Les Centenaires romantiques - La mort de Shelley

Edmond Pilon
Les Centenaires romantiques - La mort de Shelley
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 441-455).
LES CENTENAIRES ROMANTIQUES

LA MORT DE SHELLEY
(8 Juillet 1822)


I

L’auteur de ces lignes, il y a quelques années, suivait à Pise le Lungarno Mediceo, ce quai paisible, assoupi, bordé de blanches et douces façades ornées de fleurs et fermées de volets verts ; quand, devant le palais Toscanelli, jadis palais Lanfranchi, peuplé d’ombres dantesques et qu’une tradition attribua longtemps à Michel-Ange, il se souvint que lord Byron avait donné asile, dans cette demeure, à l’écrivain anglais Leigh Hunt et à sa famille.

Or, il y a cent ans à peu près aujourd’hui que, pour parler à Leigh Hunt, deux femmes se présentèrent à la grille de ce même palais Lanfranchi, sur le Lungarno. L’une de ces femmes était Jane Williams, l’épouse de l’ami intime de Shelley, l’autre était Mary Shelley, la femme du poète.

Toutes deux arrivaient de Lerici après s’être arrêtées à Livourne. Sans nouvelles de leurs maris, qui avaient quitté ce dernier port le 8 juillet, à bord du bateau l’Ariel, elles se montraient l’une et l’autre dans un état d’émotion et d’anxiété extraordinaire. Au bruit qu’elles firent, aux appels qu’elles poussèrent, la servante de la comtesse Guiccioli accourut. « Je montai les escaliers en chancelant, » a dit depuis, dans sa triste lettre à mistress Gisborne, la pauvre Mary Shelley.

Aussitôt, lord Byron parut, puis la Guiccioli, souriante, jolie et gaie comme elle était toujours. « Depuis, écrit Mary Shelley, tous deux m’ont dit que, ce terrible soir-là, j’avais plutôt l’air d’un spectre que d’une femme ; il semblait sortir une flamme de mes yeux, ma figure était toute blanche, et j’étais comme une statue de marbre. » Lord Byron fut, à cet aspect, pris d’un affreux pressentiment ; son altière figure, ses nobles traits s’altérèrent aussitôt. Il se saisit de la lettre parvenue la veille à la Casa Magni, la résidence des Shelley auprès de Lerici, lettre dans laquelle Hunt mandait de Pise à Percy Bysshe : « Ecrivez-nous, je vous prie, des nouvelles de votre retour, car on dit que vous avez eu très mauvais temps après votre départ de lundi, et nous sommes dans la plus grande inquiétude... »

Puis il régna un terrible silence. Le poète de Don Juan, après cette lecture, demeura immobile et comme figé. Il se souvenait, à ce moment, d’un fait que le compagnon de voyage de Shelley, Williams, lui avait rapporté naguère. C’était durant une nuit, l’une de ces pures et belles nuits de la baie de la Spezia, sous le ciel illuminé d’astres, devant les bois sombres piqués de l’éclair des lucioles, et tandis que le murmure de la mer venant expirer sur le rivage ressemble à ce chant insidieux qu’Ione, Asia et Panthea, les Océanides, entonnent dans le Prométhée. Tout à coup, Shelley, en proie à la plus folle hallucination, s’était saisi du bras de Williams. Les yeux fixés sur l’écume des vagues qui se brisaient à leurs pieds, « le voici de nouveau ! » s’était-il écrié. Et celui qui avait tant de fois célébré la mer, montré Alastor fier et droit sur son embarcation battue par les flots, confessa qu’il avait vu ceux-ci s’ouvrir tout à coup, et un enfant paraître, qui lui faisait signe [1].

Cette vision singulière avait toujours poursuivi, depuis, le poète dans ses rêveries, et même, quelques années avant ce fait rapporté par Williams, Shelley avait eu déjà cette pensée d’un enfant apparu sur la mer. C’est dans le doux et plaintif poème qu’il adressa, en 1817, au pauvre petit William Shelley, mort depuis, et qu’il avait eu de sa femme Mary : « Les vagues sautent autour de la grève : la barque est faible et fragile ; la mer est noire, et les nuages qui l’enchaînent sèment de sombres rafales. Viens avec moi, délicieux enfant, viens avec moi ! »

Cet appel du fils à son père, ce signe de l’enfant des eaux s’était-il renouvelé, pour Williams et Shelley, durant la traversée, cependant assez brève, de Livourne à Lerici ? Lord Byron, qui commençait de l’appréhender, se gardait bien d’exprimer à voix haute sa crainte secrète. Mais elles, les deux pauvres femmes, les deux Antigones à la recherche des êtres de leurs êtres, on eût dit qu’elles s’efforçaient de surprendre, dans les yeux ardents et voilés du poète, tout ce qu’un homme, qui avait défié tant de fois la mer et qui avait adressé de si furieuses apostrophes à l’Océan, pouvait redouter de ces brusques tempêtes qui s’élèvent soudain et laissent après elles, partout où elles ont sévi, la dévastation et le malheur.

Dans cet état, ni les tendres embrassements de la comtesse Guiccioli, ni les fiévreuses paroles de Leigh Hunt, accouru enfin, et qui s’efforçait en vain de leur rendre espoir, ne purent les retenir à Pise ni l’une ni l’autre. Ombres tremblantes, poursuivies par le pressentiment épouvantable, elles s’enfuirent du palais Lanfranchi plus qu’elles ne le quitteront. A cette heure, l’Arno coulait entre les quais bas ; il avait ce calme apaisé, cette charmante et molle douceur qui font de lui le fleuve délicieux, presque caressant.

En le considérant, Mary songeait que c’était non loin de ces rives, au bois des Caséines, que Shelley avait composé son ode farouche Au vent d’Ouest ; et, tandis qu’à travers la buée des larmes, elle contemplait les embarcations aux voiles latines, elle se souvenait que c’était aussi par l’Arno qu’ils avaient entrepris, une fois, de venir de Florence à Pise ; mais à Empoli, en raison du courant, ils avaient dû s’arrêter et achever le parcours en voiture. En ce temps-là — 1820, — Percy Bysshe n’avait pas rencontré encore, dans le parloir du couvent de Santa Anna, la belle et malheureuse Emilia Viviani ; mais déjà son cœur la pressentait ! Déjà il portait en lui ce poème de la Sensitive qui demeure bien le plus édénien, le plus radieux qui jaillit jamais du cœur d’un poète.

En quittant le palais Lanfranchi, Jane et Mary rencontrèrent un vetturino qui consentit à les conduire à Livourne à deux heures du matin ; mais là elles durent attendre jusqu’à l’aube pour rencontrer le capitaine Roberts, le même qui avait aidé naguère Shelley à construire et fréter le petit bateau l’Ariel. Le rapport de Roberts fut accablant. Quelque forme qu’il y mît, le marin ne put dissimuler en effet que Shelley et Williams avaient bien, malgré ce qu’il avait entrepris pour les en dissuader, quitté Livourne le lundi 8 juillet à une heure de l’après-midi. A ce moment l’Ariel filait sept nœuds à l’heure ; la mer était belle ; mais, vers trois heures, le terrible vent du golfe que les Italiens appellent temporale, et qui est plus violent encore que le mistral et le sirocco, se mit à souffler. C’est alors que Roberts commença à prendre peur. Il était, dit-il, monté dans la tour qui servait de poste d’observation ; grâce à sa lunette, il avait pu découvrir, environ à quelques milles en face de Viareggio, l’Ariel serrant ses huniers. Puis l’ouragan avait rendu le ciel si obscur que Roberts n’avait plus rien aperçu. « Quand le calme revint, ajouta-t-il, il n’y avait plus un seul bateau sur la mer ! »

Et pourtant Roberts espérait ! Un courant favorable aurait pu, selon lui, emporter l’Ariel du côté de la Corse. Aussitôt, les pauvres femmes, les pèlerines de la douteur et de l’anxiété supplièrent qu’on les conduisît à Viareggio. Là on avait recueilli un baril d’eau et un petit canot qui servait de chaloupe à l’Ariel. Jane et Mary sentirent, à cette découverte, que leur cœur se serrait encore plus fort. Mais, que fut-ce, au retour, à la Casa Magni, leur logis de San Terenzo ! Cette nuit-là il y avait fête au village. Tout était illuminé, et, suivant une coutume locale, les paysans dansaient sur le rivage, au milieu des vagues, en poussant de longs cris sauvages.

Ce spectacle nocturne empruntait aux circonstances quelque chose de tragique. Dans cet état effrayant, partagées entre la prostration et l’espérance, les jeunes femmes attendirent jusqu’au 18 juillet. Ici, il faut laisser la parole à Edward John Trelawny, l’ami de Shelley et de Byron, le même à qui Byron avait donné le commandement de son yacht, le Bolivar. Quand Trelawny apporta à San Terenzo la nouvelle que les cadavres de Williams et de Shelley venaient d’être découverts à trois milles l’un de l’autre, sur le rivage de Viareggio, il était environ sept heures du soir. C’était l’instant divin où justement la baie est si belle, où s’allument, en face de San Terenzo, les lumières de Lerici. Et le parfum du myrte, à cette heure, embaumait l’air ; tout, sur le doux rivage, ainsi que dans le poème de la Sensitive, semblait apprêté pour la rêverie et pour l’amour.

Quand Caterina, la nourrice, qui se tenait sur la terrasse, aperçut Trelawny, elle jeta un cri. « Après, dit le fidèle ami de Byron et de Shelley, lui avoir posé quelques questions, je montai les escaliers, et sans me faire annoncer, j’entrai dans la chambre. Je n’eus pas besoin de parler... » Et simplement Trelawny ajoute : « Elles ne m’adressèrent aucune question. Seuls, les grands yeux gris de mistress Shelley étaient fixés sur mon visage. Je baissai la tête... » Quand il la releva, Trelawny aperçut devant lui Jane et Mary, confondues dans un embrassement muet duquel ne montait plus qu’un seul et même sanglot. Alors devant ce spectacle déchirant, lui le farouche garçon qui tant de fois avait affronté l’Océan, lui qui si souvent était monté sur la mer, il pensa aux âmes gonflées d’orage d’Alastor, de Julian et Maddalo, de Béatrice Cenci, ces créatures sorties vivantes du génie de Shelley ! Il se souvint du chant d’Asia, l’Océanide, dans Prométhée délivré, ce chant dans lequel semble planer le suprême adieu du poète : « Nous cinglons à la dérive, au loin sans but et sans étoiles — mais traînés par les fils des voix éoliennes. — Quelles sont ces îles élyséennes ? — O toi, le plus beau des pilotes, — où va la barque de mon désir ? — Quel est le flot que fend ma proue ? — L’air qu’on respire en ces royaumes n’est qu’amour... »

Aux pieds de Trelawny, le même sanglot qui montait par saccades, continuait de secouer les deux veuves. Au loin, plus loin que le golfe, l’isola Palmaria, l’isola del Tino, les deux îles radieuses, face à Porto Venere, fleurissaient sur la mer. Il y a de cela cent ans. Et dans ce site de beauté, d’azur, de lumière et de grâce, il semble bien qu’il retentisse toujours le cri de William-Michaël Rossetti nous montrant Shelley « battu du monde, battu des vagues, le plus divin des demi-dieux ! »


II

Demi-dieu dans la poésie anglaise, Shelley n’est pas éloigné de l’être aujourd’hui dans la poésie humaine. Dans une dédi- cace adressée jadis à M. Paul Bourgi-t, M. Gabriel Sarrazin, dont les travaux sur la vie et l’œuvre de Percy Bysshe se placent à côté de ceux de Rabbe et de MM. Chevrillon et Schuré, l’a dit éloquemment : « Son vaste génie poétique dépasse son pays et a quelque chose d’universel[2]. »

À l’occasion de ce centenaire de la mort dramatique d’un poète emporté, à l’âge de notre Chénier, et dans une fureur des éléments non moins mortelle que la fureur des hommes, il y a lieu de le rappeler pourtant : « sa mort n’eut pas une ligne dans les journaux. » Et cette remarque, que James Darmesteter devait présenter à l’occasion de la publication faite à Londres, par Richard Garnett, d’un choix de lettres de l’auteur des Cenci et d’Epipsychidion[3], il y a bien longtemps que Byron, qui était assez grand pour mesurer de son regard d’aigle une grandeur rivale, l’avait exprimée.

Le 8 août 1822 exactement, de Pise où il continuait d’habiter, il faisait savoir à Londres à son ami Moore, en même temps que la nouvelle de l’événement affreux de Viareggio, son sentiment sur cette brusque disparition d’un homme que la gloire avait, jusque-là trop négligé. « En voilà dit-il, encore un de parti, un de ceux sur lesquels le monde s’est méchamment et brutalement mépris. » « Peut-être, ajoutait-il, lui rendra-t-on justice, maintenant que cela ne peut troubler son repos ni le lui donner. »

Comme beaucoup de prédictions des grands hommes, celle de lord Byron s’est réalisée. Grâce aux efforts persévérants de la Shelley society, aux savants et complets travaux d’Edward Dowden, d« Garnett, de Symonds, de William-Michaël Rossetti, le culte de Shelley s’est imposé en Angleterre. De là il s’est répandu en Italie, en France. Et maintenant que le nombre des shelleiens, comme disait Félix Rabbe, des shelleyistes, ainsi que l’a écrit Darmesteter, n’a fait que s’accroître dans le monde avec les années, nous pensons que ce serait une pieuse pensée que d’entreprendre, par l’imagination au moins, un pèlerinage aux divers endroits où vécut ce héros poursuivi d’un destin fatal.

Pour nous, il nous est arrivé d’accomplir deux de ces visites mémoriales à Percy Bysshe. La première fois, ce fut à Londres, dans cette salle de la National portrait Gallery où Shelley est visible dans le portrait d’un caractère si touchant que miss Amélia Curran a laissé du poète. Shelley, dans cette effigie, est représenté de face. Son regard est profond et comme extatique ; la sombre chevelure, contrastant avec le blanc de la chemise échancrée largement sur le cou, semble ajoutera cette physionomie rêveuse et délicate quelque chose de surnaturel et de fantastique.

Trelawny, qui vit pour la première fois le poète à Pise, aux Tre Palazzi, où il habitait alors avec les Williams, dit que c’était un « jeune homme grand et maigre, » ses « dehors incultes et féminins » étaient, de même que dans le portrait de miss Curran, ceux d’un adolescent. Trelawny demeura confondu qu’une si fragile enveloppe pût contenir tant de puissance créatrice.

De la délicatesse et de la force, une opposition d’ombres et de lumières, une suavité d’inspiration vraiment exquise et parfois aussi des traits démoniaques et byroniens venant contraster avec ce charme suprême d’une âme avide de tendresse, voilà en effet Shelley vers ce temps de sa vie où les doux bienfaits de l’amour commençaient de se manifester en lui par une sorte d’apaisement de l’âme et de renouvellement de l’inspiration. , Alors les sentiments qu’Émilia Viviani ou Jane Williams avaient fait germer dans son cœur lui étaient un baume aux blessures de sa jeunesse ; et, bien qu’il fût toujours cet Inglese malinconico, cet Anglais mélancolique, qui s’en allait, — au dire des bûcherons, — rêver auprès de Pise dans les bois sombres de Gombo, une sorte de détachement des choses terrestres se manifestait en lui au point que l’esprit aérien d’Ariel semblait le soulever et l’emporter parfois hors de ce monde ingrat.

A la Dodleian library d’Oxford, qui est le lieu plein de fraîcheur, de recueillement et de beauté où nous accomplîmes en Angleterre notre second pèlerinage shelleien, il est, — entre autres reliques de Percy Bysshe religieusement conservées, — une page manuscrite de ce beau poème que l’auteur des Cenci dédia à Jane Williams, poème dans lequel Jane est appelée Miranda ainsi que dans la Tempête, et où lui se nomme Ariel. Et, là aussi, Jane est montrée peinte par Clint ; non loin encore se trouve la guitare dont jouait cette femme aimable, et sur laquelle se lisent des vers de Shelley.

Ainsi était ce dernier vers ce temps de sa vie ; et la fluidité, la transparence, le charme lumineux, délicat de son art, tout cela avait pris quelque chose d’allègre et de radieux dont il semblait que sa poésie trempée de rosée, baignée de soleil, eût reçu l’empreinte et connu le rayonnement. Un poète français d’une inspiration élevée a bien compris ce qu’était devenu Shelley alors et que, sans doute, il s’éloignait de Byron pour se rapprocher de ceux de ses compatriotes qui s’étaient comme lui, dès leurs jeunes ans, nourris des fruits féconds de la nature anglaise. Et c’est M. Louis Le Cardonnel quand, dans sa Louange d’Alfred Tennyson, il nous a montré, rassemblés en une seule cohorte :


... Spencer aux splendides images,
Wordsworth penché le soir sur de pensives eaux,
Keats retrouvant le son des antiques roseaux,
Shelley presque perdu dans les ardents nuages…


La langueur de l’été toscan, les parfums qui montent de cette baie radieuse et tous les doux prestiges d’un paysage combiné avec harmonie aidaient encore à embellir et à purifier cet art si souple d’un poète qui aspirait à un Eden, à une terre propice pareille, a-t-il dit dans Epipsychidion, « à une fiancée dévêtue toute brillante d’amour et de grâce. » Le fait est qu’à ce moment sa poésie avait pris un développement, une fraîcheur et une teinte adorables, et qu’une si tendre lumière, une si insinuante mesure se répandait, à mesure qu’il avançait vers la perfection, en ces « strophes liquides et sinueuses, » que M. André Chevrillon a fait voir toutes riches et scintillantes.

Semblable à ce souple et fuyant Ariel à qui commandait Prospéro, Shelley ne vivait cependant pas seulement dans « les ardents nuages ; » la mer aussi était l’élément où il se plaisait à se perdre et à rêver. N’avait-il pas, attiré par le battement de l’onde, donné justement au bateau sur lequel il devait trouver la mort ce nom même d’Ariel ? Et comme nous le retrouvons en lui, élevé à un point suprême, ce prestige de l’eau qui, depuis le Shakspeare de la Tempête jusqu’au Stevenson des voyages, en passant par le Byron de don Juan, a communiqué aux lettres anglaises cette spéciale beauté, d’une fraîcheur pénétrante, d’une cadence sourde et comme marine, enfin ce souffle liquide dont seuls ces insulaires ont surpris le secret.

La comtesse Albrizzi, qui avait assisté à Venise à l’un de ces emportements de sa fière nature dont lord Byron était coutumier, disait du puissant ami de Shelley « que l’état ordinaire de son esprit était la tempête. » Mais c’était aussi une tempête que la vie de Percy Bysshe ; et, dans bien des circonstances, ces deux hommes, tant sur le lac de Genève qu’à la Spezia, au Lido qu’en vue de Ravenne, avaient affronté ensemble la bourrasque et les autans. Plus d’une fois même, Shelley avait été assailli par les flots déchaînés. Une première fois, alors qu’il se rendait en Irlande avec Harriet Westbrook, sa première femme ; une seconde fois sur le lac de Genève, auprès de la Meillerie, il avait bien failli périr victime de son imprudence ; enfin, non loin de la Spezia ou à l’embouchure de l’Arno, à plusieurs reprises il lui était arrivé de chavirer. Mais lui, avec cette insouciance téméraire qu’il apportait à exposer sa propre vie, ne faisait que rire de ces avertissements d’un destin qui s’était emparé déjà d’Harriet pour la noyer dans la rivière Serpentine et qui, maintenant, n’allait pas tarder à se saisir de lui pour le rejeter sanglant et déchiré sur les récifs de Viareggio.

Cependant, un homme de son espèce, tellement à part, qui, jusque là avait vécu toujours éloigné du monde, est-ce qu’il n’appartenait déjà pas un peu, quoique vivant, à ces sphères rayonnantes, à ces mondes sublimes et insoupçonnés où il rêvait de se retrouver un jour avec Emilia : « Un seul esprit en deux corps. Oh ! pourquoi deux ? » Et ce détachement, ce mépris même des choses terrestres, ils étaient devenus si grands chez le poète que Shelley avait pris l’habitude de porter sur lui un poison mortel. Dans sa sombre et cruelle ironie, il appelait cela avoir toujours à portée de la main, et dans quoique occasion que ce fût, « la clé d’or de la chambre du repos éternel. »


III

Chaque fois que l’on songe à ce repos éternel auquel lui-même semblait aspirer, et que ces Océanides qu’il a chantées dans son Prométhée devaient lui apporter enfin, l’on ne peut se défendre de penser à l’Orphée français déchiré dans un autre supplice. En nommant Shelley, c’est Chénier que l’on évoque ; non pas le Chénier de l’amour et de la plainte du faune, mais le Chénier de Dryas, de la Jeune Tarentine, celui dont les idylles marines, parées d’écume et gonflées de brise, ressemblent à de blanches voiles inclinées sur les flots.


« Tout est-il prêt ? partons. Oui, le mât est dressé ;
Adieu donc. » Sur les bancs le rameur est placé ;
La voile, ouverte aux vents, s’enfle et s’agite et flotte ;
Déjà le gouvernail tourne aux mains du pilote.
Insensé !... [4]


Oui, insensé le poète, insensé le rêveur qui défiait ainsi le danger ! Avec cette intuition des femmes dont le cœur perçoit, en ce qui concerne les êtres chers, jusqu’aux moindres avertissements du destin farouche, Mary Shelley, dès-le premier moment de leur installation à San Terenzo, avait éprouvé que cette présence continuelle de la mer allait inciter Percy Bysshe à bien des tentations, l’exposer à bien des périls.

Il faut dire que cette casa, où les Williams devaient venir rejoindre les Shelley à la veille du drame, n’était pas précisément souriante. Il ne fallait pas moins que l’imagination du poète pour transformer en un palais de féerie cette demeure rustique, bâtie en terrasse, à demi abandonnée sur la plage et qu’un auteur italien, M. Guido Biagi, en une photographie impressionnante, nous représente, après Félix Rabbe, « d’un aspect triste et sévère, élevée sur des arcades en forme de cloitre, adossée à une colline couverte d’une sombre forêt, et dominant la mer dont les flots venaient se briser au pied de la maison. »

Mary avait, dit-on, éprouvé une véritable répugnance, après l’heureux séjour de Pise, à venir s’installer dans un endroit aussi sauvage et dont la population, composée de paysans ou de matelots faisant la contrebande, était fort primitive ; mais, épris comme il l’était d’espace, de nature vierge et de liberté, Percy Bysshe ne faisait que se rire des appréhensions dont sa femme était tourmentée. Véritable Ariel ou Puck de la poésie, il déclarait sublime ce séjour choisi en face de la baie la plus belle du monde, cette « divine baie, » comme lui-même l’écrivait avec transport à Horace Smith. Et la grotte de Prospéro, qui est toute scintillante et illuminée, n’eût certes pas offert à ses yeux complaisants un enchantement plus grand que cette maison silencieuse, vaste et délabrée, ouverte à tous les vents et à tous les coups de mer.

Depuis longtemps déjà Shelley rêvait de posséder, à l’exemple de lord Byron, une embarcation qui lui permît de naviguer selon sa fantaisie au milieu de tous les méandres des îles, jusqu’au fond de tous les détroits et de tous les golfes. Cette sorte d’ivresse nautique était partagée par Williams, et c’est ce qui explique sans doute pourquoi ni l’un ni l’autre des amis ne se rangèrent au conseil que leur donna Trelawny de demander au capitaine Roberts de leur construire, comme il en fut question d’abord, une goélette d’un modèle américain. Cette construction eût exigé un certain temps, et ce que Williams et Shelley voulaient c’était d’obtenir, dans un bref délai, une chaloupe légère répondant à leur fantaisie et que Roberts pût mettre en chantier immédiatement.

La discussion que ce projet provoqua eut lieu, sous le toit du poète, dans la nuit du 15 janvier de l’année 1822, six mois avant l’événement du naufrage du bateau l’Ariel. Jane Williams et Mary Shelley assistèrent à cette conversation animée, amicale et de laquelle devait sortir pourtant le malheur de tous. « Dans cette nuit, a écrit Mary Shelley, qui se ressouvint par la suite des circonstances de cette soirée, le misérable sort de Jane et le mien furent décidés. Nous nous dîmes alors l’une à l’autre, en riant : « Nos maris décident sans nous demander notre consentement ; car, pour dire vrai, je hais ce bateau, quoique je n’en dise rien. — Et moi aussi ! » dit Jane. « Mais, ajouta-t-elle, parler serait inutile et ne servirait qu’à gâter leur plaisir. »

Que ce plaisir fut grand, cependant, pour le poète ! Et le jour où le don Juan, baptisé d’abord ainsi en l’honneur du héros de Byron, mais qui bientôt devait prendre le nom plus shakspearien d’Ariel, doubla, devant Lerici, le cap de Porto-Venere et se présenta en vue du rivage, il n’y eut pas de démonstrations de joie auxquelles ne se livrât Shelley. Quelques mois après, le 18 juin, son enthousiasme était toujours au comble, et, tout triomphant, Percy Bysshe faisait savoir, à cette date, aux Gisborne : « J’ai ici un bateau qui m’a coûté quatre-vingts livres. Il est rapide et beau ; on dirait presque un vaisseau. » Shelley écrit en poète ; il exagère. Et le croquis de Williams, reproduit par M. Guido Biagi[5] montre que l’Ariel, d’apparence toute modeste, ne peut se comparer au Bolivar, le yacht opulent dont lord Byron était si lier et que reproduit le même dessin.

À peine en possession de ce charmant Ariel, il n’y eut pas de prouesses auxquelles ne se livrèrent Williams et Shelley ; tantôt c’était en compagnie du Bolivar, et, d’autres fois, c’était avec une téméraire audace, en luttant seuls contre les felouques et les bateaux à voiles des pécheurs de la baie de la Spezia[6], L’on sait comment tout cela finit, et la façon dont périrent Williams et Shelley, le lundi 8 juillet 1822, dans le même golfe, face à Viareggio. Dans la Casa Magni, à ce moment même, auprès de Mary Shelley, était Jane Williams, celle que le poète avait nommée Miranda. Et dans la Tempête, la douce et terrible Tempête de Shakspeare, il y a aussi Miranda, Miranda jouant négligemment avec ses cheveux, et disant à son père Prospero : « Oh ! que j’ai souffert avec ceux que je voyais souffrir ! Un beau vaisseau qui, sans doute, portait dans son sein de nobles créatures, brisé, tout en pièces ! Oh ! le cri de son naufrage a retenti contre mon cœur ! Pauvres infortunés ! ils ont péri. »

À quatre années en deçà de ce jour, alors qu’il composait son triste poème : The Past, Shelley, comme si une autre vision de Shakspeare, la douce Ophélie, se fût montrée à sa vue, avait été assailli tout à coup par le souvenir d’Harriet Westbrook, sa malheureuse femme noyée dans la Serpentine. « Ce sont, avait-il dit avec gémissement, de tels souvenirs qui font du cœur un sépulcre. » Et maintenant, voilà que le sépulcre, le mouvant sépulcre des flots, venait de s’ouvrir de nouveau pour Williams et pour lui ! « Le soir du lundi, relate Mary Shelley, il y eut un ouragan de tonnerre ; » puis d’une plume brisée, d’un trait tremblant, elle ajoute : « le mardi il plut toute la journée ; le temps fut calme ; le ciel pleurait sur leur tombeau ! » Tombeau profond des vagues, c’était celui où venait de sombrer le poète qui avait surpris le secret des mers et à qui les Océanides, tant de fois, avaient fait signe.

Ceux qui ont accompli le pèlerinage d’Oxford ont pu apercevoir, dans la vitrine de la Bodleian library où sont conservés les souvenirs de Keats et de Shelley, l’exemplaire du Sophocle retrouvé par Trelawny dans la poche du vêtement du poète, après que la mer eut rejeté le cadavre en vue de Viareggio. Shelley avait emporté ce Sophocle à bord de l’Ariel en quittant Livourne, et Leigh Hunt, après lui avoir dit adieu à Pise, lui avait remis un volume de Keats. C’était là pour ce drame d’horreur et de mort, les deux témoins bien dignes d’assister aux derniers moments de celui que Byron a montré méconnu des hommes, mais que la postérité devait placer justement un jour, entre Sophocle et Keats, parmi les plus grands.

Keats surtout, Keats si élevé, si pur et frémissant, si parfaitement digne d’aimer et d’être aimé, avait, avant de mourir sous le même ciel que Shelley, composé une Ode à une urne grecque, ce poème où il semble que tout ce qui fut beauté, passion, amour et joie se trouve réduit à une poignée de cendres. Et voilà justement que c’était dans une urne et que c’était sous forme de cendres que les restes de Shelley devaient, après le naufrage de l’Ariel et l’épisode de l’incinération, être transportés à Rome pour y être inhumés, dans le cimetière protestant de cette ville, à côté de ceux de ce même Keats que Shelley avait pleuré dans Adonaïs.

Mistress Shelley, dans sa triste lettre publiée plus tard, semble avoir tout résumé de ces grands faits. C’est quand elle écrit, durant que Byron, Hunt et Trelawny sont allés procéder à la funèbre cérémonie de la crémation du corps du poète auprès de Viareggio, ces mots déchirants par lesquels s’achève son récit : « Aujourd’hui le soleil brille dans le ciel... Ils sont allés aux bords désolés de la mer rendre les derniers devoirs à ses restes terrestres... Ceux-ci seront portés à Rome à côté de mon enfant, et là moi aussi, j’irai les rejoindre un jour. Adonaïs n’est pas l’élégie de Keats, c’est sa propre élégie. »

Rome, autant que Pise ou Venise, avait toujours exercé sur Shelley une grande fascination. Le poète eût pu vivre un siècle, qu’un siècle il se fût souvenu de ce quai du Lungarno à Pise que tant de fois il avait suivi pour aller au parloir du couvent de Santa Anna rendre visite à la belle recluse : Émilia Viviani. Au milieu de mille souriantes beautés poétiques qui ornent ses ouvrages, Percy Bysshe offre beaucoup de l’âme de Dante. Emilia eût été sa Béatrice. Mais à Venise, aux bords des lagunes, lord Byron, durant leurs âpres et longues promenades le long des flots, lui avait lu plus d’un chant de Childe Harold. Cependant, à Rome, il avait éprouvé d’autres orages. C’est à Rome, au palazzo Barberini, qu’il avait admiré, pour la première fois, ce saisissant portrait de Béatrice Cenci peint par le Guide, et d’où devait naître tout un drame poétique ; c’est à Rome enfin, au printemps de 1819, sur les ruines des bains de Caracalla, dans un décor de Piranese tout festonné de pampres, envahi de vigne vierge et de lierre, qu’il avait, en partie, composé le Prométhée délivré.

Et maintenant, c’était, non loin du Tibre, à deux pas de ces mêmes thermes de Caracalla, proche du mont Testaccio, à l’ombre de la pyramide de Cestius, entre les pins et les cyprès, qu’allait reposer celui dont l’âme passionnée et le cœur tumultueux n’avaient rencontré l’apaisement que dans la mort. S’il y a au monde un lieu recueilli, plein de silence, où le soleil même semble tempéré dans son ardeur, c’est bien ce petit cimetière protestant de Rome où dorment côte à côte Keats et Shelley.

Une fois déjà en décembre 1818, le poète de Prométhée avait franchi la porte Paolo, et comme guidé par cet ange invisible qui mène souvent les hommes vers ce lieu de leur tombeau où ils doivent finir, il était entré dans ce champ paisible. Pénétré par tant de recueillement, de calme et de simplicité, il avait déclaré que ce cimetière était « le plus beau et le plus solennel qu’il eût vu jamais. » « S’il faut mourir, avait-il dit encore, c’est là que je voudrais être. » Et c’est là en effet qu’Edward John Trelawny et Leigh Hunt vinrent inhumer ces cendres qu’en compagnie de lord Byron, ils avaient recueillies, en même temps que le cœur du poète, après la funèbre cérémonie de la crémation, sur le bûcher de Viareggio. Et c’est encore Hunt et Trelawny qui se chargèrent de composer l’épitaphe gravée sur la dalle romaine et qu’un siècle ne suffit pas à effacer :


PERCY BYSSIIE SHELLEY

COR CORDIUM
Natus : IV aug. MDCCXCII

Obiit : VIII jul. MDCCXXII

épitaphe complétée par trois vers de Shakspeare extraits de la Tempête :


Nothing of him that doth fade
Duth doth suffer a sea change
Into something rich and strange


et dans lesquels le battement de la mer semble gronder encore comme au jour terrible où la fatale bourrasque emporta l’Ariel et ses passagers.

Devant un tel tombeau, en mémoire de Shelley, comment ne pas répéter ce que Shelley lui-même, dans Adonaïs, un an auparavant, disait de Keats dans ce même endroit : « Il n’est pas mort ; il ne dort pas ; il s’est réveillé à la vie. Son vol l’a emporté par delà l’ombre de notre nuit. Il vit maintenant, il s’éveille. C’est la mort qui est morte et non pas lui. » « Sa gloire, a dit depuis Darmesteter en nommant Shelley, sa gloire (si tardive à s’affirmer) couvait sous la cendre. » Oui, mais de cette cendre, comme du bûcher de Viareggio, il est sorti une haute flamme ; et cette flamme rayonnante qu’un poète a portée en lui, c’est elle, après cent années, qui éclaire encore tout un monde lyrique.


EDMOND PILON.

  1. Edouard Schuré : dans la Revue des Deux Mondes (février 1877).
  2. Gabriel Sarrazin, La Renaissance de la poésie anglaise, 1889.
  3. Select letters of Percy Bysshe Shelley, edited by Richard Garnett, Londres, 1882.
  4. André Chénier : Dryos.
  5. Dans son livre pittoresque : The last days of Percy Bysshe Shelley. New details from unpublished documents. (London, 1898.)
  6. M. Édouard Schuré, qui accomplit, vers 1876, un pèlerinage au lieu même où Shelley périt, écrit que « le souvenir de Byron et de Shelley resta longtemps vivant parmi les marins de la côte. » Un batelier, appelé Moscova, qui s’offrit à conduire le voyageur français, parlait encore, d’après son père qui l’avait connu, de « l’Anglais célèbre. » Et c’est ainsi qu’il peignait le fougueux Byron. sa physionomie ardente, ses cheveux bouclés et fauves : Era un uomo molto ardito, aveva una bella testa e capelli rossi con molti annelli.