Les Causes finales en biologie

Les Causes finales en biologie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 799-829).
LES CAUSES FINALES EN BIOLOGIE


I

L’hypothèse d’une finalité présidant aux phénomènes de la vie a été si mai défendue par les savans qui l’ont adoptée, et si fortement combattue par les critiques qui l’ont niée, qu’il y a peut-être quelque imprudence à vouloir tenter de la ressusciter.

Je l’essayerai cependant. Il ne convient pas d’être timide et d’accepter des opinions toutes faites, fussent-elles acceptées par d’imposantes majorités. Et on a le droit d’être très hardi ; car, malgré les progrès des sciences, ce qu’elles nous ont donné n’est rien au prix de l’effrayante et universelle ignorance en laquelle nous sommes encore comme anéantis.

Ce redoutable problème des causes finales, je l’ai abordé déjà il y a plusieurs années. Alors, entre mon cher et illustre ami Sully Prudhomme et moi, s’est engagée, je ne dirai pas une discussion, mais une conversation, qui a précisé et éclairci certains points[1].

Depuis cette époque, relativement lointaine, j’ai eu, en tant que physiologiste, maintes occasions de réfléchir et de méditer sur la finalité des êtres. D’autre part, des observations nouvelles, des remarques profondes et judicieuses, ont été faites de divers côtés, de sorte qu’il ne, paraîtra pas inopportun de reprendre ce grand problème, si vaste, si profond, mystérieux, mais captivant par son mystère même[2].

Il ne faut pas d’ailleurs se dissimuler que nous voilà placés ici aux confins de la science et de la métaphysique ; mais je ne traiterai pas la question au point de vue métaphysique, et je tâcherai de rester toujours dans le domaine scientifique, précis et indiscutable. Cependant il ne me paraît pas qu’un biologiste, après l’examen méthodique et analytique des phénomènes particuliers, doive s’interdire une conclusion générale, rationnelle, sous prétexte qu’elle n’est pas susceptible d’une vérification expérimentale. Beaucoup de sciences comportent des conclusions qui s’imposent, encore qu’on ne puisse les démontrer directement. Ce ne sera donc pas faire de la métaphysique que de chercher s’il n’y a pas quelque loi générale gouvernant ou inspirant l’évolution des organismes vivans.


II

Sur notre humble planète terrestre, dans le monde solaire, dans l’immense univers, apparaissent des phénomènes accessibles à nos sens, formes et forces que nous pouvons très partiellement connaître, en découvrant ce qu’on est convenu d’appeler des lois. Or ces lois cosmiques, qui ont tous les caractères de la nécessité, sont-elles aveugles ? Ne peut-on déceler en elles comme un plan caché, un dessein, une obscure tendance à un certain devenir ? Si oui, c’est qu’il y a une finalité.

Or, à l’envisager ainsi, le problème est inabordable. Rien ne serait plus ridicule que la prétention de l’homme à trouver la raison d’être du Cosmos qui l’entoure. Un petit être, fragile, passager, pourvu de quelques sens imparfaits et d’une intelligence débile, promenant pendant quelques instans sa pauvre existence sur un imperceptible grain de poussière, serait vraiment bien insensé s’il espérait comprendre les secrets ressorts de l’immense machine qui l’écrase sous l’infinité de sa grandeur et de sa durée.

Résignons-nous par avance à ne rien connaître du vaste monde, vraiment rien, malgré nos efforts. Au seuil de toutes nos Universités, si fières de leur triste savoir, il faut inscrire cette décourageante devise : Ignorabimus.

On ne s’attendra donc pas à nous voir témérairement aborder le problème de la finalité mondiale. Le ciel est trop haut et trop loin ; et il faut se contenter de la terre.

Et, pour les choses terrestres elles-mêmes, ne nous figurons pas que nous sommes capables de tout savoir. Si elles étaient connues de façon adéquate, si notre microcosme était pénétré, il s’ensuivrait la connaissance approfondie du grand Cosmos.

Tout de même, en regardant autour de nous, près de nous, les évolutions des formes vivantes, leurs formes, leurs fonctions, nous pouvons étudier quelques faits, formuler quelques lois. L’observation et l’expérience nous ont révélé de ci de là des phénomènes dont la connaissance entraine l’étonnement et l’admiration.

Il s’agit alors de savoir si ces phénomènes, ces faits, ces lois, ne sont pas susceptibles d’une interprétation générale. Sous la multiplicité des apparences ne se découvrirait-il pas quelque principe caché ? Ces secrets ressorts dont on parlait tout à l’heure, impossibles à découvrir pour la généralité de l’univers, ne pouvons-nous les rechercher pour les êtres qui vivent à la surface du globe terrestre ? Limitée ainsi, une tentative pour aborder le problème des causes finales ne paraîtra pas démesurément ridicule.

Elle reste cependant très audacieuse, très imprudente encore. La plupart des savans sont positivistes, et rejettent de propos délibéré tout ce qui n’est ni démontré, ni directement démontrable. Et ils ont raison. Les erreurs longues et graves de nos ancêtres, et nos erreurs actuelles, — qui, pour n’être pas connues de nous, n’en sont pas moins graves, — sont dues à ce que les savans d’autrefois ont obéi à l’imagination plus qu’à l’expérience, et se sont contentés de preuves insuffisantes. Or toute démonstration directe d’une finalité dans la nature vivante sera manifestement impossible. Ce ne sera jamais qu’une conclusion, une déduction, et par conséquent une hypothèse.

Est-il permis de faire cette hypothèse ? C’est ce que nous allons examiner ici.


III

Aux premiers temps de la physiologie, Galien, le créateur de cette science, étudiant avec une sagacité profonde la fonction des organes, avait été frappé par l’agencement méthodique et harmonique des parties. Pour lui, chaque élément du corps préside à une fonction déterminée, précise, et est admirablement adapté à cette fonction. Pour lui, chaque disposition anatomique, même la plus insignifiante en apparence, a un rôle. Toute forme est utile. Toute fonction est commandée par la forme. Tout dans l’être vivant est agencé pour assurer la vie, et la meilleure vie possible.

Or, comme il commettait souvent de lourdes erreurs anatomiques, il était conduit à d’assez risibles conclusions, trouvant une utilité éclatante à des dispositions anatomiques qui n’existent pas. Et cependant son grand ouvrage : De usu partium (περὶ χρείας τῶν ἐν ἀνθρώπου σώματι μορίων) reste un des plus beaux livres de la physiologie. L’idée d’une étroite finalité domine ce magnifique ouvrage. Les êtres sont faits pour vivre, et chacune des parties de leur organisme est merveilleusement adaptée à toutes les exigences de la vie.

Après Galien, physiologistes, biologistes et philosophes se sont livrés à d’innombrables variations sur ce thème. Comme Galien, ils ont exagéré, au point de la rendre parfaitement grotesque, la théorie des causes finales.

Et d’abord, ils ont imaginé que tout dans la Nature avait été fait pour l’homme ; ils ont été par exemple jusqu’à prétendre que la lune avait pour principale fonction de rendre les nuits moins obscures. Bernardin de Saint-Pierre n’a-t-il pas dit très sérieusement que le melon était sillonné par des côtes, pour pouvoir être plus agréablement découpé et mangé en famille ?

Toutes les fois qu’on voudra assigner le plaisir ou l’utilité de l’homme comme finalité à l’univers, on tombera dans de pareils excès de ridicule. Tout ce qu’on pourra dire à cet égard sera d’un assez bon comique, et on aura beau jeu à railler ces puérilités.

On donne en général le nom d’anthropomorphisme à l’erreur qui consiste à traiter les choses naturelles comme des choses humaines. D’après la définition de l’Académie et de Littré, anthropomorphisme signifie doctrine ou opinion de ceux qui attribuent à Dieu une figure humaine, ou des actions et des affections humaines. Qu’il s’agisse de Dieu ou de la Nature, c’est tout un, et l’anthropomorphisme, tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est la doctrine d’après laquelle les phénomènes de la Nature sont, quant à leur cause et leur mécanisme, plus ou moins assimilables à des phénomènes humains.

Aussi, en biologie, est-ce commettre le péché d’anthropomorphisme que de croire à une finalité humaine des choses, en attribuant aux forces cosmiques ou biologiques une volonté, un désir, qui ont quelque rapport avec une volonté humaine ou un désir humain.

Or, bien évidemment, il faut se garder de toute idée anthropomorphique. Il serait aussi ridicule de supposer la Nature faite pour l’homme, que de supposer la Nature douée d’intentions humaines. Ce sont des propositions tellement évidentes qu’il suffît de les énoncer pour les réfuter. La créature humaine est trop misérable, trop infime, pour qu’il y ait quelque rapport entre l’immense nature et sa chétivité. C’est comme si l’huitre qui bâille sur son rocher s’imaginait que l’Océan a été fait pour elle. C’est comme si la fourmi qui déambule dans la forêt se figurait que le monde a été construit pour alimenter sa fourmilière.

Heureusement, nous serons plus sages que cette huître et que cette fourmi. Nous n’irons pas supposer que l’univers a été fait pour nous, et nous ne prétendrons jamais qu’une intention analogue à une intention humaine gouverne le monde où nous nous agitons.

Peut-être cependant, en examinant les conditions biologiques des êtres, arriverons-nous à quelque conclusion générale.


IV

Une des grandes forces de la Nature vivante, c’est celle qui pousse tous les êtres à s’accroître et à se reproduire. C’est avec une puissance irrésistible que toute forme vivante, — genus omne animantum, — tend à se développer aux dépens du milieu qui l’entoure, et à faire naître des formes semblables à elle-même. Lucrèce, en vers sublimes, avait commencé son poème sur la Nature des choses, en invoquant Venus genitrix, qui peuple les mers et les forêts.

Ce n’est donc pas introduire une idée bien nouvelle que de constater une fois de plus cette souveraine puissance reproductrice de la Nature ; et pourtant il faut s’y arrêter quelque peu.

Il semble que la Nature, indifférente à la vie de l’individu, ait pris, pour assurer la vie de l’espèce, des précautions formidables.

L’instinct qui force les êtres à s’unir pour la reproduction est dominateur, et dirige une grande partie de leurs actes. Même chez l’homme, en qui la civilisation et la raison étouffent et transforment les instincts naturels, l’amour sexuel est un des plus grands mobiles de la vie. La littérature, le théâtre et les arts n’ont guère d’autre objet que l’amour. Les guerres civiles ou internationales qui déchirent l’humanité seraient bien autrement cruelles, si, comme au temps des Sabines, des guerres devaient être entreprises pour conquérir ou ravir des femmes.

Les animaux supérieurs autres que l’homme, quand il s’agit de luttes sexuelles, se livrent des combats acharnés. Entre deux cerfs pour une biche, le combat n’est pas moins ardent qu’entre deux loups pour un quartier de venaison.

Tourguéneff parle quelque part des deux démons souverains qui président aux destinées du monde : l’ange de la faim et l’ange de l’amour ; tous deux également inexorables et tyranniques ; imposant leur volonté à tous les êtres qui peuplent la terrestre planète, leurs esclaves, quels qu’ils soient. La vie de l’individu est régie par le démon de la faim ; la vie de l’espèce, par le démon de l’amour.

Chez les êtres inférieurs, chez les végétaux microscopiques l’instinct n’existe plus ; mais l’énergie des forces reproductrices reste tout aussi puissante. Dès qu’ils ont un aliment, les germes pullulent avec une activité de végétation prodigieuse. Il suffit de quelques heures pour que des milliards, de milliards de bactéries se développent, toutes prêtes à en produire d’autres, qui se développeront à leur tour avec la même facilité.

Si les alimens étaient en quantité suffisante, s’il ne se faisait pas une destruction d’êtres, parallèle à la prolifération, en quelques années les mers seraient comblées, et les terres envahies.

Le caractère de toute cellule vivante, c’est que constamment elle tend à croître et s’accroître en fixant les élémens chimiques du milieu où elle évolue. Non seulement elle vit, mais elle lutte pour la vie, et tend à vivre. Elle porte en elle-même des activités chimiques qui s’exercent avec force sur les élémens inanimés, carbone, oxygène, azote, hydrogène, qui sont à sa portée ; et qu’elle s’efforce de s’adjoindre, de s’assimiler.

Et non seulement dans l’espace, mais encore dans le temps ; car, ne pouvant pas indéfiniment s’accroître, cette cellule se renouvelle par division ou se rajeunit, de sorte que, soit par la division, soit par le rajeunissement, elle s’assure l’immortalité.

Aussi sur le globe terrestre, qu’il s’agisse des fleuves, des lacs ou des océans, des forêts, des plaines ou des montagnes, la vie est-elle partout. Nulle goutte d’eau qui ne contienne des germes ; nulle parcelle de sol qui ne soit habitée.

Et cela était vrai déjà aux époques géologiques les plus anciennes. De par les quantités de carbone, d’oxygène et d’azote qu’elle possède, la terre comporte un certain maximum de vie, et que ce maximum a été atteint depuis des milliers et des milliers de siècles. Les formes ont évolué, les proportions des végétaux ou des animaux, des êtres supérieurs ou des êtres inférieurs, ont changé. Mais la quantité de matière vivante n’a guère varié ; car, depuis des milliers et des milliers de siècles, elle avait atteint sa limite, et toute cette vigueur d’expansion, qui continue sans relâche, s’était pleinement exercée déjà.

Mais, pour ce développement intense de la vie, il faut que chaque fragment de matière vivante porte en lui une force d’attraction très puissante. Chaque cellule est armée pour la lutte, et tend avec une telle ardeur à grandir et à se reproduire, qu’on ne peut s’empêcher de voir dans cette ardeur même une loi très générale, presque une caractéristique de la matière vivante.

Même il semble que les germes produits par les êtres soient beaucoup plus résistans que les êtres eux-mêmes. Les microrganismes qui se reproduisent par des spores sont assez fragiles : ils résistent mal aux variations de température, de pression, d’alimentation ; ils sont sensibles aux actions chimiques les plus faibles. Alors, si les conditions du milieu ambiant leur deviennent défavorables, comme s’ils comprenaient qu’ils ne peuvent plus continuer à vivre, aussitôt ils produisent des spores, granulations minuscules, prodigieusement résistantes, qui gardent longtemps, même dans des milieux hostiles, toute leur force végétative. Les bactéries périssent, mais leurs spores survivent ; et le maintien de l’espèce est assuré.

Chez les animaux supérieurs, des instincts compliqués, extraordinaires, d’une variété extrême, assurent la perpétuité de l’espèce, par la protection donnée aux germes, aux fœtus et aux nouveau-nés. Et il n’est pas besoin de les conter ou même de les mentionner ici, car ce serait l’histoire naturelle presque tout entière qu’il faudrait écrire.

Nous sommes tellement habitués à ces merveilles que nous les regardons distraitement, sans daigner en rien conclure. Et cependant comment ne pas dire, en voyant cette ardeur intensive de tout être vers la multiplication et l’accroissement : « Tout se passe comme si la Nature avait voulu la vie ? »

On objecte d’abord que, si la matière vivante n’était pas tout entière animée par le grand désir inconscient de vivre, la vie n’existerait plus. Depuis longtemps les êtres et leurs descendans eussent péri, écrasés par les forces cosmiques supérieures, redoutables, qui les entourent, et contre lesquelles ils ont dû, pour vivre, réagir avec énergie. Par conséquent, dit-on, cet effort vers la vie est une fatalité, non une finalité : ç’a été une des conditions nécessaires de l’existence, qu’elle ait été assurée ou non par le désir de l’existence.

Mais on ne voit pas bien la force de cette objection ; car la nécessité n’exclut nullement la finalité.

Une objection plus sérieuse m’a été faite par Sully Prud’homme ; il m’a reproché le mot d’effort, certainement entaché d’anthropomorphisme. L’effort, dit-il, est un phénomène psychique et mécanique, qui ne peut avoir rien de commun avec une grande loi mondiale ; à moins de supposer au monde et à la Nature des sentimens, des désirs, des volontés qui ressemblent aux sentimens, aux désirs, aux volontés de l’homme.

A vrai dire, si l’on emploie le mot d’effort, c’est sans prétendre l’assimiler à l’effort d’un homme qui veut construire une maison, ou à l’effort d’un cheval qui tire une charrette. Quand il s’agit de lois aussi générales, on ne trouve pas dans la langue d’expression satisfaisante pour les indiquer. Aussi ai-je dit, — et je crois être resté dans le domaine purement scientifique : — tout se passe comme si les êtres vivans avaient une irrésistible tendance à vivre, et faisaient effort pour vivre.

Or, cela n’est certainement pas une hypothèse. Au contraire, c’est l’indication d’un fait ; ou plutôt, c’est la conséquence logique qui se dégage d’un grand nombre de faits, très cohérens.

Faisons pour un instant une hypothèse de grossier anthropomorphisme ; à savoir que la Nature a voulu la vie, comme un architecte veut la construction d’une maison. Elle n’aurait pas pu créer un monde autre que le monde actuel. Le spectacle de l’univers vivant serait le même. Les cellules auraient toutes la même ardeur à s’accroître : car la condition nécessaire de la vie est précisément que tous les êtres aient appétit et soif de vie. S’ils avaient mollement et paresseusement répondu aux causes de destruction qui les assiègent, ils eussent depuis longtemps disparu. A peine même eussent-ils pu apparaître. La tendance à la vie était indispensable à la vie.

Faisons maintenant l’hypothèse inverse, à savoir que le jeu des grandes lois physico-chimiques, colossales, qui régissent l’univers, a eu cette conséquence que la vie est sortie d’elles, et ajoutons que cette conséquence est fortuite. Est-ce que notre extrême réserve serait justifiée ?

Quoi ! le professeur chargé d’enseigner à des jeunes gens les lois biologiques aurait le droit de dire : « Les cellules tendent à s’accroître, quand on leur fournit un aliment ; leur accroissement est rapide ; il est indéfini, tant qu’on leur donne un aliment suffisant. La conservation de l’espèce est assurée par la fécondité des êtres, et par la robustesse des germes. » Et il ne pourrait pas aller plus loin ! Et on lui refuserait le droit de formuler cette conclusion évidente : tout se passe comme si la Nature avait voulu la vie !

Si cette proposition, très modeste en somme, est admise, aussitôt tout s’éclaire. On voit nettement, sur la mince croûte terrestre qui nous héberge, se presser des formes changeantes, végétales ou animales, qui se succèdent rapidement, luttent les unes contre les autres, évoluent, se transforment, avides d’oxygène et de lumière, âpres à la curée, cherchant avidement a grandir, à se multiplier, à se propager au loin, à essaimer partout où leur descendance pourra trouver quelque nourriture.

En vérité, on ne peut rien comprendre à la biologie générale si l’on n’admet pas cette grande tendance à l’accroissement et à la vie.


V

L’étude des êtres vivans, au point de vue de la forme, (c’est-à-dire l’anatomie) et au point de vue de la fonction, (c’est-à-dire la physiologie), est plus féconde encore en enseignemens.

Tous les organes de tous les animaux sont par leur structure adaptés à leur fonction ; qu’il s’agisse des plus infimes ou des plus nobles êtres, des appareils les plus compliqués ou les plus simples.

Les anatomistes, sans être pour cela défenseurs des finalités, font remarquer, ne fût-ce que comme moyen mnémotechnique, l’heureuse adaptation de toutes les parties.

S’ils décrivent l’œil, ils prétendent que l’œil est protégé par l’arcade orbitaire, résistante, et qu’il est enchâssé dans l’orbite qui le garantit. Il y a les sourcils et les cils qui le défendent contre les poussières ; il y a aussi les paupières, voiles membraneux, légers, souples. Dans l’orbite même, le globe oculaire est mobile, assez pour échapper à la plupart des chocs extérieurs ; il est recouvert par une conjonctive très ténue, qui n’empêche pas la lumière d’arriver, et en même temps très délicate, puisque le moindre contact d’un corps étranger produit une vive douleur, fait rejeter la tête en arrière, fermer énergiquement les deux paupières, avec un flux de larmes, qui tendent à expulser le corps étranger. Tous ces mouvemens réflexes de défense sont tellement impérieux et rapides qu’ils se produisent avant même que la conscience n’en soit avertie. L’œil s’est défendu lui-même avant qu’on n’ait eu à préparer sa défense.

Au dire de certains savans, l’anatomiste n’aurait nul droit de s’exprimer ainsi. Il lui serait permis de décrire l’arcade orbitaire, les sourcils, les cils, les paupières ; mais il ne serait pas autorisé à conclure que ces appareils sont de bonne protection pour l’œil. Le physiologiste aurait le droit de mentionner les réflexes de la conjonctive au contact mécanique des objets, de l’iris à la lumière, mais il ne devrait rien dire au delà, ni conclure que ces réflexes sont éminemment utiles à la défense de l’appareil visuel ; car il dépasse ainsi la constatation des faits : et il est interdit d’aller plus loin que les faits.

Mais, pour ma part, je suis loin d’approuver, voire de comprendre cette timidité ; car il y a autour de l’œil tout un ensemble de formes et de fonctions effectuant une protection si efficace que le mot de protection doit être prononcé.

Il n’est que trois manières possibles de s’exprimer sur la protection de l’œil : ou dire que l’œil est mal protégé, ce qui est assez absurde ; ou dire qu’il est bien protégé, ou ne rien dire du tout. Mais comme, en réalité, il est bien protégé, ce n’est vraiment pas faire œuvre scientifique que de ne pas oser le dire.

Le poulpe, quand il est surpris par un ennemi, laisse aussitôt échapper un flot de liquide noir qui le soustrait à la vue de son agresseur, et qui lui permet d’échapper.

Quand on touche une patelle, qui adhère à la roche du rivage, elle se colle avec une telle force qu’il est presque impossible de l’en arracher.

Beaucoup d’insectes et de crustacés, si on les retient par la patte, se libèrent en brisant rapidement le membre par lequel ils sont maintenus (autonomie). Que l’on prenne un crabe par sa pince, et on ne pourra le faire captif, car d’un petit choc brusque il va se dégager, et cependant une très grande force serait nécessaire, bien supérieure à celle que peut donner un crabe, pour arracher cette patte, si le muscle ne se brisait pas lui-même.

Des insectes, des mollusques, des poissons même revêtent les couleurs et les formes des endroits qu’ils habitent, à ce point qu’un ennemi ne peut plus les apercevoir que difficilement. Certains insectes ont pris exactement les apparences d’une feuille, tant et si bien que, même en étant averti, on ne les distingue pas de la feuille (mimétisme).

Nous pourrions multiplier ces exemples, et prouver qu’il est absolument impossible de ne pas admettre maintes singulières et habiles adaptations des êtres à leurs conditions d’existence, et par conséquent l’utilité des organes et appareils.

A vrai dire, les biologistes n’ont pas essayé de contester l’utilité. Mais ils distinguent l’utilité et la finalité. Que les organes soient utiles, ils ne peuvent le nier. Qu’ils aient apparu pour satisfaire à une fonction déterminée, voilà ce qu’ils se refusent énergiquement à croire.

M. Leclerc du Sablon, qui vient de publier un livre ingénieux et profond sur les incertitudes de la biologie, ne reconnaît nullement la finalité des organes anatomiques ou des agencemens physiologiques ; et cependant il est forcé d’admettre que les organes ont un rôle, une fonction, voire un rôle utile à la défense de l’être, et une fonction protectrice. Il ne conteste pas qu’il soit utile au poulpe de déverser un liquide noir, à la patelle d’adhérer sur son rocher, à la phyllie de ressembler à une feuille, et au crabe de se délivrer par une fracture autotomique ; et en effet on ne peut nier l’évidence. Mais, selon lui, ces fonctions protectrices ont des causes naturelles et non des causes finales. Ce n’est pas pour s’entourer d’obscurité que le poulpe lance un liquide noir : c’est parce que des causes naturelles successives, se perpétuant de génération en génération, ont assuré quelque avantage aux individus pourvus d’une poche d’encre, et que ceux-là ont survécu qui se trouvaient en état de résister à leurs ennemis.

« Toutes les espèces mal adaptées disparaissent. Il en est de même des individus. Parmi les innombrables germes... ceux-là seuls se développent qui sont doués d’une faculté d’adaptation. Le moindre défaut d’organisation est pour eux un arrêt de mort. C’est pour cette raison que nous ne voyons que des individus bien organisés... Tous les exemples qui pourraient servir à démontrer que l’œuvre de la Nature n’est pas forcément bonne, ont disparu parce qu’il leur était impossible de subsister. C’est comme un procès où les témoins à charge seraient tous morts ; on serait naturellement porté à donner raison aux témoins à décharge... Les murs des sanctuaires de pèlerinage sont couverts d’ex-voto offerts par les pèlerins qui ont obtenu ce qu’ils demandaient ; mais on ne voit nulle part le témoignage de ceux qui n’ont pas eu satisfaction. »

A cette critique pénétrante, M. Leclerc du Sablon en ajoute une autre, qui n’est pas moins digne d’attention, c’est que beaucoup d’organes sont inutiles, beaucoup de formes sont sans aucun avantage. Pourquoi les structures spécifiques des feuilles ? Pourquoi la couleur des fleurs ? Pourquoi le péricarpe charnu des fruits ? Pourquoi chez les animaux tant de parures inutiles ? Et il n’a pas de peine à montrer que bien des organes paraissent absolument inutiles aux êtres qui en sont pourvus.

Mais il semble que ce soit prendre beaucoup de peine pour réfuter une opinion que personne ne songe à défendre. Et en effet les modernes défenseurs, les plus ardens, du finalisme n’ont jamais prétendu tout expliquer, tout justifier dans la nature par une fin. Ce serait trop beau.

D’autre part, personne ne conteste l’action des causes naturelles. Aucun biologiste, j’imagine, ne songe à vouloir faire renaître l’hypothèse d’une création intentionnelle, particulière pour chaque être ; tous pensent que la conformité des êtres aux conditions de leur existence n’a pu s’établir que par des causes naturelles sans l’intervention de quelque force surnaturelle qui préside à ces successives ébauches. Ç’a été uniquement par les conflits naturels et nécessaires des forces physico-chimiques que l’adaptation a pu se faire.

Dire qu’il y a à toutes les formes vivantes des causes naturelles, — c’est-à-dire des forces physico-chimiques, — ce n’est aucunement nier une direction générale incluse dans ces mêmes forces.

Aussi, loin de voir une contradiction entre les forces naturelles et la finalité, y verrais-je un accord merveilleux, puisque le conflit des forces naturelles aboutit à faire apparaître des êtres très bien organisés. La critique de M. Leclerc du Sablon serait absolument justifiée, si le biologiste finaliste se contentait de constater l’utilité des appareils ou des fonctions, et, après l’avoir constatée, ne voulait pas condescendre à en rechercher les causes naturelles. Mais la plupart des savans dignes de ce nom, au lieu de remplacer la recherche des causes naturelles par la recherche des causes finales, essayent toujours de trouver des causes naturelles, aux mécanismes compliqués qu’ils étudient.

D’ailleurs, avant de discuter d’une manière plus approfondie l’étroite relation qui unit les causes naturelles et les causes finales, je voudrais exposer très brièvement divers phénomènes de physiologie qui vont nous prouver, avec une très grande force, quelle précision extraordinaire révèlent les mécanismes de nos appareils, et je me contenterai de quelques indications sommaires.


VI

Aujourd’hui, bien plus encore que du temps de Galien, la physiologie, c’est l’étude, et, si possible, l’explication des mécanismes étranges et variés par lesquels la vie s’entretient dans l’être, en dépit de tous les ennemis qui l’assiègent sans cesse.

Or, dans l’exposition de ces faits physiologiques, deux méthodes se présentent. Ou bien on se contentera d’indiquer les faits, tels qu’ils sont. Ou bien on ajoutera quelques mots pour établir que ces faits témoignent d’une adaptation protectrice. La première méthode est rigoureusement, — et même étroitement, — scientifique ; mais, pour ma part, je préfère la seconde méthode, et je vais prouver par quelques exemples que, sous peine de timidité puérile, il est tout à fait légitime de ne pas conclure à l’utilité.

Le sang qui coule dans les vaisseaux est liquide, et reste liquide tant qu’il est dans ces vaisseaux, artères, capillaires, veines. Mais, dès qu’il s’est épanché au dehors, il cesse d’être liquide, et se coagule. C’est là un phénomène très général, qu’il s’agisse du sang rouge des vertébrés, ou du sang incolore des invertébrés.

La coagulation du sang permet aux hémorrhagies de s’arrêter. Si le sang était incoagulable, comme il l’est en effet dans certains cas pathologiques (hémophilie), alors la moindre ouverture du plus petit vaisseau déterminerait l’issue de tout le sang contenu dans le corps. Aucune hémorrhagie ne pourrait plus s’arrêter. Le plus léger traumatisme aurait pour conséquence une mortelle effusion de sang.

Vraiment, ce ne sera pas dépasser les limites de la précision scientifique que de conclure à quelque utilité de la coagulation. Dire qu’une des propriétés du sang est de se coaguler, c’est énoncer un fait physiologique évident ; et ajouter que cette coagulation empêche d’être mortelle l’ouverture d’un vaisseau, c’est énoncer un fait physiologique qui n’est pas moins évident.

De fait, on ne s’est pas contenté de ces deux affirmations, et on a recherché comment et pourquoi le sang se coagule. On a vu que les globules blancs du sang, dès qu’ils rencontrent un corps quelconque autre que la paroi des vaisseaux où ils circulent, sont aussitôt irrités, et sécrètent une substance qui précipite la fibrine du sang, et par conséquent amène la coagulation. Donc, la constatation de l’utilité n’a nullement empêché d’approfondir le mécanisme naturel en lequel consiste la coagulation du sang.

Tel est l’état actuel de la question. Qu’un jour on vienne h démontrer que l’irritabilité des leucocytes pour des corps étrangers est due à un phénomène électrique, ou à une radiation physique, ou à quelque autre cause, il n’en restera pas moins toujours vrai que la coagulation du sang est utile à l’organisme. Ainsi tout professeur de physiologie aura le droit d’affirmer cette fonction protectrice en même temps qu’il recherchera les causes immédiates, naturelles, de la coagulation du sang.

Même il ne sera nullement troublé dans sa conviction si l’on vient à découvrir, contre toute vraisemblance d’ailleurs, certains vertébrés dont le sang ne serait pas coagulable, ou à démontrer qu’on peut pendant longtemps rendre incoagulable le sang, sans que cela entraine aucun inconvénient. Car dans les faits si complexes de la biologie, il n’est pas de loi absolue, et la coagulation du sang est un phénomène trop général pour que quelques exceptions, sans doute plus apparentes que réelles, nous arrêtent.


Restons encore dans l’histoire physiologique du sang. Nous trouverons des mécanismes régulateurs qui maintiennent sa constitution chimique avec une précision extraordinaire. On sait que Claude Bernard, il y a plus d’un demi-siècle, a découvert que le sang contient du sucre, et que ce sucre lui est fourni par le foie. Le sang des animaux qui n’ont ingéré ni sucre, ni amidon contient du sucre, parce que le foie en déverse constamment dans le sang. Si la quantité de sucre ingéré est trop grande, il se fixe dans le foie ; si elle est insuffisante ou nulle, c’est alors le foie qui déverse du sucre dans le sang.

Alors, sans se préoccuper de savoir s’ils étaient ou non finalistes, les physiologistes ont voulu connaître quelle pouvait être l’utilité de cette glycémie (sucre dans le sang), autrement dit, quel est le rôle du sucre. M. Chauveau a fait sur ce point de très décisives expériences. Il a prouvé que le sucre du sang sert à la contraction musculaire. La force mécanique qui se dégage, quand le muscle se contracte, est d’origine chimique : c’est la combustion du sucre qui est dans le sang. Par conséquent, il y a un rôle, une utilité, une fin, à l’existence aussi bien du glycogène dans le foie que du sucre dans le sang.

Ainsi, dans ce cas spécial, comme dans tant d’autres cas, après avoir constaté un fait, on en cherche la raison d’être, la finalité, et on est amené à une découverte d’importance fondamentale. Si l’on s’était contenté de constater qu’il y a du sucre dans le sang, et de le doser sans chercher pourquoi il y a du sucre, on n’eût pas tait œuvre de physiologiste ; car notre principale tâche est, comme Galien l’avait si bien compris, de découvrir l’utilité des parties.

Et, bien entendu, il n’a pas suffi de savoir que le sucre sert à la combustion musculaire. On a voulu aller plus loin, toujours plus loin, savoir par quelles actions chimiques, d’ailleurs tout à fait inconnues encore, l’étincelle nerveuse qui, parcourant le nerf, atteint le muscle, vient brûler le glycose qui circule dans le sang. M. Chauveau a pu démontrer ce fait imprévu que la combustion du sucre dans le muscle ne fait pas varier beaucoup la quantité de sucre dans le sang, selon que le muscle est en repos ou qu’il se contracte. Le sang veineux qui revient du muscle contient toujours à peu près la même quantité de sucre (un peu moins que le sang artériel) ; mais la circulation est beaucoup plus active pendant la contraction, de sorte que la quantité de sucre qui brûle devient alors beaucoup plus grande, sans que pourtant le sang veineux en soit trop appauvri.

Ici encore il me parait que le physiologiste a le droit de faire remarquer que, par cette circulation plus active, la stabilité chimique du sang est assurée, et que, malgré une combustion plus intense, le sang veineux n’est jamais dépourvu de sucre.

Ce n’est nullement une objection que de voir parfois le sucre disparaître du sang veineux musculaire ; car, si la combustion musculaire est trop intense, tout le sucre du sang est brûlé. Mais nous en sommes avertis par la sensation douloureuse (fatigue musculaire) qui se produit alors. Un mécanisme ne peut être assez parfait pour suffire à tous les abus. Il n’est pas de machine si bien construite, qui puisse toujours résister aux dépenses immodérées qu’on lui demande.

Loin de voir là un défaut à l’appareil régulateur du glycose, on y verra une perfection de plus, puisque l’organisme est aussitôt averti par une sensation impérieuse de fatigue qu’il y a excès dans le travail musculaire. Tant que la machine travaille régulièrement, nous ne souffrons pas ; mais une douleur vive avertit aussitôt qu’il y a excès de travail. Existe-t-il, dans l’industrie, beaucoup d’appareils avertisseurs aussi délicats ?

La stabilité chimique du sang est encore assurée par d’autres mécanismes régulateurs, aussi exacts que celui du sucre. Ainsi le chlorure de sodium est en quantité constante dans le sang. Si, par une alimentation trop salée, nous ingérons trop de sel, aussitôt il est activement éliminé par l’urine. Jadis j’ai fait sur ce point une expérience décisive. J’ai pris trois chiens dont l’un (A) recevait beaucoup de sel, l’autre (B) n’en recevait qu’une quantité très modérée, à peine suffisante, le troisième (C) n’en recevait pas du tout. Eh bien ! au bout de quelques semaines, ces trois chiens avaient tous trois exactement la même quantité de sel dans le sang. Le chien C, qui ne recevait pas de sel, n’en éliminait pas, et gardait dans son sang toute la quantité nécessaire. Le chien B éliminait très peu de sel, juste la quantité qu’on lui donnait. Et le chien A éliminait très vite, en une heure à peine, le grand excès de sel qu’on lui faisait ingérer.

Nulle des fonctions régulatrices de l’organisme n’est aussi curieuse à étudier que celle de la chaleur.

On peut séparer les animaux en deux groupes : d’une part, ceux qui maintiennent leur température constante, quelles que soient les variations de la température extérieure (homéothermes) ; ce sont les mammifères et les oiseaux ; d’autre part, ceux qui sont de température changeante, subissant docilement et sans périr les oscillations de la température ambiante (hétérothermes) : ce sont les vertébrés inférieurs, batraciens, poissons, reptiles, et tous les invertébrés.

Quelle que soit la température qui nous entoure, nous avons toujours 37° ; les oiseaux ont toujours 42° ; les mammifères ont toujours 39°. Mais un poisson, un reptile, un mollusque aura 0", s’il « est dans un milieu à 0° : il aura 10°, ou 20°, ou 32°, si la température extérieure est à 10°, à 20°, ou à 32°. Pour connaître la température d’un invertébré, il suffira de savoir la température du milieu où il vit ; car il ne s’en éloigne jamais ; tandis que, pour connaître la température (normale) d’un oiseau ou d’un mammifère, il suffira, en général, de savoir celle qui est indiquée par les auteurs classiques ; car cette température est constante.

Déjà cette première différence entre les homéothermes et les hétérothermes entraîne une première conclusion qui parait nécessaire, encore qu’entachée de finalisme. Il y a un notable progrès des hétérothermes aux homéothermes.

Et en effet le progrès existe, quand la vie physiologique ou psychologique des êtres n’est pas sous la dépendance tyrannique des conditions extérieures. Or l’activité des organismes est fonction de leur température ; d’autant plus grande que leur température propre est plus élevée : car la vie est essentiellement un phénomène chimique, et tous les phénomènes chimiques sont d’autant plus intenses et rapides, qu’ils se font dans des milieux plus chauds. Une grenouille placée dans de l’eau à 0° se meut paresseusement ; elle est presque insensible, et ses fonctions psychiques sont à peu près nulles ; mais, si on la met dans de l’eau à 25°, elle prend la température de cette eau et devient un tout autre animal, actif, sensible, agile, mobile, affamé, attentif à tous les bruits, réagissant promptement et énergiquement à toutes les excitations.

Il en est de même pour les poissons et tous les hétérothermes. Leur activité et leur intelligence vont croissant ou décroissant en même temps que monte ou descend la colonne de mercure qui indique la température ambiante.

Mais ni l’homme ni aucun des homéothermes n’ont à subir cette servitude. Ils sont, dans une très large mesure, indépendants du milieu thermique ambiant.

Et alors, en vérité, il ne semble nullement imprudent de constater que l’indépendance vis-à-vis du milieu thermique extérieur est un progrès. Je me reprocherais même de ne pas oser, dans un cours de physiologie générale, mentionner ce grand perfectionnement : un être stable, qui durant toute sa vie, en dépit des étés et des hivers, au pôle ou à l’équateur, pense, réagit, se meut, en demeurant toujours le même, parce que ses muscles, ses nerfs, ses glandes, et son cerveau sont à température constante, et par conséquent fonctionnent dans des conditions identiques.

On osera même ajouter deux affirmations encore. D’abord c’est que, le plus souvent, les homéothermes, étant à une température supérieure à la température ambiante, ont des actions chimiques, et par conséquent psycho-physiologiques, plus intenses ; de sorte qu’ils vivent à la fois plus intensivement et plus régulièrement que les hétérothermes.

Et on dira ensuite que, dans la successive évolution des êtres, à travers les âges géologiques, les homéothermes sont venus après les hétérothermes, comme si, passant par une série de transformations graduelles, des êtres plus parfaits avaient fini par apparaître, dérivant d’êtres imparfaits.

Assurément en prononçant le mot de progrès, on dépasse quelque peu la constatation empirique des faits ; mais cette conclusion d’un progrès accompli s’impose, et on pardonnera à un professeur de physiologie d’avoir, au delà des limites d’une trop étroite physiologie, constamment enseigné qu’il y a, dans la série des êtres, progrès, perfectionnement, évolution vers un état physiologique plus actif et plus homogène.

Le mécanisme par lequel est assurée la régulation de la chaleur chez les homéothermes est tout à la fois d’une complication et d’une perfection extrêmes.

Si la température extérieure est basse, la radiation calorique diminue ; car les vaisseaux de la peau se rétrécissent, et en même temps la production calorique augmente. Les combustions glandulaires s’exagèrent, et le frisson survient, qui commande aux muscles, source principale de chaleur, des contractions convulsives, répétées, violentes, involontaires, impérieuses, qui forcent l’organisme à se réchauffer.

Si la température extérieure s’élève, des phénomènes inverses se produisent. Les vaisseaux de la peau se dilatent ; le sang afflue à la périphérie, et la radiation calorique augmente.

Que cette réfrigération soit insuffisante, et un nouveau mécanisme apparaît. Le seul procédé dont dispose un organisme vivant pour se refroidir, c’est d’évaporer de l’eau. Alors, par une action réflexe immédiate, la sueur perle à la surface de la peau, et l’évaporation de cette sueur produit du froid, un froid assez intense, pour qu’un homme puisse vivre longtemps à une température extérieure de 45°. — De même l’eau contenue dans un alcarazas se maintient à une température relativement basse ; car l’eau qui suinte à travers les pores du vase s’évapore à la surface, et produit constamment du froid. — Chez les animaux dont la peau, pourvue d’une fourrure épaisse, ne peut guère sécréter et évaporer de la sueur, c’est-à-dire chez les chiens, les lapins, les oiseaux, un nouveau mécanisme intervient, analogue en principe à la sudation ; c’est l’évaporation d’eau à la surface pulmonaire. La respiration devient alors extrêmement fréquente, haletante ; par la ventilation pulmonaire accrue, une plus grande quantité d’eau est évaporée et le sang se refroidit, malgré tout l’excès de la chaleur extérieure. Il suffit d’avoir vu en été des chiens, au soleil, tirer la langue, et respirer superficiellement avec une fréquence extrême, plus de deux cents fois par minute, pour se rendre compte de l’efficacité de cette polypnée thermique.

Tous ces mécanismes régulateurs sont si parfaitement adaptés, et le jeu en est si moelleux, si simple, que, dans les conditions ordinaires de la vie, c’est à peine si nous en avons conscience. Il suffit de réfléchir un moment pour être convaincu qu’un organisme qui maintient sa température constante à un dixième de degré près, malgré le repos ou l’exercice, malgré la neige ou le soleil, malgré le bain chaud ou la douche froide, est doué d’un bien merveilleux système de réglage.

Il est vrai que cet appareil est quelquefois en défaut, et que dans la fièvre, par exemple, il est gravement atteint. Mais est-ce bien une objection ? Se peut-il qu’une machine soit assez robuste pour ne jamais être pervertie par une influence morbide ?

D’ailleurs, dans la fièvre, caractérisée le plus souvent par de l’hyperthermie, l’appareil régulateur n’est pas détruit ; il fonctionne mal, ce qui est bien différent. Sous l’influence des poisons sécrétés par les microbes de telle ou telle maladie infectieuse, les centres nerveux, régulateurs de la chaleur, sont troublés, empoisonnés, et, au lieu de bien régler la température à 37°, ils la règlent défectueusement, à 38°, 39°, 40°, quelquefois 41°. Le système régulateur règle encore, mais il règle à un niveau trop élevé, comme pourrait le faire une étuve détraquée.

Donc la Nature, pour des animaux homéothermes de tailles très diverses (depuis la baleine jusqu’à la souris), vivant à des climats très différens, de -f-40° au Sénégal à — 40° en Sibérie, pourvus de pelages infiniment variés, se nourrissant tantôt de grains, tantôt de viande, tantôt de fourrage, tantôt de lait, tantôt de poissons, a résolu cet étonnant problème de les maintenir tous à température constante.

Personne ne prétendra qu’elle a voulu le résoudre ; car ce serait tomber dans un anthropomorphisme enfantin ; mais tout de même, par le jeu inexorable de la sélection et de l’hérédité, le problème a été résolu, et tout se passe comme si c’avait été par une intention formelle.


L’étude des réflexes et de la sensibilité n’est pas moins féconde en enseignemens.

Si un corps étranger vient à toucher la muqueuse du larynx, cette excitation des nerfs laryngés va aussitôt provoquer une toux violente, et même suspendre toute respiration. Le physiologiste qui enseigne et étudie la respiration a le droit, et même le devoir, d’indiquer que cette toux réflexe n’est pas inutile, mais bien qu’elle a une cause, une raison d’être, — et presque une finalité, — c’est l’expulsion du corps étranger par une brusque et forte expiration.

Quand un animal est asphyxié, le cœur se ralentit énormément, par l’effet de l’excitation du bulbe qui commande aux pneumogastriques. On sait que ces nerfs ont pour fonction de ralentir les mouvemens du cœur. Donc, après qu’on les a coupés, il n’y a plus ralentissement du cœur. Et il se trouve que la mort par l’asphyxie survient alors trois fois plus vite. Quand il expose ces faits curieux à son auditoire, le professeur a bien le droit de dire que le nerf pneumogastrique a un rôle protecteur.

Et ce que dit le professeur, le savant doit le dire aussi ; car il serait déraisonnable de supposer que la relation est fortuite entre la toux réflexe et l’expulsion du corps étranger, entre le ralentissement du cœur et la prolongation de la vie dans l’asphyxie, comme entre l’expulsion d’un poison ingéré, et le vomissement qui suit l’ingestion du poison.

Pour nous prémunir contre nous-mêmes, d’admirables et puissans instincts sont préposés à la garde de notre organisme, plus vigilans que notre intelligence même. C’est comme si la Nature, se défiant de nous, avait confié à des forces inconscientes la mission de nous défendre.

Le vertige nous interdit d’avancer quand nous voyons autour de nous s’enfoncer des précipices.

La peur fait fuir l’animal, avant même qu’il ait pris le temps de réfléchir. Surpris par un bruit soudain, le fièvre détale.

Le dégoût est un sentiment de répulsion instinctive pour des substances qui le plus souvent sont nuisibles. Les poisons sont presque sans exception nauséabonds ; les alcaloïdes toxiques, comme la strychnine, la morphine, la quinine, sont tous d’une amertume insupportable. Ce serait une bien étrange prudence scientifique que d’attribuer cette amertume à un simple hasard.


Mais, de tous les sentimens protecteurs, le plus efficace est certainement le sens de la douleur.

Parfois on est tenté de maudire la douleur. Les souffrances terribles et injustes que le mal physique déchaîne excitent notre indignation ; car on ne voit pas bien tout d’abord pourquoi tant de misères et de larmes. Mais bien vite on comprend que l’iniquité n’est qu’apparente, et que la douleur est une condition essentielle de la vie.

Si toute lésion de la peau n’était pas soudain très douloureuse, nous ne serions certes pas assez sages pour la protéger sans cesse, jalousement. Ce n’est pas pour obéir à de sagaces syllogismes que nous défendons notre peau ; c’est, parce que toutes les fois qu’elle est pincée, ou brûlée, ou coupée, ou déchirée, nous ressentons aussitôt une vive douleur. La Nature a mis en nous cette sentinelle infatigable et vigilante qui nous interdit d’user et de fatiguer nos organes. Une alimentation exagérée amène une indigestion douloureuse ; une marche prolongée produit la courbature. Nous payons cruellement par la douleur chaque excès que nous avons commis ; et, comme le grand souci de la vie, c’est d’éviter la douleur, nous sommes sages, parce que le meilleur moyen de ne pas souffrir, c’est d’être sages.

Une belle expérience de Magendie montre nettement ce rôle essentiel de la sensibilité pour la protection des organes. L’œil doit sa sensibilité au nerf trijumeau ; c’est le nerf qui commande tous les réflexes de défense et de protection, par lesquels nous savons soustraire le globe oculaire aux corps irritans, aux poussières, aux traumatismes. Eh bien ! si l’on vient à couper ce nerf, on abolit la sensibilité de l’œil, et alors l’œil ne sait plus se défendre, il se laisse traumatiser par toutes les injures extérieures. Au bout de deux ou trois jours, la cornée blessée s’altère, tout le globe oculaire s’enflamme, et l’œil est perdu.

Il est donc absolument irrationnel de considérer la douleur comme un élément funeste à l’évolution des êtres. Les êtres ne sont pas faits pour être heureux, mais pour vivre. S’il y a une finalité au monde biologique, cette finalité n’est certainement pas une grande somme de joies et de plaisirs, mais bien une grande intensité de vie. Or la vie n’a pu se maintenir que par cette vigilante douleur, gardienne insupportable qui ne se lasse jamais, et qui exerce sa tyrannie pour défendre tous les êtres animés.

On peut même admettre que la douleur a été la grande inspiratrice. C’est pour se prémunir contre le froid, le chaud, la faim, la soif, c’est pour se défendre contre les fléaux, pour résister aux maladies, pour lutter contre leurs adversaires, que les sociétés humaines se sont organisées. Les industries compliquées et savantes qui nous ont donné des vêtemens, des habitations, des alimens, ont toujours eu pour raison d’être de nous épargner des douleurs. La civilisation de l’homme s’est affinée pour lui épargner des souffrances ; et on peut presque dire que l’intelligence est fille de la douleur.

Et c’est pour échapper à l’ennui, une des formes de la douleur, que sont nés les jeux et les arts, et qu’ont été enfantées toutes ces œuvres admirables et charmantes qui enchantent les âmes des civilisés.

Cet odieux moyen, la douleur, que la Nature a employé pour assurer la protection de l’être, est une des plus puissantes défenses de la vie, et on ne voit guère pourquoi on interdisait au physiologiste et au philosophe de le déclarer, sous prétexte qu’ils ne peuvent pas en donner la formelle démonstration expérimentale. ;

De fait, tout physiologiste qui veut approfondir la physiologie, est forcé de conclure qu’il y a une extraordinaire adaptation des appareils et des organes à un maximum et à un optimum de vie.


VI

Et ce n’est pas seulement en physiologie que se révèle cette perfection des mécanismes, c’est encore en pathologie.

On n’en prendra qu’un exemple : la résistance aux infections.

Nous sommes assiégés sans cesse et de toutes parts par des milliards de parasites qui cherchent à vivre aux dépens de nos tissus ; ce sont les microbes, dont le génie de Pasteur a découvert la prodigieuse puissance. Un organisme, dès que la vie a disparu de lui, devient aussitôt la proie des germes qui se mettent à le dévorer. Si la température extérieure est très élevée, quelques heures après la mort, la putréfaction s’est totalement emparée du cadavre.

Pour que le corps vivant puisse résister aux germes parasitaires contre lesquels le cadavre est désarmé, il faut donc des forces chimiques ou mécaniques énergiques, qui s’opposent à l’invasion.

Eh bien ! oui ! en effet, ces forces existent : toutes les humeurs organiques sont essentiellement bactéricides, parasiticides, antiseptiques. Non seulement le suc gastrique, par son acide et sa pepsine, les sucs intestinaux et pancréatiques par leur fermens, sont d’actifs destructeurs des microbes ingérés avec nos alimens ; mais le sang lui-même est capable de les dissoudre, de les désagréger et de les anéantir. Si l’on sème des microbes dans le sang, on les voit disparaître très vite, de sorte qu’au bout d’une heure ou deux, il n’en reste presque plus, même si le sang a été extrait de l’organisme.

A plus forte raison quand le sang est encore vivant, circulant à l’état liquide dans les vaisseaux. Alors les germes bactériens peuvent être introduits, même en grande quantité, dans le sang, sans pouvoir y végéter, sans même déterminer d’accident. Les êtres vivans sont réfractaires aux actions bactériennes. Voilà la règle.

E. Metchnikoff a découvert par quel singulier mécanisme le sang détruit les microbes qu’on lui apporte ; les leucocytes, ces mêmes globules blancs, qui forcent le sang épanché à se coaguler, ont une autre fonction aussi importante au moins que la coagulation : ils se précipitent sur les microbes, comme un animal affamé se précipite sur une proie, les englobant et les digérant. C’est la phagocytose, phénomène commun à beaucoup de cellules, mais qui, chez les globules blancs, a le caractère très net d’une défense active et efficace de l’organisme. Cette défense s’exerce même quand les leucocytes sont à quelque distance des microbes offensifs ; car les substances chimiques microbiennes excitent l’irritabilité des leucocytes ; alors ceux-ci, arrivant au secours de l’être envahi, franchissent les obstacles, s’insinuent à travers les parois vasculaires qu’ils traversent (diapédèse) et essayent d’anéantir les ennemis par qui l’organisme est attaqué.


Tels sont les faits démontrés maintes et maintes fois, de toutes manières, par des expériences bien positives. Au dire de beaucoup de savans, on n’aurait pas le droit d’aller plus avant, et d’indiquer qu’il y a là une merveilleuse défense de l’organisme par les leucocytes du sang. Il serait donc permis de mentionner la phagocytose, la diapédèse, l’irritation des leucocytes par les corps microbiens ; mais il serait interdit d’ajouter que tout ce branle-bas déterminé par des infections microbiennes est un mécanisme sauveur.

Cependant, pour ma part, je ne craindrai pas de me compromettre et de prétendre qu’il y a là un système défensif prodigieusement savant, tout à fait bien adapté à l’attaque.

On objecte que, trop souvent, la défense est inefficace, et que ni la force bactéricide du sang, ni la puissance phagocytaire des leucocytes ne peuvent efficacement combattre certaines invasions microbiennes, fit assurément rien n’est plus exact. Il y a certains microbes pathogènes, c’est-à-dire « producteurs de maladies, » qui peuvent pulluler même dans le sang vivant et déterminer la mort. Mais ce n’est là nullement une objection. Il est bien évident en effet que, même théoriquement, nulle force destructrice ne peut être souveraine, assez forte pour combattre victorieusement tous les ennemis, quels que soient leur nombre et leur qualité. De fait, la plupart des microbes sont détruits par le sang et les leucocytes ; mais quelques-uns, en tout petit nombre, résistent avec succès, et ce sont ceux-là qui sont causes des maladies.

Or ce qui est vraiment surprenant, ce n’est pas qu’il y ait quelques rares microbes pathogènes, mais bien qu’il s’en rencontre si peu. Des millions de germes pénètrent par le poumon et sont à chaque instant détruits ; car nous ne sommes pas dévorés par eux, et les actions chimiques de l’être vivant sont assez puissantes pour les anéantir.


Le sang possède encore une autre propriété plus étonnante encore que celle de la destruction microbienne. Il neutralise les poisons, et fabrique des contre-poisons (antitoxines).

On a été amené à constater ce fait remarquable par une série d’expériences qui remontent à 1888. Je démontrai en 1888 que le sang des animaux ayant subi une infection, et guéris, protège contre cette infection même quand on l’injecte à un autre animal. A la suite de cette expérience, j’essayai l’injection thérapeutique de certains sérums (première sérothérapie, 1890)., Deux ans après, Behring faisait une très belle découverte en constatant que le sérum des animaux infectés et guéris contient une substance antitoxique, une antitoxine, qui a le pouvoir de détruire et de combattre la toxine sécrétée par les microbes.

Ainsi, quand des poisons sont déversés dans le sang par les microbes, le sang est doué d’un étrange pouvoir. Il fabrique des contre-poisons ; il produit des corps qui neutralisent les poisons, à peu près comme l’acide sulfurique neutralise la potasse.

Chaque fois qu’on injecte un poison (colloïde), aussitôt le sang et les cellules fabriquent l’antitoxine nécessaire, si bien que contre une seconde injection l’animal est protégé. C’est l’immunité acquise, une des conditions les plus surprenantes de la vie biologique des êtres : car à chaque toxine, microbienne ou non, l’être oppose aussitôt une antitoxine spéciale, contre-poison de cette toxine même, et non des autres toxines.

Je ne puis entrer ici dans un résumé, même élémentaire, de cette presque miraculeuse immunité ; il me suffira de donner un exemple familier à tous ; c’est celui de la vaccine. Alors, dans l’organisme inoculé il se fabrique des poisons (par les microbes), mais aussi des contre-poisons (par l’organisme). Les poisons disparaissent vite ; mais les contre-poisons persistent, si bien que, même au bout de plusieurs années, ils sont encore présens dans le sang, et empêchent l’individu vacciné de contracter la variole. S’il a été ainsi, par la vaccine, immunisé contre la variole, c’est parce que ses humeurs et ses cellules ont fabriqué des contre-poisons, avec une précision technique déconcertante, avec une habileté chimique si incompréhensible qu’elle prend toutes les apparences d’un mystère profond.

Ainsi, de toutes parts, qu’il s’agisse de l’animal sain ou de l’animal malade, qu’il s’agisse de l’homme ou de l’être inférieur, nous trouvons un rapport si étroit entre l’être et les conditions de l’être, qu’il est impossible de ne pas conclure à une adaptation.


VII

Cette adaptation est trop évidente pour pouvoir être niée. Aussi tous les biologistes sont-ils d’accord pour reconnaître que les êtres vivans sont dans un état de parfaite harmonie avec le milieu qui les entoure, qu’ils sont construits pour vivre, et bien vivre, de manière à résister aux innombrables ennemis qui les assaillent à toute heure.

Mais ils ne voient pas là un fait intentionnel ; ils considèrent que c’est la fatale conséquence de la sélection et de l’hérédité. Ils disent : « ceux-là seuls parmi les êtres ont pu survivre qui étaient pourvus de défenses efficaces. Les médiocres, les faibles, les impuissans ont disparu. Toutes les ébauches que la Nature a tentées et tente constamment échouent misérablement, quand ces ébauches sont incapables de résister aux causes de destruction. Il faut être bien adapté pour vivre : et, comme les caractères se transmettent par l’hérédité, il n’y a eu, depuis des milliers de siècles, pour ne pas disparaître et pour perpétuer races et espèces, que des êtres bien adaptés. En même temps que des millions et des millions de naissances, chaque seconde du temps qui s’écoule voit des millions et des millions d’avortemens. Loi fatale, nécessaire, inéluctable, à laquelle il est interdit, sous peine d’un naïf anthropomorphisme, de chercher une cause : car la seule cause des phénomènes nécessaires est leur nécessité même. »

Tel est le raisonnement des biologistes prudens qui ne paraissent pas accepter la finalité, mais ils ne se rendent peut-être pas compte que cette influence de la sélection et de l’hérédité, c’est encore la finalité.

Une loi, biologique ou non, porte en elle-même toutes ses conséquences. Si la loi fatidique de l’hérédité et de la sélection a conduit la matière vivante à pulluler sur l’écorce terrestre, et à prendre les formes sous lesquelles elle s’est propagée et diversifiée, c’est que ce développement et ces formes étaient inclus dans la loi même. De même qu’une équation compliquée, avant même qu’un mathématicien de génie en ait su déduire les innombrables conséquences, les contient toutes en soi ; de même les lois de la sélection qui ont abouti à la vie d’êtres adaptés et compliqués, contiennent en germe, en puissance, tout le développement du monde animé.

Supposons qu’une loi fiscale soit promulguée qui détruise une industrie prospère ; toutes les conséquences funestes de cette loi sont incluses en elle. Misères, maladies, suicides, exils, révolutions : tout cela est contenu dans la loi édictée. Supposons qu’une loi soit bienfaisante ; tous les bienfaits qui naîtront d’elle, sont contenus en elle.

Les lois qui dirigent les phénomènes sont responsables de ces phénomènes. Puisque les lois de la sélection ont eu pour résultats des vies merveilleusement compliquées et organisées, c’est que des merveilles de complication et d’organisation étaient en puissance dans ces lois.

Or, en suivant à travers les âges les successifs acheminemens de la matière vivante plastique vers les formes actuelles, on découvre vaguement une complication croissante. Les premières formes vivantes étaient surtout végétales ; puis sont venus des invertébrés et des vertébrés inférieurs. Les mammifères n’ont apparu que plus tard ; et l’homme, homo sapiens, pourvu d’une intelligence supérieure, est venu presque en dernier lieu. Tout se passe comme si, lente dans ses agissemens, procédant par des progrès presque insensibles, féconde en avortemens et en informes ébauches, la loi biologique qui régit les êtres avait voulu réaliser l’existence de l’homme.

Loin de moi la pensée de donner à ce mot vouloir le sens d’une volonté humaine ; de même qu’en parlant de l’effort vers la vie, je me gardais de prêter à ce mot le sens d’un effort humain. Mais, tout en se défiant des mots qu’on emploie, imparfaits, parce qu’ils sont humains, et inadéquats aux grandes forces incomprises, du vaste univers, il demeure certain que l’intelligence de l’homme est la conséquence des lois biologiques naturelles ; et cette proposition a un tel caractère d’évidence que personne ne pourra le contester.

Donc, s’il est des lois qui transforment la matière inanimée en matière animée, qui compliquent la matière animée au point de la façonner en des mécanismes parfaits, qui donnent à la matière animée inconsciente la pensée et l’intelligence, ces lois-là vont ressembler à quelque vague finalité.

Peut-être serait-il plus prudent de ne pas aller jusqu’à cette conclusion, et se contenter d’établir les faits. Mais, malgré nous, cette conséquence rationnelle s’impose à notre esprit ; et on a d’autant plus le droit de l’accepter qu’elle est aussi utile pour l’enseignement que pour l’étude de la biologie.


VIII

En effet, toutes les fois qu’un professeur enseigne la physiologie ou la biologie, il est forcé de faire appel à la finalité. Comment fera-t-il comprendre aux jeunes étudians les actions réflexes, les sécrétions, la fécondation, les propriétés chimiques des humeurs, s’il n’ajoute pas, à la sèche et impartiale nomenclature des phénomènes, des explications qui les éclairent et les justifient. Rien n’est plus attachant qu’une physiologie qui se déroule ainsi ; car chaque mécanisme est expliqué ; chaque particularité anatomique trouve sa raison d’être. Même, lorsque toute conjecture est impossible, c’est un attrait de plus ; car on y voit aussitôt une exception, une anomalie. Alors un problème nouveau est posé qui excite la curiosité des chercheurs.

Enseignée et conçue ainsi, non seulement la physiologie est plus attrayante, mais elle est plus facile. Elle devient une science véritable, cohérente, au lieu d’être une énumération de phénomènes que nul lien ne rattache. Sans le secours de la physiologie générale, la physiologie serait une science maussade, hérissée de détails techniques minutieux. Mais la physiologie générale, comme un fil conducteur, nous mène à travers le dédale des faits ; et la physiologie générale, c’est partout et toujours la relation entre les mécanismes vivans et la nécessité vitale.

Car il y a une nécessité vitale. Il faut que l’être vive, grandisse, se reproduise et meure. Tous les plus délicats agencemens de nos organes aboutissent à assurer une vie plus robuste. Aussi ne se trouverait-il pas de physiologiste prétendant qu’il y a des appareils funestes, et des mécanismes pernicieux. Quand nous les jugeons pernicieux, c’est sans doute que nous n’avons pas bien su regarder, et qu’une partie de la vérité nous échappe. Regardons encore ; interrogeons encore la Nature. Nous sommes presque assurés de trouver partout et toujours une réponse positive.

Non seulement il n’est pas d’appareils nuisibles, mais probablement il n’en est pas d’inutiles. Il y a une trentaine d’années, on ignorait le rôle de certaines glandes, la thyroïde, les surrénales, l’hypophyse. On a été bien inspiré en ne les considérant pas comme inutiles ; car on a fini, à force de labeur et d’ingéniosité, par leur trouver un rôle bien défini. Un animal meurt quand on lui enlève l’hypophyse, ou la thyroïde, ou les surrénales. Ces glandes, que jadis, dans leur ignorance, les physiologistes regardaient comme superflues, sont en réalité nécessaires à la vie. Et en effet vraisemblablement toute disposition, dont aujourd’hui nous méconnaissons l’usage, sera quelque jour expliquée.

Nous sommes autorisés, dès que nous voyons une fonction apparaître, à affirmer qu’elle a son rôle dans la défense de l’être. Quand nous étudions un organe, par avance nous supposons que cet organe est utile. Et jusqu’à présent, sauf quelques rarissimes exceptions, probablement passagères, à tout organe la physiologie a pu attribuer une fonction précise. Quand on ne l’a pas trouvée encore, cette fonction, il faut la chercher ; et la recherche sera fructueuse.

Je prendrai une comparaison un peu triviale, mais qui exprimera parfaitement ma pensée. On trouve, à la dernière page de certains journaux illustrés, des problèmes de jeu d’échecs qui sont posés aux amateurs. Or les amateurs aussitôt en poursuivent la solution, et ils ne se découragent jamais ; car ils ont la certitude que le problème posé n’est pas insoluble. Certes ils ne se donneraient pas toute cette peine s’ils croyaient que les pièces ont été disposées au hasard sur l’échiquier. Au contraire, ils sont par avance convaincus qu’il y a une solution au problème, et que par conséquent on peut la découvrir.

De même dans l’étude des lois naturelles. Par avance nous savons que tous les phénomènes physiologiques ont leur utilité, et cette conviction nous permet de persévérer dans notre recherche, car il n’est pas possible qu’un phénomène biologique ne com- porte pas une conséquence utile à la vie de l’être.

Ainsi l’hypothèse de la finalité est aussi féconde dans l’enseignement que dans la conquête de la vérité.

Que demande-t-on à une hypothèse ? C’est d’être rationnelle, simple à enseigner, et ouvrant la voie à des investigations nouvelles. Or, comme l’hypothèse de la finalité a ces trois précieux avantages, les physiologistes doivent continuer à la prendre pour guide.


IX

Ce n’est pas sans quelque épouvante qu’on prononce le mot troublant de finalité, tant ce grandiose concept s’éloigne des hypothèses scientifiques, même les plus hardies. Mais pourquoi, en face de cet effarant problème, ne pas avoir l’audace de notre raison ? De quel droit irions-nous limiter notre pensée à ce qui est tangible et démontrable ? Est-ce que l’univers, malgré toutes les conquêtes de la science, n’est pas resté encore une énigme indéchiffrable ? Nos négations ne sont-elles pas aussi téméraires et aussi injustifiées que nos affirmations ?

Si nous étions conséquens avec nous-mêmes, nous nous réduirions, en fait de généralisations scientifiques, à un absolu néant.

Du vaste monde nous ne savons rien, absolument rien. Tout nous est inconnu. Les faits auxquels nous assistons prennent parfois des apparences de cohésion et de logique qui nous permettent de les formuler en lois. Mais ce n’est que pour nous masquer à nous-même notre ignorance. Quoique chaque découverte agrandisse quelque peu, — oh ! combien peu ! — l’étendue de notre connaissance, chaque nouvelle découverte vient établir avec une force irrésistible que tout est ténèbres et mystères.

Il est admirable que l’homme ait pu imaginer la loi de l’attraction universelle, mais ce n’est là qu’un commencement : il faudrait savoir pourquoi il y a une attraction qui commande les révolutions des astres, et tout de suite nous comprenons que ce pourquoi nous échappera toujours.

L’homme n’exagérera jamais en parlant de son impuissance à connaître le Cosmos. Par delà les siècles, malgré tout son génie, il gardera la même douloureuse et irrémédiable impuissance.

Dès qu’on veut pénétrer la nature profonde des choses, et ne pas se contenter des apparences, on se heurte de tous côtés à des hypothèses, à demi démontrées parfois, mais tout de même indémontrables. En tout cas, quoique le mécanisme de certaines lois cosmiques soit vaguement entrevu, par lambeaux informes, la raison causale n’a même pas reçu un essai de solution.

Au milieu de cette obscurité épaisse, qui nous autorise à tout rêver, et qui nous défend de rien nier, apparaît une pâle lueur ; c’est, dans l’évolution des êtres qui vivent sur la surface terrestre, comme un vague dessein de progrès. A travers les siècles, par suite des lois biologiques, les formes de la matière vivante se sont compliquées, devenant de merveilleux mécanismes. Puis l’intelligence a apparu, confuse chez les êtres des premières époques géologiques, un peu moins fruste plus tard : c’est l’intelligence humaine, une force très imparfaite encore, mais pourtant bien supérieure aux autres forces qui s’agitent, aveugles, autour d’elle.

Si la vie a émergé de la matière inerte, si l’intelligence s’est dégagée de l’inconscience, c’est parce qu’une loi a dirigé dans ce sens-là les forces cosmiques. Personne n’oserait dire que cette loi a voulu la vie et l’intelligence, car le mot de vouloir est terriblement humain. Mais personne ne peut se refuser à reconnaître que le développement graduel de la vie et de l’intelligence était dans la destinée du globe terrestre. :

Et c’est une grande espérance pour l’avenir.


CHARLES RICHET.

  1. Le Problème des causes finales, par Sully Prudhomme et Charles Richet, 1 vol. in-12. Paris, Alcan, 1902.
  2. .M. Georges Bohn a publié récemment sur le déterminisme et la finalité un article intéressant. Revue des Idées, 15 avril 1913, p. 117-119.