Les Cavaliers et les chevaux du Sahara

Les Cavaliers et les chevaux du Sahara
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 944-967).
LES CAVALIERS


ET


LES CHEVAUX DU SAHARA.






Les cavaliers numides étaient déjà renommés du temps des Romains. Les cavaliers arabes ne le cèdent en rien à leurs devanciers. Le cheval est resté de nos jours le premier instrument de guerre pour ces belliqueuses populations. Une étude sur les chevaux algériens, qui présentent encore les caractères des races barbe et arabe, n’intéresse donc pas seulement l’art hippique, mais aussi notre puissance en Algérie. Pendant les seize années que j’ai passées en Afrique, un de mes premiers soins a été de mettre à profit mes relations avec les chefs indigènes et les grandes familles du pays pour résoudre ces deux questions : — Quelle est la valeur réelle des chevaux arabes? Quelle est la nature des services à en attendre? — Selon les uns, les Arabes sont les premiers cavaliers du monde; au dire des autres, ils ne sont que des bourreaux de chevaux. Les premiers leur font honneur de toutes les bonnes méthodes admises chez nous ou ailleurs; les seconds les représentent comme n’entendant rien ni à l’équitation, ni à l’hygiène, ni à la reproduction. Des renseignemens recueillis sous la tente même des Arabes montreront peut-être ce qu’il y a d’excessif dans l’une et l’autre opinion. Pour démêler le vrai au milieu de tant d’exagérations, il suffit d’interroger sans parti pris la vie du désert, et c’est ce que j’ai fait. Ce sont les résultats de ma longue et pénible enquête que j’essaie de noter ici.

Chez un peuple pasteur et nomade qui rayonne sur de vastes pâturages, et dont la population n’est pas en rapport avec l’étendue de son territoire, le cheval est une nécessité de la vie. Avec son cheval, l’Arabe commerce et voyage; il surveille ses nombreux troupeaux, il brille au combat, aux noces, aux fêtes de ses marabouts; il fait l’amour, il fait la guerre; l’espace n’est plus rien pour lui. Aussi les Arabes du Sahara se livrent-ils encore avec passion à l’élève des chevaux; ils savent ce que vaut le sang, ils soignent leurs croisemens, ils améliorent leurs espèces. L’amour du cheval est passé dans le sang arabe; ce noble animal est le compagnon d’armes et l’ami du chef de la tente, c’est un des serviteurs de la famille; on étudie ses mœurs, ses besoins; on le chante dans les chansons populaires. Chaque jour, dans ces réunions en dehors du douar, où le privilège de la parole est au plus âgé seul, et qui se distinguent par la décence des auditeurs assis en cercle sur le sable ou sur le gazon, les jeunes gens ajoutent à leurs connaissances pratiques les conseils et les traditions des anciens. La religion, la guerre, la chasse, l’amour et les chevaux, sujets inépuisables d’observations, font de ces causeries en plein air de véritables écoles où se forment les guerriers, où ils développent leur intelligence en recueillant une foule de faits, de préceptes, de proverbes et de sentences dont ils ne trouveront que trop l’application dans le cours de la vie pleine de périls qu’ils ont à mener. C’est là qu’ils acquièrent cette expérience hippique que l’on est étonné de trouver chez le dernier cavalier d’une tribu du désert. Il ne sait ni lire ni écrire, et pourtant chaque phrase de sa conversation s’appuiera sur l’autorité des savans commentateurs du Koran ou du prophète lui-même. « Notre seigneur Mohamed a dit; Sidi-Ahmed-ben-Youssef a ajouté; Si-ben-Dyab a raconté.... » Tous ces textes, toutes ces anecdotes, qu’on ne trouve le plus souvent que dans les livres, il les tient, lui, des tolbas ou de ses chefs, qui s’entendent ainsi, sans le savoir, pour développer ou maintenir chez le peuple l’amour du cheval, les préceptes utiles, les saines doctrines ou les meilleures règles hygiéniques. Le tout est bien quelquefois entaché de préjugés grossiers, de superstitions ridicules; c’est une ombre au tableau. Soyons indulgens : il n’y a pas si long-temps qu’en France on proclamait à peu près les mêmes absurdités comme vérités incontestables.

Cherchant à réunir, à coordonner ces préceptes des guerriers arabes sur l’hygiène et l’élève des chevaux, j’ai dû poser quelques questions à l’un des juges les plus compétens en pareille matière. J’avais connu l’émir Abd-el-Kader pendant que j’étais consul de France à Mascara de 1837 à 1839, et je l’avais revu à Toulon, lorsque j’y fus envoyé en mission au moment où il touchait le sol de la France. J’avais pu, dans de nombreux entretiens avec l’émir, apprécier ses connaissances profondes sur tout ce qui touche au sujet spécial qui m’avait toujours occupé depuis mon arrivée en Afrique. C’est à lui que j’ai soumis mes doutes, et une lettre de l’émir datée du 8 novembre 1851 (le 23 de moharrem, premier mois de 1268) m’a donné sur les races chevalines en Algérie quelques détails qu’on ne lira pas sans intérêt.


« GLOIRE A DIEU L’UNIQUE. — SON REGNE SEUL EST ÉTERNEL.

Le salut sur celui qui égale en bonnes qualités tous les hommes de son temps, qui ne recherche que le bien, dont le cœur est pur et la parole accomplie, le sage, l’intelligent, le seigneur général Daumas, de la part de votre ami Sid-el-Hadj Abd-el-Kader, fils de Mahhi-Eddin[1].

Voici la réponse à vos questions.

Vous me demandez combien de jours le cheval arabe peut marcher sans se reposer et sans trop en souffrir. — Sachez qu’un cheval sain de tous ses membres, qui mange d’orge ce que son estomac réclame, peut tout ce que son cavalier veut de lui. C’est à ce sujet que les Arabes disent : Allef ou annef; donne de l’orge et abuse. — Mais, sans abuser du cheval, on peut lui faire faire tous les Jours seize parasanges : c’est la distance de Mascara à Koudiat-Aghelizan sur l’Oued-Mina, elle a été mesurée en drâa (coudées). Un cheval faisant ce chemin tous les jours, et qui mange d’orge ce qu’il en veut, peut continuer, sans fatigue, trois ou même quatre mois, sans se reposer un seul jour.

Vous me demandez quelle distance le cheval peut parcourir en un jour. — Je ne puis vous le dire d’une manière précise; mais cette distance doit approcher de cinquante parasanges, comme de Tlemcen à Mascara. Nous avons vu un très grand nombre de chevaux faire en un jour le chemin de Tlemcen à Mascara. Cependant le cheval qui aurait fait ce trajet devrait être ménagé le lendemain, et ne pourrait franchir, le second jour, qu’une distance beaucoup moindre. La plupart de nos chevaux allaient d’Oran à Mascara en un jour, et pouvaient faire deux ou trois jours de suite le même voyage. Nous sommes partis de Saïda vers huit heures du matin, pour tomber sur les Arbâa, qui campaient à Aaïn-Toukria (chez les Oulad-Aïad près Taza), et nous les avons atteints au point du jour. Vous connaissez le pays, et vous savez ce que nous avons eu de chemin à faire.

Vous demandez des exemples de la sobriété du cheval arabe et des preuves de sa force pour supporter la faim et la soif, — Sachez que, quand nous étions établis à l’embouchure de la Melouïa, nous faisions des razzias dans le Djebel-Amour, en suivant la route du Sahara, poussant nos chevaux, le jour de l’attaque, dans une course au galop de cinq à six heures, d’une seule haleine, et accomplissant notre excursion, aller et retour, en vingt ou vingt-cinq jours au plus. Pendant cet intervalle de temps, nos chevaux ne mangeaient d’orge que ce qu’ils avaient pu porter avec leurs cavaliers, environ huit repas ordinaires; nos chevaux ne trouvaient point de paille, mais seulement de l’alfa et du chiehh, ou encore, au printemps, de l’herbe. Cependant, en rentrant auprès des nôtres, nous faisions le jeu sur nos chevaux le jour de notre arrivée, et frappions la poudre avec un certain nombre d’entre eux. Beaucoup qui n’eussent pas pu fournir ce dernier exercice étaient néanmoins en état d’expéditionner. Nos chevaux restaient sans boire un jour ou deux; une fois ils n’ont pas trouvé d’eau pendant trois jours. Les chevaux du Sahara font beaucoup plus que cela. Ils restent environ trois mois sans manger un grain d’orge; ils ne connaissent la paille que les jours où ils viennent acheter des grains dans le Tell, et ne mangent le plus souvent que de l’alfa et du chiehh, quelquefois du guetof. Le chiehh vaut mieux que l’alfa, et le guetof que le chiehh.

Les Arabes disent : « L’alfa fait marcher, — le chiehh fait combattre, — et le guetof vaut mieux que l’orge. » Certaines années se passent sans que les chevaux du Sahara aient mangé un grain d’orge de l’année entière, quand les tribus n’ont point été reçues dans le Tell. Quelquefois ils donnent alors des dattes à leurs chevaux; cette nourriture les engraisse; leurs chevaux peuvent alors expéditionner et combattre.

Vous demandez pourquoi, quand les Français ne montent les chevaux qu’après quatre ans, les Arabes les montent de très bonne heure. — Sachez que les Arabes disent que le cheval, comme l’homme, ne s’instruit vite que dans le premier âge. Voici leur proverbe à cet égard : « Les leçons de l’enfance se gravent sur la pierre; les leçons de l’âge mûr disparaissent comme les nids des oiseaux. » Ils disent encore : « La jeune branche se redresse sans grand travail; mais le gros bois ne se redresse jamais. » Dans la première année, les Arabes instruisent déjà le cheval à se laisser conduire avec le reseun, espèce de caveçon; ils l’appellent alors djeda, commencent à l’attacher et à le brider. Dès qu’il est devenu teni, c’est-à-dire qu’il entre dans sa seconde année, ils le montent un mille, puis deux, puis un parasange, et, dès qu’il a dix-huit mois, ils ne craignent pas de le fatiguer. Quand il est devenu rebàa telata, c’est-à-dire quand il entre dans sa troisième année, ils l’attachent, cessent de le monter, le couvrent d’un bon djelale (couverture) et l’engraissent. Ils disent à cet égard : « Dans la première année (djeda), attache-le pour qu’il ne lui arrive pas d’accident. — Dans la deuxième année (teni), monte-le jusqu’à ce que son dos en fléchisse. — Dans la troisième année (rebâa telata), attache-le de nouveau; puis, s’il ne convient pas, vends-le. »

Si un cheval n’est pas monté avant la troisième année, il est certain qu’il ne sera bon tout au plus que pour courir, ce qu’il n’a pas besoin d’apprendre, c’est là sa faculté originelle. Les Arabes expriment ainsi cette pensée : Le djouad court suivant sa race (le cheval noble n’a pas besoin d’apprendre à courir).

Vous me demandez pourquoi, si l’étalon donne aux produits plus de qualités que la mère, les jumens sont pourtant d’un prix plus élevé que les chevaux. — La raison, la voici ; celui qui achète une jument espère que, tout en s’en servant, il en tirera des produits nombreux; mais celui qui achète un cheval n’en tire d’autre avantage que de le monter, les Arabes ne faisant point saillir leurs chevaux pour de l’argent, et les prêtant gratuitement pour la monte.

Vous me demandez si les Arabes du Sahara tiennent des registres pour établir la filiation de leurs chevaux. — Sachez que les gens du Sahara algérien, pas plus que ceux du Tell, ne s’occupent de ces registres. La notoriété leur suffit, car la généalogie de leurs chevaux de race est connue de tous, comme celle de leurs maîtres. J’ai entendu dire que quelques familles avaient de ces généalogies écrites, mais je ne pourrais les citer.

Vous me demandez quelles sont les tribus de l’Algérie les plus renommées pour la noblesse de leurs chevaux. — Sachez que les meilleurs chevaux du Sahara sont les chevaux des Hamyan sans exception. Ils ne possèdent que d’excellens chevaux, parce qu’ils ne les emploient ni pour le labour, ni pour le bât; ils ne s’en servent que pour expéditionner et se battre. Ce sont ceux qui supportent mieux la faim, la soif et la fatigue. Après les chevaux des Hamyan viennent ceux des Harar, des Arbâa et des Oulad-Nayl.

Dans le Tell, les meilleurs chevaux pour la noblesse et pour la race, la taille et la beauté des formes, sont ceux des gens du Cheliff, principalement ceux des Oulad-Sidi-Ben-Abd-Allah (Sidi-el-Aaribi), près de la Mina, et encore ceux des Oulad-Sidi-Hassan, fraction des Oulad-Sidi-Dahhou, qui habitent la montagne de Mascara. Les plus rapides sur l’hippodrome, beaux aussi de forme, sont ceux de la tribu des Flitas, des Oulad-Cherif et des Oulad-Lekreud. Les meilleurs pour marcher sur des terrains pierreux, sans être ferrés, sont ceux de la tribu des Assassena, dans la Yakoubia. On prête cette parole à Moulaye-Ismaïl, le sultan célèbre du Maroc : « Puisse mon cheval avoir été élevé dans le Mâz, et abreuvé dans le Biaz! »

Le Mâz est un lieu du pays des Assassena, et le Biaz est le ruisseau, connu sous le nom de Foufet, qui route sur leur territoire.

Les chevaux des Oulad-Khaled sont aussi renommés pour les mêmes qualités; Sidi-Ahmed-ben-Youssef a dit au sujet de cette tribu : « Les longues tresses et les longs djelales se verront chez vous jusqu’au jour de la résurrection, » faisant ainsi l’éloge de leurs femmes et de leurs chevaux.

Vous me dites que l’on vous soutient que les chevaux de l’Algérie ne sont point des chevaux arabes, mais des chevaux berbères (barbes). — C’est une opinion qui retourne contre ses auteurs. Les Berbères sont Arabes d’origine. Un auteur célèbre a dit : « Les Berbères habitent le Mogheb; ils sont tous fils de Kaïs-Ben-Ghilan. On assure encore qu’ils sortent des deux grandes tribus hémiarites, les Senahdja et les Kettama, venus dans le pays lors de l’invasion de Ifrikech-el-Malik. » D’après ces deux opinions, les Berbères sont bien des Arabes. Les historiens établissent d’ailleurs la filiation de la plupart des tribus berbères, et leur descendance des Senahdja et des Kettama. La venue de ces tribus est antérieure à l’islamisme. Depuis l’invasion musulmane, le nombre des Arabes émigrés dans le Mogheb est incalculable. Quand les Obeïdin (les Fatémites) furent maîtres de l’Egypte, d’immenses tribus passèrent en Afrique, entre autres les Riahh. Elles se répandirent de Kaïrouan à Merrakech (Maroc). Nul doute que les chevaux arabes ne se soient répandus dans le Mogheb comme les familles arabes. Au temps de Ifrikech-ben-Kaïf, l’empire des Arabes était tout-puissant; il s’étendit dans l’ouest jusqu’aux limites du Mogheb, comme au temps de Chamar l’Hiémiarite il s’étendit dans l’est jusqu’à la Chine, ainsi que le rapporte Ben-Kouteiba dans son livre intitulé El Mârif.

Il est bien vrai que si tous les chevaux d’Algérie sont arabes de race, beaucoup sont déchus de leur noblesse, parce qu’on ne les emploie que trop souvent au labourage, au dépiquage, à porter, à traîner des fardeaux, et autres travaux semblables, parce que les jumens ont été soumises à l’âne, et que rien de cela ne se faisait chez les Arabes d’autrefois. À ce point, disent-ils, qu’il suffit au cheval de marcher sur une terre labourée pour perdre de son mérite. On raconte à ce sujet l’histoire suivante. Un homme marchait monté sur un cheval de race. Il est rencontré par son ennemi, également monté sur un noble coursier. L’un poursuit l’autre, et celui qui donne la chasse est distancé par celui qui fuit. Désespérant de l’atteindre, il lui crie alors : « Je te le demande au nom de Dieu, ton cheval a-t-il jamais labouré? — Il a labouré pendant quatre jours. — Eh bien! le mien n’a jamais labouré. Par la tête du prophète, je suis sûr de l’atteindre. »

Il continue à lui donner la chasse. Sur la fin du jour, le fuyard commence à perdre du terrain, et le poursuivant à en gagner; il parvient bientôt à combattre celui qu’il avait d’abord désespéré de rejoindre.

Mon père, — Dieu l’ait en miséricorde, — avait coutume de dire : « point de bénédiction pour notre terre depuis que nous avons fait de nos coursiers des bêtes de somme et de labour. Dieu n’a-t-il point fait le cheval pour la course, le bœuf pour le labour, et le chameau pour le transport des fardeaux ? Il n’y a rien à gagner à changer les voies de Dieu. »

Vous me demandez encore nos préceptes pour la manière d’entretenir et de nourrir nos chevaux. — Sachez que le maître d’un cheval lui donne d’abord peu d’orge, augmentant successivement sa ration par petites quantités, puis la diminuant un peu dès qu’il en laisse et la maintenant à cette mesure. Le meilleur moment pour donner l’orge est le soir. Excepté en route, il n’y a aucun profit à en donner le matin. On a dit à cet égard : « L’orge du matin se retrouve dans le fumier, l’orge du soir dans la croupe. » La meilleure manière de donner l’orge est de la donner au cheval sellé et sanglé, comme la meilleure manière d’abreuver est de faire boire le cheval avec sa bride. On dit à cet égard : « L’eau avec la bride, et l’orge avec la selle. »

Les Arabes préfèrent surtout le cheval qui mange peu, pourvu qu’il n’en soit pas affaibli. C’est, disent-ils, un trésor sans prix.

Faire boire au lever du soleil fait maigrir le cheval; faire boire le soir le fait engraisser; faire boire au milieu du jour le maintient en son état. Pendant les grandes chaleurs qui durent quarante jours, les Arabes ne font boire leurs chevaux que tous les deux jours. On prétend que cet usage est du meilleur effet.

Dans l’été, dans l’automne et dans l’hiver, ils donnent une brassée de paille à leurs chevaux; mais le fond de la nourriture est l’orge de préférence à toute autre substance. Les Arabes disent à ce propos : « Si nous n’avions pas vu que les chevaux proviennent des chevaux, nous aurions dit : C’est l’orge qui les enfante. »

Ils disent : « Cherche-le large et achète; l’orge le fera courir, »

Ils disent : « De la viande défendue, choisis la plus légère,» c’est-à-dire choisis un cheval léger : la viande du cheval est interdite aux musulmans.

Ils disent : « On ne devient cavalier qu’après s’être brisé souvent. « 

Ils disent : « Les chevaux de race n’ont point de malice. »

Ils disent : « Cheval à l’attache, honneur du maître. »

Ils disent : « Les chevaux sont des oiseaux qui n’ont point d’ailes. »

Ils disent : « Rien n’est loin pour les chevaux. »

Ils disent : « Celui qui oublie la beauté des chevaux pour celle des femmes ne sera point prospère. »

Ils disent : « Les chevaux connaissent leur cavalier. » Le saint Ben-el-Abhas, — Dieu l’ait pour agréable, — a dit aussi : « Aimez les chevaux, soignez-les; ne ménagez point vos peines; par eux l’honneur et par eux la beauté. Si les chevaux sont abandonnés des hommes, je les fais entrer dans ma famille, je partage avec eux le pain de mes enfans; mes femmes les vêtent de leurs voiles, et se couvrent de leurs couvertures. Je les mène chaque jour sur le champ des aventures; emporté par leur course impétueuse, je combats les plus vaillans. « 

J’ai fini la lettre que noire frère et compagnon, l’ami de tous, le commandant Sid-Bou-Senna, doit vous faire parvenir. — Salut[2]. »


On connaît maintenant les qualités que les Arabes cherchent à développer dans le cheval de guerre. Pour l’homme du désert, le cheval n’est ni un jouet, ni un objet de luxe coûteux et fragile. C’est un utile instrument, un indispensable compagnon dans cette vie de mouvement, de lutte et d’aventures qu’il aime, parce qu’elle est indépendante, bénie de Dieu et loin des sultans. Qu’est-ce donc que cette vie pour laquelle il faut des chevaux façonnés exprès par un si rude apprentissage? Quels en sont les principaux incidens, les actes essentiels? Ici, nous nous trouvons en pleines mœurs arabes, en présence de nos souvenirs, en présence aussi de toutes les difficultés d’une guerre en Afrique et de toutes les conditions exceptionnelles qu’avec une meilleure application des préceptes arabes à notre cavalerie, il nous serait si aisé de remplir.

Razzia, chasse et guerre, tels sont les trois grands actes de la vie nomade et aussi de la vie militaire en Afrique. Le fait le plus fréquent et presque quotidien de cette vie, c’est la razzia. La gloire est une belle chose sans doute, et à laquelle, dans le Sahara, on a le cœur sensible comme partout ailleurs; mais là on met sa gloire à faire du mal à l’ennemi, à détruire ses ressources, en augmentant les siennes propres. La gloire n’est pas de la fumée, c’est du butin. Le désir de la vengeance est aussi un mobile; mais est-il plus belle vengeance que celle de dépouiller un ennemi et de s’enrichir à ses dépens?

Ce triple besoin de gloire, de vengeance et de butin ne pouvait trouver pour se satisfaire un plus expéditif ni plus efficace procédé que la razzia (incursion), envahissement par la force ou la ruse du lieu occupé par l’ennemi, du dépôt de tout ce qui lui est cher, famille et richesses. Les Arabes distinguent trois espèces de razzia : la tehha (du verbe tahh, tomber, se précipiter), qui se fait au point du jour. Dans une tehha, on n’est pas venu pour piller, on s’est rué pour massacrer; on ne s’enrichit pas, on se venge. Il y a ensuite la khrotefa, qu’on exécute en plein jour, vers trois heures après midi, et dont le principal but est le pillage. Il y a enfin la terbigue, qui n’est qu’un tour de voleur favorisé par les ténèbres de la nuit.

De toutes les formes de la razzia, c’est la tehha qui est la plus solennelle et la plus dramatique. Quand une tehha est projetée, le cheikh donne l’ordre de ferrer les chevaux, de préparer les vivres, de faire la provision d’orge pour cinq ou six jours, plus ou moins. Ces provisions sont mises dans des besaces (semate).

Avant de se mettre en marche, on envoie deux ou quatre cavaliers chouafin (voyeurs) pour reconnaître l’emplacement de la tribu qu’on doit attaquer. Ces éclaireurs sont des hommes bien montés, intelligens, connaissant le pays, circonspects. Ils marchent avec précaution et font un grand détour; en cas de surprise, ils se présenteront du côté par où les gens à combattre ne voient d’ordinaire paraître que des amis. Arrivés près du but, ils s’embusquent; l’un d’eux se détache à pied et pénètre jusqu’au milieu des douars, sans exciter le moindre soupçon. Une fois renseignés sur les forces et les dispositions de l’ennemi, ils retournent sur leurs pas, et vont rejoindre le goum qui les attend dans un lieu déterminé à l’avance, et qui, ainsi que les chouafin, a suivi une direction de nature à n’inspirer aucune crainte à ceux que l’on veut surprendre.

Tous les renseignemens sont recueillis, la tribu à envahir est tout près; il faut tomber sur elle à la pointe du jour, car à cette heure on trouve « la femme sans ceinture et la jument sans bride. » Avant de se lancer dans la mêlée, les chefs adressent à leurs cavaliers une chaleureuse allocution : « Faites attention; qu’aucun de vous ne s’avise de dépouiller des femmes, d’enlever des chevaux, d’entrer dans les tentes, de mettre pied à terre pour faire du butin, avant d’avoir beaucoup tué; rappelez-vous que nous avons à faire à des enfans du péché qui se défendront vigoureusement. Ces gens ont massacré nos frères, pas de grâce... Tuez!... tuez!... si vous voulez à la fois et la vengeance et les biens de l’ennemi, car, je vous le répète, ils ne vous céderont pas ceux-ci à bon marché. »

Puis le goum se divise en trois ou quatre corps, pour jeter l’épouvante dans la tribu par plusieurs côtés à la fois. Dès qu’on est à portée, on commence le feu; aucun cri, tant que la poudre ne s’est pas fait entendre.

Ces razzias deviennent la plupart du temps d’épouvantables carnages. Les hommes, surpris à l’improviste, sont presque tous mis à mort; on se contente de dépouiller les femmes de leurs vêtemens. Si le temps le permet, les vainqueurs emportent les tentes et emmènent les nègres, les chevaux, les troupeaux; les femmes et les enfans sont abandonnés. Dans le désert, on ne se charge jamais de prisonniers. Au retour, on met les troupeaux sous la garde de quelques cavaliers, et l’on forme une forte réserve chargée de parer à toutes les éventualités de la retraite. Rentrés dans le douar, les combattans partagent entre eux les troupeaux et tout le butin fait sans risque de la vie: ils donnent en sus au cheikh trente ou quarante brebis, trois ou quatre chamelles, suivant le cas, et ils gratifient d’une récompense spéciale les cavaliers qui ont été lancés en éclaireurs.

Avant de tenter une entreprise de ce genre, chaque tribu se place sous la protection d’un marabout particulier, à qui elle s’adresse dans les circonstances difficiles. Pour le Saharien, le pillage d’un ennemi est une circonstance qui, malgré ce qu’elle a d’habituel, ne manque pas de solennité. C’est ainsi que la tribu des Arbâa a pour marabout attitré Sidi-Hamed-ben-Salem-Ould-Tedjiny. Le succès d’une razzia est l’occasion de grandes réjouissances; dans chaque tente, on prépare une ouadâa (fête) en l’honneur des marabouts, et on y invite les pauvres, les tolbas (lettrés), les veuves, les maréchaux-ferrans et les nègres libres.

La tehha se fait habituellement avec cinq ou six cents cavaliers, auxquels se joignent souvent des fantassins transportés à dos de chameau.

Si le cheval arabe est précieux pour les rapides et lointaines excursions qu’exige une razzia, il ne l’est pas moins pour les divertissemens de la grande chasse, telle que l’aiment et la pratiquent les tribus du désert. La chasse à l’autruche est le plus brillant peut-être de ces aristocratiques exercices si chers aux Arabes. Pour cette chasse, on impose au cheval une préparation spéciale. Sept ou huit jours avant la course, on lui supprime tout-à-fait la paille ou l’herbe, on lui donne l’orge seulement, on ne le fait boire qu’une fois par jour, au coucher du soleil, moment où l’eau commence à devenir plus fraîche, et on le lave. On lui fait faire une longue promenade quotidienne entremêlée de pas et de galop, pendant laquelle on s’assure que rien ne manque au harnachement approprié à la chasse de l’autruche. Après ces sept ou huit jours, dit l’Arabe, le ventre du cheval disparaît, tandis que son encolure, son poitrail et sa croupe restent en chair; alors l’animal est apte à supporter la fatigue. On appelle cette préparation du cheval techaha. On modifie également le harnais en vue de l’alléger. Les étriers doivent être beaucoup moins lourds que d’habitude, l’arçon très léger, les deux keurbous diminués de hauteur et dépouillés du stara. On retire le poitrail; sur sept feutres, on n’en conserve que deux. La bride subit aussi de nombreuses métamorphoses, on supprime comme trop lourds les montans et les œillères, on monte simplement le mors sur une corde de chameau suffisamment solide, sans sous-gorge, maintenue par une espèce de frontal également en corde; les rênes doivent être très légères, mais fortes. Les chevaux sont ferrés des quatre pieds.

L’époque la plus favorable pour cette chasse est celle des grandes chaleurs de l’été; plus la température est élevée, moins l’autruche a de vigueur pour se défendre. Les Arabes précisent ce moment en disant que c’est celui où, l’homme étant debout, son ombre n’a pas plus de la longueur d’une semelle.

C’est une véritable excursion qui dure sept à huit jours; elle exige des mesures préparatoires, lesquelles sont concertées par une dizaine de cavaliers réunis en akued comme pour une razzia. Chaque cavalier est accompagné d’un de ses domestiques, prenant alors le nom de zemmal, et monté sur un chameau qui porte quatre peaux de bouc remplies d’eau, de l’orge pour le cheval, de la farine de blé (deguig), une autre espèce de farine grillée (rouina), des dattes, une marmite (mordjem) pour faire cuire les alimens, des lanières, une aiguille à passer, des fers et des clous de rechange. Le cavalier ne doit avoir qu’une chemise de laine ou de coton, une culotte en laine ; il s’entoure le cou et les oreilles d’une pièce d’étoffe légère appelée dans le désert haouli, maintenue par la corde de chameau; il porte aux pieds des semelles retenues par des cordons; il chausse des guêtres légères (trabag), et ne se charge ni de fusil, ni de pistolet, ni de poudre; sa seule arme est un bâton d’olivier sauvage ou de tamarin long de quatre ou cinq pieds et se terminant par un bout très pesant. On ne se met en chasse qu’après avoir appris par des voyageurs, des caravanes ou des agens envoyés à cet effet, la présence d’un grand nombre d’autruches sur un point désigné.

On rencontre ordinairement les autruches dans les endroits où il y a beaucoup d’herbe et où la pluie est tombée depuis peu. D’après les Arabes, aussitôt que l’autruche voit les éclairs briller et l’orage se préparer en un lieu quelconque, elle y court, fût-elle à une très grande distance; dix jours de marche ne sont rien pour elle. Dans le désert, on dit d’un homme habile à soigner les troupeaux et à leur trouver les choses nécessaires : « Il est comme l’autruche; où il voit briller l’éclair, il arrive. »

On se met en route le matin. Après un ou deux jours de marche., quand on est arrivé près de l’endroit où les autruches ont été signalées, et qu’on commence à apercevoir leurs traces, on s’arrête et on campe. Le lendemain, deux domestiques intelligens, entièrement nus, et n’ayant qu’un mouchoir en guise de caleçon, sont envoyés en reconnaissante. Ils emportent une peau de bouc (chibouta) pendue au côté et un peu de pain; ils marchent jusqu’à ce qu’ils rencontrent les autruches, qui se placent toujours, disent les Arabes, sur des lieux élevés. Aussitôt qu’ils les ont aperçues, ils se couchent et observent; puis l’un d’eux demeure, et l’autre retourne prévenir le goum. Il a vu quelquefois trente, quarante ou soixante autruches, car il existe, prétend-on, des troupeaux (djaliba) de cette force; d’autres fois, surtout au temps de leurs amours, les autruches ne se rencontrent que par trois ou quatre couples.

Les cavaliers, guidés par l’homme qui est venu les avertir, marchent doucement du côté où sont les autruches. Plus ils approchent du mamelon où elles ont été signalées, plus ils prennent de précautions pour n’être pas aperçus. Enfin, arrivés au dernier mouvement de terrain qui les puisse cacher, ils mettent pied à terre. Deux éclaireurs vont en rampant s’assurer de nouveau que les autruches sont toujours dans le même endroit; s’ils confirment les premiers renseignemens, chacun fait boire à son cheval, mais modérément, l’eau portée à des de chameau, car il est très rare de tomber sur un lieu où il y ait des sources. On dépose tout le bagage sur la place même où l’on s’est arrêté, et sans y laisser de surveillant, tant on est sûr de retrouver l’emplacement. Chaque cavalier porte à son côté une chibouta. Les domestiques et les chameaux suivent les traces des chevaux; chaque chameau ne porte plus que le souper en orge du cheval, son propre souper, et de l’eau pour les hommes et les animaux.

La station des autruches étant bien reconnue, on se concerte; les dix cavaliers se divisent et forment un cercle dans lequel ils cernent la chasse à une très grande distance, de manière à ne pas être aperçus, car l’autruche a très bonne vue. Les domestiques attendent là où les cavaliers se sont séparés; puis, dès qu’ils les voient tous à leurs postes, ils marchent droit devant eux. Les autruches fuient épouvantées; mais elles rencontrent les cavaliers, qui ne s’occupent d’abord qu’à les faire rentrer dans le cercle. L’autruche commence ainsi à épuiser ses forces dans une course rapide, car, aussitôt qu’elle est surprise, elle ne ménage pas son air. Elle renouvelle plusieurs fois ce manège, cherchant toujours à sortir du cercle, et toujours revenant effrayée par les cavaliers. Aux premiers signes de fatigue, les chasseurs courent sus. Au bout d’un certain temps, le troupeau se dissémine; on voit les autruches affaiblies ouvrir les ailes : c’est l’indice d’une grande lassitude; les cavaliers, certains désormais de leur proie, modèrent leurs chevaux. Chaque chasseur s’assigne une autruche, se dirige sur elle, finit par l’atteindre, et, soit par derrière, soit de côté, lui assène sur la tête un coup du bâton dont j’ai parlé. La tête est chauve et très sensible; les autres parties du corps offriraient plus de résistance. L’autruche, rudement frappée, tombe, et le cavalier s’empresse de descendre pour la saigner, ayant soin de tenir la gorge éloignée du corps. afin que le sang ne tache pas les ailes. Le mâle de l’autruche (delim), quand on le saigne, surtout devant ses petits, pousse des gémissemens lamentables; la femelle (reumda) ne jette aucun cri.

Lorsque l’autruche est sur le point d’être atteinte par le cavalier, elle est tellement fatiguée, que, si le chasseur veut ne pas la tuer, il lui est facile de la ramener doucement en la dirigeant avec son bâton, car elle peut à peine marcher.

Immédiatement après avoir saigné l’autruche, on l’écorche avec soin, de manière à ne pas gâter les plumes, puis on étend la peau sur un arbre ou sur le cheval. Les chameaux arrivent, et on saupoudre fortement de sel l’intérieur de la dépouille. Les domestiques allument des feux, disposent les marmites, et font bouillir long-temps à grand feu toute la graisse de l’animal. Lorsqu’elle est devenue très liquide, on la verse dans une sorte d’outre formée avec la peau de la cuisse au pied, solidement attachée à sa partie inférieure. La graisse de l’autruche en bon état doit remplir ses deux jambes; partout ailleurs la graisse se gâterait. Lorsque l’autruche couve, elle est très maigre, et sa graisse alors serait loin de remplir ses deux jambes; on ne la chasse à cette époque que pour la valeur de ses plumes. Le reste de la chair est employé au souper des chasseurs, qui la mangent assaisonnée de poivre et de farine.

Les domestiques ont fait boire les chevaux et leur ont donné l’orge. Tout le monde s’est un peu restauré, et s’empresse, quelle que soit la fatigue de la chasse, de retourner au lieu où l’on a laissé les bagages. On s’y arrête quarante-huit heures pour faire reposer les chevaux. Pendant ce séjour, ils sont l’objet des plus grands soins; puis on retourne dans ses tentes. Parfois on envoie le produit de la chasse au douar; les domestiques rapportent des provisions, et, sur de nouveaux renseignemens, on renouvelle l’entreprise.

La graisse de l’autruche est employée pour préparer les alimens, le kouskoussou par exemple; on la mange également avec du pain. Les Arabes s’en servent en outre comme remède dans un grand nombre de maladies. Pour la fièvre, on fait avec cette graisse et de la mie de pain une espèce de pâte: on la donne à manger au malade, qui ne doit pas boire de la journée. Dans les maux de reins, les douleurs rhumatismales, on en frictionne la partie souffrante jusqu’à ce qu’elle en soit pénétrée; puis le malade se couche dans le sable brûlant, la tête soigneusement couverte; une transpiration très active s’établit, la guérison est complète. Dans les maladies de bile, la graisse d’autruche légèrement chauffée et devenue comme de l’huile, puis un peu salée, est prise en potion. Elle produit des évacuations excessives jusqu’à causer une maigreur extraordinaire. « Le malade se débarrasse de tout ce qu’il avait de mauvais dans le corps, recouvre une santé de fer, et (ceci est du merveilleux) acquiert une vue excellente. »

La graisse d’autruche se vend dans les marchés, et on en fait aussi provision dans les tentes de distinction pour donner aux pauvres comme remède. Du reste, elle n’est pas très chère, car on échange un pot de graisse d’autruche contre trois pots de beurre seulement.

Les plumes se vendent dans les ksours, à Tougourt[3], à Leghrouat et chez les Beni-Mzab[4], qui, au moment de l’achat des grains, font parvenir les dépouilles d’autruche jusque sur le littoral. Chez les Ouled-Sidi-Chikh, la dépouille du mâle se vend de 4 à 5 douros, et celle de la femelle de 10 à 15 francs. Dans le Sahara, avant nous, on ne faisait usage des belles plumes de l’autruche que pour orner le sommet des tentes ou le dessus des chapeaux de paille.

La chasse de l’autruche a pour l’Arabe le double attrait du profit et du plaisir. C’est un exercice très goûté des cavaliers du Sahara; mais c’est aussi une entreprise fructueuse : le prix des dépouilles et de la graisse compense de beaucoup les frais. Malgré l’attirail nombreux indispensable pour entreprendre la chasse de l’autruche, le riche n’est pas seul à se la pouvoir permettre. Le pauvre qui se sent capable de se bien tirer d’affaire trouve moyen de se joindre à des chasseurs qui poursuivent l’autruche : il va trouver un Arabe opulent; celui-ci prête le chameau, le cheval, son harnachement, les deux tiers de l’orge nécessaire à l’expédition, les deux tiers des peaux de boucs, les deux tiers des provisions de bouche. L’emprunteur fournit l’autre tiers des objets nécessaires, puis le produit de la chasse est partagé dans les mêmes proportions.

La guerre ne tient pas moins de place que les razzias et la chasse dans la vie du cavalier arabe.

Une caravane a été pillée, les femmes de la tribu ont été insultées, on lui conteste l’eau et les pâturages : voilà de ces griefs que la razzia, fût-ce la terrible tehha, ne suffirait pas à venger. Aussi les chefs se sont réunis et ont décrété la guerre. Ils ont écrit à tous les chefs des tribus alliées et leur ont demandé leur aide. Les alliés sont fidèles et sûrs, ne sont-ils pas aussi les ennemis de la tribu à punir? n’ont-ils pas les mêmes sympathies, les mêmes intérêts que ceux qui les appellent? ne font-ils pas partie du sof, du rang, de la confédération? Aucune des tribus ne refusera d’envoyer son contingent, proportionné à son importance.

Cependant les alliés sont loin, ils ne pourront arriver avant huit ou dix jours; en attendant, les conseils se renouvellent, et les chefs excitent les esprits par leurs proclamations : « Vous êtes prévenus, ô esclaves de Dieu, que nous avons à tirer vengeance d’une tribu qui nous a fait insulte. Ferrez vos chevaux, faites des provisions pour quinze jours, n’oubliez pas le blé, l’orge, la viande sèche (khreléa) et le beurre; vous devez non-seulement suffire à vos besoins, mais encore pouvoir donner généreusement l’hospitalité aux cavaliers qui viennent nous soutenir. Commandez à vos plus jolies femmes de se tenir prêtes à marcher avec nous, qu’elles s’ornent de leurs plus belles parures, qu’elles parent de leur mieux leurs chameaux et leurs atatiche (palanquins de parade); portez vous-mêmes vos plus riches vêtemens, car c’est pour nous une affaire de nif (amour-propre). Tenez vos armes en bon état et munissez-vous de poudre. Le cavalier qui a une jument et qui ne viendra pas, le fantassin qui possède un fusil et qui restera, seront frappés, le premier d’une amende de vingt brebis, et le second d’une amende de dix brebis. »

Tout homme valide, même à pied, doit faire partie de l’expédition.

Avant de partir, les chefs confient les troupeaux, les tentes et les bagages de la tribu à la garde de vieillards expérimentés chargés également de pourvoir à la police et à la surveillance de cette réunion de femmes, d’enfans, de malades et de bergers.

Les ennemis aussi se sont préparés; instruits par des voyageurs, des amis, des parens même qu’ils ont dans le parti opposé, ils se hâtent d’écrire de tous les côtés pour réunir leurs alliés (sof); ils placent les troupeaux, les tentes, les bagages dans un endroit qu’ils croient sûr, puis un rendez-vous est assigné aux cavaliers dans le plus bref délai; dans la crainte d’une surprise, on choisit un terrain convenable pour la défensive, et l’on attend les événemens.

Les événemens sont proches, et la tribu qui a pris les armes pour se venger va bientôt se mettre en marche, elle n’a pas perdu un seul instant. La veille du départ, tous les chefs auxiliaires se réunissent à ceux qui les ont mandés, et en présence des marabouts prêtent sur le livre saint de Sidi-Abd-Allah le serment suivant : « O nos amis, jurons par la vérité du livre saint de Sidi-Abd-Allah que nous sommes frères, que nous ne ferons qu’un seul et même fusil, et que, si nous mourons, nous mourrons tous du même sabre; si vous nous demandez le jour, nous viendrons le jour, et si vous nous appelez la nuit, nous accourrons pendant la nuit. » Les assistans, après avoir juré, conviennent de partir le lendemain matin. Le lendemain, à l’heure désignée, un homme de haute naissance, noble (dged) entre les plus nobles, monte à cheval, se fait suivre de ses femmes portées sur des chameaux, et donne le signal. Tout s’ébranle alors, tout se met en mouvement; l’œil est ébloui par ce pêle-mêle étrange et pittoresque, cette foule bigarrée de chevaux, de guerriers, de chameaux portant les riches palanquins où sont enfermées les femmes. Ici, ce sont les fantassins qui font bande à part: là, les cavaliers qui surveillent la marche des femmes; d’autres plus ardens, plus insoucieux, sont partis en avant ou s’éparpillent sur les flancs, moins en éclaireurs qu’en chasseurs, Ils forcent avec leurs lévriers la gazelle, le lièvre, l’antilope, ou l’autruche. Les chefs sont plus graves; sur eux pèse la responsabilité : c’est à eux que reviendra la plus grosse part du butin, si l’expédition réussit; mais si c’est un revers, à eux les imprécations, la ruine et la honte. Ils se concertent et méditent.

Puis viennent les chameaux qui portent les provisions.

Tout cela se conforme aux exigences du terrain, tout cela, désordonné, bruyant et joyeux, songe à l’aventure, non à la fatigue, à la gloire, non aux périls; les guerriers célèbrent leurs exploits de tous genres; les joueurs de flûte les accompagnent, les animent ou les interrompent; les femmes poussent des cris de joie; ces bruits sont dominés par les enivrans éclats de la poudre.

Au bout de quelques heures, la chaleur se fait sentir; on fait une halte (meguil), on dresse les tentes, on prépare le déjeuner, on débride les chevaux, on les fait paître; c’est le repos.

Le soleil baisse, la chaleur s’adoucit; il est deux ou trois heures de l’après-midi. En marche ! en avant! vous autres les hardis cavaliers ! Faites voir dans une brillante fantasia ce que sont vos chevaux et ce que vous êtes vous-mêmes. Les femmes vous regardent; montrez-leur ce que vous savez faire d’un cheval et d’un fusil. Allez! plus d’un sera payé de ses prouesses. Voyez-vous ce nègre! il apporte à quelqu’un d’entre vous le prix de son habileté à manier un cheval ou à se servir d’un fusil; c’est le messager auquel une des belles spectatrices a confié son amour; elle l’a chargé de porter au héros de la fantasia ses bracelets de pied (khrolkhral) ou son collier de clous de girofle (mekhranga). Il ne suffit pas cependant d’être un brave et adroit cavalier; il faut être prudent. — Tu as un ami, demain tu lui donneras ton cheval et tes vêtemens; recommande-lui bien, ta sœur[5] le veut, de se montrer au milieu du goum avec ta monture et vêtu comme toi, que tous les cavaliers s’y trompent. Toi, tu passeras inaperçu, modeste fantassin; tu marcheras près de la chamelle qui porte ta nouvelle maîtresse-Sois attentif, épie le moment favorable, et glisse-toi dans l’atouche. Va, elle est aussi impatiente que toi, elle te tend la main; profite de ce secours, et que tes mouvemens soient plus rapides que le soupçon.

En amour, comme en guerre, la fortune est pour les audacieux, mais les périls aussi sont pour eux. Si ces rendez-vous sont fréquens et réussissent presque toujours, on y risque sa vie : des amans ainsi surpris seraient sûrs de périr tous les deux; mais qui les trahirait? Tous ceux qui les entourent sont pour eux. L’amant instruit ses amis de sa bonne fortune; tous ont voulu aider à son bonheur, et dix ou douze douros ont été envoyés à sa maîtresse. Ce n’est pas tout encore : son émissaire a reçu deux ou trois douros; de l’argent enfin a été distribué aux esclaves et aux domestiques de sa tente; aussi tous ces serviteurs font-ils bonne garde, et sauront-ils prévenir l’amoureux de l’instant où il devra sortir de l’atouche, lorsque l’installation du camp, aux approches de la nuit, amènera partout le désordre et la confusion.

Avant le coucher du soleil, les chefs ont fait reconnaître un endroit propice au campement de la nuit. On doit y trouver de l’eau, de l’herbe et les arbustes qui servent à faire le feu (guetof, el oucera et el chiehh). On arrive sur l’emplacement désigné; chacun dresse ou fait dresser sa tente; on débride les chevaux, on les entrave ainsi que les chameaux; les nègres vont à l’herbe et au bois, les femmes préparent les alimens; on soupe. Mille scènes donnent à cet ensemble du camp un aspect plein de charme et d’originalité; puis une obscurité complète l’enveloppe, à moins de clair de lune; les feux sont éteints, aucune clarté ne luit dans ces ténèbres. On ne sait dans le Sahara ce que c’est que l’huile ou la cire[6].

Immédiatement après le souper, chaque tente désigne un homme qui veille autour des bagages et des animaux; il est chargé de prévenir les vols que ne pourra guère empêcher son active vigilance. Les voleurs ne sont pas les seuls à attendre la nuit. À cette heure aussi, et protégé par cette obscurité, l’amant prévenu par sa maîtresse s’approche furtivement de la tente où elle repose, en relève les bords, guidé par un esclave dévoué, et prend la place du mari, qui, fatigué de la course du jour, dort dans la chambre des hommes (khralfa mtâa redjal), car dans les tentes du désert il y a toujours deux compartimens distincts, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. En outre, un homme ne peut sans honte passer toute la nuit avec sa femme. Rien ne gêne dès-lors les entrevues amoureuses. Ce n’est pas la présence d’une ou de plusieurs des trois autres femmes que la loi permet aux musulmans, qui y mettrait obstacle : à en croire le proverbe arabe, la Juive seule surpasse le Chitan (Satan) en malice; mais aussitôt après Satan vient la musulmane, et il est sans exemple dans le désert que des femmes se soient dénoncées entre elles.

La nuit est passée., le ciel se dore, c’est l’instant du départ; la marche du second jour va commencer. À ce moment, les chefs envoient des chouafs, avec mission de reconnaître l’emplacement de l’ennemi, et de juger, aux signes extérieurs de son état moral, de la quantité des renforts qu’il a reçus. Ces éclaireurs s’avancent avec précaution et ne marchent plus que la nuit, lorsqu’ils approchent du camp ennemi; puis un homme à pied se détache, qui profite de tous les accidens de terrain pour échapper aux regards, et souvent, couvert de haillons, pénètre hardiment la nuit au milieu des douars. Il s’assure du nombre de fantassins, de chevaux, de tentes; il observe si l’on rit, si l’on s’amuse ou si la tristesse règne dans le camp; puis il vient rendre compte du résultat de ses observations.

Les chouafs réunis attendent le jour dans un endroit retiré, impatiens de voir quelle sera l’attitude de l’ennemi au soleil levant; s’il fait la fantasia, s’il tire des coups de fusil, si l’on entend des cris de joie, les chants, les sons de la flûte, bien certainement il a reçu des renforts, et il ne s’inquiète pas de l’attaque prochaine.

La tribu poursuit sa marche jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’à neuf ou dix lieues de l’ennemi. On ne s’est avancé qu’à petites journées; les bagages, les femmes, les fantassins, sont autant de causes de lenteur; ce qui retarde surtout la marche, ce sont les ordres des chefs, qui veulent laisser à ceux qu’ils vont attaquer le temps de la réflexion. C’est prudemment agir, et de puissans motifs les déterminent. Qui sait? peut-être vont-ils recevoir des propositions de paix avec force cadeaux pour eux, les personnages prépondérans dans les conseils. Les exemples manquent-ils? N’est-ce point la coutume? A eux les cotonnades, les vêtemens de drap (kate), les fusils montés en argent, les bracelets de pied (khrolkhral), et enfin les douros!... Alors, il faut le dire, quand l’affaire prend cette tournure, elle est bien près de s’arranger à l’amiable.

Le plus souvent toutefois la tribu a résolu de résister; elle se dispose alors à la lutte. Elle laisse arriver les ennemis à une journée de marche : aucune avance, aucune proposition. Ils continuent leur route le lendemain, et viennent camper à deux lieues au plus de ceux qui s’attendent au combat.

Les éclaireurs des deux partis se rencontrent, ils s’excitent mutuellement, et préludent aux hostilités par des injures. Les mecherahhin (provocateurs) échangent quelques coups de fusil, et s’écrient, les uns : « O Fatma! filles de Fatma! la nuit est arrivée; pourquoi continuer aujourd’hui? demain s’appellera votre jour; » les autres: « Chiens, fils de chiens, à demain; si vous êtes des hommes, vous nous rencontrerez. » Les éclaireurs se retirent, les chefs de chaque parti organisent au plus vite une garde de cent hommes à cheval et de cent hommes à pied pour la sûreté du camp. Le lendemain, on s’observe avec attention : si l’un des deux partis charge ses tentes, l’autre en fait autant; mais si, laissant ses tentes dressées, le premier s’avance au combat avec sa cavalerie, son infanterie et ses femmes montées sur des chameaux, le second suit son exemple.

Les cavaliers des deux tribus se font face; les femmes sont en arrière, prêtes à exciter les combattans par leurs cris et leurs applaudissemens; elles sont protégées par les fantassins, qui en même temps forment la réserve. Le combat est engagé par de petites bandes de dix à quinze cavaliers, qui se portent sur les flancs et cherchent à tourner l’ennemi. Les chefs, à la tête d’une masse assez compacte, se tiennent au centre. Bientôt la scène s’anime et s’échauffe; les jeunes cavaliers, les plus braves et les mieux montés, s’élancent en avant, emportés par l’ardeur et la soif du sang. Ils se découvrent toute la tête; entonnent des chants de guerre, et s’excitent au combat par ces cris : « Où sont-ils ceux qui ont des maîtresses? C’est sous leurs yeux que les guerriers combattent aujourd’hui! — Où sont-ils ceux qui, près des chefs, parlaient toujours de leur vaillance? C’est aujourd’hui que la langue doit être longue, et non dans les causeries. Où sont-ils ceux qui courent après la réputation? — En avant les enfans de la poudre! Voyez devant vous ces fils des Juifs! Notre sabre doit s’abreuver de leur sang; leurs biens, nous les donnerons à nos femmes. »

Ces cris enflamment les cavaliers, ils font cabrer leurs chevaux et sauter leurs fusils: tous les visages demandent du sang; on se mêle, et l’on finit par s’attaquer à coups de sabre.

Cependant l’un des deux partis recule et commence à se replier sur les chameaux qui portent les femmes; alors on entend de part et d’autres les femmes pousser, les unes des cris de joie pour animer encore les vainqueurs, les autres des cris de colère et de sanglantes imprécations pour affermir le courage ébranlé de leurs maris ou de leurs frères. À ces injures, l’ardeur se réveille chez les vaincus, ils tentent un effort vigoureux; appuyés par le feu des fantassins qui sont en réserve, ils regagnent du terrain, et rejettent l’ennemi jusqu’au milieu de ses femmes, qui, à leur tour, maudissent ceux qu’elles applaudissaient tout à l’heure. Le combat se rétablit sur l’emplacement qui sépare les femmes des deux tribus. Enfin le parti qui a eu le plus de chevaux et d’hommes blessés, qui a perdu le plus de monde et surtout qui a vu tomber ses chefs les plus vaillans, prend la fuite malgré les exhortations et les prières des hommes énergiques qui, voulant le rallier, volent de la droite à la gauche, et cherchent à ressaisir la victoire. Quelques guerriers veulent encore tenir; mais la déroute générale les entraîne : ils sont bientôt auprès de leurs femmes. Alors chacun, voyant que tout est perdu, s’occupe de sauver ce qu’il a de plus cher; on gagne le plus de terrain possible en arrière, et de temps à autre on se retourne pour faire face à l’ennemi, s’il poursuit.

Le vainqueur, si dans l’enivrement du triomphe il ne faisait un pont d’or au vaincu, pourrait le ruiner complètement; mais la soif du pillage l’égare, il se débande : l’un dépouille un fantassin, l’autre un cavalier renversé; celui-ci emmène un cheval, celui-là un nègre. Grâce à ce désordre, les plus braves de la tribu parviennent à sauver leurs femmes, quelquefois leurs tentes.

Dans ce genre de guerre, on a le plus grand respect pour les femmes captives. Les hommes de basse naissance les dépouillent de leurs bijoux; mais les chefs tiennent à honneur de les renvoyer à leurs maris avec leurs chameaux, leurs joyaux, leurs parures; ils s’empressent même de faire habiller, pour les restituer, celles qui ont été dépouillées.

Au désert, on ne fait pas de prisonniers, on ne coupe point les têtes, et on a horreur de mutiler les blessés; après le combat, on laisse ceux-ci s’en tirer comme ils peuvent, on ne s’occupe pas d’eux. Il y quelques rares exemples de cruauté : ce sont les vengeances d’hommes qui ont reconnu dans le goum ennemi les meurtriers de personnes qui leur étaient chères, d’un frère, d’un ami.

A sa rentrée sur son territoire, la tribu est accueillie par une fête solennelle; l’allégresse générale se trahit par les démonstrations les plus vives; les femmes font aligner leurs chameaux sur un seul rang et poussent des cris de joie à des intervalles réguliers; les jeunes gens exécutent devant elles une fantasia effrénée. On se salue, on s’embrasse, on s’interroge, on prépare les alimens et pour les siens et pour les alliés ; les chefs réunissent la somme à distribuer à ceux-ci. Un simple cavalier ne reçoit jamais moins de dix douros ou un objet de cette valeur : cette rétribution s’appelle zebeun; elle est obligatoire et donnée en sus du butin que chacun a pu faire; on y ajoute même pour le cavalier qui a perdu un cheval trois chameaux ou cent douros. On donne plus de dix douros aux chefs alliés dont l’influence a été décisive. Outre leur part, ces chefs reçoivent secrètement de l’argent ou des cadeaux d’une certaine valeur, tapis, tentes, armes, chevaux. Le lendemain du combat, lorsque les alliés se mettent en marche pour rentrer sur leurs territoires, les chefs montent à cheval et les accompagnent. Après avoir cheminé de concert deux ou trois heures, les cavaliers se renouvellent le serment de ne pousser jamais qu’un seul cri, de ne faire qu’un seul et même fusil, de venir le matin, s’ils sont demandés le matin, et de venir la nuit, s’ils sont demandés la nuit. Dans les fêtes militaires qui succèdent à ces combats, les meddah, trouvères religieux, jouent toujours un grand rôle. L’un des petits poèmes que chantent ces bardes a été composé par l’émir Abd-el-Kader lui-même.


GLOIRE A DIEU SEUL.

O toi qui prends la défense du hader[7], — et qui condamnes l’amour du bedoui[8] pour ses horizons sans limites;

Est-ce la légèreté que tu reproches à nos tentes? — N’as-tu d’éloges que pour des maisons de pierre et de boue?

Si tu savais les secrets du désert, tu penserais comme moi; — mais tu ignores, et l’ignorance est la mère du mal.

Si tu t’étais éveillé au milieu du Sahara, — si tes pieds avaient foulé ce tapis de sable — parsemé de ses fleurs semblables à des perles, — tu aurais admiré nos plantes, — l’étrange variété de leurs teintes, — leur grâce, leur parfum délicieux.

Tu aurais respiré ce souffle embaumé qui double la vie, car il n’a point passé sur l’impureté des villes.

Si, sortant d’une nuit splendide, — rafraîchie par une abondante rosée, — du haut d’un merkeb[9], — tu avais étendu tes regards autour de toi.

Tu aurais vu au loin et de toutes parts des troupes d’animaux sauvages — broutant les broussailles parfumées.

À cette heure, tout chagrin eût fui devant toi; — une joie abondante eût rempli ton ame.

Quel charme dans nos chasses, au lever du soleil! — Par nous, chaque jour apporte l’effroi à l’animal sauvage.

Et le jour du rahil[10], quand nos rouges haouadedj[11] sont sanglés sur les chameaux, — tu dirais un champ d’anémones s’animant, sous la pluie, de leurs plus riches couleurs.

Sur nos haouadedj reposent des vierges ; — leurs taka[12] sont fermées par des yeux de houris.

Les guides des montures font entendre leurs chants aigus; — le timbre de leurs voix trouve la porte de l’ame.

Nous, rapides comme l’air, sur nos coursiers généreux — (les chelils[13] flottant sur leur croupe), — nous poursuivons le houach[14], — nous atteignons le ghézal (gazelle), qui se croit loin de nous. — Il n’échappe point à nos chevaux entraînés et aux flancs amaigris. Combien de délim[15] et de leurs compagnes ont été nos victimes, — bien que leur course ne le cède point au vol des autres oiseaux!

Nous revenons à nos familles, à l’heure où s’arrête le convoi — sur un campement nouveau pur de toute souillure.

La terre exhale le musc[16]; — mais, plus pure que lui, — elle a été blanchie par les pluies — du soir et du matin.

Nous dressons nos tentes par groupes arrondis; — la terre en est couverte comme le firmament d’étoiles.

Les anciens ont dit (ils ne sont plus, mais nos pères l’ont répété, — et nous le disons comme eux, car le vrai est toujours vrai) :

Deux choses sont surtout belles en ce monde, — les beaux vers et les belles tentes.

Le soir, nos chameaux se rapprochent de nous; — la nuit, la voix du mâle est comme un tonnerre lointain.

Vaisseaux légers de la terre, — plus sûrs que les vaisseaux, — car le navire est inconstant.

Nos maharis[17] le disputent en vitesse au maha[18]. — Et nos chevaux, est-il une gloire pareille?

Toujours sellés pour le combat; — à qui réclame notre secours, — ils sont la promesse de la victoire.

Nos ennemis n’ont point d’asile contre nos coups, — car nos coursiers, célébrés par le prophète[19], fondent sur eux comme le vautour.

Nos coursiers, ils sont abreuvés du lait le plus pur; — c’est du lait de chamelle plus précieux que celui de la vache.

Le premier de nos soins, c’est de partager nos prises sur l’ennemi. — L’équité préside au partage; chacun a le prix de sa valeur.

Nous avons vendu notre droit de cité; nous n’avons point à regretter notre marché. — Nous avons gagné l’honneur; le hader ne le connaît point.

Rois nous sommes; nul ne peut nous être comparé. — Est-ce vivre que de subir l’humiliation?

Nous ne soutirons point l’affront de l’injuste; nous le laissons, lui et sa terre. — Le véritable honneur est dans la vie nomade.

Si le contact du voisin nous gêne, — nous nous éloignons de lui; ni lui, ni nous, n’avons à nous plaindre.

Que pourrais-tu reprocher au bedoui ? — Rien que son amour pour la gloire, et sa libéralité, qui ne connaît pas de mesure.

Sous la tente, le feu de l’hospitalité luit pour le voyageur. — Il y trouve, quel qu’il soit, contre la faim et le froid, un remède assuré.

Les temps ont dit : La salubrité du Sahara. — Toute maladie, toute infirmité n’habite que sous le toit des villes.

Au Sahara, celui que le fer n’a pas moissonné voit des jours sans limite. — Nos vieillards sont les aînés de tous les hommes. On voit quelle place tient le cheval dans la société arabe; il faut se demander maintenant quelle carrière notre domination ouvre en Afrique à la race chevaline. Aujourd’hui, tout ce qui appartient à une terre où notre drapeau a flotté doit être envisagé sous un rapport nouveau, celui de notre intérêt national. Dans le pays par excellence de la vie équestre, il faut que le cheval devienne notre instrument, qu’il passe du service arabe au service français, et que ce ne soit pas seulement notre colonie, mais notre patrie elle-même qui profite de cette précieuse conquête.

Le cheval originaire de nos possessions africaines appartient à la race barbe. Le cheval barbe était celui que montaient ces intrépides cavaliers qui furent pour les Romains de si rudes adversaires; s’il n’a pas les contours arrondis, l’harmonieuse beauté, l’élégance plastique du cheval arabe, on peut dire que ses lignes arrêtées et vigoureuses révèlent d’incontestables qualités. Il y a entre le barbe et l’arabe la différence qui sépare un verre taillé dans le cristal par la main humaine d’un verre coulé dans un moule. L’un a des formes abruptes, tandis que les formes de l’autre offrent un fini, un poli, une perfection, qui ne laissent rien à désirer à l’œil; mais tous deux sont de merveilleux chevaux de guerre. Le cheval barbe mérite encore mieux peut-être que le cheval arabe qu’on lui applique ces fières et concises paroles d’un chant populaire parmi les tribus indigènes : Il peut la faim, il peut la soif. Les expéditions d’Annibal en Italie, où la cavalerie numide fit si bien contre la cavalerie romaine, prouvent qu’il n’a pas besoin du ciel sous lequel il est né pour développer toute sa vigueur. Les conquêtes faites par les disciples de Mahomet ont régénéré, bien loin de l’affaiblir, le sang qui coule dans ses veines. La race chevaline, telle qu’elle existe aujourd’hui en Afrique, offre un heureux mélange de tous les dons qui sont l’apanage du cheval dans les pays de vastes espaces et d’ardent soleil.

Toutefois, les destinées de cette noble et utile race ont failli être un. instant compromises par la guerre, qui, après la prise d’Alger, a sévi sans interruption et avec tant de violence sur tous les points de l’Afrique. Les chevaux devenaient rares en Algérie, et leur sang avait quelque chose d’appauvri. Puis les Arabes croyaient commettre une offense envers la loi musulmane en amenant sur les marchés chrétiens l’animal dont le prophète lui-même a recommandé l’amour et le respect. Aujourd’hui, les maux de la guerre se réparent, et le préjugé religieux s’affaiblit. Les indigènes prennent l’habitude de sacrifier leur fanatisme de sectaires à leur instinct de trafiquans; on voit nombre d’entre eux échanger contre notre argent quelques-uns de leurs coursiers d’élite. Le cheval européen a disparu de notre armée d’Afrique, dont il ne pouvait seconder ni les charges impétueuses, ni les marches incessantes. Il a été remplacé par le cheval du pays. Qu’un officier arrive du continent en Algérie pour prendre part à quelque expédition, et son premier soin sera de se procurer des chevaux indigènes. Il se gardera bien de s’aventurer dans le désert et encore moins dans la montagne avec les chevaux qui seraient le plus applaudis sur les turfs de Chantilly, du Champ-de-Mars et de Satory.

Il ne s’agit donc plus à présent de discuter, mais de régler et de développer l’emploi du cheval de nos possessions africaines. Il y a une vérité qui malheureusement n’est pas reconnue encore, et dont la démonstration est bien évidente cependant : c’est qu’aucun établissement situé en France ne peut réunir les conditions de croisement, de production et d’élevage que présenteraient des établissemens algériens. L’administration des haras va chercher à grands frais jusqu’au fond de la Syrie des étalons dont un acquéreur intelligent trouverait souvent le modèle parmi les types si variés de l’Algérie[20]. Puis ce n’est pas le plus grand inconvénient qu’elle ait à subir. Le ciel de Pompadour et du Limousin n’est pas Certainement celui que réclament, aux années délicates de leur croissance, les produits d’une brûlante contrée. Enfin le croisement rencontre en France d’innombrables difficultés, parce que l’élevage chez nous est rare, hésitant, considéré par les uns comme une spéculation hasardeuse, et par les autres comme un jeu ruineux. En Afrique, au contraire, l’industrie chevaline est facile, car tout Arabe est éleveur; le penchant naturel, la foi religieuse, la tradition nationale, l’intérêt privé, poussent les maîtres de grandes et de petites tentes à la production comme à l’élevage.

C’est donc en Afrique qu’il faudrait créer les établissemens destinés à améliorer notre race chevaline. Pour cela, la direction des haras et dépôts d’étalons, comme celle des remontes, doivent rester placées sous une même administration, celle du ministère de la guerre. Quand par la nécessité de notre conquête l’armée possède déjà dans notre colonie tant et de si vastes attributions, tout ce qui regarde le cheval doit être à plus forte raison de son ressort. Il ne faut pas oublier cet axiome, que celui qui récolte est intéressé à bien semer. Cherchons à réunir dans les mêmes mains la consommation et la production, et puisqu’on Algérie c’est l’armée qui consomme, confions-lui le soin de produire.

Au reste, les germes existent. Trois dépôts d’étalons, dont l’organisation est toute militaire, ont été créés dès 1844. Ils sont placés à Coléah dans la province d’Alger, à Mostaganem dans la province d’Oran, et à l’Alélick, près Bône, province de Constantine. Ces établissemens ont déjà produit d’excellens résultats; mais ces résultats seraient plus appréciables encore, si les dépôts d’étalons avaient été plus nombreux, les stations plus rapprochées des tribus qui élèvent, et si le chiffre des étalons avait été plus considérable. Je crois qu’au lieu de soixante-quatorze étalons que nous possédons aujourd’hui en Afrique, il en faudrait, pour satisfaire à toutes les exigences, au moins de cent quarante à cent cinquante. Qu’on ne s’effraie pas de ce chiffre : si l’on veut, on amènera facilement les Arabes à contribuer pour une part à l’acquisition de ces reproducteurs. Ils comprendront bien vite que cette dépense ne serait pas infructueuse pour eux, puisqu’en définitive elle tendrait à augmenter leurs richesses comme les nôtres. Des tribus n’ont-elles point déjà, sous notre impulsion, coopéré par des impositions volontaires à des constructions de mosquées, de ponts, de caravansérails et de moulins? Ce serait là de l’argent placé à gros intérêts : armée, colons et indigènes, tous puiseraient à cette source élargie.

Il me suffit d’avoir indiqué le système qui me paraît le plus propre à développer nos ressources chevalines en Algérie. Je sais qu’eu égard aux temps, à la pénurie des moyens, aux difficultés de tout genre, le gouvernement a fait beaucoup déjà, a fait jusqu’ici tout ce qu’il a pu faire. Je ne critique pas l’organisation actuelle; je me borne à dire que le moment est venu d’en élargir les bases. Dans le système que je propose, les directions des remontes, des haras et des dépôts d’étalons seraient réunies. De nombreux établissemens créés sur tous les points de l’Afrique seraient destinés soit à recevoir les plus beaux produits de nos possessions, soit à en former de nouveaux. — Sur la ligne médiane du Tell se placeraient les dépôts d’étalons et de remonte; — sur la limite du désert, les succursales de remonte et les stations d’étalons. Notre armée a déjà fourni toutes les variétés d’aptitudes et de dévouemens que nécessitaient les besoins si compliqués de notre conquête : elle saurait encore produire, n’en doutons pas, l’espèce d’officiers nécessaires pour doter d’une vie puissante l’organisation des établissemens hippiques de l’Algérie.


Général DAUMAS.

  1. C’est, personne ne l’ignore, l’habitude des Arabes de commencer leurs lettres par des complimens hyperboliques. En reproduisant ceux-ci, je n’ai donc pas d’autre but que de donner une idée du style oriental.
  2. Cette lettre a été écrite en entier de la main d’Abd-el-Kader, l’original est en ma possession, et il est certifié par M. le chef d’escadron d’artillerie Boissonnet, qui, depuis trois ans, remplit avec distinction, auprès de l’émir, une mission aussi délicate que difficile. C’est également au commandant Boissonnet que je dois la traduction de ce précieux document.
  3. Ville du Sahara, capitale d’un petit état formé par les trente-cinq villages de l’oasis qu’on nomme l’Oued-Nir, à soixante-seize lieues de Biskra.
  4. Leghrouat est une ville de sept à huit cents maisons à soixante-dix-neuf lieues sud-ouest de Biskra. Les Beni-Mzab sont une immense confédération saharienne qui forme, au milieu des populations du désert, une nation à part; ils comptent sept villes, importantes, dont la principale est Gardaïa.
  5. Ta sœur le veut. — Sœur, dans cette circonstance, veut dire maîtresse, amante.
  6. Depuis les relations fréquentes qu’ils ont avec nous, les chefs du désert emploient cependant avec plaisir la bougie qu’ils nous achètent sur le littoral.
  7. Le hader, habitant des villes.
  8. Le bedoui, habitant des lieux sauvages du Sahara.
  9. Dans le Sahara, on donne ce nom aux monticules dont l’aspect rappelle la forme d’un navire.
  10. Rahil, migration, déplacement des nomades.
  11. Haouadedj, litières rouges des chameaux.
  12. Taka, fenêtres, œils de bœuf des litières.
  13. Chelils, voile flottant sur la croupe des chevaux.
  14. Le houach, sorte de bison ou bœuf sauvage.
  15. Délim, mâle de l’autruche.
  16. Là où est passé le ghézal est restée l’odeur du musc.
  17. Mahari, chameau de course.
  18. Maha, sorte de biche sauvage blanche.
  19. Allusion à une sourate du Koran.
  20. Cette assertion soulèvera bien des contradictions, elle choque les idées reçues; mais c’est par des faits seulement que je répondrai. Ainsi, au haras-dépôt d’étalons de Mostaganem, M. de Nabat, ancien directeur des haras, a trouvé un cheval qu’il qualifie ainsi : « d’une très grande beauté, irréprochable, » et qu’il estime valoir 40,000 fr. Cet étalon, nommé El Azedji, vient des Azedji, fraction de la grande tribu des Beni-Amer, province d’Oran. Dans ce même dépôt est le Pacha; ses notes sont celles-ci : « cheval d’une force et d’une taille énormes, vraie monture des anciens chevaliers, bon production, race à trouver dans le pays. » Il est né dans la riche plaine de la Mina.