Les Chansons des trains et des gares/Lettre ouverte à monsieur Noblemaire

Édition de la Revue blanche (p. v-viii).
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LETTRE OUVERTE
À MONSIEUR NOBLEMAIRE


Directeur de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée,
(P.-L.-M.).


Cher Monsieur Noblemaire,

Encore que la nature de vos occupations vous doive apparemment écarter des lectures frivoles, et ne vous permette point de vous attarder à des badinages de poète, laissez-moi écrire familièrement, affectueusement, votre nom, à la première page de ce livre : cela ne vous engage à rien, et ça me fera tant de plaisir !

Car, je le sais bien, cher Monsieur Noblemaire, vous n’êtes pas toutes les gares, et vous n’êtes pas tous les trains ; mais, enfant de la Bourgogne généreuse, ce sont vos gares les premières où j’attendis de la famille, c’est dans vos trains que, frêle garçonnet, j’appris à avoir mal au cœur.

Plus tard des maîtres zélés mirent sous mes yeux avides ces cartes de notre chère France, où fièrement s’enchevêtrent les multiples réseaux, bienfaits du progrès civilisateur et d’un gouvernement démocratique ; chagrins d’amour, caprices de la vie administrative, et vous surtout, crus fameux dont je devais un jour colporter la marque, vous m’avez fait m’asseoir sur les coussins de couleur diverse de tant de diverses compagnies : je connus ces autres lignes, de l’État, du Nord, de l’Est, et d’Orléans, que sais-je ? — Mais quand j’interrogeais mon cœur, mon cœur continuait à répondre avec une douceur un peu mélancolique mais si tendre : Paris-Lyon-Méditerranée.

Et, pourquoi le taire, ce n’est pas Paris-Lyon-Méditerranée que répondait mon cœur, mais bien plutôt trois lettres, ces trois lettres prestigieuses et sonores : P.-L.-M.

P.-L.-M. !

Certes, par ces temps de cosmopolitisme et d’affirmations cyniquement internationalistes, plus que jamais je tiens qu’il faut rester fidèle à sa station, fidèle à la ligne qui côtoie nos prés verts, à la locomotive dont la fumée en panache égaya nos premiers horizons ; mais ce m’est une raison nouvelle de rendre grâce à la puissance créatrice, qui, — enfant de la Bourgogne généreuse, comme j’avais l’honneur de vous le dire, cher Monsieur Noblemaire, — m’assignait déjà par droit de naissance la seule voie que, poète, j’eusse aimée et voulu choisir : ce P.-L.-M. qui est le vôtre.

P.-L.-M. : — titres à quelle trilogie, portiques pour quel triptyque, symboles de quelle trinité ?

Oui, le vocabulaire usuel pourra donner à d’autres lignes les noms d’Orléans, que sais-je ? et de l’Est, et du Nord, et de l’État lui-même, — vous, vous restez le P.-L.-M., à jamais drapé dans l’étroit et mystérieux manteau de cette ellipse, en pudeur et en beauté !

Discrètes initiales, formule devant qui l’on rêve, poètes, cherchons-nous autre chose ? Et ce mystère n’apparaît-il pas source de toute poésie, — suffisamment voilé pour demeurer troublant, suffisamment clair pour n’inquiéter et ne décourager personne, — sans doute à la merci des plaisantins qui l’interpréteront volontairement de façon triviale, et ridicule, et basse, mais qu’importe : vous aurez donné un secret à garder à la Foule, et par ainsi la Foule se sent meilleure, prend conscience d’une noblesse et d’une dignité plus hautes, fière d’être dans le secret !

P.-L.-M. et sursum corda !

C’est dans cet esprit que je vous demanderai la permission de vous embrasser, cher Monsieur Noblemaire, — confraternel et reconnaissant.

F.-N.