.

Telle est l’histoire que nous raconte dans un langage obscur, mais fidèle, l’intérieur des mines de houille. Ces pages, arrachées au livre des antiquités de la nature, ont un rapport direct avec la géographie actuelle des pays dont nous habitons la surface. Dans les couches successives que la géologie contemple, il existe une véritable unité de système; il n’y a, on peut le dire, ni nature antédiluvienne, ni nature postdiluvienne ou historique; il n’y a qu’une nature dont les âges et les formes se succèdent comme les événemens de la vie humaine. L’état présent des choses est la conséquence d’un état de choses plus ancien qui s’est fixé en s’éteignant. Les causes de changement qui ont déplacé les mers, modifié la forme et l’étendue de la terre ferme, altéré les lois du règne végétal, agissent encore maintenant à la surface du globe. Le système des bouleversemens, des changemens à vue, des interruptions et des reprises est aujourd’hui abandonné par tous les géologues sérieux; nul d’entre eux ne croit plus que l’époque actuelle marque un point d’arrêt dans la série des révolutions du globe : le grand, le seul révolutionnaire de la nature, c’est le temps, et le temps, comme dit Bacon, est un fleuve qui coule toujours. La flore carbonifère, si différente qu’elle soit de la flore actuellement vivante, a préparé les élémens de notre géographie botanique; les végétaux conservés dans nos houillères à l’état d’empreintes ont avec les plantes qui couvrent et qui distinguent aujourd’hui nos régions tempérées des relations intimes de parenté naturelle : le tombeau de la végétation et de la vie en est à la fois le berceau.

Les études économiques ont besoin du secours de la géologie : non-seulement cette science enseigne au mineur l’ordre et la position des couches qui recèlent les richesses souterraines, non-seulement elle éclaire les pas de l’industrie dans cette voie obscure et donne à l’homme la clé des magasins profonds dans lesquels la terre a fait pour ses habitans futurs une si abondante provision de combustible, mais encore elle nous élève à la connaissance des grandes lois qui gouvernent aujourd’hui sur le globe les productions animées et inanimées. Les anciens événemens géologiques ont donné naissance aux différens climats, aux vastes plaines et aux hautes montagnes, à la direction des fleuves, aux contours des côtes maritimes; les rapports de la prospérité industrielle des nations avec l’histoire de la terre sont de toutes parts visibles : il en est de même de l’influence de la composition des roches sur la nature du sol et de la nature du sol sur le caractère des habitans. L’élément agricole ou industriel des terrains a tracé les principaux groupes des métiers, limité les races, retenu les populations dans des habitudes communes et locales, déterminé les différens degrés de richesse et d’intelligence, créé en un mot, par la division des forces et du travail, les organes variés de la civilisation. C’est la géographie qui fait les mœurs, et par géographie nous devons entendre aussi bien la structure profonde de la terre que la constitution superficielle du sol cultivé par l’homme. Les ressources économiques d’une nation, l’étendue de son territoire, son caractère, son histoire, sa vie dome8tiqvie, ses moyens de tactique militaire, ses conditions hygiéniques, la forme et le style de ses monumens ne sont point étrangers à la configuration physique du pays, à l’abondance de ses mines, à l’étendue et à la puissance de ses carrières. En Belgique, l’étude du terrain houiller se trouve liée par un ensemble de rapports avec le caractère des populations que le fait des lois géographiques a, pour ainsi dire, entées sur l’exploitation du charbon de terre.


III.

L’excentricité des mœurs et des coutumes varie selon la nature des occupations auxquelles se livrent les différens corps d’état. La classe des mineurs constitue dans la population ouvrière de la Belgique une classe à part : ils ne portent point, comme en Allemagne, un costume ; mais on distingue un mineur entre mille à son teint livide, à son air un peu farouche, à sa démarche lente et courbée. Cet homme qui ne voit le jour qu’une fois par semaine, qui respire noir, selon l’expression d’un auteur anglais, qui se mêle peu au commerce des autres hommes, doit nécessairement acquérir, au physique comme au moral, des traits particuliers. Il faut d’ailleurs distinguer, parmi les membres de cette intéressante population souterraine, les ouvriers éventuels de ceux chez lesquels la profession est héréditaire, — des mineurs de sang, comme on les appelle dans le pays wallon. Ces derniers sont les véritables enfans de la mine ; ils y sont nés, pour ainsi dire ; ils l’aiment. Les autres au contraire travaillent à la houille par raison, non par goût ; cette vie nocturne, la sinistre profondeur des puits, les dangers du métier, tout les rebute : ce sont les étrangers, les intrus, les Flamands. Ils descendent dans le fossé comme le loup sort du bois, poussés et conduits par la faim ; mais, dès que reviennent les beaux jours, ils reprennent le grand air, la vie des champs, le travail au soleil.

La classe des mineurs belges est généralement ignorante, tenehrœ tenebras vocant. Ceux qui savent lire, écrire et compter décemment constituent une exception assez rare ; cela tient à ce que les travaux manuels les enlèvent de bonne heure aux écoles. Dès qu’un enfant de charbonnier, fille ou garçon, a atteint sa onzième ou sa douzième année, dès qu’il a fait, comme on dit ici, sa première communion, il va travailler au jour ou dans l’intérieur de la mine. À cet âge, en effet, l’enfant représente déjà une valeur industrielle : l’enfant, c’est un franc par jour ; on l’emploie à ouvrir et à fermer les portes des galeries souterraines, à pousser les wagons sur les rails, à soigner les lampes. Tout cela n’est pas précisément de nature à développer son intelligence. L’ignorance est fille de la démoralisation : si nous en croyons les rapports qui nous ont été faits par des directeurs de mines et des surveillans, la vertu des jeunes filles aurait beaucoup à souffrir de la réunion des deux sexes au fond de ces terriers humains. Ce qui confirme de tels rapports, c’est que dès qu’une fille se marie, elle ne descend plus dans la fosse : l’homme redoute pour elle la nuit, mauvaise conseillère. Si quelques-unes continuent de traiter le charbon, c’est au jour; mais la plupart d’entre elles deviennent de bonnes et sages mères avec des enfans plein les bras; elles restent à la maison pendant que le mari est dans la mine; elles ont des poules, une chèvre, quelquefois une vache, pour laquelle on va faire de l’herbe le long des chemins, quand les chemins sont verts. Lorsque l’ouvrier mineur revient de la fosse, le corps brisé, la figure noire, l’âme triste, il est peu dans les conditions favorables à l’étude ou à la réflexion. La seule faculté que les ténèbres de la mine semblent respecter, c’est la faculté musicale : comme ces oiseaux en cage auxquels, par un raffinement de cruauté, on crève ici les yeux afin de développer chez eux l’instinct du chant, les ouvriers mineurs trouvent peut-être dans la privation volontaire de la lumière du jour un motif qui les excite à cultiver l’oreille et la voix. Il existe dans les villages du Hainaut et de la province de Liège des sociétés de chant, d’harmonie et de fanfare, presque exclusivement composées de charbonniers; quelques-unes de ces sociétés exécutent les jours de fête des morceaux d’ensemble avec un goût particulier qui étonne : on dirait que ces hommes, condamnés pendant la semaine à l’obscurité de la mine, cherchent une diversion et, pour ainsi dire, un soleil dans la musique.

En Belgique, la classe des ouvriers mineurs est très nombreuse : on en compte maintenant 65,000, ce qui représente plus de 300,000 personnes subsistant de l’industrie houillère. Dans le Borinage, il existe des villages de 11 et 12,000 habitans, où sur 10 hommes il y en a 1 qui n’est pas charbonnier. Une condition toute particulière résulte pour ces nombreuses familles des dangers qui entourent une industrie qualifiée de meurtrière dans les rapports du gouvernement. La vie des hommes, des enfans, des femmes qui travaillent dans l’intérieur des mines est une vie précaire et menacée. En Belgique, de 1841 à 1850, les procès-verbaux officiels ont constaté 1,750 accidens et 2,521 victimes, dont 1,366 ouvriers tués et 1,155 blessés. Encore n’est-il fait mention dans les statistiques et les autres documens que des blessures graves : quant aux blessures légères, on ne les compte pas. Ces accidens tombent plus souvent sur les ouvriers de passage, sur les étrangers, comme on les appelle, que sur les mineurs de profession. Les meilleurs et les plus habiles n’en sont pourtant pas exempts. Le travail à la tâche est plus en usage dans les mines belges que le travail à la journée, surtout pour les bons ouvriers; ce mode de rémunération est peut-être le plus juste, mais il en résulte des inconvéniens pour la sûreté des mineurs. Le boisage n’étant point compris dans le travail rétribué, on décide difficilement les ouvriers à placer le nombre d’étais nécessaires pour soutenir la voûte, et cette négligence intéressée devient trop souvent une cause d’éboulemens. Les chutes de pierres et de blocs de houille, la rupture des chaînes, le roulement des wagons sur les plans automoteurs, l’emploi de la poudre font toujours perdre du monde. Dans la houille qui flambe et qui rougit le foyer domestique, il y a du sang de mineur. Quand un ouvrier est blessé, on le transporte d’ordinaire dans une chambre de l’établissement destinée à cet usage : un chirurgien attaché à l’entreprise vient lui donner les premiers secours. Si l’accident est mortel, à l’instant même tous les travaux sont suspendus, un silence de deuil règne dans ces lieux témoins et complices de l’événement. Le cadavre n’est quelquefois remonté au jour que le lendemain. Tous les ouvriers de la mine assistent à son enterrement; ces hommes, que le même sort attend d’un jour à l’autre, qui vivent à 5 ou 600 mètres au-dessous des morts, témoignent devant les restes de leur compagnon une tristesse grave, mêlée d’indifférence pour eux-mêmes; un humble De Profundis, sombre comme la voix de la fosse, monte lentement vers le ciel, et la terre tombe par pelletées sourdes sur ces héros obscurs du travail, qui ont en quelque sorte habitué leurs yeux à l’éternelle nuit. Ce courage passif n’est d’ailleurs pas le seul que témoignent les mineurs : quand l’événement est de nature à recevoir une atténuation, quand les victimes peuvent être secourues, oh! alors, pour un qu’on demande, il s’en présente dix; tous sont prêts à descendre sur le théâtre du sinistre, à lutter contre l’aveugle fureur des élémens, à arracher leur semblable de l’abîme, dussent-ils périr eux-mêmes victimes de leur dévouement. Le mépris personnel de la mort, on oserait presque dire l’amour du danger, distingue tout à coup cette classe de travailleurs, chez laquelle la fraternité du péril développe une sorte de générosité stoïque. Si l’homme grand est l’homme utile, l’ouvrier mineur, cet être inculte, devient dans ces momens-là sublime de désintéressement et d’audace : non content de consacrer ses nuits et ses jours à la production industrielle, il risque tout pour sauver ceux qui travaillent et qui militent comme lui. « Nul n’est au-dessus de l’homme qui donne sa vie, » dit Bossuet. L’ouvrier mineur ne donne point sa vie, il la prodigue.

Les accidens sont fréquens, graves et terribles; mais les jours de la population qui travaille dans les charbonnages sont encore moins atteints par ces désastres éclatans que par les maladies. Des causes sourdes et cachées agissent sur la santé des mineurs belges. Plusieurs d’entre eux meurent victimes d’une asphyxie lente. Nous avons vu les terribles effets du grisou : eh bien ! la présence de cet ennemi des mineurs, qui les expose à des coups de feu meurtriers, leur rend d’un autre côté un véritable service, en ce qu’il force les propriétaires à introduire de l’air dans les travaux. C’est ainsi que les fléaux ont quelquefois leur utilité. Dans les fosses au contraire où ce mauvais génie n’est point à craindre, on néglige trop souvent de pourvoir avec libéralité aux exigences de la respiration humaine. Les médecins belges reconnaissent tout de suite dans une assemblée les ouvriers qui appartiennent à des charbonnages où la ventilation est imparfaite. Ils les reconnaissent à une coloration grisâtre, signe avant-coureur de l’anémie. La pauvreté de l’air est un mal auquel on peut remédier, et sur lequel nous appelons l’attention des inspecteurs; mais il n’en est point ainsi de toutes les autres causes d’insalubrité, telles que le passage brusque d’une atmosphère chaude dans une atmosphère froide, la privation constante de la lumière du soleil, l’accumulation des ouvriers dans des espaces bas, resserrés, et où l’air est chargé de poussière noire. La combustion des lampes dégage des suies qui s’introduisent dans la cavité des poumons, ces cheminées de la respiration animale, si l’on ose ainsi dire, et qui donnent lieu à une des maladies du métier, la mélanose carboneuse. Où l’on peut se faire une idée des influences délétères de la mine, c’est à l’époque du recrutement dans les villes qui avoisinent les grands charbonnages. L’organisation des jeunes gens que la loi appelle sous les drapeaux est sensiblement altérée par le caractère des lieux où ils ont vécu et par la nature des travaux auxquels ils se livrent depuis l’enfance. On en voit dont le dos a, pour ainsi dire, pris la courbure des voûtes sous lesquelles un dur exercice les condamne à s’incliner. Cette déformation des traits physiques amène trop souvent une vieillesse anticipée, une mort précoce. La moyenne de la vie est très certainement plus courte pour les ouvriers mineurs que pour les ouvriers des autres corps d’état. « N’est-il pas désolant, s’écrie un médecin belge, d’entendre dans le Borinage cette voix de Jérémie : Où est l’homme de quarante-cinq ans dont la santé ne soit point flétrie ? » Cet appauvrissement des forces est dans plus d’un cas la suite d’un excès de travail, combiné avec d’autres excès plus blâmables et avec une nourriture insuffisante. Dans les temps d’activité comme les nôtres, il y en a qui font des journées de douze, de quatorze et même de dix-sept heures : ils gagnent ainsi jusqu’à trente-cinq et quarante francs par semaine, mais ils se tuent. En général, le régime alimentaire des mineurs belges est pauvre : ils se nourrissent de pain recouvert de beurre; rarement de la viande, peu de soupe. Ils ne mangent point volontiers dans l’intérieur de la mine; cette atmosphère lourde, étouffante, chargée de poussière de charbon, excite peu l’appétit. Ce qu’ils prennent en abondance, c’est du café, de la tisane de café, dans laquelle entre beaucoup d’eau, très peu de moka et passablement de chicorée. Vous ne verrez guère un homme ou une femme, même un enfant, descendre dans la fosse sans avoir à la main un marabout en fer-blanc rempli de cette liqueur noire destinée à charmer les ennuis des travaux nocturnes. Des hommes de l’art ont cru que le café pris dans ces conditions et dans cette quantité avait pour conséquence de ralentir dans l’estomac le travail de la digestion. Cette boisson ne serait point, à leur point de vue, un moyen de nourriture pour les ouvriers mineurs : ce serait un antidote qui les empêcherait de se dénourrir. Du côté de Mons, les hommes et les femmes font bouillir leur eau et préparent leur café à des fontaines de gaz hydrogène qui coulent à la surface du sol : ces jets de matière inflammable proviennent, selon toute vraisemblance, d’anciens travaux souterrains. Les mineurs qui ont connu l’existence de tels réservoirs, ou, comme on dit en Chine, de telles sources de feu, contraignent ainsi les cavités de la terre à leur servir de fourneau. La privation de nourriture fortifiante et les excès de travail s’associent fatalement, pour les ouvriers des charbonnages, avec l’ivresse du dimanche. Les excès de boisson, et par boisson il faut entendre le genièvre, la bière, quelquefois le vin, altèrent le moral et la santé des mineurs belges. On est tenté de se montrer indulgent envers cette intempérance, quand on songe que plus l’homme se livre à un travail morose, plus il a besoin de distractions. Il est regrettable sans doute que l’ouvrier de la houille, cet homme à part pour lequel le jour et la nuit sont des mots dénués de sens, cherche à la nature farouche de ses devoirs une compensation si grossière; mais si sa conduite mérite le blâme, il ne faut point perdre de vue que l’auteur de ces désordres en est la première victime, et alors on se sentira plus disposé à le plaindre qu’à le condamner. La fatigue d’un vil plaisir ajoutée à la fatigue de travaux pénibles et utiles devient une source de débilitation organique, et entraîne pour le mineur ainsi que pour sa famille les conséquences les plus fâcheuses. C’est une raison entre mille pour regretter qu’une certaine culture morale ne le mette point à même de trouver, soit dans la lecture, soit dans la vie domestique, des délassemens plus dignes de l’homme et moins contraires à sa santé.

En face des causes de mort, les unes volontaires, les autres involontaires, qui entourent cette classe de travailleurs, il semble que la prévoyance devrait être chez eux un sentiment naturel et unanime; nous sommes pourtant forcé de dire que cette vertu économique n’entre guère dans les qualités de l’ouvrier mineur. Cela tient à la position subalterne et passive de la femme : le charbonnier est maître chez lui; mais il porte la peine de son autorité absolue en ce qu’il manque de cet esprit d’ordre sans lequel le travail le plus vaillant et le plus soutenu n’est encore qu’une force improductive. Les économistes, qui ont fait remonter, et avec raison, l’origine de l’état social à la prévoyance et au sentiment de l’épargne, ont avancé un grand fait dont ils ont oublié de tirer la conséquence : ils auraient dû ajouter que la femme était par cela même l’auteur de la civilisation. La femme est prévoyante, parce qu’elle est mère. Pour songer au lendemain, pour calculer les chances de perte et de maladie, pour retrancher le superflu et le mettre sous clé, elle n’a qu’à regarder ses enfans. Ce sont, si l’on ose ainsi dire, ses entrailles qui sont économes. La femme est la fourmi; l’homme est la cigale : quand il ne chante pas, il danse; quand il ne danse pas, il boit. Confiant dans sa force, dans sa jeunesse, il oublie généralement d’assurer pour l’avenir les fruits de son ardeur à l’ouvrage. Sous ce rapport-là, le mineur est homme à la troisième puissance; insouciant comme le nègre, dont six jours sur sept il porte la couleur, il dissipe quand il a, il se prive quand il n’a plus. On a cherché à être prévoyant pour celui qui ne l’est guère, en fondant des institutions qui obligent l’ouvrier des charbonnages à se prémunir contre les dangers du métier : il existe en Belgique six caisses communes d’assurance contre les cas d’accidens, trois dans la province de Hainaut, et les autres dans les provinces de Liège, de Namur et de Luxembourg. En 1852, l’ensemble des recettes pour les caisses communes de prévoyance et pour les caisses particulières de secours a été de 989,369 francs; — l’ensemble des dépenses a été de 809,401 francs. Voici maintenant dans quelle proportion entrent les différens élémens dont ces recettes se composent :


Versement des ouvriers 62 92 pour 100.
Cotisation des exploitans 25 73 —
Recettes diverses 6 85 —
Subside de l’état 4 50 —

C’est donc essentiellement à ses contributions ou, en d’autres termes, aux retenues pratiquées sur le salaire que l’ouvrier des charbonnages belges doit les institutions de prévoyance et les bienfaits qui en découlent. Ces bienfaits consistent en secours distribués à des ouvriers blessés, en pensions servies à des veuves, à des orphelins, à des travailleurs infirmes et mutilés : les pensions sont de 180 à 200 francs. Ces ressources sont bien faibles sans doute, comparées aux maux qu’elles doivent soulager; mais c’est l’histoire des deux paysans wallons dont l’un se plaignait à l’autre du maigre filet d’eau qui traversait en été son champ aride et pierreux. « Que serait-ce donc, répondit le voisin, si ce petit ruisseau ne coulait pas! » Les caisses de prévoyance ont eu l’heureuse idée d’étendre leur sollicitude sur l’instruction de la classe ouvrière qui appartient aux charbonnages. Une de ces institutions, la caisse du Hainaut, fournissait à elle seule, en 1853, un subside de 12,828 francs pour l’éducation de 5,363 enfans des deux sexes admis gratuitement dans les écoles. Ces écoles ont, selon nous, le tort d’être dirigées par des congrégations religieuses. La bienfaisance, si bienfaisance il y a, ne doit point arborer de drapeau politique; or, en Belgique, la cause du catholicisme est trop souvent devenue celle d’un parti. En somme, des institutions qui font aujourd’hui des recettes d’un million par an, qui répandent en secours plus de 900,000 francs, qui comptent près de 60,000 affiliés parmi la classe ouvrière, méritent à coup sûr d’être encouragées par l’opinion publique, et il est à regretter que les caisses de prévoyance en faveur des ouvriers mineurs manquent à la France. En 1850, un ministre belge, ému par le spectacle d’un terrible événement qui venait de priver de la vie soixante-seize ouvriers dans une mine non associée, se demanda si la loi devait reculer devant le caprice ou la mauvaise volonté de quelques exploitans, et s’il ne conviendrait pas de rendre l’assurance obligatoire pour les cas d’accidens. Ce projet rencontra une résistance formidable parmi les conseils d’administration, et les directeurs de mines s’abritèrent sous le drapeau de la liberté de l’industrie. Au reste, ce que le ministre voulait faire par la loi se fait ici par le progrès des mœurs et des lumières : sur cent ouvriers, on n’en compte que deux ou trois qui ne soient point assurés.

La classe des hommes employés à l’extraction de la houille est intéressante par les dangers qu’elle brave constamment; ne fût-ce qu’à ce titre, elle mériterait une place honorable dans l’histoire du travail au XIXe siècle. On dit à cela que le salaire des ouvriers mineurs est en raison des accidens auxquels la profession les expose, comme si l’argent pouvait être dans aucun cas une compensation à la vie humaine! Quelques chiffres vont d’ailleurs nous éclairer sur la nature et sur l’élévation croissante de ces salaires. Les statistiques du gouvernement constatent que de 1841 à 1845 la moyenne de la journée pour tous les ouvriers des mines, hommes, femmes et enfans, a été de 1 fr. 45 cent.; de 1846 à 1850, cette moyenne s’est abaissée à 1 fr. 17 cent.; elle s’est relevée de 1850 à 1853. Depuis un an, l’industrie des charbonnages a pris un essor qui a dû nécessairement augmenter de beaucoup le prix de la main-d’œuvre. Les registres de la société des charbonnages réunis, établie à Charleroi, témoignent que la moyenne de la journée de travail, qui, en 1848 et 1849, était de 1 fr. 32 cent, avait atteint au mois de décembre dernier (1854) le taux de 2 fr. 57 cent. Ces chiffres démontrent que les salaires des ouvriers mineurs ont marché dans une voie de progrès[3] ; mais cet accroissement est-il en rapport avec le développement de l’industrie houillère et avec l’augmentation du prix des subsistances ? Si l’on prend le soin d’établir cette proportion, on trouvera que le sort des ouvriers employés dans les charbonnages mérite toute la sollicitude des économistes. La main-d’œuvre est chère, mais le prix des objets de consommation est exorbitant : cette élévation des tarifs tient, en ce qui touche les denrées alimentaires, à des causes universelles et à quelques causes locales. Dans les trois provinces belges où se trouvent concentrés les charbonnages, l’agriculture ne vient qu’en troisième ou en quatrième ordre, après toutes les autres industries. La terre n’occupe, à sa surface du moins, que les enfans disgraciés : tout ce qui est jeune, entreprenant, vigoureux, actif, descend dans les mines ou travaille aux fabriques; il en résulte un appauvrissement de produits naturels qui réduit de beaucoup la richesse industrielle du travail, et qui ramène trop souvent la misère au sein d’une prospérité factice. Si l’on tient moins compte de l’échelle des salaires que de l’accroissement du bien-être, on trouve que le sort des ouvriers employés dans les charbonnages est resté à peu de chose près stationnaire et voisin de la médiocrité.

Pour avoir une idée complète de la vie du mineur, il faut entrer dans son habitation, s’établir au coin de son feu. Parmi les individus attachés aux charbonnages, les uns demeurent dans les villages voisins des mines, et logent çà et là, où ils peuvent; d’autres sont au contraire rassemblés dans des cités ouvrières. Ces villages de charbonniers ont quelquefois des airs de petites villes; l’hiver, ces maisons couvertes en tuiles, souvent en chaume, ces paysages à la neige et au charbon, ces toits d’églises autour desquels pendent des glaçons d’une forme et d’une couleur douteuses, font une assez triste figure; mais au printemps, quand la giroflée fleurit entre les crevasses du mur, quand le coq chante, quand les enfans, — le charbonnier a beaucoup d’enfans, — jouent pêle-mêle sur le devant des portes, quand les mères grondent et caressent à la fois cette joyeuse couvée, quand le pâle soleil wallon jette un sourire entre deux nuages, alors toute cette nature s’égaie au souffle du travail et de l’industrie. Des villages entiers s’élèvent sur un sol miné à 5 ou 600 mètres de profondeur; les femmes, les enfans, ont leur mari, leur père qui travaillent sous leurs pieds; les arbres se couronnent de fleurs et se chargent de fruits, sans se soucier des voies ténébreuses qui s’entrecroisent sous leurs racines. Ces groupes de villages, fort rapprochés les uns des autres, n’ont rien de commun avec les cités ouvrières; ces dernières sont pour ainsi dire la propriété de la mine, dans le voisinage de laquelle une volonté prévoyante les a construites. C’est surtout au couchant de Mons qu’il faut étudier cette organisation particulière aux charbonnages. La cité ouvrière du Grand-Hornu est, en quelque sorte, une utopie bâtie en pierre. Sur 2,400 hommes employés dans l’usine, dans la fabrique de sucre et dans la mine, 1,000 environ sont logés par l’établissement. La première fois que nous visitâmes cette ruche industrielle, ou, pour mieux respecter la couleur locale, cette fourmilière, nous ne savions plus au juste dans quel pays nous étions. A la vue des immenses ateliers de travail, véritables édifices publics, des rues tirées au cordeau, des grandes lignes de maçonnerie qui se marient aux grandes lignes de verdure, de 435 maisons qui, extérieurement, se ressemblent toutes, et ne diffèrent entre elles que par des numéros d’ordre, nous nous crûmes transporté dans l’Icarie de M. Cabet. L’uniformité des rues et des maisons, toutes composées d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, s’associe avec l’uniformité des ameublemens, des costumes, des mœurs, des conditions sociales, j’oserais presque dire des figures. Chaque maison a son jardin de la même grandeur et planté à peu près des mêmes arbres que le jardin du voisin, dont il est séparé par une haie ou par un mur. Une boucherie commune débite environ 1,200 kilogrammes de viande par semaine, dont moitié et au-delà pour la nourriture des chefs et des employés, le reste pour les ouvriers. Le boucher n’est point un marchand, c’est un fonctionnaire dont les services sont rétribués à tant par jour; la viande est livrée au prix de revient; on abat des bêtes de premier choix.

Une grande place, encadrée d’une guirlande de fer et au milieu de laquelle s’élève un kiosque, sert les jours de fête de lieu de réunion et de salle de concert en plein vent; une société de musique, composée d’employés et d’ouvriers, exécute, non sans goût, des airs qui font oublier les fatigues de la semaine. Au milieu de cette communauté d’habitations, de travaux et de plaisirs, il fallut la vue d’une élégante maison particulière et de quelques autres demeures qui se distinguent par des ornemens intérieurs, pour nous rappeler que nous n’étions pas dans le royaume de l’égalité absolue. L’architecture tranquille et monotone de cette cité correspond avec les habitudes spartiates d’une population ouvrière dont les devoirs sont réglés par une discipline commune, dont les occupations sont les mêmes, dont les salaires, quoique inégaux, ne donnent point lieu à une grande variété de dépenses ni à une grande différence de bien-être. Pendant que les hommes travaillent dans la fosse, les femmes se livrent chez elles aux œuvres de la famille et du ménage; quelques-unes tiennent de petits commerces ou exercent des professions : l’une d’elles est accoucheuse jurée, dit l’affiche. La parfaite identité des maisons, qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, ne forment réellement qu’une maison plusieurs fois multipliée par elle-même, aurait quelquefois donné lieu, s’il faut en croire la chronique locale, à des méprises plus communes dans les vaudevilles que dans la vie réelle : plus d’un mineur, revenant de la fosse aux heures de nuit, se serait trompé d’habitation et ne se serait aperçu que tard de son erreur. Ce qui rend ces histoires vraisemblables, c’est que la nuit toutes les clés sont sur les portes et qu’une lumière veille à presque tous les rez-de-chaussée, pendant que la femme et les enfans dorment. Le dimanche, cette population, noire des travaux de la semaine, change tout à coup de caractère : les visages sont lavés, les habits sont neufs, le linge est blanc. Nous avons vu les ouvriers du charbonnage se livrer entre eux, les jours de fête, aux délassemens et aux récréations; leur joie est un peu bruyante, comme celle des hommes tristes. Ces plaisirs sont d’ailleurs peu variés : une partie du gain de la semaine se dissipe dans des estaminets, dont quelques-uns ont du moins le luxe de la propreté. Les fumeurs se réunissent autour d’un feu homérique dont la source est à deux pas de là. L’habitant des cités ouvrières jouit de certains avantages. Il ne faudrait pourtant point exagérer les faits, ni couvrir trop ces organisations du manteau de la philanthropie : ce sont des spéculations licites, sans aucun doute, et à quelques égards utiles; mais enfin ce sont des spéculations. Les maisons de la cité ouvrière se louent 120 francs par an, et le prix de la location est retenu toutes les semaines sur le salaire de l’ouvrier. Il en résulte pour les propriétaires de ces mines, qui sont en même temps les propriétaires de ces maisons, deux avantages : le premier qui est d’éviter les non-valeurs, et le second qui est de fixer sur le théâtre de leurs charbonnages des ouvriers d’élite. Dans une industrie où ce n’est point la matière qui manque, mais la main-d’œuvre, on comprend en effet que c’est un point capital de retenir les mineurs habiles : or les affections de l’homme s’enracinent avec les relations de famille et de voisinage, avec les arbres du jardin qu’il cultive et dont il recueille les fruits.

Les charbonnages belges, quoique déjà si prospères, ne sont encore qu’à leur naissance. Il y a trente ans, l’industrie des mines de houille n’inspirait aucune confiance aux capitalistes. On se souvient, dans la province du Hainaut, d’avoir vu payer les ouvriers en actions : ceux qui ont conservé ces actions sont aujourd’hui d’assez riches propriétaires; mais il s’en faut de beaucoup que cette monnaie de papier obtînt alors la faveur qu’elle méritait. Quelques-unes de ces actions, qui valent peut-être aujourd’hui 100,000 fr, ont été échangées contre quelques florins; d’autres ont été jouées au cabaret ou ont servi, le dimanche, à payer des bouteilles de vin de Champagne. L’association paraît avoir été la forme primitive sous laquelle les charbonnages se sont constitués : cette forme subsiste encore dans quelques endroits; les associés, presque tous ouvriers, se réunissent tous les quinze jours dans une assemblée à laquelle assistent les hommes, les femmes, les enfans, et dans laquelle on fait la répartition des bénéfices; la réunion se termine par un dîner. Aujourd’hui les gros capitaux recherchent l’exploitation de la houille avec autant d’ardeur qu’ils mettaient autrefois de défiance et de timidité à s’engager dans ce placement; leur intervention a été utile, en ce sens qu’ils ont imprimé un mouvement considérable à la production; mais il est vrai de dire qu’ils recueillent largement les fruits de cette activité toute récente. En Belgique, il y a dans ce moment-ci telle exploitation houillère qui réalise 10,000 fr. de bénéfices par jour, et qui servira, sur la fin de l’année, 3 millions de dividendes aux actionnaires. Un seul document statistique suffira d’ailleurs à établir, par des résultats comparatifs, les développemens qu’a reçus dans ces dernières années l’industrie houillère; en 1839, il existait dans la province du Hainaut 297 machines à vapeur exprimant la force de 12,855 chevaux; dans cette même province, à la fin de 1853, on comptait 891 machines exprimant la force de 41,422 chevaux. La quantité de houille extraite était, en 1839, de 2,599,011 tonnes pour la province du Hainaut; elle s’élevait, en 1853, à 5,482,771 tonnes, d’une valeur totale de 47,800,280 fr. Ces chiffres proclament assez haut que l’industrie houillère est dans une grande voie. Ce que nous redoutons pour elle, c’est cette prospérité même. Dans ces derniers temps, les propriétaires de mines ont profité de leur monopole pour élever démesurément le prix du charbon; il en est résulté que plusieurs verreries ont éteint leurs fourneaux. Toutes les industries sont solidaires; les charbonnages ne gagneraient rien à opprimer, sous la loi des tarifs, les travaux et les manufactures qui les font vivre.

Nous serions heureux d’avoir appelé l’attention des moralistes sur une classe ouvrière intéressante par les dangers de mort auxquels elle est exposée, et par les durs travaux manuels auxquels elle se livre dans l’obscurité des mines. La population des charbonnages belges est toute française : elle parle notre langue; elle a pris une part indirecte à nos deux révolutions politiques de 1789 et de 1830; elle gravite vers la France de tout le poids de ses intérêts, de ses relations commerciales et de ses sympathies; à ce titre, comme à beaucoup d’autres égards, elle mérite de compter sur l’alliance de tous les esprits désintéressés qui, au-dessus des limites de nation à nation, envisagent la grandeur morale du travail et la richesse économique de l’Europe. La prospérité commerciale et industrielle dépend aujourd’hui, en première ligne, de la distribution locale du combustible; mais, grâce à la loi toute fraternelle des échanges, les productions de l’art et de la nature tendent à s’équilibrer, les nations se rapprochent, et le niveau de la civilisation s’élève. L’industrie de la houille n’est point une industrie isolée; le développement des machines, la circulation par terre et par eau, les rapports des races entre elles, le sort d’une notable partie de la classe ouvrière, tout s’y rattache : nous avons montré qu’elle n’était même point étrangère aux progrès de la science. Et son règne ne fait que commencer. Il lui reste maintenant à généraliser ses services par la réduction des tarifs; il lui reste à répandre sur les populations du nord les bienfaits du chauffage, aussi nécessaire que le pain et la lumière; c’est son intérêt autant que celui des classes malheureuses, car il en est des forces économiques comme de toutes les forces humaines et naturelles : elles s’accroissent en se modérant. L’élévation exagérée du prix des produits tourne à la fin contre toutes les branches d’exploitation qui abusent d’une suprématie industrielle et commerciale. Nous avons vu que les travaux des mines avaient suivi une voie de progrès et de transformation rapide; or l’intervention des machines, les lumières de la science, les conquêtes de l’homme sur l’aveugle nature, n’auraient point de sens, si tout cela ne contribuait à réduire la valeur numéraire des produits en les multipliant. Les forêts cèdent aujourd’hui la place à la culture du blé; mais la terre y a pourvu en ménageant à l’homme, dans le cours de ses mystérieuses formations, les ressources du combustible minéral. Les magasins sont assez vastes, et le travail est de nos jours assez inventif pour que cette réserve suffise à tous les besoins. Quelques économistes belges, plus zélés que réfléchis, auraient voulu que le gouvernement intervint pour réfréner les prétentions de l’industrie houillère en prohibant l’exportation, ou du moins en la frappant de charges considérables. Il est peu probable que ce système triomphe jamais : en Belgique, on est d’avis que la liberté se protège elle-même, et que dans tous les cas il y a moins d’inconvéniens à étendre le marché de la houille qu’à le rétrécir.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Un modèle de cet appareil de descente doit figurer à l’exposition de 1855 à Paris.
  2. On calcule à Charleroi que le boisage grève l’extraction de la houille de 7 cent. 1/2 par 100 kilogrammes : c’est, pour une seule exploitation, une dépense de plus de 200,000 francs par année.
  3. En général les enfans gagnent 1 fr, les jeunes gens 2 fr, les mineurs 3 ou 4 fr. par jour.