Les Chansons des trains et des gares/Le phoque

Édition de la Revue blanche (p. 207-210).
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LE PHOQUE


J’ignore si la sympathie est réciproque,
Mais j’eus toujours beaucoup d’amitié pour les phoques :
                Ils ont de si belles moustaches !
            Ce ne sont pas, à parler proprement,
                         (Sot qui s’en fâche !)
                Des animaux d’appartement ;
                Mais s’ils sont tels apparemment,
                         Les phoques,
                Après tout, ce n’est pas leur faute,
                Et l’on ne peut trouver mauvais
Qu’ils préfèrent rester dans l’eau, prendre le frais,
Au lieu de perdre un temps qui passe, hélas ! si vile,
À s’en aller de-ci, de-là, faire des visites.

                C’est donc par un très grand hasard
Que j’en rencontrai un qui sortait de la gare
                (Comme vous pensez) Saint-Lazare.

                Le bon phoque soufflait, soufflait,
                Tout ainsi que, d’après la fable,
                Quand le bon saint Éloi forgeait,
                        Soufflait
                Son fils, dont le nom m’échappe.

                        — Ouais !
                Souffler, monsieur, n’est pas jouer…
Me prévint-il avec une infinie mélancolie,
                Comme près de moi je l’appelais :
        — L’heure, pour badiner, serait trop mal choisie,
Car, las ! vous nous voyez, passez l’expression,
                Dans une foutue situation… —

                — Qu’y a-t-il, Phoque, qu’y a-t-il ?… —
Insistai-je aussitôt, anxieux et fébrile.

— Quoi, vous ne savez pas qu’une mode baroque
                Et moins baroque que barbare,

            Dont toute ma race se marre,
A décrété que cet hiver le monde smart
Se vêtirait de vêtements de peau de phoque ?
            Ah ! nous vivons dans une époque
                        Triste !… —

— Voyons ! et si vous intriguiez près des ministres ?… —
Répartis-je, voulant remonter le moral
            De ce malheureux animal :
            — Vous pourriez tenter un effort ;
Je ne vous dirai pas d’aller voir Félix Faure :
Il est très occupé avec sa Toison d’Or,
                        À c’t’heure ;
            Et puis, de vous à moi, il faut,
Bien qu’à coup sûr ça ne soit pas un déshonneur,
            Éviter de parler de peau
            Dedans la maison d’un tanneur.
            Et même d’un ancien tanneur.

Mais, chez Monsieur Charle Dupuy, à la bonne heure !
            Oui, ce Président du Conseil
            Est un homme de bon conseil ;

Cher Phoque, allons, montrez-vous plus allègre,
            Un peu de cœur, et, pas de trac :
Espérez dans l’aménité de Monsieur Leygues,

            Vous connaissez bien Lintilhac ?…

            Mais, au demeurant, j’imagine
            Que c’est surtout M. Lockroy
Qui vous doit protéger ; j’irais chez lui tout droit,
Car les phoques, c’est bien encor de la marine… —

            Mais le Phoque, des larmes pleins les yeux,
            Et qui soufflait avec effort :
— Hélas ! dit-il, comment tous ces messieurs
Daigneraient-ils s’intéresser à notre sort ?

            Sans aide, sans protection,
Contre l’adversité il nous faut nous débattre :
Ainsi nous condamna la nature marâtre,

            Les Phoques n’ont pas le bras long. —