Les Chansons des trains et des gares/Berceuse

Édition de la Revue blanche (p. 197-200).


BERCEUSE


Les employés
Ministériels
Ont dû retirer leurs gilets,
Tellement ils étaient mouillés,
Leurs moites gilets de flanelle ;
Et maintenant les employés ministériels
Dorment accablés
Par la canicule,
Sur l’ébauche interrompue de leurs majuscules,
Entre le point
Et la virgule :
À poings
Fermés,
Dormez, dormez !


Dormez, dormez, ô directeur,
Sous-directeur,
Chef de bureau ;
Et toi, sous-chef,
Sur ton bureau,
Une torpeur
Courbe ton chef :
Quelle chaleur,
Ah ! Messeigneurs !
Sous-chef, et chef,
Sous-directeur,
Et directeur, — dormez, dormez,
À poings fermés !

Et vous, employés subalternes,
— Il fait si chaud
Dans ce bureau !… —
Vous délaissez vos dominos,
Et le loto,
Ternes, quaternes…
Cherchez des poses
Confortables :

Que sur la table
Vos pieds se posent :
Et si jamais un contribuable
Venait demander quelque chose ;
Dormez, dormez,
À poings fermés — bureaux fermés !

Les bureaux ronflent et transpirent
Comme à plaisir,
C’est un plaisir !
Et faut-il dire
En quels aimables déshabillés,
Quelle simplicité exquise,
Avec un abandon de mise
Élégant, et si familier,
Ils reposent, nos employés,
Sur la chemise
D’un dossier
Appuyant leurs bras de chemise !
Les bureaux ronflent et transpirent :
Allons ! la France peut dormir !

J’ai rêvé d’un démon espiègle,

Par qui,
Pendant cent jours, pendant cent nuits,
Pendant des années, et des siècles,
Les ministères demeureraient ainsi
Endormis :

La République aurait sombré, les fleurs de lis,
Écloses à nouveau, auraient fait place aux aigles ;

Puis quand une fée bienfaisante
Les aurait réveillés, les employés ministériels,
Ils recommenceraient leurs besognes habituelles,
Iraient émarger
Au Budget,
Et sans que nul trouvât la chose extravagante,
Pleins d’un pareil respect des délais nécessaires,
Ils reprendraient, comme naguère,
Au même point, l’expédition des mêmes affaires

Courantes.