Les Cerises du Franciscain (recueil)/Le roi n’en mange pas de pareil


Le roi
n’en mange pas
de pareil


« LE ROI N’EN MANGE PAS DE PAREIL »


Il ne s’était pas annoncé.

Dans le chimbeck des missionnaires l’heure est au travail. Les têtes crépues se penchent avec application, les petits bras noirs se lèvent bien haut tirant le long fil de raphia.

Silence complet !… on a tant à faire !… aura-t-on fini la première ? Coup d’œil discret vers la voisine… De temps à autre une des petites ouvrières se lève brandissant son « étoile » terminée. La maîtresse s’approche, félicite, encourage. « Vite, une deuxième, une autre encore ! »

Le temps passe vite à la Mission !

Dehors la pluie tombe sans discontinuer, un rideau de gouttelettes brillantes descend du toit de chaume.

Soudain Ibanga, une des jeunes de la bande, s’arrête, écoute un instant…, puis brusquement bondit vers la porte.

« Regardez, mais regardez donc… là, près du bosquet… une… un animal énorme… »

En un clin d’œil, vingt têtes curieuses sont à l’affût.

« Oh ! comme il va…

— Si c’était…

— Où dirait un tigre ! une panthère !

— C’est un éléphant.

— Non, je l’ai vu… c’est un homme !

— Un homme ? Un sorcier alors…

— Il vient ici… il va nous faire du mal, sauvons-nous. »

Panique générale. Les petites Noires poussent des cris épouvantables. Le visiteur troublé dans sa promenade matinale prend la fuite. Les hurlements s’apaisent…

Le voilà de nouveau !

Le vacarme de l’atelier arrive jusqu’au village. Les hommes de la Mission accourent… Il s’agit d’un animal féroce ! d’une chasse ! On s’arme d’un lourd bâton, d’une houe, d’un fusil et… à l’assaut !…

On tente de cerner l’ennemi : inutile… un bond prodigieux… le voilà au large et la poursuite commence. Clameurs, détonations se perdent dans la brousse. De loin, prudemment retranchées derrière la cloison de paille, les fillettes suivent les péripéties de la chasse. Soudain, dans le lointain, un cri de victoire… Touché !… Cette fois, la missionnaire lève la consigne et les petites ouvrières partent d’un trait.

Déjà les triomphateurs reviennent avec tous les honneurs de la guerre. Huit hommes portent fièrement sur leurs épaules la dépouille de l’intrus, un singe, un gorille d’une taille peu ordinaire. Le curieux a payé cher sa fantaisie d’exploration à la Mission de Lékéty ! Le cortège débouche maintenant en « pays civilisé » et par des cris et des danses, on acclame les héros du jour. Dans leur joie exubérante, les Noirs inventent même de mettre canne et chapeau au gibier et de le placer très digne devant l’objectif d’un Kodak missionnaire ! Puis, en gens pratiques, ils songent au festin. Le menu ?… Maître « Gorille » lui-même le paiera… de sa personne.

Quelques heures plus tard, les convives (tout le village) assis autour de la grande marmite de « gala » dégustent, avec quelles délices ! leur morceau de singe. Et les claquements de langues, les signes de satisfaction disent clairement que, de l’avis de tous, « jamais le roi n’en mangea de pareil ! »