bookLes CatacombesJules JaninWerdet, éditeur-libraire1839ParisTTome iiJanin - Les catacombes, tome 2.djvuJanin - Les catacombes, tome 2.djvu/21-251
LA SŒUR ROSE
ET
LA SŒUR GRISE.
CHAPITRE INÉDIT
DES
MÉMOIRES DU DIABLE.
I
C’était il n’y a pas huit jours ; l’automne,
pluvieuse, froide et sombre, avait jeté son
manteau de nuages sur la terre ; la nuit était
noire et triste ; on eût dit que l’hiver était venu tout d’un coup et sans crier gare pour
ne plus s’en aller ; le vent sifflait, l’arbre mugissait, la feuille tombait à moitié jaunie.
— Par cette triste nuit je me promenais seul
dans ce beau parc de Saint-Cloud, dont les
allées superposées ne ressemblent pas mal à
une immense échelle de verdure. Sous ces
arbres, et jeté dans un coin, le château se cache
d’ordinaire ; il est assez difficile à découvrir,
même en plein jour ; mais, cette nuit-là,
le château étincelait de mille feux ; on
comprenait que la vie, la pensée, la fête, la
joie, les graves soucis, les inspirations puissantes
étaient là-bas dans ces murs. — Et
voilà justement pourquoi j’avais le courage,
à cette heure, seul par cette nuit funeste, de
me promener dans le parc de Saint-Cloud.
Vous savez que pour atteindre à la Lanterne de Démosthènes (par quel caprice a-t-on ôté à Diogène
sa lanterne ?), qui est le point culminant
du parc, il y a plusieurs façons de s’y prendre :
la plus simple c’est de suivre l’allée d’en bas et de monter par la pente d’eau à l’allée supérieure,
et, au bout de cette allée, d’en prendre
une autre plus élevée ; et toujours ainsi,
comme on ferait pour monter le grand escalier
de Versailles. — Ceci est la manière vulgaire
mais pour arriver à cette fameuse lanterne,
d’où la vue embrasse tout Paris, sans
rencontrer un homme, il est une autre route
admirable et difficile, que vous avez tous prise
dans votre jeunesse en poussant d’admirables
cris de joie : ce beau chemin de la jeunesse consiste
à aller tout droit devant soi par des sentiers
non frayés. Tout au bas de la montagne vous
levez la tête, et, tout en regardant un certain
point du ciel, une fugitive étoile, votre étoile
de dix-huit ans, vous vous dites à vous-même :
— J’irai là ! Et comme vous le dites vous le faites :
vous allez par les ronces, par les ravins,
par les gazons, par les sables, vous grimpez toujours ;
quelquefois un rocher se présente, vous
gravissez le rocher ; quelquefois c’est un gros
arbre, vous escaladez le gros arbre ; c’est là vraiment une course au clocher pour laquelle
on n’a jamais assez de bras, assez de jambes,
assez de souffle ; à mesure que vous montez
l’ombre s’épaissit autour de vous ; mais cependant,
tout à vos pieds, vous découvrez comme
un océan nébuleux dont les vagues montent
jusqu’à vous ; si bien que, grâce à ce mirage
fantastique, toute retraite devient impossible,
et qu’il vous faut grimper, grimper encore,
grimper toujours. — Et voilà justement
le chemin que j’avais pris cette nuit-là pour
me promener dans le parc de Saint-Cloud.
Mais, par ce sentier difficile, si vous saviez
que j’avais une belle escorte ! Je voyais s’élever
devant moi, comme Jacob à son échelle, une
blanche myriade de beaux anges, tous les anges
profanes qui, dans nos beaux jours, avaient ainsi
escaladé avec nous la montagne, le nez au vent,
les cheveux épars, le sein haletant, la lèvre
entr’ouverte. — Nous étions jeunes alors, elles
et nous. — Elles poussaient de petits cris
joyeux dans les airs ; elles allaient à la conquête, et leur écharpe leur servait d’oriflamme ;
elles faisaient bien des faux pas dans cette
route, mais elles se relevaient plus animées
et plus fières. Cette nuit-là il me semblait les
revoir et les entendre toutes ces beautés évanouies
ainsi escorté, je marchais dans leur
sillon comme autrefois ; comme autrefois je
leur tendais la main, je les encourageais du
geste, je les appelais à ma suite ; et telle était
la puissance du souvenir que j’arrivai ainsi
tout au sommet de la montagne sans m’apercevoir que j’étais seul.
Tout en face de la Lanterne de Démosthènes est une terrasse ; de cette terrasse, quand il
fait nuit ; on domine un abîme ; vous voyez
tout au loin comme une masse immense d’un
papier chargé d’esprit et de blasphèmes qu’on
viendrait de réduire en cendres ; dans ces cendres
noires brillent un instant et s’éteignent
de petites étincelles, faibles lueurs agonisantes
qui disparaissent pour toujours. Pourtant
cette masse noire c’est Paris, ces étincelles qui brillent et disparaissent c’est l’âme,
c’est la pensée de la ville éternelle qui s’endort
pour se réveiller peut-être demain. J’en étais
là de ma contemplation quand je sentis sur mes
deux yeux deux petites mains, mais si froides !…
Quand je dis froides, l’une de ces mains était
brûlante ; c’était une sensation incroyable et que
nul ne saurait définir : la main glacée était
rude au toucher et comme si elle eût été
recouverte d’un duvet nouvellement tondu ;
la main brûlante était fine et douce comme
la main d’une femme de quarante ans. En
même temps je sentis que cette créature invisible
était assise derrière moi et je l’entendis
me dire tout bas, mais d’une voix mordante :
— Devine ! — C’est le diable m’écriai-je
aussitôt. — Lui aussitôt, me rendant
l’usage de mes deux yeux : — Bien deviné,
mon secrétaire Théodore !
Moi, sans me déconcerter : — Et voilà justement,
mon maître, ce qui vous trompe : je ne suis pas votre secrétaire Théodore, et bien
m’en fâche ; je suis un pauvre homme à qui
vous n’avez jamais rien dicté de bon, à qui vous
n’avez pas raconté la plus petite histoire, pendant
que vous accabliez en effet votre ami bien-aimé Théodore Hoffmann de toutes vos faveurs.
Que diable ! monseigneur, on n’est pas partial
comme vous l’êtes ! Boiteux ou non boiteux,
vous avez pénétré dans toutes les maisons et
dans toutes les âmes ; pas un toit, pas une
conscience qui aient un secret pour vous ;
vous savez l’histoire de l’humanité tout entière ;
vous l’avez étudiée sous son aspect le plus
triste, mais aussi le plus fécond ; vous êtes
sans contredit le plus grand observateur de
ce monde ; et quand vous voulez écrire vos
commentaires vous n’appelez à vous, tous
les cinquante ans, qu’un secrétaire unique !
Vous laissez vos autres serviteurs se morfondre
à votre porte, et deviner tant bien que
mal quelques-uns des merveilleux mystères
que vous prodiguez à votre favori ! — N’avez-vous donc pas appris que César fatiguait quatre
secrétaires ?
Tel autrefois César en même temps
Dictait à quatre en styles différents.
Tout beau donc laissez-moi en repos me raconter
à moi-même les belles histoires que je
sais tout bas dans mon cœur ; et, si vous avez
du temps à perdre, allez réveiller votre secrétaire
Théodore, qui dort sur ses deux oreilles
et sous quelque table de cabaret à l’heure
qu’il est.
— Là ! là ! dit le diable avec cet air goguenard
que vous savez, ne nous fâchons pas si
rouge ! est vrai que j’aime mon ami Hoffmann.
C’est un puissant esprit qui lutte avec
moi de finesse et de naïveté, et qui n’a jamais
tremblé ; je ne connais pas d’homme qui
prenne plus au sérieux les récits les plus épouvantables ;
il aime l’odeur du soufre comme
d’autres l’odeur de la rose. Enfin je l’aime ;
mais toi, mon fils, je ne te hais pas non plus. Tu m’as rendu quelques bons offices, et sans
me connaître, que je n’ai pas oubliés ; le premier
tu as pris en main la cause du roi
Louis XV (j’ai son âme) et de ses maîtresses,
et j’ai dit en parlant de toi : Voilà un bon compagnon ! ;
tu aimes le rouge et les mouches,
l’odeur du musc ne te déplaît pas : or, en morale,
du rouge des femmes à la queue du diable,
des mouches aux cornes, du musc au soufre,
il n’y a qu’un pas. Ce que tu n’as pas assez,
à mon gré, et ce qui te manque pour que jamais
tu sois digne d’écrire sous ma dictée,
c’est la croyance : tu ne crois à rien ; tu as beau
faire, c’est dans ton sang. Tu ne crois pas au
diable : comment veux-tu que le diable croie
à toi ? Même à présent tu me regardes, tu me
flaires, tu ouvres de grands yeux, comme si
j’étais un phalanstérien, un humanitaire, une
ci-devant Muse de la patrie. — Rassure-toi,
mon fils : je ne suis que le diable et puisqu’il
fait nuit, puisqu’il fait froid, je te raconterai
une histoire si tu veux.
Comme il disait ces mots je me rappelai
que Frédéric Soulier dans les Mémoires du Diable, que le diable lui a inspirés à coup sûr,
dans l’un de ses meilleurs instants de verve,
d’esprit, d’insolence et de cruauté, nous raconte
une des habitudes favorites de son héros,
et je cherchai dans ma poche un cigare.
Le diable devina ma politesse. — Tiens,
me dit-il en m’offrant un morceau de bois mort,
fume-moi cela… En même temps il tournait
dans ses doigts des branches de saule, il
frottait dans le creux de sa main un des bouts
de ce cigare improvisé ; et nous voilà fumant
comme deux frères. Seulement je remarquai
fort bien que le diable, cet homme qui ne
fait rien comme les autres hommes, mettait
dans sa bouche le bout du cigare tout allumé,
— particularité : remarquable que Frédéric
Soulié a oublié de consigner dans leurs
Mémoires.
— Maintenant, reprit le diable, que veux-tu
que je te raconte ? — Puis, devinant ma pensée : — Oh me dit-il, tout ce que tu voudras,
excepté cela. Non, ce n’est pas moi qui
te raconterai tout ce qui s’est passé il y a cinq
ans dans ce palais aujourd’hui si calme ; non,
ceci n’est pas une histoire en l’air qui se raconte
de diable à homme ou d’homme à diable !
Il y a dans un pareil récit trop de dangers
pour que moi-même je les veuille affronter.
Un trône perdu, et ce trône est le trône
de France ! un vieillard qui s’en va mourir
au loin dans un si triste exil !! Marie-Thérèse
d’Angoulême, une sainte qui est sur la terre et
qui m’a fait pitié à moi-même ! et enfin un
enfant, un pauvre enfant chassé de ces bosquets
comme la feuille jaunie de l’automne !…
Non, je ne te raconterai pas toutes ces douleurs
mais parlons d’autre chose si tu veux.
Ainsi parlant, le diable détournait la tête des
hauteurs de Saint-Cloud, où ma pensée l’avait
porté malgré lui (il y a des pensées si étranges,
des désirs si violents qu’ils sont plus
puissants que le diable). Moi, à mon tour, obéissant involontairement à cet être assis à
mes côtés, je jetai les yeux sur l’étroit et rude
sentier que j’avais parcouru pour arriver jusqu’au
lieu où j’étais assis. Le sentier, tout à
l’heure si sombre, était illumine par une
clarté douteuse : dans cette lumière blafarde
s’agitaient plusieurs personnes, hommes et
femmes, occupés à tous les soins de la vie de
chaque jour. Ces hommes étaient devenus
gros et lourds, ces femmes avaient perdu depuis
dix ans le charmant embonpoint et la
douce pâleur de leur seizième année ; les uns
et les autres étaient occupés de mille soucis
cruels, de mille ambitions mesquines, de mille
désirs puérils.
— Quelle est donc cette vilaine troupe ?
m’écriai-je.
— Eh ! dit le diable, c’est la troupe
chantante et dorée qui tout à l’heure t’accompagnait
dans l’ombre, à travers les buissons,
en chantant de folles chansons d’amour ;
ce qui te prouve, ajouta le diable en me prenant le bras, que lorsqu’on fait tant que
de jeter un regard en arrière, c’est une grande
imprudence de ne pas aller au-delà de quelque
dix ans. Dix années de moins c’est quelque
chose de si mesquin et de si triste, c’est
un passé si misérable qu’on se fait horreur à
soi-même. Autant vaudrait dire à l’horloge
qui vient de sonner minuit : Sonne encore !
L’horloge ne t’apprendrait guère que ce que
tu sais déjà, à savoir qu’il est minuit. Quand
donc tu veux évoquer le passé, fais en sorte
que ce passé soit si loin de toi que tu ne sois
pas compromis dans cette solennelle évocation.
Allons, c’en est fait, et, puisque tu le
veux, ces vieux hommes de trente ans et ces
vieilles femmes de vingt-cinq ans vont disparaître.
Je ne viens pas ici pour te chagriner.
En même temps il soufflait sur le sentier,
et toutes ces tristes figures disparaissaient, et
je ne voyais plus, accrochés aux branches
flexibles, que quelques bouts d’écharpes bleues
et blanches, et sur le gazon des pas légers, et dans les airs de petits cris de joie ; et je compris
que pour évoquer la jeunesse évanouie il
y a en nous quelque chose de plus puissant
que le diable : c’est le cœur !
Le diable entendit ma pensée.
— Maintenant, dit-il, il faut que je commence
mon récit aussi bien, voilà assez longtemps
que je le prépare. — Dans ces amas de
maisons noires, non loin du dôme des Invalides,
qui ne ressemble pas mal vu d’ici, à
la marmite renversée de quelque pacha à trois
queues, dans ces rues qui s’entrecroisent
de mille façons diverses, entre deux jardins,
à côté d’un ancien couvent de carmélites,
vois-tu ?…
— Je ne vois, lui dis-je, qu’une masse
noire, informe, cachée, faiblement éclairée
par quelques feux-follets qui s’éteignent en
voltigeant.
— Eh bien donc, regarde ! me dit-il.
En même temps il plaçait devant mon œil
droit, en guise de lorgnon, cette main glacée dont je vous ai parlé tout à l’heure. Cette
main produisit sur mon nerf optique un effet
incroyable. M. Arago, au sommet de cette
tour où il veille sur les comètes errantes, tout
prêt à leur indiquer leur route, n’a pas d’instruments
d’une optique plus claire et plus infaillible.
— Oui, m’écriai-je, maintenant je vois le
dôme des Invalides ! Il reluit comme l’armet
de Menbrin sur le crâne de don Quichotte.
— Je vois, au bout d’une rue, à la droite de l’hôtel,
une maison en ruine, et cette maison est
encore toute remplie de cellules, dortoirs, réfectoires ;
et, — l’horrible aspect ! — voici
un terrible cachot, sans air, sans lumière, sans
espoir !
— Regarde toujours, disait le diable. Que
vois-tu ?
— Je vois maintenant qu’un mur épais sépare
ce monastère d’une maison calme,
sombre et tranquille. Les murs de cette maison
conservent encore des vestiges non équivoques d’un grand luxe : les plafonds sont
chargés d’amours à demi nus et de Vénus
plus nues que les Amours ; sur ces murailles
brillent encore, à demi effacés, des chiffres, des
emblèmes. C’est là un contraste éclatant avec
ces autres murailles froides, inanimées, terribles,
sanglantes. — Mais où donc en voulez-vous
venir, monseigneur ?
Ici le diable frotta sa main sur sa poitrine,
comme faisait son lorgnon le jeune dandy de
l’Opéra quand cette belle et puissante Taglioni,
notre regret à chaque soirée de l’hiver,
descendait lentement du troisième ciel, où
elle était cachée parmi les fleurs. Il me parut
que ce verre grossissant était devenu encore
plus terrible.
— Regarde bien, ajoutait le diable. Vois-tu,
dans la muraille qui sépare le couvent de
cette élégante petite maison jadis consacrée
à tous les vices, une porte habilement dissimulée,
du côté du couvent par des clous de fer, du côté de la petite maison par des peintures
lascives ?
— Je vois en effet une muraille, dans
cette muraille une porte presque invisible ;
à droite une cellule de religieuse, à gauche
le boudoir d’une fille de l’Opéra. Mais,
autant que j’en puis juger par la décoration
que vous préparez avec tant de soins,
vous allez, monseigneur, me raconter une
vulgaire histoire, moitié sacrée, moitié profane, qui se passe à la fois sous le voile de
serge et sous le voile de gaze, — quelque
sotte intrigue d’un marquis d’ancien régime
avec une religieuse retenue dans ce cloître
par des vœux éternels. S’il en est ainsi,
seigneur diable, vous pouvez rengaîner votre
histoire ; il y a longtemps que nous la savons.
— Impatient jeune homme ! s’écria le diable
en crachant le feu de son cigare. — Avec leur
rage de tout deviner, on ne pourra bientôt plus
raconter une honnête petite histoire ! — Je veux cependant te raconter mon histoire, ajouta-t-il,
et tu l’écouteras bon gré mal gré. Tu es
tombé entre mes griffes : il ne sera pas dit que
tu en sois quitte à si bon marché. Prends donc
ta peine en patience. Autrefois, pour te punir
de ton impolitesse, j’aurais pris et emporté
ton âme ; mais qu’en faire aujourd’hui ? j’ai des
âmes à revendre. Écoute-moi donc, et permets-moi,
avant de faire agir mon drame, de
disposer mon théâtre à mon gré. C’est bien le
moins que moi, le diable, j’use des mêmes
droits que le dernier faiseur de mélodrames expliquant
à son parterre comment le palais où
vont entrer ses personnages a été bâti tout
exprès pour cette fable dramatique, comment
il y a ici une fausse porte, plus loin un corridor,
plus loin un souterrain ; comment cette
fenêtre donne sur les Alpes et cette autre fenêtre
sur le mont Apennin ; comment il y a
un balcon à votre gauche, un précipice à votre
droite. En même temps notre homme vous remet
un trousseau de clefs tout comme dans le conte de la Barbe-Bleue. Si par malheur vous
oubliez une seule des indications de l’architecte
dramatique, si vous perdez une seule clef
du trousseau… crac ! il n’y a plus de mélodrame !
C’est l’histoire des chèvres que passe
le chevrier dans Don Quichotte. — Je reprends
donc mon récit.
— Ce couvent que tu vois là-bas à côté de
cette jolie maison, et qui est aujourd’hui occupé
par un marchand de bois, était encore,
avant 1788, rempli de religieuses carmélites
qui vivaient dans toute la sévérité de leur ordre.
Cette maison à côté, qui porte un écriteau :
Maison à louer, et que personne ne veut
louer parce que cette maison est trop éloignée
du vice parisien et qu’elle n’a pu se façonner
encore aux habitudes bourgeoises, était en ce
temps-là une de ces petites maisons reculées
où les grands seigneurs d’autrefois se venaient
reposer de leurs excès commis en plein jour
par d’autres excès nocturnes et cachés, s’étudiant
ainsi à rappeler de leur mieux les belles nuits des petits appartements de Versailles.
— Sois tranquille : je ne te ferai à ce propos ni
déclamation ni morale. Je n’ai jamais compris
comment on pouvait avoir tant d’émotions
de tout genre à propos d’un fait historique.
L’historien qui se passionne pour ou
contre l’histoire qu’il rapporte me paraît un
insensé ; le fait n’a pas besoin de commentaires,
par cela même qu’il est un fait. — Mais
ne remplaçons pas une déclamation par une
autre déclamation. — Donc il y a de cela à
peu près cinquante ans…
À ces mots, prenant la parole :
— Halte-là, mon maître ! m’écriai-je. Mais
il me semble que vous n’êtes guère d’accord
avec vous-même : ne disiez-vous pas tout
à l’heure que ce n’était pas la peine d’évoquer
des souvenirs si voisins de nous, et qu’à
coup sûr dans de pareilles évocations il n’y
avait pour nous que des humiliations à recueillir ?
— Je disais, reprit le diable, que je suis
un fou et un insensé de parler ainsi, dans la
simplicité de mon esprit, avec de pareils
êtres, incomplets et pétulants, qui ne savent
rien et qui veulent tout savoir. Il faut en vérité
que je sois bien oisif pour m’arrêter avec un
auditeur de votre espèce, qui m’interrompt
sans respect à chaque phrase que je commence !
Me prends-tu donc pour un faiseur de vaudevilles de bas étage ? ai-je donc l’air d’un poëte
de carrefour ? Apprends que ce qui fait que le
diable est le diable, c’est-à-dire que le pouvoir
est le pouvoir, que la volonté est la volonté, c’est
au contraire l’inexorable logique des gestes et
des pensées du diable : d’un être comme moi
tout se tient, le commencement, le milieu et la
fin. Tout à l’heure, quand tu détournais la tête
avec effroi des grisettes, des soubrettes, des comédiennes,
des jeunes femmes et des jeunes
gens qui ont été les amis et les compagnons
de ta folle jeunesse, je t’ai expliqué comment
tu avais eu tort d’évoquer ces dix années de ta vie, et comment, s’il est permis à l’homme
de revenir en arrière, ce n’est jamais en passant
du lendemain à la veille mais à présent
que je te parle de cinquante ans, tu
m’arrêtes et tu me dis : — C’est trop peu encore…
Insensé ! Comme si ces cinquante années
ne comprenaient pas une révolution, et
comme si cette révolution ne pouvait pas
compter au moins pour trois siècles ! Dans ces
cinquante ans dont je parle l’humanité, c’est-à-dire
l’homme et le diable, l’âme et le corps,
la pensée et l’action ont plus vécu qu’ils n’avaient
fait depuis le commencement du monde.
Cinquante ans !… Mais je te méprise et je reprends
mon récit où je l’avais laissé.
Donc, il y a de cela cinquante ans, plus ou
moins, la vieille société française, minée au
dedans, se croyait encore éternelle ; elle jouait
avec les principes qui la devaient renverser
de fond en comble ; elle appelait cela
se jouer avec le paradoxe. Cependant toutes choses
étaient débout et avaient gardé une apparence de force et de vie incroyable : l’armée, l’église,
la ville, la cour, le parlement, l’aristocratie,
les nobles, et tout au bas le peuple, qui
tremblait encore devant le lieutenant de police
et qui avait peur de cette Bastille qui ne tenait
plus qu’à un souffle. Voilà ce qui était, ou
plutôt ce qui avait l’air de quelque chose. Au
milieu de ce chaos organisé se tenait, immobile
en apparence mais déjà attendant l’heure
du triomphe, une armée d’esprits révoltés plus
formidable mille fois que cette armée d’anges
rebelles que Milton a chantés. — Ah ! Satan ! Satan ! si tu avais eu à tes ordres une pareille phalange,
Voltaire, Diderot, d’Alembert, Rousseau,
Montesquieu, quelle trouée tu aurais pu
faire dans la phalange céleste ! Mais, pauvres
diables que nous étions, nous n’avions pour
nous battre que ce grand canon dont parle
Milton. Pour qu’il eût porté loin, ce canon
creux et vide, il eût fallu le bourrer avec les
feuilles du Contrat social.
Pardon, ajouta le diable : je crois que je m’oublie en vaines dissertations. Que voulez-vous ?
j’ai la tête si remplie de romans modernes,
de drames modernes, de mémoires, de
révélations, sans compter qu’on vient d’inventer
une autre espèce de torture morale
qu’on appelle Histoire des salons de Paris ! C’est à en perdre la tête ; mais on a la tête forte,
heureusement.
Donc, il y a de cela cinquante ans, plus ou
moins, vivait loin de Paris, loin de Versailles
un honorable gentilhomme plein de bon sens
et de courage. Il avait tant de sens qu’il avait
deviné que, pour ne pas périr si vite, l’aristocratie
française aurait dû se défendre et non
pas s’abandonner à plaisir ; il avait tant de
courage qu’il osa résister au double envahissement
de la philosophie et du peuple. Dans
l’incroyable délire qui s’était emparé de tous
les gens de sa caste, le vieux comte de Fayl-Billot
(c’était son nom) vivait seul avec ses
tristes pressentiments. Il avait perdu son fils
unique à la bataille de Fontenoy, et il en rendait grâce au ciel, car au moins savait-il à
jamais son nom éteint, et, de ce côté-là,
était-il sans inquiétude. Son fils mort, il lui
restait deux filles, Louise et Léonore, d’un
naturel bien différent : Louise c’était l’ange,
Léonore c’était le démon ; l’une était si
pure que jamais pensée mauvaise ne put approcher
même de sa tête, et même en songe,
l’autre était déjà pervertie à quinze ans. Toutes
deux elles étaient belles de la même beauté…
Mais je suis bien bon de me fatiguer à te faire
des descriptions comme si j’étais un conteur
ordinaire. Regarde plutôt.
Je vis en effet, toujours à l’aide de cette
main transparente du diable, dans un beau
jardin du vieux temps deux jeunes filles à
peu près du même âge, seize ans à peine.
Je reconnus Louise au calme de sa belle figure, à la blancheur transparente de son
teint, à l’éclat de son regard bleu comme le
ciel ; je reconnus Léonore à la vivacité de ses
regards, à la pétulance de sa démarche, à l’agitation impatiente de toute sa personne.
Cette révolution qui couvait sourdement dans
la nation française avait pénétré dans les recoins
les plus cachés de ce peuple ; elle ne
s’était arrêtée ni à la porte du temple ni au
seuil des couvents ; elle fermentait dans les
plus jeunes cœurs et dans les âmes les plus
candides. En ce temps-là plus d’une jeune
fille se relevait la nuit pour lire, à la lueur
d’une lampe infernale, la Pucelle de Voltaire
ou la Religieuse de Diderot ; c’était dans toutes
les consciences, jeunes ou vieilles, un bruit
sourd, frénétique, implacable contre les institutions
reçues. Jamais je n’avais compris
comment cette révolte du fait contre l’idée,
du présent contre le passé, de la philosophie
contre la loi était une révolte générale comme
je le comprenais à cette heure en voyant la
figure de Léonore ; jamais aussi je n’avais
compris la beauté humaine dans toute sa perfection,
la grâce dans toute son innocence, la
vertu dans toute sa sérénité comme je les compris en voyant la douce figure de Louise.
— Comprends-tu, me dit le diable, ce que je
veux dire à présent ?
— Oui, lui dis-je rien qu’à voir les deux
sœurs, je comprends que Louise c’est la jeune
fille doucement épanouie au souffle de son seizième
printemps, pendant que Léonore c’est
la fleur violemment ouverte à l’agitation de
toutes les passions intérieures.
— Voilà une métaphore bien ambitieuse !
me dit le diable, et qui ne vaut pas grand’chose.
Je n’ai pas voulu te démontrer une
métaphore, j’ai voulu te prouver que mon
histoire était vraie, quoique bien étrange.
La vérité de mon histoire est prouvée par
le visage des deux sœurs ; et que vos romanciers
seraient heureux s’ils pouvaient
voir ainsi avec l’œil de leur esprit les figures
de leurs héroïnes ! Ils n’en seraient pas
réduits à nous faire des descriptions si longues,
si minutieuses et si obscures ; ils verraient plus clair dans leur imagination et dans
leur esprit.
Malgré lui père de ces deux filles que tu
vois là, le vieux comte de Fayl-Billot était un
philosophe, maie un philosophe à sa manière.
Quand ses deux filles eurent seize ans, il devina
aussi bien que tu viens de le deviner
les inclinations de l’une et de l’autre : évidemment
Louise serait la consolation de sa
vieillesse, Léonore en serait le déshonneur.
Il vit cela nettement, sans hésitation ; il bénit
Louise et il eut peur de Léonore ; et, comme
il avait déjà renoncé à son fils mort, il résolut
de renoncer aussi à cette fille vivante. En
conséquence il déclara à Léonore qu’elle ne
mettrait pas le pied dans le monde et qu’elle
resterait au couvent, aussi morte qu’on y pouvait
mourir.
Tu crois peut-être que Léonore s’épouvanta
à cette nouvelle et qu’elle essaya de fléchir son
père : c’était une intelligence trop ferme et trop
énergique pour s’abaisser à prier qui que ce fut ici-bas ou là-haut, surtout à prier son père.
Dans ce relâchement général de tous les
pouvoirs, Léonore avait très-bien compris
que l’autorité paternelle ne tenait qu’à un
fil, non plus que l’autorité royale. Elle sentait
dans sa propre conscience que l’édifice
social était miné et qu’il allait tomber
en ruines, et elle était sûre qu’au milieu
de ces ruines elle saurait trouver une fente
assez large pour s’échapper et pour être libre.
Elle déclara donc à son père qu’elle prendrait le
voile ; et en effet elle prit le voile le jour
même où sa sœur Louise se maria.
Toute sa vie Louise avait eu peur de sa
sœur. L’ironie de Léonore flétrissait toutes
choses autour d’elle, et jamais Louise n’avait
compris qu’on pût rire ainsi à tout propos des
croyances, des affections, des devoirs ; Louise
était comme une pauvre fille échappée de
Saint-Cyr, à la chaste tutelle de Mme de Maintenon, et qui se serait trouvée jetée tout d’un
coup dans les orgies de la Régence. Son père, qui l’aimait et qui avait porté sur elle toutes
les affections de sa vie, maria cette fille
bien-aimée à un beau jeune homme, le marquis
de Cintrey, qu’on renommait en ce
temps-là pour ses bonnes mœurs. Mais, hélas !
si tu savais, mon fils, quelles étaient les bonnes mœurs de ce temps-là, comme tu mépriserais
la jeunesse dorée de ce siècle ! Quand par
hasard je vois messieurs vos gentilshommes
à la mode, ceux que vous appelez fièrement
vos roués, vos débauchés, vos joueurs, quand je
compare vos Lauzun, vos Richelieu de ce siècle,
même aux valets de chambre de M. le maréchal duc de Richelieu, je me prends à sourire
de pitié : tous ces petits messieurs, que votre
époque regarde avec admiration comme le
nec plus ultrà de la rouerie humaine, n’iraient
pas aux talons des plus sages abbés de Saint-Sulpice
en 1764. Ces messieurs sont ivres-morts
à l’heure où le xviiie siècle commençait
à boire ; une journée de jeu les ruine jusqu’à
la troisième génération ; ils courent depuis dix ans, et dans un cercle fangeux, après une
demi-douzaine de filles qui sont toujours les
mêmes, sans qu’il y ait moyen pour eux
d’éviter, quoi qu’ils fassent, un bon mariage
et une bonne place quelque part. Tu ne peux
donc pas absolument, à l’aide de ces petits
messieurs, te faire la moindre idée de la vertu
et de la sagesse du marquis de Cintrey.
Cependant le vieux comte le prit pour son
gendre, faute d’un meilleur. Cintrey était fier,
il parlait peu, il était mécontent de la cour ;
il avait reçu en duel une large balafre au milieu
du visage ; il lisait beaucoup les Nuits d’Young et le Shakspeare de Letourneur ; il
était insolent avec tout le monde, et surtout
avec ses vassaux ; il n’avait pas souscrit à l’Encyclopédie ;
il haïssait Voltaire, il méprisait
Rousseau, il levait son chapeau quand il parlait
du roi Louis XIV : le vieux Fayl-Billot put
donc croire que sa chère Louise serait en effet
trop heureuse avec un homme d’un si noble
caractère.
En effet, dans les premiers temps de son
mariage. Louise s’estima heureuse et digne
d’envie. En ce temps-là les honnêtes filles
obéissaient facilement à leur père ; elles
étaient peu disposées aux maux de nerfs et
aux vapeurs ; elles aimaient, sans disgrâce, le
mari qu’on leur ordonnait d’aimer. Quand je
vois dans vos romans vos femmes, jeunes
et vieilles, qui pleurent, qui gémissent, qui
se tordent les mains pour un oui et pour un
non qui les contrarie, je ne sais que penser.
Les honnêtes femmes de ces temps de licence
sont de beaucoup supérieures aux honnêtes
femmes de ce temps de vertu. Louise aima
son mari ; elle en eut un bel enfant, et son
amour pour son mari redoubla. On citait partout
cette jeune femme, qui avait vingt ans,
comme un modèle de piété filiale, de vertu
conjugale et d’amour maternel ; elle avait le
respect de tous les hommes et le respect de
toutes les femmes, Malheureuse créature ! elle
a bien souffert !
Cette exclamation de pitié, dans la bouche
du diable, m’étonna au dernier point.
— Qu’avez-vous ? lui dis-je ; il me semble
que vous pleurez sur la vertu ? Voulez-vous
bien n’être pas ridicule à ce point-là !
— Eh ! pourquoi donc, reprit le diable, n’aurais-je pas un bon mouvement de temps à
autre ? Quel est l’homme, je dis le plus
méchant, qui, après avoir tué son ennemi ne
se sente pas ému en regardant ce cadavre
étendu à ses pieds ? Moi, je suis ainsi fait que
je souffre à la fois du malheur des honnêtes
gens et du succès des vicieux ; tout ce qui est
dans l’ordre me révolte, et aussi tout ce qui
est hors de l’ordre ; et voilà justement ce qui
prouve que je suis tout à fait maudit. Cette
femme dont je parle a été bien malheureuse :
c’est là un de mes chefs-d’œuvre de méchanceté
dont je suis le plus triste et le plus fier.
Mais en ce temps-là je n’avais à commettre que
quelques petits crimes isolés, pour ne pas me
rouiller dans l’oisiveté. À l’époque de la révolution française les événements étaient
plus forts que moi-même : je fus obligé de me
mettre à l’écart pour ne pas être emporté,
moi aussi, dans cet horrible tourbillon, avec
le trône et l’autel, et afin qu’après la tempête
quelque chose de surhumain restât dans
cette France de François Ier et de Louis XV
que j’ai toujours aimée. Comme il ne m’était
pas donné, à moi qui ne suis que le diable
après tout, de finir la révolution française,
pas plus qu’il ne m’avait été donné de la
commencer, car c’était une œuvre au-dessus
des forces d’une puissance misérable
comme est la mienne, j’avisai dans ce petit
coin de Paris cette femme, cette Louise, belle,
honnête, estimée, aimée, heureuse, et je me
dis en moi-même : — Laissons de plus puissantes
intelligences bouleverser la France,
cette femme me suffira !
Puis le diable ajouta :
– Regarder plutôt : ne voyez-vous pas notre petite maison étinceler soudain de mille
feux ?
— Oui, en effet (et en même temps je regardais
de toutes les forces de mon âme) tout
s’apprête dans cette maison pour une fête
splendide : l’argent ciselé, le bronze et l’or,
les cristaux légers comme l’air, les fleurs les
plus rares, les velours tendus sur les bois sculptés
à jour, la dentelle et l’ivoire luttent de légèreté
et de transparence. — Quelles formes
riantes ! quels chefs-d’œuvre étincelants ! quel
enivrement universel ! On dirait qu’en ce beau
lieu tout vous sourit d’un sourire éternel : les
sophas vous tendent les bras comme autant
de prostituées en délire ; les fauteuils vous
bercent doucement en chantant un air à boire ;
les beaux tapis vous portent sans vous toucher ;
les satyres dansent en portant les bougies
allumées ; les chenets se traînent à vos
pieds, chargés d’une flamme odorante ; la pendule
se dandine gracieusement en sonnant les
heures que vous aimez le plus ; du plancher, du plafond, des murailles se détachent légèrement
les dieux et les déesses de la fable ; les
têtes se couronnent de roses, les ceintures se
relâchent, les seins commencent à battre
doucement. Que d’esprit ! quels murmures
quels soupirs ! quelle audace ! En vérité ces
femmes, qui entrent ainsi en se tenant par les
mains, vous brûlent rien qu’à les voir ; leur
pied est une flamme qui éclaire leur jambe
jusqu’à la jarretière ; de leurs deux mains
sortent des étincelles, de leurs cheveux tombent
des perles ; leur cou est effilé comme le
serpent ; leur gorge est en délire et leur cœur
est froid comme le marbre ; la gaze les touche
à peine et s’écarte en frémissant. — As-tu vu
(je tutoyais le diable !), as-tu vu celle-là qui
cache un petit signe noir dans le pli de son
sourire ? — et celle-là dont le bras, d’un blanc
mat, écrase l’or qui t’entoure ? — et cette autre
qui sourit comme une folle ? — et cette
autre qui s’admire dans cette glace brillante,
qui retourne languissamment sa tête pour regarder son épaule, et qui dévore sa propre
beauté d’un œil impudique, tant que ce regard
peut aller ? — Ah finissons, finissons je
succombe ! je me meurs !…
Disant ces mots, je rejetais bien loin de moi
cet enivrant spectacle ; le diable jouissait de
mon étonnement et de mon émotion.
— N’est-ce pas, jeune homme, me dit-il
d’un ton goguenard, qu’en ce temps-là nous
comprenions un peu mieux que vous ne faites
aujourd’hui tout l’attirail du plaisir et de
l’amour ? Nous étions passés maîtres dans tous
ces fins détails de la fête et de la joie ; rien
qu’à notre luxe on nous reconnaissait pour
des gens nés dans l’or, dans la grandeur
et dans la soie ; nous étions naturellement
gentilshommes ; et, depuis nous, vous n’avez
vu que de misérables contrefaçons de nous
autres les princes du vice d’autrefois. Pauvres
petits bourgeois que vous êtes ! J’ai ri bien
souvent en vous voyant vous arranger à
grand’peine, dans quelques chambres écartées d’une maison à cinq étages, un 18e siècle
à votre usage. Mes petits messieurs, vous avez
beau dorer et redorer de vieux meubles, vous
avez beau commander des sophas tout neufs,
ni vos peintures ni vos velours ne ressemblent
à nos peintures et à nos velours. Et
quand bien même vous seriez parvenus à imiter
quelque peu tout ce luxe que tu vois là,
la chose plaisante ! vous introduiriez dans ces
demeures des marchandes de modes, des
femmes d’huissier ou des clercs de notaire ;
mesquine, ridicule et peu amoureuse parodie
de la dignité humaine !
Ainsi parlait le diable. Moi cependant je
ne l’écoutais plus, et, tout entier au spectacle
que j’avais sous les yeux, je regardais. Quand
toute cette fête fut bien préparée, entrèrent
pêle-mêle de jolies femmes indécemment
parées, entrèrent aussi de beaux petits jeunes
gens à l’air fin et spirituel. Toutes les belles
manières du beau monde se déployaient à
l’aise dans ces riches salons : des serviteurs empressés et invisibles dressaient la table ;
le vin, les fleurs, la glace, le gibier enveloppé
dans ses plumes brillantes, toutes les choses
qui sourient naturellement dans le verre, dans
la porcelaine, autour des lustres, autour des
femmes, souriaient sur la table avec un abandon
qui est le comble de l’art ; jamais si vives
ne m’étaient apparues, même dans mes songes
d’été, toutes ces splendeurs.
— Par Dieu ! dis-je au diable, je conçois
maintenant que tous ces gens-là soient morts
sans se plaindre : ils savaient ce que vaut la
vie, ils en avaient cueilli toutes les fleurs,
épuisé toutes les coupes, étudié et gaspillé, une
à une et toutes à la fois, toutes les grâces, toutes
les voluptés, toutes les nudités. Par Dieu !
ce n’est pas si difficile de mourir quand on
est ainsi arrivé au plus haut point où peut
monter l’esprit, la révolte, l’orgueil, la puissance,
l’égoïsme, le mépris pour tout ce qui
n’est pas soi !
— Je vous ferai remarquer, reprit le diable, que votre interjection par Dieu ! n’est pas
polie, s’adressant à ma personne. Il n’y a
même pas si longtemps qu’à ce seul mot j’aurais
été obligé de disparaître brutalement en
laissant après moi une longue odeur de roussi.
Les progrès du siècle et l’anéantissement de
toute espèce de préjugé me dispensent heureusement
de cette cérémonie. Bien plus, tu
ferais le signe de la croix avec de l’eau bénite
que mon devoir de diable bien élevé serait
de n’y pas prendre garde. Cependant je
t’avertis que la chose m’est peu agréable, par
la raison toute simple qu’on n’aime pas à
parler à des gens de mauvaise compagnie.
Mais, pauvre fou ! quant à ce que tu dis de
cette vie de fête et d’opulence, je te trouve
bien insensé en vérité ! Si tu savais quelles
misères cachent ces sourires, quelles vanités
cachent ces velours, quels gémissements plaintifs
ces sophas ont entendus ! Ce n’est pas à
moi de te faire de la morale ; mais, si je voulais
soulever un coin de cette draperie soyeuse et nonchalante, quelle torture ! Tous ces jeunes
gens que tu vois là je les ai bien aimés,
ils ont été mes compagnons et mes frères ; je
me suis battu avec leur épée, j’ai parcouru la
ville sous leur manteau, j’ai emprunté leurs
mains blanches, leurs armoiries et leurs visages
pour dompter, pour séduire, pour perdre
à jamais plus d’une innocence rougissante qui
se perdait en fermant les yeux ; plus d’une
fois, sous le masque de ces petits marquis,
dont les grands-pères avaient été fauchés par
le cardinal de Richelieu et qu’eux-mêmes attendait
l’échafaud, me suis-je perdu dans le
bal de l’Opéra, cherchant tout simplement la
reine de France, et cependant, tout en partageant
leurs désordres, me suis-je écrié en
moi-même : — Les imbéciles ! comme ils se perdent
à plaisir ! comme ils n’ont pour eux-mêmes
ni pitié ni respect ! Tous ces privilèges
que leur avaient ramassés leurs pères avec
tant de périls et de damnations éternelles, ils
les jettent au vent aujourd’hui comme si demain ils devaient être les maîtres de cette
poussière et lui dire encore : Obéis-nous ! — Les insensés ! ils ne songent même pas à se défendre
contre cette bête rugissante qu’ils ont déchainée
et qu’ils appellent le peuple ; ils jouent avec
le lion comme si le lion n’avait pas ses dents
et ses griffes ! Pour s’amuser sans danger de
pareilles orgies, qui perdent à la fois le passé
et le présent d’un peuple, il faut être comme
moi, presque éternel. Voilà pourquoi, même
dans ces folles nuits de débauche, si tu veux
y voir à fond tu trouveras quelque chose de
triste qui fait peur… Ici le diable se prit à rire
de sa propre moralité.
Moi cependant je regardais toujours dans
cette maison toute remplie de lumières, de
silence passionné, de gourmandise, d’esprit et
d’amour. Tous les jeunes invités à cette fête
étaient arrivés ; un seul manquait encore, et
déjà on paraissait ne plus vouloir l’attendre
quand enfin nous le vîmes paraître. C’était un
homme jeune encore, d’un aspect sévère. Il avait pris de bonne heure une attitude sérieuse,
et il conservait cette grave apparence même
dans l’orgie. Il était vêtu de noir, son épée
était sans nœud, sa perruque était presque
sans poudre ; il prenait un soin incroyable
pour modérer la vivacité de son regard, la
gaieté de son sourire ; c’était un des tartufes
de ce temps-là ; car, hélas ! toutes les époques
ont eu leurs tartufes ; seulement en ce temps-là
la vertu n’était plus une vertu dévote, c’était
une vertu austère. Il avait renoncé à la
haire avec sa discipline pour se couvrir du
manteau de Brutus et du chapeau de Guillaume
Penn. Cet homme-là était très-curieux
à étudier. Ses amis et ses maîtresses acceptaient
fort bien toute cette humeur. En général,
il y a dans l’hypocrisie une toute-puissance
presque surnaturelle qui fait qu’on l’accepte
presque malgré soi et que nul, pas
même la fille de joie prise de vin, ne peut et
n’ose l’aborder de front. C’est une idée qui
eût dû venir au génie de Molière : mettre Alceste, son misanthrope, aux prises non pas
avec Philinte, mais aux prises avec Tartufe.
La belle gloire pour Alceste d’écraser Philinte,
et surtout Philinte sans défense contre
la brutalité de son compère ! Mais l’admirable
spectacle c’eût été là : Alceste démasquant
Tartufe ! Voilà deux rudes jouteurs qui auraient
pu lutter à armes égales, et je ne sais que la
misanthropie de celui-ci qui fût digne de se
battre en duel avec l’hypocrisie de celui-là ! Cependant,
puisque Molière ne l’a pas fait, il
faut que la chose soit impossible. C’est qu’en
effet l’hypocrisie sera toujours plus puissante
et plus hardie que la vertu. L’hypocrite est
aussi habile que le vertueux, mais il a de
plus sa propre scélératesse. Il a tellement
étudié la vertu, ne fût-ce que pour en prendre
les dehors, le langage, toutes les apparences
extérieures qu’il en connaît le fort et le faible
et qu’il l’attaque le plus souvent par ses
propres armes. Ajoutez que la vertu inquiète
le vice et que l’hypocrisie le rassure. Le vicieux n’est jamais plus à l’aise que lorsqu’il
est en compagnie avec l’hypocrite : ils s’entendent
à merveille, ils se protègent, ils se
défendent l’un l’autre ; l’hypocrite prête au
vicieux son masque, le vicieux lui prête ses
maîtresses ; quand le vicieux chancelle, l’hypocrite le soutient, et quand il tombe il le
couvre de son manteau. Ainsi, même dans
cette société perdue de vices, il y avait des
hypocrites. Un des plus habiles hypocrites de
ce temps-là c’était surtout cet austère et galant
seigneur qui vient d’entrer, le marquis de
Cintrey.
— Maintenant, me dit le diable quand il
eut pousse à bout sa dissertation littéraire,
comprends-tu ce qui va se passer ?
— Ma foi ! non, répondis-je, car vous m’avez
promis une histoire qui ne serait pas une
histoire vulgaire, et jusqu’à présent je ne vois
rien qu’une petite maison, une table dressée,
un souper splendide, des filles de l’Opéra,
des jeunes gens de l’Œil-de-Bœuf, de la poudre, des mouches, de jolis pieds, des visages
fatigués, des yeux qui brillent, des perles qui
s’agitent au-dessus des seins qui battent, en
un mot quelque chose de splendide et de
magnifique dans sa forme, mais, dans le fond,
quelque chose d’aussi trivial qu’un vaudeville
de M. Ancelot.
— Vois-tu maintenant, reprit le diable, là,
à ta gauche, une pauvre femme qui se glisse
en tremblant dans ce boudoir à demi éclairé ?
Regarde, qu’elle est pâle ! Il est impossible
d’avoir la peau plus blanche, le cou plus fin,
le bras mieux fait, la main plus petite ; il est
impossible aussi d’avoir plus de tristesse dans
l’âme, plus de désespoir dans le cœur. Oui,
certes, cette femme est belle ; cette femme,
tu la reconnais, c’est Louise, c’est la marquise
de Cintrey !
— Je crois, m’écriai-je, que je commence à
comprendre madame de Cintrey, jeune femme
amoureuse de son mari et indignement trompée,
pauvre femme que pousse la jalousie, s’en vient seule, à cette heure, dans cette demeure
souillée, pour apprendre enfin toute
l’étendue de son malheur.
— Tu ne comprendras jamais rien, dit le
diable, si tu veux toujours en savoir plus long
que moi. Allons donc, trêve d’esprit et d’intelligence
avec moi ; ne fais pas comme ces
niais qui de leur place soufflent des mots éloquents
à M. Thiers quand M. Thiers est à la
tribune. M. Thiers en sait plus long que ces
gens-là, n’est-ce pas ? et moi j’en sais presque
aussi long que M. Thiers. — Regarde maintenant,
de l’autre côté du mur, du côté obscur
et terrible de cette maison, une religieuse qui
s’abandonne toute seule, au plus violent accès
du plus affreux désespoir : elle crie, elle
blasphème, elle se tord les bras de rage, elle
écume !
— Oui ! oui ! m’écriai-je épouvanté. À travers
ces murs épais et dans cette ombre épaisse
à peine éclairée d’une lampe sépulcrale…
Oh ! c’est affreux à voir et à entendre ! Cette femme est belle aussi, mais elle se démène
comme une lionne. À ses pieds est renversée
une cruche sur un pain noir ; une tête
de mort, qui sourit hideusement, est placée
à côté de la lampe, dont le sombre reflet se
perd dans ces yeux crevés et se promène insensiblement
sur ces dents luisantes. On dirait
une âme en peine qui joue le De profundis
sur ces touches d’émail. Dans un coin du mur,
au-dessus de cette paille en désordre, un affreux
crucifix tout sanglant est dressé, et même dans
cette sainte image l’inquisiteur qui l’a sculptée
a trouvé le moyen de mettre plus de colère
que d’indulgence. Tout cela est bien horrible.
Cette malheureuse est vêtue d’un cilice
qui meurtrit ses belles chairs, et il me semble
cependant que cette gorge de marbre est
sur le point de rompre ces mailles terribles.
Les cheveux de cette femme sont remplis de
paille, son regard est plein de fièvre, son
cœur est plein de rage… Quelle est donc cette
femme ?
— Cette femme, dit le diable en se dandinant,
qui veux-tu qu’elle soit ? C’est Léonore.
J’étais ému au dernier point ; ce drame que je
touchais ainsi de l’âme et du regard s’était emparé
de moi avec passion ; je me disais qu’en
effet j’allais être le témoin de quelque chose
d’étrange et de hardi. — Mais tout à coup le
diable retira sa main, il disparut comme
une fumée que l’air emporte, et je n’eus plus
devant les yeux que ces ombres de
palais et de tanières plongés dans une ombre
impénétrable. — Le diable m’abandonna ainsi
au plus beau moment de son histoire. Jusqu’au
cigare qu’il m’avait donné, et que je
fumais avec volupté, était redevenu un insipide
morceau de bois.
Resté seul, je redescendis comme je pus
de ces hauteurs désenchantées, ouvrant les
yeux sans rien voir, prêtant l’oreille sans rien
entendre, poursuivi par mille visions bizarres,
par mille bruits confus, et cherchant en vain
un dénouement à cette histoire qui se passe entre la vertu et le vice, entre l’austérité et
la débauche, entre la paille du cachot et le
sopha du boudoir.
II
Je fus plusieurs jours sans retrouver mon
fantastique historien. Je regrettais avec un
indicible effroi la mordante ironie, le ton
leste et goguenard de ce damné qui voyait si
profondément tous les détours de l’âme humaine.
L’appeler, courir après lui, l’invoquer
par une incantation magique, c’était bien vieux
et bien usé. Et d’ailleurs à quoi bon ? le diable
c’est comme l’inspiration poétique : il n’est aux
ordres de personne il va, il vient, il s’arrête,
il s’en va, il revient quand il veut, où il veut
et comme il veut. Quel est le grand poëte qui
puisse se dire à lui-même, en se levant le matin
heureux et rafraîchi par les songes de la
nuit : — Aujourd’hui je serai un poëte ? Quel est
l’homme aussi qui puisse dire à coup sûr : — Ce soir je verrai le diable ? Or, je retrouvai le
diable un soir que je ne m’y attendais pas.
La soirée était calme et sereine. J’étais debout
sur cette terrasse de Belle-Vue, noble
château démantelé qu’on a divisé entre plusieurs
bourgeoises qui jouent de leur mieux
leur rôle de princesses du sang royal. Tout à
coup je vis à mes côtés, et qui semblait partager
ma muette contemplation, une jeune
femme d’une taille élancée et vigoureuse. Son
visage pâle était magnifiquement éclairé par
deux grands yeux noirs qui jetaient des étincelles ;
ce regard tout brûlant plongeait sur
Paris avec une ardeur fiévreuse. — Sous ce
nouveau déguisement je reconnus le diable.
— C’est fort heureux lui dis-je ; je vous
retrouve enfin, monseigneur ! Pourquoi donc
être parti ainsi, l’autre jour, quand je vous
écoutais avec le plus d’attention ? C’est un
misérable petit artifice oratoire bien indigne
d’un esprit comme vous.
— Tu en parles bien à ton aise, répondit Satan ; mais qui donc es-tu, toi, pour avoir à
tes ordres un conteur comme moi ? Le bel office
à remplir que d’amuser monsieur ! Me prends-tu
donc pour ton Basile ou pour ton Gripe-soleil ? Et
d’ailleurs pourquoi donc es-tu si peu
intelligent ? Si tu ne m’as pas revu plus tôt (et,
disant ces mots, il me lançait ce demi-sourire
si plein d’intelligence qu’il vous fait peur),
certainement ce n’est pas ma faute. Depuis la nuit
dont tu parles je ne t’ai pas quitté, mais tu n’as
jamais voulu me reconnaître. Te rappelles-tu,
l’autre jour, ce vieux marchand de bouquins
qui t’a vendu au poids de l’or le traité d’Apicius
de Re culinarià ? c’était moi ! Et cette
vieille femme qui t’a apporté cette lettre anonyme
pleine d’injures et de fautes de français ?
c’était moi ! J’étais près de toi l’autre soir
quand est entrée sur le théâtre cette jeune
femme de vingt ans que la passion a pâlie et
courbée, et qui porte sans y succomber tout
le génie de Meyerbeer ; mais c’est à peine
si tu as fait attention à cette femme. J’étais près de toi hier matin quand tu lisais cette
élégie de Tibulle où il est parlé de cette belle
Néera ; mais au plus touchant passage de l’élégie
le livre est tombé de tes mains. Dans
ce bois touffu où viennent danser les beautés
parisiennes tu m’as vu emportant dans le tourbillon
rapide de la valse cette frêle Espagnole
dont les épaules brillent comme l’éclair : à
peine as-tu daigné jeter sur nous un regard
distrait. — Ainsi donc c’est bien ta faute si
tu ne m’as pas rencontré en ton chemin. C’est
bien le moins cependant que tu me devines
quand tu as besoin de moi, et j’aurais trop à
rougir si j’étais obligé de te frapper sur l’épaule
et de te dire : Je suis le diable !
Comme le diable parlait ainsi la nuit descendait
plus sombre sur la bonne ville de Paris,
et peu à peu je vis s’illuminer dans cette
ombre transparente le théâtre à double compartiment
sur lequel se passait le drame
étrange dont j’avais été le témoin. Cette fois
cependant je ne vis plus que les restes du festin ; la porte qui séparait le boudoir de la cellule
était hermétiquement fermée, la religieuse
avait disparu ; parmi les convives, que gagnait
l’ivresse, s’était assise une nouvelle venue,
une femme qui semblait dominer ce délire
tout en le partageant.
— Ah ! ah ! dit le diable, te voilà bien embarrassé !
et par ce que tu vois là tu ne comprends
plus grand’chose à mon œuvre. Pauvre petite
intelligence qui ne sait rien deviner ! spectateur
de province à qui il faut allumer les
quinquets et le lustre, à qui il faut des décorations
et des costumes ! Il y en a même qui
sont obligés de lire la comédie qu’on leur
joue ! Ainsi es-tu fait, mon brave homme. Heureusement je suis là
pour t’expliquer toute cette
scène, dont la moitié est déjà dans l’ombre.
Écoute donc. — Louise, la jeune et belle marquise
de Cintrey, épouse et mère, eut bientôt
compris qu’elle était à bout de toutes les félicités
conjugales. En vain son mari, le marquis de Cintrey,
était cité dans le monde comme un ridicule et sublime modèle de fidélité et de constance :
Louise sut bientôt ce qu’elle devait
croire de cette vertu. Ce fut un coup affreux
pour la pauvre femme ; elle croyait à l’amour
de son mari comme elle croyait en Dieu ;
dans ce naufrage universel de tous les sentiments
domestiques, Louise regardait son ménage
comme un lieu d’asile qui avait surnagé.
Autour d’elle, à côté d’elle, Louise ne voyait
que corruptions, désordres, unions brisées et
renouées, adultères, mensonges, perfidies,
toutes sortes de vices pêle-mêle, mangeant,
riant et buvant ensemble, se prenant, se quittant,
se reprenant tour à tour sans choix, sans
goût et sans mesure ; et, la pauvre femme !
elle avait cru, elle avait espéré qu’elle serait
sauvée de ce désordre. — Mais, comme je te
l’ai dit, son mari était un hypocrite. Il fut bientôt
las de sa feinte vertu, et il quitta sa femme
pour les autres femmes. Moi, qui sus des premiers
cette aventure, j’en avertis Louise, et je
la fis jalouse ; je la conduisis par la main dans cette retraite de la débauche, je la plaçai dans
ce petit appartement reculé d’où elle pouvait
tout voir et tout entendre ; et en effet elle
vit ces femmes et ces hommes, elle entendit
leurs tendres propos, elle comprit toute cette
audace sans frein de l’esprit et du cœur ; elle
eut peur de son mari, tant elle vit qu’il ressemblait
à tous ces hommes. Elle restait là
cependant, muette, désolée, insensible ; et j’avoue
même que je ne savais plus que faire de
cette femme avec son muet désespoir, quand
me vint soudain une idée admirable, une de
ces idées que vous appelez des idées infernales
sans trop savoir ce que vous dites.
Puis, comme s’il se parlait à lui-même :
– Oui, en effet, disait-il, cela était bien
trouvé, Satan ! et si tu voulais tu en ferais un
beau mélodrame pour le Théâtre-Français !
— Voici, reprit-il, quel fut ce coup de théâtre.
Tu te rappelles qu’à côté du petit réduit
où se cachait Louise, prêtant l’oreille à cette
conversation de libertins sceptiques qui mêlent l’amour au blasphème, est placée la cellule
où Léonore attendait en vain chaque jour
la révolution libératrice qu’elle s’était promise
et qui n’arrivait pas. L’histoire de Léonore
je la ferai courte comme l’histoire de
Louise. À peine entrée au couvent Léonore
eut peur et se mit à douter de sa libération
prochaine. Tant qu’elle n’eut pas prononcé
ses vœux éternels elle avait été sûre de la
ruine totale des institutions établies, et elle
s’était fait tout bas une fête de se retrouver
libre parmi ce bouleversement universel dont
elle ne doutait pas ; mais une fois captive,
voilée, cloîtrée, elle ne fut plus maîtresse
d’elle-même ; elle n’eut plus la patience d’attendre
les temps prédits par l’Encyclopédie :
cet esprit, en secret révolté, se révolta ouvertement.
Elle eut la fièvre terrible d’une jeune
et robuste fille que la passion dévore, que le
doute embrase, et qui subit à la fois la révolte
de l’esprit et la révolte de la chair. Ainsi elle devint
bientôt un objet d’effroi dans ce couvent qui avait conservé toute la rigidité de l’ordre,
un sujet d’épouvante parmi ces saintes filles,
d’autant plus inexorables qu’elles voyaient
s’avancer la chute de la Jérusalem céleste.
Bientôt donc toutes les rigueurs du cloître
s’appesantirent sur Léonore : le jeûne, les veilles,
les prières, le cilice, les verges, rien n’y
fit ; elle était indomptable. Sa frénésie la prenait
plusieurs fois dans le jour, et alors elle
déchirait sa robe, son voile, son suaire, et
dans cette nudité complète elle défiait le ciel,
elle invoquait les hommes. Souvent, au milieu
du chœur, la nuit, et quand la mère abbesse
entonnait les matines, Léonore, élevant
la voix, récitait les plus violents passages de
ses philosophes bien-aimés. Plusieurs fois le
chapitre s’était assemblé pour prononcer sur le
sort de cette malheureuse : elle fut condamnée
aux oubliettes. À force de jeûnes et de coups
on la réduisit au silence ; on la couvrit d’un
voile mortuaire, on dit sur elle le De profondis,
on la descendit dans ce sépulcre que tu as vu, et on ne pensa plus à elle que pour lui
envoyer chaque jour une cruche d’eau et un
pain noir. Voilà à quel moment j’ouvris la
porte cachée qui séparait le cachot de ce boudoir,
et alors les deux sœurs se trouvèrent en
présence !
Ici le diable se mit à chiffonner d’une façon
toute gracieuse un petit mouchoir brodé
qu’il tenait à la main gauche ; puis, tout d’un
coup, et comme s’il eût été fatigué de ce rôle
de femme qu’il jouait assez mal, il reprit sa
première forme, la forme d’un grand jeune
homme indolent, hardi et assez mal bâti ;
puis, se posant devant moi brusquement :
— J’en suis à regretter, pour mon amusement
personnel et non pas par pitié, cette scène terrible
entre les deux sœurs, Louise et Léonore ; je
ne reverrai jamais le même drame. Cette porte,
pratiquée jadis par un mystérieux amour, était
fermée depuis longtemps : elle s’ouvrit tout d’un
coup sous les efforts de cette recluse, moi aidant.
Alors, alors Léonore battue, affamée, éperdue, sanglante, frappée de verges, se trouvant en
présence de Louise, tout à l’heure si libre, si
heureuse, si parée, Léonore put à peine se
contenir et ne pas dévorer sa sœur.
– Ah ! s’écria-t-elle, te voilà ! Ah ! tu
viens écouter, assise ici sur la soie, mes cris
de douleur sur la paille ! Ah ! toute parée que
tu es, tu viens voir, à travers les fentes de
mon cachot, comment je vis pâle et maigre
et fiévreuse ! Malédiction ! malédiction ! malédiction
sur toi ! Il n’y a pas de Dieu dans le
ciel ! il n’y a pas de père sur la terre !
Disant ces mots, Léonore se posait devant
Louise, et Louise fermait les yeux.
En même temps les convives voisins chantaient
en chœur une chanson à boire, et ces
horribles cris n’arrivaient pas jusqu’à eux.
Louise cependant, éperdue mais calme, avait
peu à peu ouvert les yeux, et elle s’était assurée
que c’était bien là sa sœur. Oui, c’était
là sa sœur, aussi vrai que c’était là son
mari pris de vin et d’amour impudique. Car, tout en contemplant Léonore, Louise prêtait
l’oreille, et elle entendait son mari célébrer le
vin et les amours des courtisanes. Ainsi placée
entre ces deux misères, la malheureuse n’hésita
plus.
— Voulez-vous, dit-elle à sa sœur, puisque
je vous fais tant d’envie, voulez-vous, Léonore,
que nous changions de rôle ? Mon boudoir
contre votre cellule, mes dentelles contre
votre cilice, mon époux que voilà (elle montrait
du doigt la salle à manger) contre votre
crucifix et cette tête de mort, mes riches habits
contre votre robe de bure, ma liberté
contre votre esclavage ! le voulez-vous ?
Ici le diable s’arrêta comme s’il eût cherché à
se rappeler encore la voix, les gestes, les inflexions
suppliantes de Louise. Mais moi, impatient :
— Eh bien lui dis-je, qu’arriva-t-il ?
— Il arriva que Léonore accepta l’échange.
Elle se dépouilla de son cilice pour revêtir
les habits de Louise, elle rejeta Louise dans le cachot et sur cette paille en désordre, elle
referma cette porte de fer, et contre cette
porte fermée elle tira un épais rideau de soie.
— C’en était fait Louise était la recluse,
Léonore était lâchée ! Après quoi elle jeta un
coup d’œil sur ces trumeaux brillants, et elle
sourit avec transport à sa propre beauté, dont
elle avait été longtemps privée. — Elle plongea
ses mains et son visage dans une eau limpide
préparée pour les convives ; elle se para
de son mieux des chastes habits de sa sœur,
s’efforçant de les rendre immodestes ; puis,
quand elle fut ainsi armée de toutes pièces,
elle entendit que le marquis de Cintrey portait
ironiquement la santé de sa femme ; et,
ouvrant brusquement la porte de la salle à
manger, elle s’écria :
— Me voici !
Tu juges de l’étonnement de ces hommes
et de ces femmes, plongés dans l’ivresse, à
l’apparition subite de cette chaste et honnête
Louise qui venait au milieu d’eux à demi nue, et qui demandait à boire ! En effet Léonore
ressemblait à Louise comme l’ange au
diable : c’était la même taille souple et élancée,
le même feu dans le regard, la même
tête. Louise avait peu vécu dans le monde ;
le monde l’avait vue de loin, sans trop oser
approcher de cette vertu inaccessible aussi
bien tous les convives s’imaginèrent que c’était
en effet la marquise qui jetait enfin le
masque imposant de la vertu. Le marquis le
pensa lui-même ; mais il faut dire qu’il avait
le vertige.
— À boire ! à boire ! s’écria Léonore. En
même temps elle se jetait, affamée et délirante,
sur les vins et sur les viandes ; elle
regardait les hommes, elle embrassait les femmes ;
elle était déjà ivre de cette double ivresse
du vin et de la chair. Jamais dans le creux fangeux
de sa cellule, sous son cilice de fer, sur sa
paille pourrie, en présence de sa tête de mort,
dans les plus violents instants de sa démence
et des blasphèmes infatigables, la misérable n’avait rêvé tant de porcelaines immondes, tant
de seins nus, tant de regards avides, tant de
vins et tant de fleurs. Au milieu de ce désordre
elle se sentait naître enfin ; elle était
comme une furie, mais belle et puissante.
Et en effet je te laisse le juge si c’était là une
transition incroyable : passer ainsi du cachot
chrétien à l’orgie voltairienne ! Elle en fit tant
et elle en dit tant dans ces premiers délires de
l’enthousiasme et de la passion qu’elle fit peur
même aux convives, comme si la foudre allait
tomber sur eux ; même plus d’une qui s’abandonnait
librement à l’orgie se voila les yeux
et voulut s’enfuir loin de cette damnée ; les
plus braves d’entre eux se regardaient, éperdus
et n’osant parler.
Quand Léonore eut bu et quand elle eut
mangé :
— Ça, dit-elle, qui donc va nous chanter
quelque chanson à boire ? Est-ce toi, mignonne ?
dit-elle à une jeune élève de Mlle Duthé déjà
digne de sa maîtresse.
Alors elle entonna un chant de révolte
qu’elle avait composé sur le rhythme d’une ode
de Piron, et dont elle avait composé la musique
à l’aide du De profondis, qu’elle avait parodié
de son mieux. En même temps elle vidait
toutes les coupes polluées par toutes ces
lèvres licencieuses, elle arrachait toutes les
fleurs qui voilaient encore quelques nudités
douteuses ; puis, quand elle eut épuisé tous
ces excès terribles, Léonore se mit à chanter
et à danser en même temps. Elle avait inventé
dans son cachot une certaine danse orientale
dont elle avait dessiné toutes les poses avec
l’exactitude luxurieuse d’une bayadère et la
persévérance vindicative d’une religieuse qui
sent frémir sa chair sous les coups redoublés
de la discipline et des passions mal contenues.
Quand elle eut dansé elle demanda où était
son mari. On le lui montra couché par terre,
sous l’admiration, sous l’étonnement, sous
l’ivresse, ne sachant s’il était dans le songe
ou dans la veille. Elle alla droit à lui, elle le regarda couché comme il était à ses pieds :
elle trouva qu’il était jeune et beau.
— Ça, lui dit-elle, marquis, je suis des
vôtres ! foin de la vertu et des bonnes mœurs !
Il n’y a pas de Dieu au ciel ! il n’y a sur la
terre que des fripons et des dupes ! J’ai été
votre dupe et ma propre dupe assez longtemps.
Je vous croyais un philosophe, vous m’avez
prise pour une vertu ; nous nous sommes
trompés l’un et l’autre : nous sommes
quittes. Donc, jetons là ce masque fatigant
à porter, et, comme vous le chantiez tout à
l’heure, jouissons de la vie !… Entendez-vous
la terre qui tremble sous nos pas ? C’est le signal
d’une fête qui nous doit tous engloutir…
Disant ces mots, elle appelait ces filles de joie
mes amies, elle conviait ces hommes à une fête
chez elle pour le lendemain, elle leur donnait
rendez-vous à tous à l’Opéra, elle les reconduisait
les uns et les autres jusqu’à leurs carrosses.
Et enfin, restée seule avec son mari :
— Monsieur, monsieur, lui dit-elle, pourquoi nous cacher maintenant ? Nous ferons,
s’il vous plaît, du vice en plein jour. J’exige
donc que vous me donniez les clefs de la petite
maison afin qu’elle reste fermée, comme inutile
désormais à notre hypocrisie. — Et c’est
ainsi qu’elle s’empara des clefs de la petite
maison, afin que personne n’y pût entrer, sinon
elle. Le marquis la ramena à son hôtel
qu’il était grand jour.
Ayant achevé cette tirade, le diable me regarda
pour savoir ce que j’en pensais. Et en
vérité j’étais ému plus que je ne saurais dire.
Je comprenais confusément toute la misère de
cette pauvre Louise, ensevelie vivante et innocente
dans les oubliettes d’un couvent de
carmélites ; je comprenais confusément toute
la scélératesse de cette Léonore, sortant tout
à coup de son tombeau pour prendre dans le
monde la place, le nom, le visage et l’honneur
d’une honnête femme ; et pourtant j’avais
grand besoin que le diable m’expliquât toutes
ces horreurs.
– Oui, reprit-il, la chose arriva comme tu
le penses. Tout Paris épouvanté fut instruit
le lendemain des déportements subits de la
marquise de Cintrey. On racontait, mais encore
à voix basse, comment cette femme, entourée
de tous les respects des hommes et des
femmes avait tout d’un coup jeté le masque
de vertu qui couvrait son visage ; comment,
pour bien commencer sa nouvelle carrière,
elle avait fait les honneurs d’une horrible
fête de débauchés dans la petite maison de
son mari, et qu’elle avait épouvanté des désordres
les plus viles courtisanes. On se perdit
à ce sujet en mille conjectures ; il y eut des
paris pour et contre, il y eut un duel ; mais
bientôt tous les doutes tombèrent devant l’affreuse
conduite de cette femme. C’était une
lionne déchaînée : elle épouvanta la ville et
la cour de ses déportements, elle jeta aux
vents la fortune de son mari, elle fut sans
pitié et sans respect pour personne. Son
père, le vieux comte de Fayl-Billot, était au lit de mort ; le noble vieillard, avant de quitter
une vie pleine d’inquiétudes, comptait au
moins sur l’appui, sur la prière, sur le dernier
et pieux sourire de sa fille bien-aimée ;
il appelait Louise, sa Louise ! Sa Louise était
au cachot ; mais à la place de la sainte il vit
entrer Léonore ! Ô terreur !… — Elle cependant
tenait à sa vengeance : elle voulut rester
seule avec son père. On ne sait pas ce
qui se passa entre ce vieillard et cette femme ;
mais, après cette fatale et dernière entrevue,
le vieillard fut trouvé dans son lit mort,
et les mains levées au ciel comme s’il eût demandé
justice. Que te dirais-je ? Jamais l’insolence,
la vanité, l’orgueil, le mépris des
lois divines et humaines n’avaient été plus
loin. Je t’en parle avec complaisance, vois-tu ?
car cette femme était mon chef-d’œuvre, elle
égalait la marquise de Merteuil ; grâce à elle,
je luttais avec l’œuvre de ce Laclos dont j’étais
jaloux. Bien plus j’espérais lutter avec Danton,
avec Robespierre plus tard, en leur disant : Voilà mon chef-d’œuvre ! Insensé que j’étais !
Ici le diable eut un frémissement d’horreur
évidemment excité par ces horribles noms de
Danton et de Robespierre. J’eus pitié de ce
pauvre malheureux vaincu qui n’était plus
bon qu’à raconter des histoires, et pour l’arracher
à ses tristes réflexions :
— Mais enfin, lui dis-je, où voulez-vous en
venir ?
— Ah ! reprit-il, rien de plus simple. Tu
sais ce qui arriva quand la Bastille fut prise,
et comme 89 se précipita sur 93, et comme
furent interrompues tout d’un coup toutes
ces orgies du pouvoir et de la beauté, et
comme la proscription s’étendit sur la France
entière, semblable à la peste, et plus rapide
et plus féroce. — Tu as lu cela dans les livres
et tu ne l’as pas vu, et ceux même qui ont
recueilli ces choses sanglantes ne les avaient
pas vues, car, à ces horribles spectacles, tout
courage est resté suspendu, toute pensée s’est
arrêtée, toute voix est devenue muette. Eh bien ! dans cette proscription générale le peuple,
qui avait ses moments de justice, s’en
vint un jour sous les fenêtres de la marquise
de Cintrey en demandant la tête de cette
femme souillée et tachée, comme si cette
tête eût été innocente et pure. La marquise
n’était pas chez elle ce jour-là, et nul, pas même
les domestiques qu’elle battait, pas même les
servantes qu’elle insultait, pas même ses
créanciers qu’elle ruinait, ne pouvait dire où
elle était allée.
— Or sais-tu où se cachait cette femme ?…
Ici le diable se plaça à cheval sur la barre
de fer qui sert de balustrade à cette admirable
terrasse de Belle-Vue où j’étais à l’écouter ;
je crus qu’il allait se précipiter tout en bas,
dans le nuage qui montait doucement jusque
nous. — Au fait, reprit-il, j’aime autant achever
à l’instant même mon récit.
— Tu te rappelles que cette femme, cette
Léonore avait emporté les clefs de la petite
maison et qu’elle les avait gardées, comme fait le geôlier des portes d’une prison : eh
bien ! pour échapper à la fureur populaire cette
femme était retournée dans cette maison ;
elle avait retrouvé la porte cachée qui menait
dans le cachot, cette porte elle l’avait
ouverte ; et sur la paille, agenouillée, priant
Dieu, elle avait vu sa sœur Louise. — Je ne
suis qu’un démon, ajouta le diable, et pourtant
j’ai pleuré ; oui, j’ai pleuré en entendant Louise
parler à sa sœur.
— Ma bonne sœur, disait Louise, je savais
bien que vous reviendriez à moi et que vous
ne m’aviez pas condamnée à une prison éternelle !
J’ai bien souffert, j’ai bien fait pénitence
à votre place ; j’ai bien prié pour vous,
ma sœur ! Combien d’années se sont passées
dans ces souffrances ? Hélas ! je l’ignore, mais
il me semble qu’il y a un siècle. Quand j’ai
été plongée vivante dans ce tombeau j’avais
un mari, j’avais un enfant : où sont-ils ?… Ô ma
sœur ! ma sœur ! ô Léonore, quels crimes
aviez-vous donc commis pour être condamnée à cette pénitence ?… Mais enfin vous voilà : je
vous pardonne. Vous venez me rendre l’air du
ciel et mon enfant : j’oublie ce que j’ai souffert…
Adieu donc… Et cependant apprenez,
ma sœur, que bientôt votre prison va s’ouvrir ;
j’en ai été instruite par ma geôlière de chaque
jour : elle m’a priée au nom du ciel d’être
patiente, disant que l’heure du pardon allait
sonner. Ô merci ! merci, Léonore !
Et en effet Léonore reprit les haillons de
Louise, Louise se couvrit des habits de Léonore.
Elle s’enfuit de cette maison où elle
avait tant souffert ; Léonore se jeta sur la
paille de son cachot, et elle respira plus librement,
se sentant loin du peuple. Mais que
veux-tu que je te dise ? Est-il bien nécessaire
d’aller plus loin ?
— Oui, certes, m’écriai-je. Quelle triste
manie de couper votre récit à chaque instant
que votre récit s’engage ! Vous avez volé
cette singulière façon de raconter à ce charmant
diable qu’on appelle l’Arioste ; mais celui-là aurait eu peur d’entreprendre des histoires
pareilles aux vôtres. — Vous cependant,
qui osez les commencer, vous ne devez pas
avoir peur de les finir.
— Ainsi ferai-je, dit le diable. Donc Louise,
redevenue libre, à peine échappée de cette maison
fatale, s’en allait au pas de course dans
son hôtel. Déjà elle revoyait son mari, et elle
lui disait : Je vous pardonne… Déjà elle embrassait
son fils, cet enfant qu’elle avait laissé si
petit, elle tombait dans les bras de son père et
elle pressait sur ses lèvres ses vénérables cheveux
blancs. La pauvre femme, ainsi agitée de
mille pensées qui se partageaient son cœur,
ne remarquait rien de ce qui se passait autour
d’elle, ni ce peuple déchaîné qui promenait
en tous lieux, dans sa capitale nouvellement
conquise, son insolente victoire, ni ces
cris de mort qui retentissaient dans les rues,
ni ces images d’une liberté funèbre arrosée
de sang, ni ces planches horribles dressées sur
les places publiques, attendant leur proie de chaque jour ; elle courait à perdre haleine, et
déjà les Brutus de carrefour la désignaient du
doigt comme une victime. Elle arriva enfin à
l’hôtel de son mari. À son aspect toute la
rue indignée se soulève, mille cris de mort
se font entendre. Au moment où elle mettait
le pied sur ce seuil chéri, d’affreux hommes
armés de piques et coiffés de bonnets rouges
s’emparent de sa personne ; la populace
ameutée s’écrie : — C’est elle ! Voilà la marquise
de Cintrey ! À bas la vicieuse ! À bas l’impitoyable !
Meure la parricide !… Au milieu de
ce bruit et de ces fureurs, que voulais-tu qu’elle
fît, la malheureuse ? Elle regardait, elle écoutait,
elle repoussait loin de ses yeux, loin de
ses oreilles, loin de son esprit ce rêve horrible.
On l’emporta évanouie ; et quand elle se
réveilla, se retrouvant sur la paille d’un cachot,
elle se rassura et elle se dit à elle-même : — Quel rêve !
Pendant que Louise se réveille pour ne plus
se rendormir que dans la mort, Léonore, déjà impatiente, se précipite hors de la maison,
dans ses habits de religieuse, on criant :
Au secours ! au secours ! À ces cris le peuple arrive ;
il était partout, le peuple. Léonore raconte
alors qui elle est, — et qu’elle appartenait à
ce couvent qui est en ruines, — et qu’elle a
été oubliée dix ans dans le cachot où le fanatisme
impitoyable la tenait renfermée,
et qu’elle s’est enfuie tout à l’heure, et que
la voilà qui demande justice. Le peuple lui
répond par ces mots : Vengeance ! Le couvent
à demi détruit est encore une fois fouillé
de fond en comble. Quelques misérables femmes
qui se cachaient parmi ces ruines sont
découvertes, et bientôt leurs têtes coupées
servent de sanglant trophée au triomphe de
Léonore. Le peuple crie vive Léonore, et il la
ramène triomphante dans cette maison qu’elle
avait quittée la veille en proscrite. — Sais-tu
mon histoire à présent ?
— Oui, répondis-je, oui ; maintenant je la sais
tout entière cette funeste histoire, et je pourrais l’achever sans vous. Ainsi deux fois cette
horrible Léonore accabla la douce Louise. Pendant
que Louise portait le cilice de Léonore,
Léonore portait les habits de fête de Louise ;
pendant que Louise priait et jeûnait à la place
de Léonore, Léonore entassait sur Louise toutes
sortes de malédictions et d’opprobres ; le
jour où le peuple voulut faire justice de Léonore,
Léonore chassa Louise de son cachot
et elle la livra au peuple à sa place. — Ah !
c’est là une affreuse histoire !
— D’autant plus affreuse, dit le diable,
qu’en ce temps-là la justice des hommes était
violente, et qu’elle ne s’arrêtait guère quand
une fois elle était lancée. Cette nation française
qui a tant d’esprit, à ce qu’on dit, s’est
pourtant laissé couper, trancher, décimer, assassiner
par une poignée de misérables qu’on
eût mis en fuite à coups de bâton !
— Ah poursuivit le diable, c’est une triste
souveraine, la terreur ! elle avilit les plus
nobles, elle fait pâlir les plus braves, elle hébète les plus intelligents. Elle a fait de la
nation française tout entière la plus stupide
viande de boucherie qu’on ait jamais jetée
aux abattoirs. Des gens qui se souvenaient de
Henri IV et du maréchal de Saxe, des gens
qui portaient les plus grands noms de la monarchie
française, les descendants de nos plus
belles épées, se laisser égorger ainsi sans défense !
tendre la tête à des misérables que
leurs gens auraient chassés naguère à coups
de fouet ! Quelle pitié ! quelle misère ! Les
têtes les plus illustres être coupées par quelques
polissons soutenus de quelques harangères
Donc, à peine Louise de Cintrey eut-elle
répondu au tribunal révolutionnaire
qu’en effet elle était la marquise de Cintrey
qu’aussitôt elle s’entendit condamner à mort,
et tout fut dit.
— Le plus beau de ce crime, ajouta le diable,
c’est que, le jour où Louise monta dans le tombereau
fatal qui allait à la Grève, maudite par
son mari, maudite par son fils, sa sœur Léonore était portée en triomphe comme une
sainte ; elle était proclamée martyre, et elle
bénissait le peuple. Je crois même qu’elle eut
le courage de donner sa bénédiction à sa
sœur qui allait à l’échafaud.
Voilà toute mon histoire. Es-tu content ?
Quand je vis que le diable n’avait plus rien
à me dire et que ma curiosité devait être satisfaite,
je me sentis beaucoup plus à l’aise
avec le diable. — À vous dire vrai, seigneur diable,
lui répondis-je, vous vous êtes donné bien
de la peine pour faire de votre histoire une chose
pleine d’intérêt et de pitié, et vous avez manqué
votre but ; si quelqu’un fait pitié dans
tout ceci, c’est vous. Comment ! la plus terrible
révolution qui ait changé la face du monde
tombe sur la France, et cependant vous ne
savez rien de mieux que de vous amuser à perdre
une pauvre vertueuse au profit d’une horrible
criminelle ! Il fallait que vous fussiez
bien oisif ! Comment donc ! il se coupe des
têtes par centaines : vous vous dites à vous-même comme Pilate : — Je m’en lave les mains, mot affreux, parole égoïste avec laquelle
se sont accomplis tous les crimes ; et
vous, cependant, vous n’êtes occupé qu’à
opérer un tour de passe-passe tout au plus
digne d’un escamoteur en plein vent ! Je vous
assure que je vous trouve à présent un être
bien peu dangereux.
— Et vous avez raison, mon maître, repartit
le diable, d’autant plus raison que même,
dans cette méchanceté subalterne que je m’étais
permise, j’ai été battu par ces bonnets
rouges. Eux aussi, en apprenant l’histoire de
la marquise de Cintrey, ils auront été jaloux
de moi. Pour en finir tout d’un coup avec mes
prétentions diaboliques, figurez-vous qu’ils
ont coupé la tête à la sœur du Roi, Madame
Élisabeth !
Ce jour-là je m’avouai tout à fait vaincu ;
je reconnus que je n’étais plus le diable, et
que toute ma puissance malfaisante était à jamais
dépassée ; je me fis pitié à moi-même quand je me comparai au dernier de ces bourreaux ;
je me repentis d’avoir perdu, sans y
rien gagner dans ma propre estime, cette
sainte femme, madame de Cintrey ; et si quelque
chose me consola, ce fut de penser que
cette vertu, en ces temps horribles, même si
je l’eusse épargnée, n’avait pas une seule
chance d’échapper à la hache. Bien plus, vous
allez voir que je ne suis pas si lâche que vous
dites : jamais je n’ai plus regretté de n’être pas
un homme pour avoir l’honneur de monter
sur le même échafaud que le roi Louis XVI,
la reine Marie-Antoinette, Charlotte Corday et
M. de Malesherbes. Depuis ce temps j’ai
mené la plus triste vie que jamais démon ait
menée sur la terre. Incapable de mal, incapable
de bien, agité par le remords, pauvre
et seul, fatigué de ramasser des âmes qui se
jettent à ma tête, n’étant plus ni aimé ni haï,
j’ai fini par me faire historien, auteur, romancier,
que sais-je ? Je finirai peut-être par
tenir un cabinet de lecture. Dans mon oisiveté, et n’ayant plus de mauvaises actions à commettre,
j’en imagine : je cherche dans la foule
les hommes que la foule écoute, et je leur raconte
des histoires étranges. Je suis à présent
comme sont tous les poëtes, tantôt dans le
ciel, tantôt plus bas que la terre ; j’ai mes instants
d’inspirations prophétiques, j’ai mes
heures de découragement mortel.
Pendant que toute l’Europe était en armes
avec l’Empereur (le moyen de faire son métier
de diable avec un pareil homme ?) j’élevais
sur mes genoux, avec une sollicitude plus
que paternelle, un bel enfant anglais dont je
faisais un grand poëte ; c’est moi qui lui ai
dicté d’un bout à l’autre son poème de Don Juan.
Eh bien ! à peine mon poëte chéri eut-il
jeté dans les âmes contemporaines plus de
désolation et plus d’épouvante que n’en avait
jeté Voltaire en personne, voilà mon poëte
qui se laisse mourir parce qu’il découvre un
beau jour qu’il est légèrement boiteux du
pied gauche et qu’il pèse dix livres de plus qu’il ne pesait l’an passé ! En perdant celui-là
j’ai perdu toute ma verve poétique ; j’ai vécu
au jour le jour, comme un écrivain de hasard ;
j’ai fait tour à tour des drames où l’on
riait et des vaudevilles où l’on versait des
larmes, je me suis essayé tant bien que mal à
toutes ces choses frivoles ; je me suis enivré
bien souvent avec mon ami Théodore, qui
est mort et qui est dans le ciel. Maintenant
me voilà, plus seul que jamais, racontant mes
histoires comme un homme qui radote, histoires
accommodées à la tristesse des temps
présents. Hélas ! où est le temps de mes courses
errantes sur les toits des villes espagnoles,
quand j’étais le diable boiteux !
Comme il disait ces mots le diable se leva
tout droit sur cette légère barre de fer où il
était à cheval.
— Qu’est devenue, lui dis-je, cette affreuse
Léonore ?
— Elle est morte, reprit-il, avant 1830, en
odeur de sainteté et en priant tout haut le ciel d’être miséricordieuse pour sa sœur Louise.
Les cendres de Louise ont été jetées aux vents ;
Léonore repose sous un marbre noir recouvert
de larmes d’or. Elle eût été canonisée
sans la révolution de juillet.
Disant ces mots, le diable se plongea dans
l’épais nuage, et il disparut en poussant le
soupir plaintif d’un simple mortel.
MON
VOYAGE À BRINDES.
À ***.
Septembre 1835.
Vous le voulez, mon cher ami : je vais
vous raconter mon dernier voyage de soixante
lieues, un des plus grands voyages que j’aie
faits en ma vie. Soixante lieues ! tout autant.
En effet, je suis peut-être le seul homme du
monde parisien qui soit resté constamment et toujours attelé, pendant dix années consécutives,
à la charrue littéraire, sans avoir franchi
une seule fois la borne du champ trop
étroit qu’il nous faut labourer dans tous les
sens. Les bonnes gens qui me font l’honneur
de me porter envie et qui m’accordent, à ce
qu’on dit, le bénéfice de leurs injures quotidiennes
ou hebdomadaires, seraient peut-être
moins furieux contre moi s’ils savaient
combien chaque jour m’apporte de longues
heures de travail, et comment je suis lié à la
glèbe, et comment il n’y a pas de dernier
manant littéraire chassé de la boutique de
son maître pour ses fautes de français, de
goujat en haillons calomniant au jour le jour
pour oublier sa faim, de pauvre diable réglant
l’état à prix fixe, de pâle envieux sans esprit
et sans style, qui ne soit plus libre et plus heureux
que moi, conscience à part, bien entendu.
Donc, il y a de cela vingt jours, voyant que
le soleil était par trop brûlant et me sentant
tout de bon la tête fatiguée, et la main aussi, et l’esprit aussi, je me suis dit : — Si je voyageais ?
Moi voyager ! Voyez le grand mot
pour moi ! — Voyager ! n’être plus ici, être
là-bas ! entrer dans des villes nouvelles, si
nouvelles que je suis sûr de n’y pas trouver
un ennemi ; s’abandonner au nonchalant mouvement
de la chaise de poste, qu’un Anglais
appelle le paradis sur la terre ; et puis ne
rien faire, ne rien entendre, ne rien juger de
ce qui se fait, de ce qu’on voit tous les jours !
— Et puis avoir à soi pour soi tout seul ses
rêves, ses méditations, ses pensées, ses fantômes
tristes ou joyeux, ses diables bleus ou
couleur de rose ! les posséder en toute propriété
ces changeantes émotions du cœur, et
ne pas les porter toutes chaudes encore et toutes
palpitantes à l’imprimeur, qui vous rend
tout cela pâle et glacé ! aller vite, aller au hasard,
courir comme un gentilhomme en vacances…
que dis-je ? courir comme un Anglais,
mais comme un Anglais d’esprit et de bonne
humeur ! s’entendre appeler Milord par la fille d’auberge ou par le mendiant du grand
chemin ! trouver dans son chemin le grand
dada d’Yorick, et le monter légèrement, et
faire doucement son chemin sur cette bonne,
volontaire et excellente monture ! — Voilà la
vie ! En avant donc ! Au diable l’esprit de
chaque jour ! adieu le théâtre, adieu les livres,
adieu la prose, adieu la critique, adieu
le roman, adieu, adieu la vie ordinaire ! Voyageons !
Je vous répète, mon ami, que, grâce à ma
vie occupée et sédentaire, grâce à cette vie
qui se renferme entre l’Opéra et l’Ambigu-Comique
(triste cloison !), personne mieux
que moi ne peut être dans une plus belle position
pour voyager : je n’ai jamais rien vu en
fait de pays lointains que la Belgique, une
heure, trois quarts d’heure de trop ! et, pendant
mes douze belles premières années, un
charmant verdoyant et murmurant petit
coin de terre caché derrière un vieux saule
planté sur le bord du Rhône, tout là-bas ; honnête et calme petit village où je me reporte
sans cesse par la pensée, par le souvenir, par
le regret, par l’espérance, et que je vous montrerai
un jour plus en détail dans le Chemin de traverse.
Ce sont là tous mes pays lointains :
je suis donc un voyageur comme il y en a
peu, un voyageur n’ayant rien vu ; je suis
même un voyageur comme il n’y en a pas, un
voyageur qui ne voit rien de ce qui est sous
ses yeux, et qui par conséquent n’a rien à décrire,
rien à raconter. Donc rassurez-vous !
Aussitôt dit aussitôt fait, je pars. Ouvrez-moi
la route et faites-moi place, car moi je
suis aussi pressé que vous tous qui courez à
votre but ; moi, cette fois, je n’ai absolument
rien à faire ; et en avant ! C’est moi qui passe,
moi-même, le moi oisif ! Déjà disparaissent à
ma droite et à ma gauche les arbres du bois
de Boulogne ; déjà s’enfuit de toute la vitesse
de ses chevaux anglais le jeune Paris, si beau
quand on le voit passer de loin. Sortir de Paris
par la barrière du Trône c’est mal en sortir. On se dit en soi-même qu’on ne retrouvera
pas là-bas, à coup sûr, tout ce qu’on laisse
derrière soi ; on jette un dernier regard de regret
sur cette élégance naturelle, sur cet esprit
facile et de bon goût, sur ces grâces légèrement
apprêtées et pourtant si simples, sur
ce beau luxe si éclatant et si frais, sur tout
ce beau monde d’ironie et de fêtes, de scepticisme
et d’esprit, de courage et d’insouciance,
de plaisir et d’amour ; ce monde parisien
que l’on n’aime jamais plus que lorsqu’on
lui dit adieu ; frivole, mais bon ; peu dévoué,
mais aussi fort peu exigeant ; flexible, non pas
par lâcheté, mais par indifférence ; usant sa vie,
sa fortune, son avenir au jour le jour ; tant
pis si tout cela lui manque à son réveil ! remettant
toujours au lendemain les affaires
sérieuses, et ne s’en trouvant pas plus mal ;
se laissant gouverner par qui veut le gouverner,
et toujours gouverné à sa guise, tant il
est changeant et mobile ; léger, vaniteux, sceptique,
moqueur, tout en dehors. Adieu donc à vous, la belle foule aux beaux chevaux, aux
longues fêtes, aux belles dames, aux folles
pensées ! Ainsi je lui parlais du cœur tout
en courant au galop de mes chevaux ; et cependant
la belle foule était déjà bien loin de
moi, et moi bien loin d’elle ; elle allait à l’Opéra,
et moi j’allais, je crois, dans une ville
qu’on appelle la ville de Rouen.
De Paris à Rouen le chemin est magnifique :
on va, on descend, on monte, on court, on
marche, on traverse de jolis villages doucement
éclairés par un beau clair de lune. C’est
une belle chose un voyage de nuit, quand tout
travail a cessé sur la terre, quand tout est
sommeil et silence, quand l’eau même, cet
infatigable manœuvre qui a travaillé tout le
jour, se repose comme un homme de peine,
et s’amuse à murmurer pour elle-même ; on
se croirait dans un pays de féerie : il y a des
oiseaux qui chantent dans les bois, il y a des
femmes qui chantent sur leurs portes, il y a
un léger filet de fumée qui s’échappe dans l’air, annonçant le repos du soir ; il y a une
église calme et transparente qui projette sur
vous son ombre sainte et villageoise, il y a la
cloche qui tinte l’Angelus. Mon Dieu ! tout ce
que je vous dis là est vulgaire, je le sais, tout
cela c’est du domaine de la poésie descriptive,
tout cela c’est un peu le vers de M. de Lamartine ;
mais que voulez-vous qu’on fasse de
cette poésie du grand chemin et du petit
village quand on la touche du doigt et du
cœur, quand en effet vous vous apercevez qu’il
y a dans le ciel de doux rayons tout blancs
qui se posent sur vous, quand vous entendez
dans l’arbre l’oiseau qui chante, et dans le clocher la cloche qui murmure ? que faire
alors ? Suivre l’exemple de Lamartine, de
tous les grands poëtes : s’abandonner à son
émotion sans la combattre, l’avouer tout simplement
sans cacher ses larmes ; et puis demander
pardon à Dieu et aux hommes si on
n’a pas la poésie de M. de Lamartine dans la
tête et dans le cœur.
Voilà comment, après une course rapide
sous les étoiles, à travers les arbres bruyants
et les fabriques silencieuses, je suis descendu,
par une belle nuit d’été, dans la vieille cité
normande. Toute la ville dormait à l’ombre
de sa cathédrale. Vue ainsi dans la nuit, Rouen
est une ville pittoresque ; chaque maison de
la vieille cité conserve dans l’ombre favorable
sa physionomie particulière. Aimez-vous
les fenêtres étroites destinées à protéger les
mystères de la famille ? aimez-vous le vieux
toit domestique qui s’avance bénévolement
dans la rue comme pour protéger l’étranger
qui passe ? aimez-vous ces murailles lézardées
par le temps qui ont abrité au dedans tant
de générations évanouies, qui ont vu s’accomplir
au dehors tant de révolutions oubliées ?
aimez-vous à traverser ces rues sinueuses
où s’est agité le vieux peuple dans sa turbulence ?
et cette ville ainsi faite, brodée,
noircie, sévère et calme, cette ville des anciens
jours ne vaut-elle pas mieux à tout prendre, que les balcons de vos misons modernes,
sans passé, sans souvenir et sans
mystères ? Telle était la ville de Rouen cette
nuit-là, et je ne me lassais pas de la regarder
ainsi sous son beau voile nocturne, et je m’inquiétais
peu de trouver un logis à cette heure,
et je me gardai bien de frapper à la porte d’aucune
hôtellerie avant d’avoir admiré à mon
aise ces deux grands colosses, l’honneur de la
ville, la cathédrale et le grand Corneille.
Quels grands miracles ! Mais avant tout il faut
se prosterner devant le grand Corneille. Quel
monument sacré de pierre, de marbre ou d’airain
se peut comparer à Cinna, à Polyeucte,
aux Horaces ?
La statue de Pierre Corneille, placée sur le
pont de Rouen, est, comme vous savez, l’œuvre
de M. David, membre de l’institut. À tout
prendre, c’est un bel ouvrage. M. David est un
statuaire penseur ; c’est un homme très-versé
dans la connaissance des poëtes, qu’il sait par
cœur, qu’il aime et qu’il admire autant que personne. M. David est en outre un artiste
peu mythologique de sa nature ; il sait que
l’art ne doit pas être jeté en pâture aux choses
futiles. Ne craignez pas qu’il s’amuse à
tirer du marbre ou à jeter en bronze des
faunes et des satyres, des Vénus ou des bacchantes,
des Arianes abandonnées ou des Jupiter
porte-foudre ; c’est un homme sérieux
et sévère, qui a le grand mérite d’avoir fait
entrer l’art dans la réalité. Donnez-lui à copier
une grande tête, un vaste front, une de ces
intelligences supérieures dont s’honore notre
époque : notre artiste est à l’aise. Nous l’avons
vu copier ainsi la tête du général Foy ; nous
l’avons vu, quand Talma a été mort, se pencher
vers cette belle tête défigurée par la
souffrance, et ranimer autant que cela est
donné à l’art cette grande physionomie. Pauvre
Talma ! comme la mort l’avait changé ! elle
avait écrasé de sa main de fer ce charmant
regard qui allait à tous les cœurs ; elle avait
tordu hideusement cette bouche souriante ou terrible d’où sortait une puissante voix qui
retentit encore à nos oreilles depuis bientôt
quinze ans qu’elle s’est éteinte ; elle avait
brisé ce cou si beau et si blanc dont Talma
était si fier et qu’il portait toujours tout nu,
même dans l’intimité ; aimable coquetterie
d’un homme supérieur. Eh bien ! sur ces traits
déformés par la mort, sur ce masque méconnaissable,
même pour les amis du trépassé, le
sculpteur David a retrouvé le regard, la bouche,
le visage de notre grand comédien ; il
a rendu à la vie, dans tout son éclat et
dans toute sa majesté, cette noble et vivante
figure que nous croyions perdue à jamais.
C’est là un grand miracle de l’art, mais
aussi c’est là le chef-d’œuvre d’un artiste habitué
à vivre avec les grands hommes, habitué
à étudier les moindres nuances de leurs
visages. Si M. David a recomposé si vite le
Talma d’autrefois avec le Talma qui n’était
plus, c’est que le statuaire avait compris le comédien.
Voilà ce qu’il faut dire à la louange de l’artiste
qui a jeté en bronze la statue du grand
Corneille. Mais à côte de cette louange on
peut placer un reproche : c’est qu’à force de
s’être pénétré de l’esprit et du génie des
grands hommes auxquels il a voué son culte
et sa vie, M. David a fini par exagérer leur
ressemblance ; à force de les avoir vus dans
toute leur grandeur, il a fini par les faire trop
grands. Les bustes de M. David manquent certainement,
sinon de vérité, du moins de vraisemblance.
Vous rappelez-vous la tête qu’il a
faite de Sa Majesté Goëthe Ier, empereur et
roi de Weymar, de Vienne, de Berlin, d’une
partie de la France et de l’Angleterre ? David,
poussé par le génie allemand qui a eu tant
d’influence sur notre siècle, s’en va à Weymar.
Il demande l’adresse du poëte à un enfant ;
l’enfant lui montre une noble maison,
une maison royale : dans cette maison il y
avait Goëthe. C’était une magnifique tête
chargée de pensées, de nobles rides et de longs cheveux blancs ; c’était la tête d’où étaient
sortis tout armés ou tout charmants Faust et
Méphistophélès, Marguerite et Werther. Le
statuaire fut ébloui. Tremblant, ému, hors
de lui, il dessina dans la terre la tête du noble
vieillard. Puis il s’en revint à Paris,
croyant n’avoir fait qu’un portrait ; il avait
fait un colosse. La douane, voyant cet énorme
ballot, ne put jamais croire que ce morceau
de terre glaise ne renfermait qu’une face humaine :
le douanier prit donc son épée et
transperça d’outre en outre cette ébauche ;
excusable douanier en effet, il jugeait du crâne
de Goëthe par son propre crâne. Quoi qu’il
en soit, le buste de Goëthe par David est
une chose phénoménale. C’est que M. David
a vu la tête de Goëthe en dedans. Or le statuaire,
comme le peintre, ne doit voir une
tête qu’en dehors.
Ainsi a fait M. David pour la tête de M. de
Chateaubriand, qu’il a faite colossale, lui
ôtant ainsi beaucoup de sa grâce et de sa mélancolie ; ainsi a-t-il fait aussi pour la statue
de Pierre Corneille, Pierre Corneille, le frère,
l’ami, le compagnon, le collaborateur de Thomas
Corneille, qui lui prêtait ses rimes ;
Pierre Corneille, ce grand homme de génie si
humble, si doux, si bourgeois, si triste, si
mal nourri et si mal vêtu ; celui dont Labruyère,
qui, Dieu merci ! n’est pas un philosophe pitoyable
a dit quelque part : « Cet homme
est simple, timide, d’une ennuyeuse conversation ;
il prend un mot pour un autre, il ne
sait même pas lire son écriture. » Voilà pourtant
l’homme que le statuaire nous représente
debout, inspiré, écrivant avec une plume de
fer et revêtu d’un manteau dont l’ample étoffe
eût suffi pour habiller toute la famille Corneille
pendant trois hivers ! Et plût au ciel
que le grand Corneille eût jamais possédé un
manteau pareil ! comme il en aurait bien vite
fait quatre parts ! comme il en eût donné bien
vite cinq ou six aunes à son frère en disant :
« Voici un bon manteau, Thomas ! » Comment voulez-vous que je reconnaisse dans ce riche
appareil le pauvre grand poëte qui fut opprimé
par Richelieu et qui fit peur à Louis XIV ?
Non, ce n’est pas là ce même homme dont Labruyère
a dit encore : — « Le comédien, couché
dans son carrosse, jette de la boue au visage
de Corneille qui est à pied. »
Quand nous avons un grand homme à reproduire,
faisons-le ressemblant avant de le
faire grand et majestueux ; soyons justes pour
les grands hommes, du moins après leur mort.
Plus un homme a été simple et modeste dans
sa vie, et plus nous devons redouter de lui ôter
de sa grandeur naturelle en lui donnant une
grandeur factice. Le grand Corneille ne s’est
jamais représenté comme nous le montre
M. David, même dans ses préfaces les plus glorieuses ;
toute sa vie il a été un bonhomme
par cela même qu’il a été un grand poëte.
Croyez-vous aussi que si vous l’aviez représenté
dans une allure moins cornélienne, c’est-à-dire
plus naturelle, l’homme du port qui traverse la Seine, le cultivateur qui retourne à ses
herbages, le peuple qui passe et qui souvent
ne s’arrête pas devant votre bronze le voyant
si grandiose, n’aurait pas demandé, à la vue
d’un simple poëte en simple habit, marchant
sans façon d’un pas naturel, l’air pensif et la rue
canne à la main : — Quel est ce bonhomme de la rue Vieille qu’on a fait en bronze à la plus belle place de notre Pont-Neuf ? Et chacun aurait répondu : Ce bonhomme en bronze est
ton compatriote, à toi qui parles ; comme
toi il est né à Rouen de parents pauvres ; il
a été tout simplement le plus grand poëte et
le plus grand politique du temps du cardinal
de Richelieu et de Racine.
Ô Corneille, la grande puissance poétique
de notre âge ; Corneille, le poëte politique qui
parle tout haut des plus grands intérêts de l’histoire,
l’homme qui le premier a débattu sur
le théâtre les grandes questions de royauté
et de république qui depuis 89 agitent le
monde ; Corneille, dans lequel Bonaparte a retrouvé l’étoffe d’un grand ministre d’un
grand ministère de l’Empereur ; Corneille,
l’honneur impérissable de cette ville de marchands,
d’armateurs, qui dort couchée à tes
pieds, toi son incomparable honneur, toi qui
as attendu si longtemps ta statue, c’est toi le
premier que je salue dans la nuit ! À toi mes
hommages et mes respects silencieux, ô grand
homme d’une âme romaine ! à toi mes souvenirs
sans faste et mon admiration muette ; car
c’est ici même, à cette même place, le jour
où ta statue apparaissait dans sa gloire, qu’ont
été prononcés tant de discours médiocres par
nos célébrités contemporaines. Ils sont venus
tous de Paris étaler pompeusement leur gloire
d’académie et de théâtre, et essayer si, à l’aide
de leur prose et de leurs vers, ils pourraient se
hisser un instant à la hauteur de celui qui a
écrit Rodogune ! Oh ! que ce dut être un misérable
spectacle celui-là ! Le grand bronze
inauguré avec de si misérables paroles, Corneille,
à qui l’auteur d’Antony reprochait… pardonne-lui, Corneille… d’avoir été attaché au fil d’une dédicace ; Corneille, que M. Lebrun osait
défendre en plein air !… défendre contre qui ?
grand Dieu !… M. Lebrun de l’Académie française,
le même protecteur de Corneille qui a
refait le Cid de Corneille, qui a intitulé son
œuvre le Cid d’Andalousie comme si le Cid de
Corneille était le Cid de Pontoise ! Et dans ce
grand jour solennel, en pleine cité, à cette
place éminente, sous ce beau soleil, pas une
parole correcte, pas une louange raisonnable
pour celui-là qui fut le père de la tragédie
en France comme Shakspeare a été le père de
la tragédie en Angleterre !… Corneille, qui a
trouvé ses héros, qui a trouvé son drame, qui
a créé ses grands Romains ; génie à part, moitié
espagnol et moitié latin, à la fois le contemporain
d’Auguste et du Cid ; le seul homme
en Europe dont le regard fier et superbe ne se
soit pas baissé devant la gloire du cardinal de
Richelieu !… Oh ! quelle surprise ce dut être
pour vous, Pierre Corneille, quand vous entendîtes cette faible voix qui vous parlait, et
quand en regardant à vos pieds vous aperçûtes
tout au bas l’auteur du Cid d’Andalousie !
Ainsi, à peine arrivé dans la ville natale de
Pierre Corneille, j’allai expier par mon plus
profond respect, et surtout par mon profond
silence, les louanges calomniatrices dont on
l’avait chargé à cette place. Et, comme toute
bonne action a sa récompense, il me sembla
que, pour prix de mon silence ce puissant
regard qui anima tant de vertus héroïques,
qui ressuscita tant de grandeurs évanouies, qui
tira de la poudre des tombeaux tant de révolutions
éteintes, se posait sur moi avec bienveillance,
et que le grand Corneille écoutait
la prière que je lui faisais humblement dans
mon cœur : — Vous qui tenez une si haute
place là-haut dans le ciel poétique, grand
homme ! vous qui avez Shakspeare à votre
droite et Racine à votre gauche, vous qui
voyez Molière face à face, vous dont Voltaire
porte en souriant, et cependant avec toute la vénération dont il est capable, la robe sainte
et sacrée ; ô Corneille ! jetez sur nous un regard
favorable, car vous seul vous pouvez
nous sauver ; vous seul, en effet, vous êtes aujourd’hui
le modèle et le dieu sauveur de la
poésie dramatique. Voltaire a été épuisé et
dépassé par sa propre philosophie, car la révolte
qu’il a prêchée a depuis longtemps renversé
tous les obstacles et franchi toutes les
limites. Racine, l’adorable, n’a été possible
que sous le grand roi, au milieu de ces élégantes
amours dont il était l’interprète, et,
sans le savoir, le chaste complice. La tragédie
d’un seul à l’usage d’un seul, la tragédie
individuelle de Crébillon, par exemple, n’est
plus possible non plus de nos jours ; car aux
masses d’à présent il faut un théâtre fait
pour les masses. Vous seul, ô vous, l’homme
politique, vous êtes le seul modèle possible
aujourd’hui ; vous seul, vous savez parler aux
peuples des intérêts et surtout des passions
des peuples ; vous seul, vous savez le secret de toutes tes révolutions, c’est-à-dire le terme
de toutes les grandeurs ; vous seul, vous mettez
à nu le héros qui vous tombe sous la
main, et après l’avoir dépouillé de son manteau
de pourpre, après avoir écarté ses licteurs,
vous nous le montrez encore grand et
redoutable, si en effet il est grand et redoutable
par lui-même. Il n’y a pas jusqu’à la langue
que vous avez faite, ô Corneille, à laquelle
nous ne revenions de toutes nos forces,
parce qu’aussi bien votre langue seule est possible.
Nous sommes si loin de la pureté excellente
de Racine, et nous vivons si peu de
temps, nous et nos œuvres, que nous n’avons
ni le temps, ni la volonté, ni la force de reproduire
cette perfection désespérante, cette
parfaite et harmonieuse passion, ce récit toujours
clair, élégant, châtié, qui n’est autre
chose que la perfection dans le style, dans la
passion, dans l’idéal. Vous, Corneille, vous
allez plus vite au fait que Racine, votre fils ;
vous marchez brièvement, simplement à votre but, comme un grand poëte qui est aussi
un grand homme d’affaires ; vous, vous êtes à
la tête de la vieille langue, qui va droit à son
but sans phrase, sans périphrase, sans détour.
Ce n’est pas vous qui auriez fait l’admirable
et inimitable et inutile récit de Théramène ;
mais aussi est-ce vous que notre époque littéraire
a adopté sans le savoir ; c’est vous qui
avez pris par la main M. Lemercier, ce vieil
académicien, et M. Victor Hugo qui sera bientôt
un académicien, hélas ! et à chacun d’eux vous
avez fait produire ce qu’ils pouvaient produire.
Vous avez tiré M. Lemercier de la littérature
impériale, insigne honneur, inappréciable bonheur
dont il n’a pas assez profité, l’ingrat ! Quant
à l’autre, le trouvant tout élevé à l’espagnole,
comme vous avez été élevé vous-même, vous
lui avez inspiré son plus beau drame, son
Honneur castillan, souvenir lointain du Cid,
cette première histoire dramatique de l’honneur
castillan. Oui, M. Hugo, notre espoir,
est votre nourrisson, Corneille. Heureux s’il voulait toujours vous suivre ! heureux si, en
vous prenant votre style, vos tours brusques
et imprévus, votre vers heurté, coupé en deux,
énergique, il vous empruntait aussi la simplicité
de votre fable, la clarté de votre action, le
dénouement terrible de votre tragédie ! heureux
s’il vous suivait de plus près dans cette
route que vous avez tracée, et qu’il a retrouvée
avec tant d’assurance et de ténacité !
Ô Corneille ! venez à notre aide ! sauvez-nous
de la tragédie en prose, sauvez-nous des
portes dérobées, des espions qui espionnent
dans la nuit, des poisons et des contre-poisons,
des cercueils pleins aussi bien que des
cercueils vides ; sauvez-nous des échelles de
corde, des cachettes en partie double et des
clairs de lune qui reviennent trop souvent.
Enseignez-nous comment on est grand en
restant toujours simple, comment on ne se
guinde pas au sublime, mais comment on y
arrive d’un mot quand ce mot-là c’est la passion
qui le prononce ; apprenez-nous aussi comment la tragédie n’est pas autre chose
que l’histoire des grands hommes et des
grands peuples, faite de manière à servir de
leçon au présent et à l’avenir. Enfin, puisque
votre statuaire, plus libéral que le cardinal de
Richelieu ou le roi Louis XIV, vous a gratiné
d’un si large manteau, ô grand homme, couvrez-nous
de votre manteau — Ainsi soit-il. — Amen.
Ma prière terminée, je saluai une dernière
fois ce grand dieu de la poésie moderne, et je
fus frapper du même pas à la porte d’une hôtellerie.
C’était au moment où le jour n’est
pas là encore, où la nuit n’est déjà plus.
Déjà cependant la ville sortait de son repos,
comme une ville occupée, industrieuse,
qui vend, qui achète, qui produit, qui dépense,
qui laboure, qui tisse, qui forge, qui
fait tous les métiers pour être riche et considérée.
C’est une chose pleine d’intérêt le réveil
d’une pareille cité. Je ne sais pas si vous
avez remarqué comment se fait cette opération singulière qui tout d’un coup jette la vie,
le bruit et le mouvement dans ces rues silencieuses,
dans ces places vides, sur ces quais
muets. À peine le soleil se montre que déjà
chaque maison se réveille ; chaque maison
ouvre peu à peu ses portes et ses fenêtres,
comme un homme laborieux ouvre ses deux
yeux fatigués de dormir. Alors peu à peu
disparaît la ville de la nuit et du silence
pour faire place à la ville du bruit et du jour.
On dirait que les vieilles maisons si calmes et,
si bourgeoises de tout à l’heure disparaissent
pour faire place à d’autres maisons, comme
les étoiles qui font place à d’autres étoiles.
Quels changements soudains ! telle maison,
qui était dans la nuit un vaste et magnifique
palais, n’est plus au grand jour qu’une chétive
masure ; la cathédrale, qui tout à l’heure
était si imposante au clair de lune, s’en va peu
à peu en perdant de sa majesté et de sa grandeur
quand vient le jour ; la statue de Corneille
lui-même, qui m’avait paru gigantesque, me paraît à présent écrasée et affaiblie sous les
premiers rayons du soleil naissant ; tout change
dans le colosse et autour du colosse… Où suis-je ? quel rapide chemin de fer m’entraîne si loin
déjà ?… Non déjà ce n’est plus là ma ville de
tout à l’heure dont j’étais le maître souverain,
dont j’étais le seul propriétaire, dont j’étais le
juge sans appel ; ce n’est plus la ville calme,
posée, tranquille, poétique, bruyante, qui ouvrait
à moi seul ses rues, ses quais, son port :
c’est une ville qui s’agite pour son pain quotidien,
une ville qui se réveille pour travailler,
pour agir, pour souffrir, pour mourir. Tout à
l’heure j’étais le maître, j’étais le roi de ce
monde endormi à présent je ne suis plus
qu’un étranger à qui le dernier gendarme a
le droit de demander son passeport. — Cachons-nous.
Je n’ai donc vu la ville de Rouen qu’à la
clarté de la lune, et je l’ai vue très-calme,
très-belle, très-vieille et respectable. Dans le
jour la ville de Rouen est une ville qui ressemble à toutes les villes où il faut acheter la
vie par son travail, où chacun est attaché à
sa tâche, ville semblable à toutes les villes
qui vivent à la sueur de leurs fronts et du travail
de leurs mains. Les villes ont bien souvent
les destinées des hommes : il y a des villes
comme il y a des hommes qui vendent, qui
achètent, qui fabriquent, qui placent leur argent
à gros intérêt, qui pensent à l’avenir et
qui s’inquiètent du cours de la rente ; il y a
d’autres villes qui, comme autant de bourgeois
retirés des spéculations et des affaires,
pensent, rêvent, dorment la nuit sous leurs
toits bien chauffés, ou le jour à l’ombre de
leurs arbres ; il y en a d’autres enfin qui n’appartiennent
ni à la spéculation commerciale
ni à la spéculation philosophique : ce sont
des villes et des hommes venus au monde
avec un certain revenu tout fait dont ils se
contentent sans désirer davantage, nonchalantes
cités qui n’ont qu’à se laisser être heureuses,
qui s’amusent à médire en hiver, et en été à regarder les nuages qui passent ; elles
savent le nombre des cailloux de leurs rivages
parce qu’elles ont eu le temps de les compter ;
elles vous diront combien de fagots a produits
l’an passé le vieil orme de leur place publique.
Laquelle de ces villes vous paraît préférable,
à votre sens ? la ville qui travaille
toujours, la ville qui a travaillé et qui se
repose, ou la ville qui s’est reposée toujours ? En fait de ville qui travaille, parlez-moi
de Paris ; parlez-moi de Paris en
fait de ville qui pense ; en fait de ville qui se
repose, parlez-moi de Paris encore. Paris
c’est le travail, c’est la philosophie, c’est le
sommeil, c’est tout ce qu’on pense, c’est tout
ce qu’on veut, c’est l’Eldorado avec Candide,
avec Pangloss, avec Cunégonde, et surtout
avec les sept rois détrônés qui vont passer le
carnaval à Venise. — Vive Paris !
Voilà donc tout ce que j’ai vu à Rouen : la
cathédrale et la statue de Pierre Corneille ;
un vaste édifice frappé de la foudre et sans croyance, un bronze d’hier entouré de toutes
les adorations et de tous les respects de la
foule ; ici un temple sans dieu, et là-bas
un dieu sans temple ; des ruines saintes autrefois,
aujourd’hui dévastées, et que réparent
lentement, chétivement et tristement
quelques manœuvres sans foi qui se croiraient
mieux employés à construire un corps de garde
ou une mairie ; sur le pont un homme autrefois
méconnu, humilié, chassé, couvert de
misère, bien plus, couvert de boue par le comédien qui passe, et pour lequel on vient de construire
un piédestal tout neuf de marbre et d’airain ;
ici une église silencieuse, dévastée, livrée
à la poussière, misérable ; là-bas un culte
de toutes les intelligences et de tous les cœurs ;
ici la désolation et l’oubli ; là-bas le respect
et l’admiration. En présence de pareils spectacles
et de si tristes antithèses, qui oserait
dire de quel côté aujourd’hui est la croyance,
et qui donc est devenu dieu ? Ce que c’est que
le temps ! le temps enlève au Christ, qui a été adoré pendant dix-huit siècles, la gloire et
les hommages, pendant qu’il jette une auréole
immortelle sur un pauvre homme de
cette ville qui est mort il y a à peine plus
d’un siècle. Croyez donc à l’immortalité des
croyances divines ou bien désespérez de la
gloire humaine après cela !
On peut donc résumer la ville de Rouen
par ces deux mots : une cathédrale qui tombe
et une statue de bronze qui va s’élevant toujours
comme aussi on peut dire que la ville
de Dieppe c’est un filet d’eau de mer qui suinte
sur un caillou. Dieppe est la plus triste des
villes et la plus pénible à voir ; c’est une
grande et misérable hôtellerie, sans l’imprévu,
sans les hasards, sans les heureux accidents
des hôtelleries ordinaires ; triste ville qui
vend son eau salée à de tristes baigneurs. On
peut la voir, celle-là, pendant la nuit, on peut
la voir pendant le jour : c’est toujours la même
ville, c’est toujours le même ennui. C’est une
de ces cités éternellement endormies dont je vous parlais tout à l’heure, et qui ne sortent
de leur profond sommeil qu’à certaines heures
de l’année, pour payer leur impôt, pour
gauler leurs pommes, pour faire leur provision
lamentable de bière et de cidre ; après quoi la
ville se recouche sur elle-même, et elle lèche
sa patte comme l’ours dans l’hiver. À peine
entré à Dieppe, on cherche la mer, et on est
tout étonné de trouver la mer tout au loin,
bien loin des maisons et des rues, qu’elle animerait
par son grand bruit et par ses grandes
couleurs. Au reste, en fait de mer, ne me parlez
pas des rivages qui ne servent qu’à baigner
quelques malades, et dont le flot indigne se
trouve arrêté, non par le noble grain de sable
de l’Écriture, mais par le cadavre à demi vivant
d’un homme ! C’est là une humiliation
que le Tout-Puissant n’aurait pas osé prédire
à la mer, cet enfant de sa colère. À peine arrivé
à Dieppe, l’étranger qui n’a rien de mieux à
faire se rend à la mer, et aussitôt, malade ou
bien portant, mince ou replet, sans que personne lui crie gare il se jette dans l’eau
salée. Je ne suis pas un grand docteur ; mais,
en toute conscience, je vous dis que ceci est
une grande imprudence. Il s’en faut de beaucoup
que ce grand flot tout imprégné de sels
soit un remède sans danger ; au contraire,
c’est là un bain si puissant et si énergique
que les plus grands accidents peuvent vous
saisir au sortir de cette eau trompeuse : le
vertige, les douleurs aiguës, de graves accidents
à l’intérieur, la peau qui brûle, les
nerfs qui vous battent par tout le corps, de
longues insomnies, ou un lourd sommeil plus
triste encore, tels sont les accidents qui attendent
l’imprudent qui s’abandonne sans
conseil au plaisir de surmonter et de défier les
vagues. Moi qui vous parle, j’ai éprouvé une
partie de ce malaise après cinq ou six bains
d’une heure à la lame. Il est vrai que d’abord
c’est un grand plaisir et une grande fête :
sentir le flot qui se brise à vos pieds en écumant ;
avancer pas à pas, et tout d’un coup se jeter dars une vague menaçante qui vous
prend au corps avec force, et qui, bientôt
domptée, vous balance doucement comme un
enfant. Vous allez, vous venez : vous êtes tantôt
dans le ciel, tantôt dans l’abîme ; l’eau est
tiède, l’air est frais ; vous oubliez l’heure qui
passe puis sorti du bain, vous retrouvez
dans vos membres une souplesse inaccoutumée.
Tout cela est bon et doux, mais prenez
garde aux suites de ce violent remède ! Vous
sortez de là tout imprégné de sel ; cette eau
violente a battu vos flancs avec fureur et force
votre corps à supporter ce poids immense : les
suites en seront cruelles. Il me semble qu’en
ceci le baigneur est trop livré à lui-même ;
qu’il devrait être obligé, avant de s’abandonner
à cet élément si nouveau pour lui, de
prendre le conseil et au besoin les ordres du
médecin des bains de mer, d’autant plus que
ce médecin est un homme d’un grand mérite,
simple, éclairé, indulgent, qui mieux que
personne a étudié les violents effets du violent remède qu’il administre. Malheureusement
cet homme, qui devrait être tout-puissant en
ces lieux, n’a qu’une action très-indirecte sur
les baigneurs ; il n’a que l’autorité que lui
donnent ses lumières et son expérience, et
par conséquent il a fort peu de crédit. Encore
une fois, un médecin des eaux salées ou non
salées devrait être le maître souverain des
eaux qu’il administre. La chose est d’autant
plus importante que la plupart des grands
médecins de Paris sont passablement ignorants
sur ces matières ; témoin un grand docteur, D.
M. P., qui envoyait cette année une de ses malades
aux bains de mer avec cette consultation
innocente : « Mme *** prendra pour commencer un bain d’une heure ; elle pourra,
après les premiers jours, prolonger son bain jusqu’à deux. » Or la dame en question était
une pauvre jeune femme frêle et maladive,
incapable de supporter la moindre secousse ;
un bain d’un quart d’heure l’aurait infailliblement
laissée sur la place. M. le docteur Gaudet, à qui la jeune malade eut la prudence
de montrer cette étrange ordonnance, lui
prescrivit, pour commencer, une aspersion de
deux minutes, pour arriver à un bain de quatre
à cinq minutes à la fin de la saison.
Comme vous voyez, il y avait bien loin de
cette ordonnance aux deux heures d’eau salée
si imprudemment conseillées par le médecin
de Paris.
Il me semble que tout ceci est tant soit peu
médical. Eh ! pourquoi pas, je vous prie ? Un
bon conseil, d’un homme qui a été imprudent,
fait souvent plus d’effet que l’avertissement
d’un célèbre faiseur de théories. Hélas !
ce grand chirurgien qui n’est plus, cet homme
qui était le repos et la consolation de tant de
familles, cette providence visible qui veillait
toute la nuit et toutes les nuits pendant que
nous dormions, Dupuytren, mort si tôt et si
vite, lui aussi il a de beaucoup avancé le
terme de sa vie, cette vie si utile à tous, en prenant imprudemment des bains de mer à
Tréport.
Dieppe, comme vous le savez, était un des
caprices favoris de Mme la duchesse de Berri
à ses beaux jours de puissance et de caprices :
elle a fondé les bains de Dieppe en même
temps qu’elle a fondé le Gymnase ; sa bienveillante
protection a encouragé en même
temps M. Scribe et ce petit coin de mer. C’était
une de ces femmes volontaires, enfants
gâtés de la royauté et de la fortune, qui ne
doutent de rien jusqu’au jour fatal et imprévu
où tout s’en va à tire-d’aile royauté, fortune,
puissance, plaisirs, flatteurs… Trop heureuse
encore la misère royale qui ne perd que
cela !
Mais il est arrivé à Dieppe ce qui arrive à
toutes les fondations royales, ce qui est arrivé
en grand au château de Versailles, par exemple
quand la toute-puissante main qui avait
créé ces merveilles se retira glacée par la
mort, adieu toutes ces merveilles ! L’histoire des bains de Dieppe est en petit l’histoire du
Versailles de Louis XIV : cette plage, bâtie
tout exprès pour la duchesse, est à peu près
déserte ; cette vaste salle de bal disposée pour
elle, où elle venait danser comme une mortelle,
et qui n’était pas assez grande pour contenir
la foule de tous ses courtisans jeunes et
bien portants, est à peine à moitié remplie par
quelques malades froids et silencieux ; plus
de fêtes, plus de joie, plus de promenades en
mer, plus de brillants carrousels, plus d’écho
qui répète les folles paroles, plus rien de cette
jeunesse dorée qui se promenait sur le rivage,
hier encore si insolente, si heureuse, et maîtresse
de l’avenir ! Autrefois cette riche galerie
qui tombe sous le vent de l’adversité
était ouverte à tous les baigneurs gratuitement, et elle faisait fortune ; aujourd’hui on
paie pour y entrer, et la galerie est ruinée.
Mais je n’ai pas besoin de m’arrêter davantage
à vous décrire cette mesquine désolation : ne
vous êtes-vous pas promené plus d’une fois dans les allées silencieuses du petit Trianon ?
Et puis, ce qui attriste tous ces lieux que
baigne la mer, ce qui fatigue dans toutes ces
montagnes d’où jaillit l’eau chaude ou l’eau
gazeuse, c’est une race à part de voyageurs
anglais, qui sont bien les plus tristes hommes
de ce monde, les plus ennuyeux et les plus
ennuyés à la fois ; race nomade et tristement
vagabonde, qui n’a point de patrie et qui
colporte son opulente misère de Florence à
Paris, de Paris à Pétersbourg, des eaux salées
aux eaux sulfureuses ; pâles Anglais qui vont
partout, qui se reposent partout, qui mangent,
qui s’ennuient et qui dorment partout,
excepté en Angleterre. Vous ne sauriez croire,
mon ami, combien cette nouvelle race de Bohémiens
civilisés est d’un effet désagréable
dans tous les lieux où on les rencontre. Parlez-moi
d’un Anglais en Angleterre ! Un Anglais
à Londres est un être intelligent, actif,
occupé, laborieux, tout entier aux affaires présentes, en proie à toutes les nobles passions,
généreux, riche, opulent, presque spirituel ;
mais un Anglais en France, un Anglais
aux bains de mer, oh ! la triste, la sotte
et lamentable figure ! Ils arrivent chez nous
dans leurs plus vieux habits, sous leurs plus
vieux chapeaux et avec leur physionomie la
plus dédaigneuse. À les voir attelés l’un à
l’autre, et suivis pour la plupart de pauvres
servantes qu’ils font griller au soleil sur le
siège de derrière de leurs voitures, quand ils
ont des voitures, on dirait un troupeau de
moutons mal lavés et mal peignés. À peine
arrivés dans une ville, ils s’en emparent, ils
en sont les maîtres ; la ville est à eux, il n’y
a plus de place pour personne ; ils parlent
tout haut dans leur jargon barbare, ils disputent
tout haut, ils prennent le haut du pavé
sur tout le monde comme s’ils étaient à Londres
sur le pont de Waterloo ; on dirait qu’une
troisième invasion les a vomis dans nos murs,
tant ils sont orgueilleux et superbes. Et je vous avoue qu’en ceci ces messieurs sont logiques
ils ont vu tellement se prosterner vers
eux les ignobles avidités de nos aubergistes,
postillons et marchands de toute espèce, qu’ils
se sont figuré et qu’ils se figurent encore que
la France ne vit que par eux et pour eux.
Ainsi, à Dieppe même, quels hôtels, ou plutôt quelles hôtelleries rencontrez-vous en débarquant ? des hôtelleries à l’enseigne de l’Angleterre :
Hôtel d’Angleterre, — hôtel du Roi d’Angleterre, — hôtel de Londres, — hôtel d’Albion, — hôtel du Régent, — hôtel de Windsor.
Je vous dis que la ville est à eux ! Et pourtant
Dieu sait si la ville n’est pas pour le moins
aussi redevable de sa prospérité aux pauvres
Français, qui ne sont que des Français, qu’à
tous ces milords équivoques auxquels elle
fait de si aimables avances ! Quoi qu’il en soit,
l’honnête voyageur qui sait vivre laisse les
Anglais aller par troupes, traînant à leur suite
leurs grandes femmes plates, longues, sèches
et jaunes, et leurs petits enfants de vingt à vingt-cinq ans qui s’en vont, un cerceau à la
main, les cheveux épars comme nos jolis petits
garçons ou nos jolies petites filles de six
ans dans le jardin des Tuileries. Voilà donc
en partie les plus aimables habitants de la
ville, les Anglais ; car, pour les véritables habitants
de Dieppe, on ne sait pas dans quels
trous ils se cachent ; dans les murs de la ville
de Dieppe un citoyen de Dieppe est une rare
curiosité. En effet, aussitôt que la saison des
bains est arrivée, chaque propriétaire dieppois
met un écriteau anglais à sa porte annonçant à tout passant, en anglais, que ladite
maison est à louer. C’est une règle
générale à Dieppe, cette ville vénale, pour
quiconque possède une table, un fauteuil, un
lit passable, une chambre honnête, de tout
céder au premier venu, pourvu qu’il soit
Anglais et qu’il ait un peu d’argent. À ces
conditions, lit, table, fauteuil, tout y passe ;
chaque recoin de cette honorable maison est
ainsi mis à l’encan par son propriétaire ; et quand la maison est pleine d’Anglais le propriétaire
s’éclipse on ne sait où, divinité présente,
il est vrai, mais invisible, qui voit tout
et qu’on ne voit pas, qui comprend l’anglais
pour le moins aussi bien que le français, et
qui ne parle ni l’une ni l’autre langue. Seulement,
lorsque le froid a chassé le dernier Anglais
de cette ville à l’encan, les propriétaires
de ces maisons louées se hasardent à rentrer
dans leur lit, dans leur chambre et dans leur
fauteuil. Ainsi donc pour l’étranger, je veux
dire pour le Français qui est à Dieppe, il ne
faut pas compter sur cette population d’hiver.
Mais aussi quel bonheur quand, au milieu
de ce désert habité, vous rencontrez un
homme de votre vie de chaque jour, une belle
et aimable Française de Paris, un petit coin de
voile blanc ou de joue toute rose ! et comme
vous lui savez gré de ce bel air natal qui lui
va si bien dans ce pays ennemi ! Alors vous
comprenez qu’il y a des gens sur nos grands
chemins de France qui ne sont pas des vagabonds d’Angleterre ; alors vous êtes sur le
point de chanter comme Tancrède : Ô patria !
Voilà ce qui fait qu’à Dieppe on a vite fait
amitié de France à France, de main blanche
à main blanche. Sur la mer, dans la mer,
partout les Français se recherchent et s’appellent,
se liant, se reconnaissant, s’admirant
les uns les autres ; jamais on n’a tant
aimé ses semblables ! jamais on ne s’est senti
si heureux de se voir et de se revoir ! C’est
ainsi qu’on élève autel contre autel, c’est
ainsi qu’on se renforce contre l’Anglais les
uns les autres, et qu’on répond à ses cris aigus
par des sourires, à sa joie si triste par une
franche gaieté, à son appétit farouche de table
d’hôte par quelques repas élégants et choisis
au parc aux huîtres, à son amour pour la
bière ou pour le cidre à dépotoyer par quelques
joyeux verres de vin de Champagne, ce
vin français qui reconnaît au premier bond
un Français de France, et qui le remercie en
frémissant de plaisir de lui épargner la douleur de passer le détroit. Voilà comment, à
Dieppe, nous autres Français nous avons
élevé autel contre autel, France contre Angleterre,
gaieté et bonne humeur contre ennui
et tristesse, le vin de Champagne contre le cidre…
Et vive la joie ! Tout l’avantage a été
pour nous.
Or voici ce qui se passait un soir sur la
jetée par un beau, soleil couchant qui enveloppait
la mer d’un voile d’or et d’azur.
Un homme se promenait en silence, la tête
nue et dans l’attitude du recueillement. Chacun s’écartait devant lui par intérêt et par
respect ; tout le monde avait les yeux fixés sur
le noble étranger, et personne ne paraissait
le regarder. C’était la plus belle tête qui se
puisse voir en ce monde depuis que lord
Byron n’existe plus. Son grand œil noir, plein
de feu, parcourait la vaste étendue de la mer ;
ses cheveux, bouclés et blanchissants, voltigeaient
autour de sa tête ; c’était le plus
grand génie de la France, c’était M. de Châteaubriand ! Les marins du port regardaient
le grand poëte avec autant d’émotion que
lui-même il regardait la mer ; bien plus, les
Anglais eux-mêmes, à l’aspect du poëte de la
France, avaient l’air ému et attendri.
Voilà ce que c’est que la gloire ! Imposer
silence même à la mer ! rendre attentif même
le rude matelot qui ne sait pas lire, et qui
pourtant sait votre nom ! remplir par sa seule
présence tous les yeux de larmes et tous les
cœurs d’émotion ! Croyez-vous que ce ne soit
pas là la gloire ?
Eh bien ! non ce n’est pas là encore la gloire.
La gloire c’est de pouvoir se dire comme M. de
Châteaubriand : À l’heure qu’il est je donne
au monde, par mes livres, les plus grandes et
les plus salutaires leçons de la philosophie
et de la morale ; à l’heure qu’il est je fais la
joie et le bonheur du foyer domestique : les
jeunes gens et les vieillards s’inclinent devant
moi comme devant leur maître ; le tout petit
enfant lui-même apprend à épeler le nom de Dieu dans mes œuvres ; à l’heure qu’il est le
monde entier me rend à moi-même cette justice
que je n’ai eu toute ma vie que des paroles
d’amour, de charité, d’espérance ; à
l’heure qu’il est je puis mourir, parce que
j’ai été fidèle ; et je mourrai béni, pleuré,
honoré, utile. Voilà ce que c’est que la gloire !
Et quand M. de Châteaubriand fut parti de
Dieppe, car il partit le lendemain de mon arrivée,
chaque baigneur voulait avoir été le
baigneur de M. de Châteaubriand. Or M. de
Châteaubriand ne s’était pas baigné.
Or il n’y a qu’un seul baigneur à Dieppe qui
s’intitule le baigneur de Mme la duchesse de
Berri.
Vous sentez bien que M. de Châteaubriand
n’était pas seul à Dieppe. Quand M. de
Châteaubriand est quelque part, tenez-vous
pour assuré que ses amis ne sont pas loin.
Mme Récamier l’avait suivi, et par conséquent
M. Ballanche. Singulière trinité, celle-là :
poésie, amitié, philosophie ! l’éclair et le nuage qui paraissent sur le même fond. La
vie de Mme Récamier est en vérité une vie heureuse
et sage : parmi tous nos orages elle a
sauvé du naufrage la conversation et l’amitié ;
elle a sauvé l’esprit intime, le plus difficile et le plus rare de tous les genres d’esprit, cet esprit
qui n’est pas un esprit de livres, ni de revues,
ni de prose, ni de vers. Autour de Mme Récamier, et comme dans un calme et inabordable
sanctuaire, se sont réfugiés les loisirs poétiques
de quelques hommes d’élite fatigués des adorations
de la foule. Quel bonheur pour Mme Récamier
d’avoir ainsi tendu sa petite main à
M. de Châteaubriand toutes les fois que M. de
Châteaubriand a été surpris par l’orage ! Mais
aussi quel inestimable bonheur pour M. de
Châteaubriand d’avoir ainsi trouvé une amie
dévouée, attentive, patiente, résignée, toujours
prête, jamais abattue, jamais découragée,
même par les malheurs de ses amis, qui
sont les siens ; jamais orgueilleuse de leurs
succès, qui sont les siens ! Et, comme toute belle action a sa récompense dans ce monde
et dans l’autre, le nom de Mme Récamier est
attaché à jamais au nom de M. de Châteaubriand, c’est-à-dire tout simplement que ce
nom-là est immortel.
Quand une femme naturellement élégante
arrive quelque part, fût-ce dans la plus mauvaise
hôtellerie de Dieppe, sa première pensée
c’est de parer de son mieux le taudis
qu’elle doit habiter, ne serait-ce que vingt-quatre
heures. Aussitôt toute cette chambre
d’hôtellerie, naguère si triste et si misérable,
se pare à peu de frais et comme par enchantement.
Le propriétaire lui-même aurait peine
à la reconnaître, tant sa chambre est propre,
luisante, odorante, habitée. Ce qu’une femme
du monde fait pour sa chambre d’auberge
Mme Récamier le fait à coup sûr pour son salon
d’auberge : à peine arrivée quelque part, elle
installe sa conversation spirituelle, sa causerie
amicale, ses révélations littéraires ; on dirait
que rien n’est changé pour elle, et qu’elle a transporté de si loin son salon de l’Abbaye-aux-Bois.
M. Ballanche est posé dans son coin
habituel comme un de ces vieux meubles si
chéris dont on ne saurait se passer ; M. de
Châteaubriand retrouve sa place accoutumée,
la plus belle et la plus honorable ; Mme Récamier
s’arrange de son mieux sur ce dur sopha
de velours d’Utrecht, et elle se trouve aussi à
l’aise que si elle était encore à demi couchée
sur sa bergère, protégée par la Corinne de Gérard.
En même temps accourent dans ce temple
improvisé l’esprit, l’imagination, la grâce
et le goût, quelle que soit leur patrie. C’en
est fait, ils ont dressé leurs trois tentes, Moïse,
Élie, et l’autre ; et voilà leur fête de chaque jour qui recommence, même à Dieppe ! Pendant que
les Anglais bourdonnent autour du sanctuaire,
le sanctuaire s’éclaire au dedans ; le livre est précieusement
tiré de sa cassette, moins riche et
non moins précieuse que celle qui contenait les
œuvres d’Homère ; la lecture des Mémoires de M. de Châteaubriand recommence ; grande et sainte lecture, sortie tout armée des souvenirs
du poëte ! À mesure qu’une page nouvelle est
ajoutée à cette histoire, qui sera la plus grande
histoire de notre siècle, la page nouvelle est
livrée à ces âmes d’élite, qui arrivent là des
premières par le saint privilège de l’amitié et
du dévouement. Ainsi, à Dieppe même, la lecture
des Mémoires de M. Châteaubriand a
suivi son cours. C’est là une touchante manière
de rester de grands seigneurs, n’est-ce
pas ? c’est là un immense privilège que cette
société à part a su se faire et se conserver
dans cette ruine complète de tous les privilèges !
Or, depuis les premières lectures qu’il a
faites de ses Mémoires, savez-vous que M. de
Chateaubriand en est déjà arrivé à l’histoire
des cent jours ? Le voilà à présent qui se mesure
avec Bonaparte corps à corps ; le voilà
qui reste le juge ébloui de ce juge terrible qui
a si mal compris Châteaubriand. Solennelle
époque de revers et de victoires, de défaites sanglantes
et de retours imprévus ! comme dit Bossuet. Alors toute l’Europe est en mouvement
pour venir voir enfin quel est le secret impénétrable
qui rendait la France invincible ;
alors tous les principes si longtemps débattus,
et que l’Empereur avait mis de côté comme
un empêchement à sa marche, reviennent en
lumière, et la première voix qui s’élève pour
les proclamer c’est la voix de M. de Châteaubriand.
Que cette voix fut puissante alors ! et
que la France fut émue et attentive quand
elle entendit l’auteur des Martyrs lui parler
pour la première fois des Bourbons et de la
Charte, de la vieille famille de saint Louis
et en même temps de la liberté, cette jeune
conquête ! Ce fut alors qu’on vit bien des deux
parts ce que peut un seul homme dans la destinée
des empires : d’un côté Bonaparte tout
seul, revenant de l’exil aussi prompt que l’aigle
qui vole de tour en tour jusqu’au sommet
de Notre-Dame ; d’un autre côté M. de Châteaubriand
tout seul, annonçant et expliquant
aux peuples la maison de Bourbon qui va revenir. Mais comment se faire une idée d’une
pareille histoire écrite par un pareil historien,
même quand on a lu ces belles pages
des Martyrs qui se terminent par ces mots solennels :
Les dieux s’en vont !
Il y avait encore sur le rivage de la mer,
ou dans la mer, plusieurs de nos contemporains
qui se sont fait un nom dans les lettres
ou dans les arts : M. Ampère, le fils de ce savant
M. Ampère qui est plus savant que n’était
M. Cuvier, c’est-à-dire qui est trop savant,
M. Jules Ampère, un des fervents adorateurs
de M. de Châteaubriand et de son génie ;
il y avait encore ce jeune homme que
tout Paris a reconnu être un orateur, M. l’abbé
Lacordaire. Rien qu’à le voir se jeter hardiment
dans la mer, vous reconnaissez tout de
suite le disciple hardi et passionné de M. de Lamennais,
bien que depuis longtemps M. l’abbé
Lacordaire se soit persuadé qu’il avait abandonné
son maître. Qu’on y fasse bien attention :
avant peu, et surtout si la loi contre la presse est adoptée, toute la liberté de la parole
et de la pensée va appartenir de plein
droit à trois ou quatre de ces jeunes orateurs
chrétiens qui, du haut de la chaire évangélique,
parlent aux peuples avec tant de liberté et d’énergie.
Il est bien difficile en effet que la censure,
cette honte des nations constitutionnelles,
puisse atteindre un homme ainsi placé au
milieu d’une cathédrale, et parlant à haute voix
à des milliers de personnes assemblées. Depuis
surtout que la jeune Église, marchant malgré
elle, et peut-être sans le savoir, sur les traces
de M. de Lamennais, a fait, rentrer l’Évangile
dans les doctrines républicaines, cette parole
chrétienne a dû prendre un grand ascendant
sur l’esprit des peuples. M. l’abbé Lacordaire
est sans contredit le premier de ces jeunes
orateurs modernes dont la parole, suivant la
belle expression de Saurin, doit produire sur
les âmes l’effet de torches ardentes jetées sur des gerbes de blé.
Ajoutez qu’il y a dans ces
jeunes éloquences tous les genres de courage, tous les genres de dévouement à leur cause,
toutes les convictions profondes, et que s’il
est quelqu’un en France encore prêt à mourir
pour sa cause, prêt à tout supporter pour la
défense de la vérité qu’il enseigne, s’il est un
martyr tout prêt aujourd’hui, c’est ce chétif
petit abbé que vous voyez là dans la mer, si
grêle, si fatigué, si usé par le travail si bon,
si timide, si naïf et si doux.
Il ne faut pas que j’oublie un homme d’un
grand esprit et d’un grand sens qui parlait
fort bien de Platon et de chiens de chasse ;
railleur en dedans, et cependant bon homme,
dont il eût été bien difficile de dire le nom et
la profession, car il savait mille choses opposées :
c’est l’élève chéri de M. Laromiguière,
M. Valette, professeur de philosophie à la Sorbonne,
dont je n’ai su le nom que plus tard.
Enfin, la veille de mon départ, j’aperçus
sur le rivage un homme qui regardait la mer
en grelottant. Il avait l’attitude du plus malheureux
homme de ce monde, et son visage faisait peine à voir. Il avait l’air de se dire en
regardant la mer : — Il faut donc que je me
précipite dans cet abime si froid et si salé !
Or cet homme malheureux, cet infortuné si
digne de pitié, c’était l’auteur de Robert-le-Diable,
c’était Meyerbeer en personne, qui
s’était échappé des mains de M. Véron et de
M. Duponchel pour venir prendre en tremblant
quelques bains de mer ; étrange soulagement
à la plus inquiétante, à la plus grave,
à la plus triste des maladies, — la maladie
qu’on n’a pas.
Vous voyez, mon ami, que malgré tous ses
Anglais, Dieppe était habité noblement ; sans
compter qu’il y avait là aussi plusieurs de ces
femmes de tant d’esprit et de tant de cœur
que nous reconnaissons, nous autres, et tacitement,
pour les Mécènes de la littérature moderne
car, il faut bien le dire, si notre monde
littéraire vit encore, il ne vit plus guère que
par les femmes. Grâces à Dieu, elles ont été
élevées avec tant de soin qu’aujourd’hui ce sont des juges très-compétents dans toutes
les matières littéraires. Aujourd’hui que tout
homme vient au monde pour être essentiellement
quelque chose de politique ou de financier, ce sont les femmes qui s’occupent, à la
place des hommes, des belles-lettres et des
beaux-arts. Les femmes lisent et jugent les
livres, les femmes font et défont les renommées,
les femmes défendent les lettres contre
les hommes qui les attaquent. Le roi du monde
littéraire aujourd’hui, c’est une femme. Si
vous voyez Frédéric Soulié avant moi, car lui
aussi je le crois quelque part dans la mer,
dites-lui que j’ai vu sur le rivage de Dieppe,
dans une riche chaise à porteur du temps de
Louis XIV, une grande dame, qui porte un
beau nom historique de ce temps-là, lire en
pleurant le dernier ouvrage de l’auteur du
Vicomte de Béziers, le Conseiller d’état. Je vous
assure qu’en lisant cette touchante histoire
si remplie de passion, d’intérêt et de charmants
détails, la belle lectrice avait les yeux bien humides et le cœur bien ému ; et certes
il y a de la gloire à la faire pleurer celle-là,
car elle est bien souffrante et bien triste et
bien habituée à toutes les émotions douloureuses.
Mais, vous-même, avez-vous lu le Conseiller
d’état ?
Voilà pour le personnel des bains de mer.
Il faut y joindre encore le docteur Gaudet,
dont je vous ai déjà parlé, qui est bien le meilleur
des jeunes médecins ; et aussi plusieurs
jeunes gens qu’avait amenés là la fantaisie,
cette reine des grands et des artistes : M. Flers,
l’excellent paysagiste ; le jeune, patient et grand
coloriste Cabat, qui bientôt n’aura pas d’égal,
et ce musicien norwégien que vous avez entendu
à l’Opéra, qui s’appelle Olcc B. Bull.
C’est un merveilleux artiste. Il a trouvé encore
une nouvelle manière de jouer du violon
après tant de grands maîtres ; son violon est
tout un orchestre : il chante, il pleure, il a le
délire, il est gai jusqu’à la folie, il est triste
jusqu’à la mort. Ce Norwégien, qui a vingt-cinq ans, a donné un concert où pas un Anglais
n’est venu. Nous l’avons donc écouté en famille,
et des applaudissements sincères et
mérités l’ont consolé de l’abandon des baigneurs,
et de l’accompagnement plus que
barbare de la société philharmonique de l’endroit.
Que vous dirai-je des environs de la ville
que vous ne sachiez mieux que moi ? Quels
beaux paysages ! quelles vallées profondes !
quel doux ciel bleu et serein ! Je suis allé à
Warengeville et j’ai admiré ces admirables
petits sentiers normands si étroits et si couverts.
Nous cherchions le manoir d’Ango, et
tout à coup nous sommes tombés devant une
charmante petite maison en pierres de taille
qui est évidemment une maison de la renaissance.
Il est impossible de se figurer le calme
et la paix de cet enclos. La maison est gracieusement
posée au milieu d’un bouquet de
gros arbres ; le petit jardin qui l’entoure était
rempli de fleurs, fleurs naissantes et fleurs qui tombent, car la main qui les avait plantées
avait oublié de les cueillir. Toute la maison
avait un air de simplicité et d’élégance
qui faisait plaisir à voir, et chacun des nouveaux
venus de s’extasier devant le manoir
d’Ango ! Vous pensez ce que disaient à ce
sujet les uns et les autres. Il n’y avait pas
une de ces petites fenêtres où l’on ne crût
voir apparaître le roi François Ier en personne.
Ceux qui la savaient, et même ceux qui ne la
savaient pas, racontaient à l’envi l’histoire de
ce marchand qui, au 16e siècle, joua à peu
près le rôle politique de M. Laffitte, et qui,
après avoir été comme lui au pouvoir, finit
par vendre comme lui sa maison et ses meubles
à l’encan. Je ne sais pas combien de temps
ces dissertations auraient duré ; malheureusement
une vieille servante sortit de la maison,
suivie d’un chien aussi vieux qu’elle. L’un et
l’autre furent bien étonnés de nous voir examiner
avec tant d’attention cette maison dans
laquelle ils sont nés l’un et l’autre. Cependant le chien n’aboya pas, et la bonne femme nous
apprit, sans se moquer de nous, que ce n’était
pas ici le manoir d’Ango, que c’était la maison
d’une pauvre veuve, dont la fille unique
était morte à dix-sept ans, il y avait, un an à
peine ; que la maison ne contenait rien de curieux :
en effet, quoi de plus commun qu’une
mère qui pleure son enfant ? et qu’enfin le
manoir d’Ango était là-bas, derrière ces grands
arbres, « en suivant ce sentier que vous voyez,
messieurs, et tout droit devant vous. »
Vous vous souvenez que notre ami Roger
de Beauvoir, qui dessine comme il écrit, toujours
en riant de ce rire sans méchanceté et
sans envie qui lui va si bien, m’avait rapporté
du manoir d’Ango un très-flamboyant dessin,
où il avait fait de ce manoir la ruine la plus
magnifique et la mieux conservée. Rien n’y
manquait, ni les festons, ni les astragales, ni
les écussons sur la pierre. Après cela fiez-vous
aux dessins de vos amis ! il n’y a plus de ce
vieux château ruiné que six fenêtres, qu’on dirait taillées dans la pierre, et qui seraient
d’un assez grand effet autre part ; l’escalier
tournant, s’il pouvait être emporté à Paris,
ferait le plus superbe des escaliers dérobés ;
quant à la grande salle, qui fut probablement
la salle du festin, elle était remplie du plus
magnifique blé doré et de la meilleure avoine
qui se puisse manger ; je ne sais pas si de votre
temps les deux cheminées de cette salle
étaient brisées comme elles le sont aujourd’hui,
mais aujourd’hui il est impossible d’en
rien voir ; en un mot, il n’y a de beau au manoir
de Warengeville que les riches setiers
de blé et d’avoine. Je n’en ferai pas moins encadrer
avec le plus grand soin le très-exact
dessin de Roger de Beauvoir.
Quant à la complainte que vous aviez faite
sur les anciens propriétaires de ce château,
et que vous aviez écrite avec un crayon sur
le mur, préparez votre âme ! Je dois vous avouer
que je l’ai trouvée complétement effacée par
l’ignoble charbon de quelque petit descendant d’Ango qui garde les vaches. Un chef-d’œuvre
comme cette chanson être effacé, à peine inscrit
sur les murailles ! Ô vanité des chefs d’œuvre
des hommes ! Ce qui doit vous consoler
quelque peu, mon, cher poëte, c’est la
vue même de ce château, où fut reçu le plus
brillant roi de l’Europe, et dans lequel le
dernier gendarme ne voudrait pas coucher.
Votre chanson aussi a passé, il est vrai, mais
le manoir d’Ango est en ruines. Que ces deux
grands débris se consolent entre eux, d’autant
plus que, s’il y a encore six fenêtres du vieux
manoir, il y a encore trois vers de votre chanson
sur les murs. En effet, on y lit encore
très-clairement le refrain :
Et qui tut fait : oh ! oh ! Comte d’Ango !
Et à propos de ces ruines, qui ne sont même
plus des ruines et qui ressemblent si fort à
ce quelque chose qui n’a plus de nom dans
aucune langue, dont parle Tertullien ; à propos de ce manoir, qui est aujourd’hui une
opulente ferme de la Normandie, rien de plus,
mais aussi rien de moins, ne serait-il pas
temps, je vous prie, de bien définir une fois
pour toutes ce qu’on entend par ce mot si
solennel, devenu si trivial aujourd’hui, les ruines ? Un morceau de pierre échappé à la
destruction, une fenêtre en ogive, un pignon
du vieux bon temps peuvent-ils, de bonne
foi, constituer ce qu’on appelle une ruine ?
En ce cas, comment donc appellerez-vous la
plus grande partie des cathédrales et des vieux
châteaux de la France ? comment appellerez-vous
le château de Mesnières, dont les vieilles
dalles conservent encore l’empreinte du pied
de fer de Henri IV et du petit pied de Gabrielle ?
Il est temps enfin, puisque les ruines
sont à la mode, qu’on définisse ce que c’est
qu’une ruine. Cette idée-là m’est venue en
voyant à Warengeville, sur la figure rusée
d’un paysan normand, un sourire goguenard
qui était passablement humiliant pour nous. — Venez voir, nous dit cet homme, ce qu’il
y a de plus curieux à voir ici. — Et du même
pas il nous montra une machine à battre le
blé qui fait l’ouvrage de vingt hommes, et
qui sépare le grain de la paille sans briser
la paille. Ce paysan normand avait raison :
cette machine à battre le blé est en effet ce
qu’il y a de plus curieux à voir dans le manoir
d’Ango, puisque aussi bien c’est une
ferme, et non plus le manoir d’Ango.
Appellerez-vous aussi une ruine le château
d’Arques ? peut-on donner le nom de ruine
à un énorme monceau de pierres sans forme,
qu’on dirait amoncelées en ce lieu par un
vent d’orage ? Bien certainement on ne peut
pas dire que ce soient là des ruines : un amas
de pierres ne constitue pas une ruine, pas
plus qu’un corps rongé par les vers ne constitue
un cadavre. Mais la belle vallée que
cette vallée d’Arques ! mais quel bonheur de
naviguer sur ce joli petit ruisseau d’eau douce,
mollement poussé par le vent qui enfle votre voile (je devrais dire vos voiles, pour faire une
figure de rhétorique) ! comme peu à peu l’horizon
s’agrandit devant vous ! Enfin, s’il n’y a
pas de ruines dans ces plaines, il y a quelque
chose qui vaut mieux que des ruines, et qui
ne tombe pas sous le souffle du temps il y a
des souvenirs, il y a les souvenirs de Henri IV,
il y a son panache blanc qui flotte encore au-dessus
des murs renversés, il y a sa lettre à
Crillon, qui est écrite partout en ces lieux
bien plus solidement que la plus belle chanson
du monde sur les murailles des manoirs.
Cette vallée d’Arques est un des plus beaux
lieux de ce monde : le château, ou plutôt ce
qui fut le château, domine toute la vallée, et
de ce lieu la vue est vraiment merveilleuse.
Ce qui gâte un peu ce beau spectacle c’est le
grossier gardien de ces ruines : à peine êtes-vous
entré que le gardien referme sur vous
la porte à triple verrou ; vous êtes son prisonnier
jusqu’à ce que vous ayez payé le prix
d’entrée, un franc par personne, comme au Diorama. Mais la vallée d’Arques est un diorama
qui appartient à tout le monde, et le
monsieur qui a acheté ce monceau de pierres,
et qui rappelle monsieur Larchevêque, devait
bien ne pas prendre par surprise le voyageur,
et mettre un écriteau à la porte de son
spectacle annonçant le prix d’entrée. On n’entrerait
pas, et l’on verrait la vallée d’Arques
tout aussi bien.
Qui l’eût dit à Henri IV, que ce même
château d’Arques dont la prise le rendait si
heureux et si fier, ce château où il a couché
le lendemain de sa victoire, entouré de cette
petite armée de bons compagnons qui, les
jours de bataille, le serrait à l’étouffer ; qui
lui eût dit qu’un jour le château d’Arques
serait vendu cent écus à M. Larchevêque, et
que M. Larchevêque le montrerait aux étrangers
pour de l’argent !
Pourquoi pas ? on avait bien mis en vente,
il y a trois ans, au prix de six cents livres, la Quiquengrogne le berceau de la maison de
Bourbon !
Tout au rebours de cette informe citadelle,
l’église d’Arques est un monument bien entretenu
et bien conservé ; ces pierres ont été
respectées et protégées contre les injures du
temps et des révolutions ; on voit que c’est
une église où l’on prie encore. La prière c’est
la vie de l’église. Sur un des vieux bancs sculptés
qui sont placés dans le chœur j’ai trouvé
un gros livre d’Heures, et dans ce gros livre
d’Heures savez-vous ce qui était renfermé ?
plusieurs pages détachées de l’Énéide de Virgile ! Innocente et poétique distraction de quelque
honnête catholique romain, qui a trouvé
ainsi le moyen de rendre moins longues les
heures de l’office ; singulière capitulation de
conscience de quelque bon vieillard, qui veut
bien venir prier à l’église, mais à condition
qu’il pourra avoir, même à l’église, ses distractions
poétiques. Peut-être quelques esprits
sévères trouveront-ils que le quatrième livre de l’Énéide est peu à sa place entre le Dies iræ
et le Stabat mater ; mais cependant, avouez
qu’on aimerait à avoir pour ami et pour voisin un homme qui, dans un vallon retiré de
la Normandie, sait réunir ainsi la sainte prière
et la poésie profane, Virgile au roi David ; un
homme qui sait retrouver le mouvement et
le rhythme de l’alexandrin même au milieu
du plain-chant des grandes fêtes. Le croiriez-vous ? ces vers de Virgile, trouvés à l’improviste dans
une église de village au milieu d’un
livre d’église, donnent à cette église un intérêt
de plus.
Quand donc, à Dieppe, on a vu tout ce
qu’il faut voir, la mer, les églises, les vallées,
les charmants petits sentiers à travers les
fermes, le phare à Warengeville, la maison
d’Ango, et l’ancienne conquête de Henri-le-Grand,
qui est aujourd’hui la propriété de
M. Larchevêque, quand on a pris assez de bains
de mer pour se rendre très-malade, on s’en va
sans trop de regrets et d’ennuis. On prend alors tout naturellement la route du château
d’Eu, qui est un beau sentier à travers de riches
campagnes. Après quelques heures de
marche on arrive enfin dans cette ville presque
féodale, tant elle appartient corps et âme
aux propriétaires du château d’Eu. Le château
d’Eu ! Neuf grands siècles sont représentés
dans ces murs, hors de ces murs, à travers
ce grand parc dont les sombres allées aboutissent
à l’un des plus beaux points de vue
qui soient en ce monde. Vous marchez longtemps
dans une forêt de grands arbres géants
dignes de la forêt de Fontainebleau ; vous foulez
aux pieds un gazon printanier aussi doux
que la mousse. Tout à coup vous voyez la mer
qui se mêle aux transparentes vapeurs du ciel ;
à votre gauche s’élèvent de hautes montagnes :
au pied de ces montagnes chargées d’arbres
une ville est bâtie ; auprès de la ville un port
est ouvert. La lumière éclate de toutes parts ;
elle remplit tout le paysage de ses éclats soudains ;
puis à gauche en descendant, vous entrez dans un jardin anglais qui a poussé là
on ne sait comment. Alors ait grand bruit et
au grand éclat de la mer succèdent l’ombre
des arbustes et le murmure des frais ruisseaux.
Vous décrirai-je ensuite cette maison
de briques ? Autant vaudrait décrire le Musée
du Louvre : du haut en bas de ce château, sur
chaque porte, sur chaque muraille, dans les
escaliers, sur les plafonds, à vos pieds, sur vos
têtes, autour de vous, vous voyez des figures et
des personnages historiques ; tous les âges, tous
les temps, tous les malheurs, toutes les gloires,
tous les revers sont représentés dans ces murailles
et sur ces murailles. Rappelez-vous que
ce château d’Eu a été fondé au commencement
du 11e siècle, et que depuis ce temps il a toujours passé de mains en mains à de hauts
barons, à d’heureux soldats, à d’illustres princesses,
et que tout ce monde, emporté par la
mort, barons, soldats, princesses, rois et reines,
a laissé là son visage et son portrait en
souvenir de son passage sur cette terre et de ses grandeurs évanouies. Jamais, que je sache,
on n’a porté plus loin le respect pour les
générations éteintes. En vain ce château a
subi les ravages de 93 ; en vain a-t-il été dévasté,
ravagé, pillé, ruiné : une main toute-puissante
a relevé ce qui était tombé, a réparé
ce qui était ravagé, a retrouvé ce qui était volé.
Il a fallu une volonté bien entière et bien
ferme pour tirer ainsi une seconde fois de
néant ces anciens comtes d’Eu morts depuis
si longtemps, et si souvent arrachés de leurs
tombeaux de marbre ou de leurs cadres d’or.
Et pourtant, si vous le voulez bien, je puis
vous la raconter en détail cette noble maison
féodale, certes rare et curieux monument des
temps antiques. D’ailleurs l’époque où je la
visitai est une époque si solennelle que je
conserve tous les détails de cette visite. Écoutez
donc.
Le 29 juillet 1836, il me semble que c’était
hier, j’étais donc de grand matin sur la route
du château d’Eu. C’est une vieille cité normande s’il en fut, et sur laquelle on peut
compter déjà huit grands siècles, qui tous y
ont laissé leur empreinte. Pour arriver de
Dieppe à la ville d’Eu la route est belle :
partout des moissons qui se balancent au
souffle léger du vent, partout des ruines que
le temps disperse chaque jour comme une
vaine poussière, partout la mer qu’on voit
reluire au soleil ou qu’on entend gronder
au loin. La journée était aussi belle que la
route, et les chevaux allaient au galop ; si
bien qu’à huit heures du matin je pouvais admirer
la vieille église bâtie par Guillaume, le
premier comte d’Eu, puis rebâtie par Henri
en 1130. Là vous reconnaîtrez facilement
l’architecture du 12e et du 13e siècles : l’église
est petite, étroite, élégante au dehors.
On a fait pour les caveaux de l’intérieur
ce qu’on a fait pour les caveaux de Saint-Denis :
les ossements des morts qui reposaient
dans cette enceinte, attendant la résurrection
éternelle, ont été dispersés par l’orage révolutionnaire ; mais au moins les noms des morts
ont été rétablis sur des tombes toutes nouvelles.
Ce n’est pas la seule génération de
princes et de guerriers qui ait été enterrée
deux fois.
Dans cette église, commue vous pouvez le
lire sur la pierre, reposent les corps de :
« Monsieur Jehan d’Artois, comte d’Eu, et
de Madame Jeane de Valois, sa fâme, fille
de Monsieur Charles de Valois, fils du roi de
France et père du roi Philippe et de Madame Katerine, qui fut empereur de Constantinople. — Priez pour eux ! — 1339. »
« Cy-gist aussi très noble et puissante dame, Madame Isabelle de Melun, jadis fâme de très haut et puissant seigneur, Monsieur Pierre, comte de Dreux, et depuis fâme de Monsieur Jehan d’Artois. — 1389. — Priez pour elle ! »
« Cy-gist encore Monsieur Philippe d’Artois, comte d’Eu, connétable de France, lequel trépassa en la ville de Micalitz, en Turquie, le 16e jour de juing, l’an de
grâce 1397. — Priez Dieu pour l’âme de lui. Amen. »
Toute la vieille église d’Eu est ainsi parsemée
de vieux souvenirs, auxquels on a
rendu récemment de nouveaux honneurs funèbres.
Là ont reposé dans leurs tombeaux
de pierre Charles d’Artois ; que vous voyez
encore dans son habit de pair (1471), couché
à côté de sa femme sur une table de marbre
noir ; là repose, à côté de son mari, Mme Jehanne
de Saveuse (1440) ; là vous retrouvez
dans toute leur simplicité primitive les statues
de Catherine de Clèves et de M. le prince
de Dombes ; là vous lisez sur une colonne
funéraire le nom du duc de Penthièvre, Deo, Regi, pauperibusque carissimus. Toute une histoire
est enfouie dans les lugubres caveaux de
cette petite église, où le voyageur est étonné
de retrouver ensevelis tant de grands noms.
Mais aujourd’hui, que nous importent les
tombeaux ? Quel est le tombeau qui renferme les os du héros dont il porte le nom ? Vaines
et froides sépultures reblanchies d’hier, qui
semblent accuser encore plus les profanations
de nos pères qu’elles n’attestent nos repentirs
tardifs ! Aujourd’hui les tombeaux violés
ont perdu leur majesté sainte ; nous ne savons
plus comment on rend hommage aux
morts ; trop heureux encore quand nous nous
retrouvons dans le cœur quelque respect pour
les tombes qu’on n’a pas violées et pour les
ruines qu’on a réparées ! C’est que, savez-vous ?
on répare une ruine, mais on ne refait pas une
tombe ; nous pouvons bien dire aux vieilles
pierres : Relevez-vous ! mais dire aux ossements
épars : Rentrez dans le cercueil ! il n’y a
qu’une voix qui puisse le dire, c’est la voix qui
nous parlera à tous dans la vallée de Josaphat.
Laissons donc ces tombes réparées, quittons
ces bières vides et dévastées ; nous avons assez
vu le vieux cimetière, qui ne peut que
remplacer les nobles morts d’il y a huit cents
ans par les morts vulgaires d’aujourd’hui et des jours suivants ; laissons l’église pour le
château, quittons les morts pour les vivants ;
entrons dans le vieux parc, qui est toujours
jeune ; marchons sous ces vieux arbres plantés
par les Guise, et auxquels le dernier printemps
vient de rendre leur couronne de verdure plus
belle et plus fraîche que jamais ; quittons
les ossements des hommes de la maison d’Artois,
de Penthièvre et d’Orléans pour ces eaux
qui murmurent toujours, pour ces gazons qui
naissent toujours, pour ces arbres qui grandissent
toujours. Entrons ; la maison est hospitalière ;
c’est une de ces maisons dont on peut
dire : Frappez, et l’on vous ouvrira. En effet
la porte est ouverte. Point de grande cour
d’honneur, point de cérémonie royale ; à votre
premier pas vous êtes dans le parc. C’est
un noble et bel endroit ce grand parc : tout
est silence, tout est verdure, tout est fraîcheur
c’est là que l’ombre est épaisse, c’est là que le
gazon est touffu ! Ne dirait-on pas que le printemps
vient de naître, et que sa robe de verdure en est encore à ses premiers jours ?
Marchons lentement, s’il vous plaît, car ces
longues avenues peuvent finir ; avançons lentement,
et à chaque pas reposons-nous, car
c’est là un coin de terre que nous foulons
pour la première et peut-être pour la dernière
fois. Ainsi nous avançons pas à pas, lentement,
heureusement, dans cette admirable
avenue où se sont promenées tant de grandeurs.
À notre gauche un mur de verdure ;
à notre droite, des abîmes de verdure, des
prés sans fin qui se perdent sous des ombrages
sans fin ; et, tout au bout de l’avenue, entendez-vous là-bas ce bruit immense ? voyez-vous
là-bas ce mouvant nuage bleu qui s’élève
de la terre pour se mêler aux nuages du
ciel ? voyez-vous le soleil qui se joue à travers
ces deux abîmes, la mer et le ciel ? et tout au
loin ce vaste port, cette ville qui l’entourent,
ces hautes montagnes moins hautes que la mer ?
voyez-vous tout ce grand spectacle, et, je vous
prie, en avez-vous jamais vu un plus beau ?
Ces plaines, ces vallons, ces forêts, ce rivage
de la mer, tout cela est encore debout
comme aux premiers jours de la création ; le
paysage n’a pas changé depuis Jules César.
Donc contemplez ce paysage comme vous
avez contemplé la vieille église, l’église qui
ne peut pas revivre, le paysage qui ne peut
pas mourir. Puis, quand vous aurez assez vu
la mer, tournez à gauche dans le parc, descendez
par ces étroits sentiers de verdure :
vous étiez tout à l’heure dans le vieux
parc, vous entrez à présent dans le parc moderne ;
vous vous promeniez dans le vieux
jardin français arrangé par Mlle de Montpensier
sur les dessins de Lenôtre, vous allez
vous perdre à présent dans les ténébreuses et
modernes clartés du jardin anglais. Maintenant,
au fond du parc, les grands vieux arbres
disparaissent pour faire place aux jeunes
arbustes ; vous ne voyez plus et vous n’entendez
plus la mer, mais en revanche vous vous
promenez sur les bords de jolis petits ruisseaux fleuris qui murmurent doucement à
vos pieds ; plus loin, au milieu d’un étang,
voyez nager ce cygne féroce entouré de sa famille :
c’est le seul animal redoutable de cette
maison, où vous n’entendez pas un chien
aboyer dans la cour, où vous ne voyez pas un
fusil reluire au soleil. Ainsi ce grand parc se
divise en deux parties bien distinctes : là-haut
les grands arbres, et les majestueuses
allées, et la vue magnifique de la mer ; là-bas
les sentiers tortueux, les ruisseaux limpides,
le lac transparent, le grand silence. Là-haut
se promenaient les vieux comtes dans leur
majesté presque royale, qui ne les quittait jamais
ici se promènent les rois-citoyens dans
tout le laisser-aller de leur majesté populaire.
Mais où sont les maîtres de ces beaux lieux ?
et comment les reconnaître ? et à quels insignes ?
Comme ainsi je pensais, j’aperçus sur
le bord du ruisseau, à demi cachés par les
saules du rivage, et dans une grande barque,
quatre à cinq jolis enfants blonds et rieurs. Ils avaient mis habit bas, et ils se livraient à
leurs jeux avec tout l’abandon du jeune âge.
— Bon, me dis-je à moi-même, le premier de
ces jeunes enfants qui me rendra mon salut sera
prince royal. — Et en effet je vis bientôt que je
ne m’étais pas trompé ; seulement ils étaient
deux, car il y en eut deux qui me rendirent
mon salut avec le plus charmant sourire ;
quant à leurs compagnons, voyant un homme
mal vêtu d’une blouse, et qui tenait à la main
un mauvais chapeau de paille, ils m’honorèrent
à peine d’un coup d’œil.
Enfin, et tout d’un coup, après ces mille
détours vous retrouvez le château à l’instant
même où vous vous croyiez bien loin. C’est
bien là ce même château que M. de Lauzun a
trouvé joli avec un air de grandeur. Il fut bâti
en l’an 902 par Rollon, son premier fondateur.
Ce fut d’abord une place forte merveilleusement
située sur l’extrême limite de la
Normandie, près de la mer ; ce n’est plus
depuis longtemps qu’une admirable maison bourgeoise, dans laquelle vous retrouverez
réunis sans confusion toutes les époques,
tous les styles et tous les siècles. Cela est si
rare de nos jours, un vieux château entouré
de respect ! cela est si rare de nos jours, de
vieilles pierres protégées contre la faux du
temps ! Toutes les ruines, et les plus belles,
s’effacent peu à peu de notre vieille France,
qui les a tant mutilées. J’ai vu en Normandie
le château de Mesnières, qui attendait la bande
noire, et qui sera vendu, c’est-à-dire abattu,
demain ; j’ai vu les restes du manoir d’Ango à
Warengeville ; on a fait une grange de la vaste
salle où le roi François Ier n’a pas été foulé
aux pieds par Ango, son serviteur et son sujet.
Donc honorons ceux qui honorent les
ruines ; offrons mille actions de grâce à
ceux qui rendent leur vieille splendeur aux
monuments renversés ; et, puisque voilà le
château d’Eu qui nous est ouvert et qui renaît
pour nous comme il était au 17e siècle,
donnons au maître de ces nobles demeures, si habilement et si royalement rétablies, tous
les éloges qui lui sont dus.
Au dehors la maison est toute en briques ;
elle est toute chargée de vieux chiffres et de
vieilles devises ; à gauche elle est adossée à
l’église, monument gothique ; à droite elle
s’appuie sur une fabrique de biscuits de mer
et sur une vaste scierie de planches, établissements
tout modernes. Vous avez vu le vieux
parc commencer à l’église ; vous voyez le parc
moderne aboutir aux établissements industriels.
1130 et 1830 sont ainsi en présence
aux deux extrémités du château ; le château
s’élève fièrement au milieu de ces neuf siècles,
renfermant ainsi dans sa vaste enceinte
tous les temps, tous les âges, toutes les croyances,
tous les personnages divers de tant de
familles qui ont planté au sommet de ces tours,
si souvent détruites et si souvent rebâties,
leur bannière, leur écusson, leur cri de guerre
et leur drapeau.
Je sais qu’en général toute description est aussi difficile à lire qu’elle est difficile à faire ;
la description écrase et tue. Comment dire
en plusieurs pages ce que vous avez vu d’un
coup d’œil ? d’autant plus que rien ne ressemble
à un beau parc comme un beau parc,
à un vieux château comme un vieux château ;
mais ici, au château d’Eu, heureusement pour
vous et pour moi chaque muraille, chaque plafond
porte son nom, sa date, son héros et son histoire.
Ce n’est plus là un de ces vieux manoirs
inhabités où le souvenir a tout à faire ; c’est
une vaste demeure habitée en effet, en même
temps et à la fois, par tous ses anciens maîtres,
qui y respirent armés de pied en cap, celui-ci
dans son armure de fer, cet autre sous
sa cape de moine, celle-ci reine sur son trône,
celle-là grande dame couronnée de fleurs. Depuis
neuf siècles que ces demeures sont fondées,
pas un homme n’a touché ce seuil de
son pied de fer, pas une dame n’a effleuré ces
dalles blanches de son pied de satin, qu’on
ne trouve là-haut son portrait dans ses habits d’autrefois, avec sa physionomie d’autrefois,
avec la date de sa naissance et de sa mort.
Et maintenant figurez-vous ce vaste musée
composé de tous les personnages qui ont vécu
ici, qui ont commandé ici, qui ont souffert
ici, qui ont aimé ici ! là ils vivent encore, ils
respirent encore, ils commandent, ils souffrent,
ils aiment encore. La nuit, quand la
lune est sombre et voilée, quand la mer est
noire et soulevée, ils descendent tous de leurs
cadres dorés, incrustés dans la boiserie, et
ils se promènent solennellement dans ces longues
galeries sous lesquelles leurs pas ont retenti
depuis tant de siècles. Jugez s’ils doivent
être étonnés de se voir entre eux, ainsi
tous ensemble, sous ces toits dorés et chargés
de peintures, puisque nous-mêmes, nous qui
tenons dans nos faibles mains le fil sacré de
l’histoire, nous sommes saisis d’un certain
effroi en les voyant réunis, ces hauts barons et
ces grandes dames, et ces saints prélats, et ces
joyeux pages, et ces belles damoiselles, cœurs d’acier et cœurs de femmes. Quel étrange pêle-mêle,
grand Dieu ! et que ce doit être en ce lieu
une singulière nuit de Noël quand tous ces
morts s’animent de nouveau pour une heure !
Le duc Rollon descend le premier de son cadre,
où je l’ai vu sombre et révère ; et alors, en parcourant
les salles magnifiques, en foulant les
parquets somptueux, il se demande : — Qu’a-t-on
fait de mon toit de chêne ? qu’a-t-on fait de
ma vaste cheminée ? et pourquoi les dalles de
pierre de ma citadelle normande ne résonnent-elles
plus sous les éperons de mes chevaliers ? — Ainsi
dit Rollon, ainsi Guillaume,
ainsi Robert ; ainsi disent tous les anciens
comtes d’Eu que vous voyez là-haut, fixés
sur la muraille et regardant d’un œil farouche
les frêles et rieuses beautés de la Régence.
Le comte Robert cherche en vain la
salle où mourut Béatrix, son épouse bien-aimée :
cette chambre de deuil est devenue
une chambre nuptiale ; Béatrix s’appelle
Louise, Guillaume, aux yeux crevés, cherche en vain à se reconnaître dans cette vaste
galerie, autrefois rempile d’hommes d’armes
et qui ne sert plus aujourd’hui qu’à recevoir
les convives d’alentour. En même temps
saint Laurent, archevêque de Dublin, poussé
par un pieux désir, se fait ouvrir la chapelle :
en entrant il baisse la tête, et il est tout
étonné à la vue de cette étroite enceinte si
parée. Écoutez ! Ne voyez-vous pas ces deux
jeunes gens qui entrent doucement dans le
petit salon d’en bas ? C’est la belle Alice qui
s’appuie modestement sur Raoul de Lusignan,
son bel époux. Lusignan meurt en Palestine ;
Alice, comtesse d’Eu, lui élève un tombeau
dans la vieille église dont vous voyez le clocher
là-bas, à Tréport. Découvrez-vous, et
voyez-les tous passer ainsi, l’un après l’autre,
les maîtres de ce château qui renferme leur
image : Marie de Lusignan, épouse de Jean
de Brienne, empereur de Constantinople ;
Bérangère de Castille, sœur de la reine Blanche ;
jusqu’à ce qu’enfin vienne une nouvelle race qui s’empare de cette belle comté : Jean
d’Artois, Isabelle de Melun, Hélène, vicomtesse
de Thouars. Sur cette même place où la
mer, domptée par la mécanique, fait mouvoir
la scie qui fend les arbres, le comte de
Thouars fut tué dans un tournoi, le jour
de ses noces ; là aussi Isabelle d’Artois est
morte à seize ans ; Isabelle, c’est la jeune fille
que vous voyez assise non loin de Philippe
d’Artois son frère, Philippe, le compagnon de
Boucicaut et de Jean de Bourbon. C’est ce
même comte d’Eu qui est mort en Palestine,
« dont ses compagnons duement furent dolens et moult le plaignirent ; et le plaindre fallait, car de grande vaillance et de bonté estait. Si ensevelirent le corps le plus honorablement qu’ils purent, et après fut porté en France. »
Mais ceci est toute une histoire. À chaque
pas que vous faites dans le château d’Eu vous
êtes arrêté ainsi par une figure historique ; et
cette figure, si vous savez la regarder, porte souvent toute son histoire écrite sur ses traits.
Rois d’Angleterre, rois de France, ducs de
Normandie, ducs de Bourgogne, ils ont tous
passé dans ces murs, vainqueurs et vaincus
tour à tour. Là aussi elle a dormi une nuit
Jeanne d’Arc, la vaillante fille, quand les Anglais
l’emmenèrent à Rouen pour la brûler ;
et en preuve son portrait est suspendu à la
muraille, noble portrait plébéien au milieu de
tant de nobles personnages qui sont fiers de
lui ouvrir leurs rangs !
Louis XI aussi, le terrible sire, il a envoyé
par là sa justice : il a fait brûler toute la ville ; maisons, château, édifices, tout brûla, excepté
les cinq églises et l’hôpital. À ces causes aussi
on a donné droit de bourgeoisie au roi Louis XI
dans les murailles du château d’Eu.
François Ier, le roi chevalier, le roi poëte,
le roi de Bayard, y est venu un jour, à la
prière de Marie d’Albret, comtesse d’Eu. Le
Roi menait avec lui la Reine, François, duc de
Vendôme, Marguerite de Bourbon et beaucoup d’autres seigneurs. Ceci soit dit pour donner
occasion aux dramaturges de nous montrer un
jour François Ier foulé aux pieds par les domestiques du château d’Eu.
À présent que nous avons parcouru tous
les appartements du rez-de-chaussée, voulez-vous
que nous montions au premier étage ?
Ouvrez en tremblant ce vaste salon : c’est le
salon des Guise. Voici Henri de Lorraine,
duc de Guise, vingt-quatrième comte d’Eu
par Catherine de Clèves ; près de lui Anne
d’Eu, sa mère, et Catherine de Médicis, qui
fut sa reine. Les Guise, c’est toute une nouvelle
histoire qui commence, une histoire de
sang, de trahison et de vengeance, une histoire
qui s’ouvre par un meurtre et qui s’achève
par un meurtre. Aussi est-ce chose
triste et solennelle à voir, cette salle où tous
les Guise sont réunis.
Vient alors Henri IV, dont le blanc panache
a recouvert de sa gloire toutes ces traces de
sang. Henri IV fit au château de la ville d’Eu le plus grand honneur qu’il pût lui faire : il
lui fit l’honneur de l’assiéger. Il partit du château
pour aller se battre dans cette étroite,
charmante et glorieuse vallée d’Arques où le brave Crillon n’était pas.
Mais c’est surtout à Mlle de Montpensier que
commence la gloire du château d’Eu. Cette
fois le château d’Eu change encore de propriétaire :
de la maison de Guise il passe à la maison
d’Orléans, à laquelle il est revenu après
avoir appartenu aux fils naturels de Louis XIV.
Le souvenir de la petite-fille de Henri-le-Grand
est partout dans ces murs ; c’est là
qu’elle a été la plus malheureuse et la plus
passionnée des femmes ; c’est là qu’elle a écrit
les touchants Mémoires de sa vie quand, accablée
sous le poids de ses inutiles grandeurs,
elle attendait sous ces beaux ombrages l’ingrat
Lauzun qu’elle avait tant aimé, et qui ne venait
pas. À Mlle d’Orléans commence le grand
siècle pour le château d’Eu. C’en est fait, les
armures disparaissent pour faire place à la dentelle et au velours ; toute une génération
nouvelle remplace les vieilles générations
descendues au cercueil. La main de Mademoiselle se
fait sentir encore aujourd’hui dans
ces jardins qu’elle a agrandis, dans ce pavillon
qu’elle a élevé, dans ce palais qu’elle a augmenté ;
c’est elle qui vraiment a fondé cette
maison nouvelle, si habilement réparée par
son petit-neveu. Femme à plaindre s’il en
fut ! Destinée à tous les rois de l’Europe, et
ne pouvant appartenir à un officier de fortune ;
amoureuse à quarante ans d’un jeune fat qui
la méprise ; donnant tous ses biens au fils de
Mme de Montespan pour racheter la liberté de
M. de Lauzun ; puis mourant dans une résignation
toute chrétienne, en pardonnant de
loin à celui qu’elle avait tant aimé : voilà
l’histoire de cette noble dame. Or, comme il
est vrai qu’une passion véritable vivra plus
longtemps dans le souvenir des hommes que
les plus beaux faits d’armes, le nom de Mademoiselle est le premier nom qui vous vienne en mémoire quand vous entrez dans
cette maison, dans ces jardins, dans ces vastes
galeries remplies de tant de grands noms
et de tant de glorieux souvenirs.
Que vous dirai-je ? comment vous raconter
l’un après l’autre ces neuf siècles de combats
et de gloire, d’ambition et de vengeance, d’amour
et d’esprit, qui sont représentés sur
ces murailles ? Tous ces siècles disparaissent
l’un après l’autre, et se remplacent l’un par
l’autre comme un homme remplace un
homme. Déjà Louis XIV disparaît, puis le
duc du Maine, son fils bien-aimé, le fils de
son cœur et de son adoption. Alors commence
la Régence ; alors toutes ces belles femmes se
parent de guirlandes de fleurs : l’esprit, les
grâces, le scepticisme, la raillerie innocente,
le beau langage, les beaux vêtements remplacent
le courage, l’héroïsme, le sang-froid,
le fanatisme, les rudes habits. Comme toutes
ces têtes sont belles et riantes ! quel éclat ! que
de grâce ! quelle fraîcheur ! Hélas ! hélas ! le sourire est sur toutes les lèvres, l’espérance
est sur tous les visages ; tous les cœurs sont
tranquilles, tous les fronts sont sereins. Dites-moi,
s’il vous plaît, qui règne là-bas sous ces
ombrages frais, dans ces riantes campagnes,
sur ces heureux hameaux : c’est la vertu sous
les traits du duc de Penthièvre, trente-troisième
et dernier comte d’Eu.
Arrêtons-nous ici, car bientôt toutes ces
têtes vont disparaître sous la hache tranchante
des révolutions. Grands noms, valeur, beauté,
vertu, génie, rien ne vous sauvera, vous,
les maîtres de la société française. Que de
têtes sont tombées sur l’échafaud ! Parmi
toutes ces belles têtes, contemplez la plus
belle, la plus jeune, la plus charmante de
toutes, Louise de Lamballe : son père, le duc
de Penthièvre, meurt d’épouvante ; et sa fille,
l’enfant de son adoption, qui pourrait dire,
qui oserait dire comment elle est morte ?
Illustre maison, si remplie de grandeurs
évanouies ! Quelle puissance l’a arrachée à tant de ruines ? quelle main a balayé tous ces décombres ?
comment ont-elles pu se relever encore
une fois de tant de révolutions et de tant
d’orages ces nobles pierres brisées et dispersées
au loin ? comment chacune de ces générations,
tant de fois anéanties, a-t-elle retrouvé
sa place dans ces tombeaux et sur ces murailles ?
comment se fait-il qu’on revoie encore
ces écussons debout, ces héros, ces femmes,
ces neuf siècles debout encore, dans le château
debout encore ? C’est là un de ces miracles
de la patience, du courage et de la volonté,
qu’on ne saurait ni comprendre ni trop
admirer. Vingt propriétaires comme le propriétaire
actuel du château d’Eu, et la vieille
France serait encore sous nos yeux dans ce
qu’elle avait de grandeur, de génie, d’éclat et
de majesté.
Ce n’est pas que, même au château d’Eu,
tout soit complet encore. Il est vrai que rien
ne manque ni aux murailles, ni aux plafonds,
ni sur les murs tout cela est doré, tout cela est peint, tout cela est éclatant et riche,
ingénieux et plein de goût, et jamais on
ne dirait, à tout voir, que le propriétaire
est à soixante lieues de sa maison, occupé
à régner ; mais, à dire vrai, le château ne
sera complet que lorsqu’on aura rendu à
chacun de ces siècles les meubles qui lui
sont propres. De grâce, achevez cette œuvre
si bien commencée. Préservez-nous de
l’anachronisme, ce fléau des grands monuments ;
laissez à chaque siècle sa physionomie
et son caractère particulier ; par exemple,
faites qu’on rende au vieux Rollon ses
ameublements en bois de chêne, ses lourdes
sculptures et ses massives armures que
le roi François Ier amène avec lui ses ciselures
élégantes, son argenterie sans prix, ses riches
sculptures et ses beaux velours ; Louis XIV
aura pour lui les meubles de Boule aux incrustations
magnifiques ; quant au Régent et à
Louis XV, ces heureux de la terre, ils auront
en partage les tapisseries des Gobelins, les peintures de Watteau, les broderies inépuisables,
les dorures sans fin, les admirables colifichets
si pleins de grâce, d’esprit et de
mauvais goût. Quant au simple ameublement
de notre époque, bronze, acajou, soieries,
étoffes de Perse, toute la commode simplicité
bourgeoise de ce temps-ci, on les réservera
pour la nouvelle salle du château d’Eu, où
nous avons retrouvé tant de jeunes et frais
portraits de la génération actuelle. Ainsi chaque
siècle aura au château d’Eu ses vêtements,
son lit, son fauteuil, sa mode gothique
ou moderne ; ainsi le château d’Eu sera en
France la représentation la plus complète, la
plus élégante et la plus riche des temps qui
ne sont plus.
Vous comprenez qu’en une seule matinée
il m’a été impossible de tout voir dans le château ;
mille détails m’ont échappé dans ces
cent mille détails. J’ai vu pourtant toutes les
constructions nouvelles : les cuisines, qui sont
Immense, les nouvelles galeries destinées à une hospitalité royale, les écuries, qu’on bâtit
encore ; figurez-vous tout un palais bâti
sous le palais primitif. Cependant toute la
maison avait un air de fête ; on allait, on venait,
on se ruait en mille préparatifs : c’est
que le maître de la maison était attendu dans
trois jours, lui, sa femme et ses enfants, le
reste de ses enfants ; c’est qu’aussi bien c’était
jour de fête ce jour-là, et qu’il y avait au château
d’Eu des enfants qui voulaient la célébrer.
Mais, comme je descendais lentement le
grand escalier qui conduit du siècle de Rollon
au siècle de Louis XIV, un courrier arrivait
de Paris à toute bride dans la cour : il
apportait l’horrible nouvelle ; et le mot assassinat
ce mot qui n’est pas un mot français,
retentissait déjà sous ces vastes plafonds. Oui,
le maître de cette maison si belle, si riche, si
heureuse, si calme, si tranquille, le maître de
ces eaux murmurantes et limpides, le père de
ces deux enfants qui tout à l’heure jouaient encore sur le lac, il venait d’être tiré à bout
portant, comme une bête fauve, dans la capitale
la plus civilisée du monde civilisé !
Et aussitôt toute la maison rentra dans le
silence plus de fêtes, plus de jeux, plus rien
que de mornes visages. Avant de quitter ces
beaux jardins j’attendis que les deux enfants
fussent rentrés dans leur appartement en
passant par le salon des Guise, étonnés eux-mêmes
de cette nouvelle. Pauvres enfants !
comme ils ont dû avoir peur ! Et en effet,
trois ou quatre balles de plus dans l’horrible
machine, et ils restaient les seuls propriétaires
du château d’Eu
Le comté d’Eu vous conduit naturellement
dans le beau comté de Ponthieu, dont Abbeville
est la capitale. L’histoire du comté de
Ponthieu a été écrite avec beaucoup de goût
et de clarté par un homme d’un grand mérite
et d’une grande modestie, M. Louande. On
trouve encore à Abbeville de beaux restes
de son ancienne importance : la manufacture de draps fins fondée par John Van Robais
sous la protection du roi Louis XIV, en 1665,
est aujourd’hui dans un grand état de prospérité,
aussi bien que la fabrique de tapis,
qui est à peu près de la même date. Mais
quelle différence dans les deux fabriques !
l’une obéit à la vapeur, cette âme intelligente
du monde matériel, l’autre obéit aux bras de l’homme.
À Abbeville j’ai vu de vieux édifices, de
vieilles maisons d’un beau caractère, une
grande et belle église qui n’a jamais été achevée
et qui tombe en ruines ; à Abbeville j’ai
ramassé beaucoup de ces vieux débris du
moyen âge qu’il est si difficile de trouver encore ;
c’est une bonne ville pour les antiquaires.
À Abbeville j’ai vu l’horrible place où
fut mis à mort le chevalier de Labarre. Pauvre
jeune homme ! que de supplices ! et que
devint-il quand il vit à une fenêtre, spectatrice
impassible de ces sanglantes fureurs, la
jeune fille qu’il aimait ! Mais Abbeville a effacé depuis longtemps par son urbanité, par
sa tolérance, par ses vertus faciles, ces souvenirs de sang.
Quand j’eus tout vu, la bibliothèque, qui a
été brûlée, dévastée et pillée, et qui renferme
encore de belles choses ; le musée, qui commence
à peine ; le vieux navire saxon qu’on a
retrouvé dans la Somme, cette noble rivière
qui charrie les antiquités comme d’autres rivières
charrient le sable ; quand j’eus tenu dans
mes mains la tête du Gaulois qu’on a déterrée
encore enchaînée à son carcan de fer
comme un serf, je pris congé de mon excellent
ami le poëte, l’historien, l’antiquaire,
Boucher de Perthes, et je revins en toute hâte
sans plus rien voir ; et encore trouverez-vous
que j’ai trop vu.
Dites-moi, je vous prie, comment sont faits
ceux qui aiment les voyages pour les voyages,
comment est construit le cœur d’Alphonse
Royer, qui un beau jour est parti pour Constantinople,
d’où il a rapporté la fièvre ; dites-moi, je vous prie, ce qui a poussé M. de Lamartine,
mon roi et mon dieu, à quitter sa
belle maison et ses vieux arbres pour aller se
perdre dans les sables de l’Orient ? Vive le repos
de chaque jour ! vivent les ombrages de
chaque été ! Bonjour à mes meubles qui me
connaissent, à mes livres qui s’ouvrent tout
seuls aux plus beaux endroits, à mes chiens
qui me saluent, à mon fauteuil qui est fait
pour moi, à mes amis visibles et invisibles,
les bien-aimés de mon cœur ! bonjour même
à mes chers calomniateurs de chaque matin
et de chaque soir ; bonjour, bonjour à tous ces
biens de la vie, auprès desquels il faut rester
puisqu’on ne peut pas les emporter avec soi !
UNE
NUIT DANS ALEXANDRIE.
— Il y a de cela assez longtemps, je vivais en simple citoyen de colonie romaine, sans titre
et sans revenu ; et, malgré les évènements déjà
fort compliqués de ma vie, j’étais loin de me
douter que je deviendrais un jour, d’abord comte de Saint-Germain dans une cour française,
puis ensuite le citoyen Germain dans une république
de vingt-quatre heures, et enfin
monsieur Germain tout court grâce à cette manie
de bourgeoisie qui vous possède aujourd’hui.
Ainsi commença le narrateur.
À ces mots l’attention fut grande dans l’assemblée ;
le silence devint plus silencieux, et
l’auditoire en suspens se trouva saisi d’un si
grand étonnement que le comte s’arrêta tout
court, tant il comprit que ce silence surnaturel
équivalait à une interruption.
Et, de fait, n’était-ce pas merveille pour
une société de notre époque, tout occupée des
intérêts de la politique moderne et tout entière
à ces interminables dissertations qui
ont remplacé dans nos salons la galanterie et
la médisance, délicieux passe-temps de nos
grand’mères, de se voir tout à coup interrompue
par ce fameux comte de Saint-Germain
si remarqué à la cour de Louis XV, si fécond
en vives saillies et en souvenirs imposants ;
qui, sans passé et sans avenir, spirituel et
riche, deux grandes conditions de succès à
cette cour, disparut un beau jour subitement,
après avoir donné à la Couronne ses deux plus
beaux diamants et joué un rôle presque historique
sous un règne où l’histoire ressemble au roman à faire peur ? singulier et mystérieux personnage,
avec une grave physionomie traversée
de temps à autre par un sourire sardonique, et
dans un âge tel qu’il aurait été impossible de
dire s’il était jeune homme ou homme fait, tant
il s’était maintenu ferme dans ce moment si
fugitif de la vie, quand, arrivée à sa limite naturelle,
la jeunesse vous dit adieu avec un air
de pitié et de regret, et vous jette entre les
bras inexorables d’une raison plus froide et
plus correcte, mais aussi moins insouciante
et moins heureuse sans contredit.
Le comte de Saint-Germain s’arrêta donc
longtemps au milieu de sa phrase commencée,
jusqu’à ce qu’il pût reprendre son récit. En
même temps l’assemblée se rapprochait en
silence ; elle étudiait avec soin ce narrateur
étrange : les dames cherchaient dans son costume
propre et décent quelques vestiges des
modes antiques ; les hommes le regardaient,
les uns avec défiance, les autres avec un niais
et stupide sourire, quelques jeunes gens avec un intérêt réel et comme le seul vieillard qui
fût assez vieux pour être au-dessus d’eux.
C’était une curiosité comme celle d’un chat qui
découvre un objet nouveau dans la maison de
son maître.
Ainsi fit l’assemblée pour M. de Saint-Germain.
Quand elle l’eut bien étudié dans tous
les sens, bien examiné, bien flairé, elle s’en
saisit entièrement, puis elle reprit son allure
ordinaire. Le silence redescendit à son degré
accoutumé, et le comte, redevenu un simple
particulier, reprit naturellement son récit
sans autre explication.
— Vous qui êtes jeunes, même comme nation,
nous dit-il, vous ne pouvez pas vous douter
de la masse d’idées contraires et d’opinions
opposées qui prennent cours dans les empires
à des époques qui n’arrivent qu’une fois dans
une destinée d’empire. Je veux parler de ces
époques fatales de transition, quand un grand
peuple, se détachant sans s’en douter et malgré
lui de sa vie passée, et de ses mœurs antiques, et de la politique qui fut sa vie, se sent
livré tout à coup à mille destinées opposées, et
se trouve forcé, en dernier recours, d’appeler
le paradoxe pour occuper son inquiétude ; car
dans ces temps de révolution le vrai devient
insupportable et insipide ; on cherche le mieux
pour ne pas s’arrêter au bien ; on se jette dans
l’absurde parce qu’on est arrivé aux limites
du possible. Cet état de nation, qui ressemblerait
à un cauchemar si le réveil n’était pas
si terrible, vous autres Français vous l’avez
déjà subi une fois, il n’y a pas longtemps.
Vous vous êtes, il est vrai, tirés de ces vains
prestiges avec un bonheur que je n’ai vu qu’à
vous ; mais cet épouvantable rêve, vous pouvez
en croire l’expérience d’un homme qui a
été le valet de chambre de Cromwel, je ne
vous conseille pas de le recommencer.
Voilà l’état misérable dans lequel se trouvait
le monde quand César, habile et clément
continuateur de Sylla, eut appris une seconde
fois au Capitole qu’il pouvait avoir un maître. La leçon profita surtout à trois hommes, à
Auguste plus qu’aux deux autres : Auguste,
Marc-Antoine et Lépide furent un instant les
trois colonnes sur lesquelles reposait l’univers ;
mais lorsque Lépide eut été jeté de côté
aussi facilement que votre ancien maître Barras,
dont la destinée fut la même, il arriva
qu’entre Auguste et Antoine le débat fut long
et disputé. Le monde se partagea entre ces
deux maîtres, prêt à battre des mains au
vainqueur ; et, comme à ce monde ainsi excité
il fallait à toute force une occupation puissante
qui pût remplacer cette préoccupation
de liberté à laquelle il renonçait à jamais, on
se rejeta de plus belle, d’abord dans les théories
philosophiques, dans les doctrines du bien
et du mal ; tantôt le spiritualisme, plus souvent
la sensation ; aujourd’hui l’Académie,
demain le Portique. Mais ces graves questions
avaient été débattues dans la Grèce de Périclès ;
elles avaient déjà assisté une fois à
la décadence d’une grande république ; elles avaient été embellies par ce langage ingénieux
et cadencé que Platon avait importé du ciel.
Aussi fut-ce un vain effort quand l’oisiveté
romaine voulut aller sur les brisées de l’oisiveté
athénienne : elle se perdit dans ce dédale,
dont l’éloquence seule pouvait faire trouver
les détours ; Cicéron lui-même les dénatura
dans sa maison de Tusculum. En dernier résultat,
loin d’avancer, la morale fit un pas
rétrograde ; elle prit un masque, comme dans
les histoires de Salluste. Ainsi, pour la vertu,
elle s’en tint à la définition du dernier Brutus.
J’ignore, si l’esprit humain à cet instant
n’eût pas eu d’autre débouché, à quels excès
il se fût porté. Peut-être bien que, faute de
mieux, Rome se fût mise encore à faire de la
liberté, bien qu’à ce métier elle se fût fatiguée
et perdue. Heureusement qu’elle se mit à faire
de la politique, ce qui n’est pas la même chose.
Alors mille recherches furent entreprises sur le
génie des peuples, sur l’excellence des gouvernements, sur les meilleures lois possibles. C’est
ainsi que mon ami Thomas Morus, malgré
mes conseils et mes prières, écrivait l’Oceana
sous le règne de Henri VIII, et se dépouillait
de son habit de chancelier d’Angleterre pour
marcher à l’échafaud. La politique était donc
la principale occupation du monde romain
pendant qu’Auguste et Antoine, tantôt unis,
tantôt séparés, se battant l’un contre l’autre
ou poursuivant ensemble Cnéius, le fils du
grand Pompée, amis inséparables, ennemis
jurés, réunis ensuite par l’hymen d’Octavie,
la sœur d’Auguste, dont la touchante beauté
et les vertus simples et modestes auraient dû
enchaîner Antoine, méditaient chacun de son
côté l’asservissement de l’univers.
Pour moi, insouciant voyageur dans ce monde
ainsi divisé, et qui, par position comme par
caractère, n’appartenais à aucun parti, j’avais
cependant suivi Antoine en Orient, parce
que l’Orient devait être le théâtre de ces grands
débats. Jamais dans vos livres, jamais dans vos extases de jeunesse, jamais dans vos plus
beaux jours de gloire, quand vos dômes étincelants
et chargés de drapeaux resplendissaient
sous les feux d’un soleil brillant comme le soleil
d’Austerlitz et des Pyramides, vous n’avez vu,
vous n’avez imaginé rien de beau comme l’Alexandrie
de Cléopâtre. Figurez-vous toute l’Italie
avec sa force, toute la Grèce avec ses formes
riantes, tout l’Orient avec ses richesses, ce
que la République a de grandeur, ce que
la Royauté a de grâce et de majesté, deux
mondes confondus sur un seul point ; à la
tête du premier monde Antoine, l’ami de César,
son lieutenant dans ses conquêtes, accompagné
de ses vieilles cohortes, géant au
cœur de lion et au sourire de jeune homme ;
à la tête de l’autre monde Cléopâtre, entourée
encore de l’amour de César, reine à la tête de
jeune fille, aux blanches mains, à la démarche
de déesse, montée sur un vaisseau d’ivoire
et d’or aux cordages de soie et aux voiles de
pourpre ; des jardins et des palais suspendus au-dessus de ces deux puissances ; et vous aurez
une faible idée d’Alexandrie.
Pourtant dans cette ville même la politique
nous avait suivis. Incurable maladie des nations
oisives et fatiguées, la politique était
partout, dans le palais du proconsul et sous
la tente du soldat, en Orient et en Occident,
à Alexandrie plus que partout ailleurs ; car
les Romains de la république se trouvant en
présence d’une reine affable et pleine d’attraits,
les sujets de Cléopâtre, au contraire,
appelés à considérer de plus près la bonhomie
guerrière d’Antoine, il se fit que chez les républicains
survint un grand amour de monarchie,
et que les sujets du trône furent envahis
d’un grand désir de république. Cela ne prouvait
qu’une chose, c’est que des deux côtés,
reine ou empereur, chacun dissimulait, chacun
se faisait meilleur que de coutume, ne fût-ce
que par envie de plaire, car ni l’un ni l’autre
n’avait besoin de descendre à flatter le peuple ;
chacun s’en souciait fort peu, j’imagine ; et lorsque Cléopâtre souriait aux cohortes elle souriait
en effet à leur général ; le général, de son
côté, faisait sa cour à Cléopâtre en parlant
aux sujets de la Reine ; empire ou autre chose,
c’était toujours la même déception, ce qui
n’empêchait pas en théorie que le principe ne
restât pur et à l’abri de toute atteinte ; il ne
s’agissait que de savoir lequel devait prévaloir.
À ce sujet je me pris de grande dispute
avec un stoïcien du vieux système, philosophe
tout imbu des doctrines sévères de son école.
Il se nommait Scaurus ; il était le frère d’un
des partisans d’Antoine, mais sa conscience,
qui lui défendait de fréquenter un courtisan,
les avait séparés depuis longtemps. C’était à
tout prendre, un homme d’une pensée énergique
et d’un beau langage. Cependant il est
demeuré sans nom, parce qu’il est donné à
peu de philosophes de se faire un nom durable.
Il avait quatre-vingt-dix ans lorsque je
lui fermai les yeux dans la délicieuse maison
de Campanie que lui avait hissée son frère en mourant : cependant il me semble souvent
que je le vois encore, enveloppé de son manteau,
chargé d’une longue barbe noire, se promener
à grands pas sous les portiques en récitant
tout ce qu’il avait ajouté à la République
de Platon, tout ce qu’il savait du même
traité de Cicéron, que le temps a fait disparaître
et que peut-être un jour je retrouverai
dans mes papiers ; sans compter qu’il avait
toujours présentes les belles pages d’Aristote
contre la tyrannie, et en particulier contre ces hommes sortis de la classe des démagogues, forts de la confiance du peuple à force d’avoir calomnié les hommes puissants[1]. Ainsi armé, et m’écrasant de l’exemple de Phidon à Argos, de Phalaris
dans l’Ionie, de Pisistrate à Athènes, de
Denys à Syracuse, mon stoïcien sortait souvent
vainqueur dans nos disputes de chaque jour ;
car pour moi, peu jaloux de m’appuyer d’exemples
passés et de rappeler ces grandes monarchies si admirablement constituées qui avaient
fourni à Alexandre le modèle de la sienne, je
me retranchais dans la discussion du principe,
dont je vous ferai grâce parce que, tout grands
politiques que vous êtes, je vous ennuierais
mortellement.
Nous étions donc toujours en discussion,
Scaurus et moi ; et, comme j’avais apporté
tout mon sang-froid dans cette dispute et que
j’attendais avec patience quelque bon argument
bien décisif en faveur de la royauté, je
me repaissais à loisir des belles et grandes
rêveries du philosophe. Cette belle imagination
prenait toutes les formes, parcourait tous
les sentiers, passait en revue toutes les opinions :
tantôt, comme Bias, elle définissait la
république un respect pour les lois égal à la
terreur des tyrans ; ou bien, comme Thalès, un
nombre égal de riches et de pauvres ; d’autres
fois, avec Pittacus, elle appelait de tous ses
vœux un état où les scélérats seraient exclus
de la magistrature ; enfin, avec Chilon, elle chassait les orateurs de la tribune pour ne
laisser régner que la raison. Vous ne sauriez
croire avec quel ravissement j’écoutais ces
rêveries touchantes ; car, autant les théories
politiques sont à redouter parmi la foule ignorante
et grossière, autant ces mêmes théories
sont intéressantes dans la bouche d’un sage.
Une nuit où tout reposait, excepté nous et
les sentinelles des deux camps, dont les lances
au fer éblouissant renvoyaient au loin les pâles
et doux rayons de la lune, nous nous promenions,
mon philosophe et moi, dans les
murs silencieux d’Alexandrie, sous ces portiques
de marbre blanc, au milieu de ces
fontaines qui ne se taisaient ni jour ni nuit,
et comme dominés par le fleuve aux flots d’argent
où se balançait mollement la galère de
Cléopâtre. Nous nous taisions. Ce silence qui
succédait à tant de tumulte n’était pas sans
charmes ; et nous poursuivîmes notre route
jusqu’à ce que nous fussions arrivés au palais
de la Reine. C’était un vaste et élégant édifice défendu de toutes parts, et appuyé sur cette
même tour au sommet de laquelle Antoine
fut enlevé, frappé d’un coup mortel. Tout était
silencieux dans le palais ; pas une lumière qui
indiquât un de ces festins somptueux dont
chaque toast était annoncé à la ville par des
fanfares comme s’il se fût agi d’un triomphe ;
c’était une nuit de paix et de calme comme
au temps de Ptolémée, une de ces nuits silencieuses
comme si César, enveloppé dans
l’ombre et se cachant à tous les regards par
un dernier respect pour le sénat et le peuple
romain, eût dû venir le soir même et sans
bruit visiter cette voluptueuse reine d’Asie
qu’il avait tant adorée !
Cette nuit sans orgie nous surprit quelque
peu et nous étions encore à chercher en quels
lieux se divertissait l’Empereur lorsqu’à l’angle
du palais nous aperçûmes une petite porte
qui s’ouvrit lentement. Bientôt après un esclave
en sortit ; il referma la porte avec précaution,
après quoi il se dirigea vers la ville. Il portait sur ses épaules un tapis de Perse
d’un volume assez considérable, et roulé avec
soin. Nous fûmes curieux de savoir à qui ce
tapis pouvait s’adresser ; peut-être était-ce un
présent que la Reine envoyait à quelque capitaine
romain. Nous suivîmes donc presque
sans le vouloir le tapis et l’esclave : ils entrèrent
d’abord chez un devin célèbre par ses
prédictions et son inflexible savoir.
— Vous verrez, me dit Scaurus, qu’il s’agit
de quelque enchantement, d’un philtre amoureux
sans doute.
Et il levait les épaules comme un homme
qui ne croit ni aux astres ni à leur influence
puissante.
Bientôt l’esclave et le tapis reparurent, et
nous les suivîmes toujours. Nous les vîmes entrer
dans la tente d’Enobarbus. Enobarbus
était l’intime ami d’Antoine, un glouton et
jovial compagnon de ses guerres et de ses
plaisirs.
— Par Jupiter ! m’écriai-je, mes pressentiments ne m’auront pas trompé : c’est à Enobarbus
que restera ce beau tapis.
Mais le tapis et l’esclave reparurent quelque
temps après, et ils se dirigèrent dans un
quartier tout opposé, chez Mécènes, le favori
d’Auguste. Caché à Alexandrie, Mécènes méditait
en secret la ruine d’Antoine. Mécènes
n’était pas encore ce que je l’ai vu depuis ;
gros, gras et lourd, tout parfumé des odes
louangeuses d’Horace et des apothéoses de
Virgile : c’était alors tout simplement un diplomate
à la main blanche, avec le bout de
l’oreille déjà rouge, les lèvres roses, mais, du
reste, d’un embonpoint très-décent, et qui, de
nos jours, n’eût pas outrepassé les bornes d’un
fauteuil de conseiller d’État.
— Je n’y comprends plus rien, dis-je tout
bas à mon compagnon.
— Ni moi non plus, reprit-il. Ce sont de
trop grands seigneurs pour conspirer par l’entremise
d’un eunuque. Quant au tapis, à quoi peut-il servir ? Je l’ignore, mais, foi de philosophe
je meurs d’envie de le savoir.
— Nous le saurons peut-être, lui répondis-je ;
il ne s’agit que d’attendre.
Nous attendîmes en effet beaucoup plus longtemps
à la porte de Mécènes qu’à celle d’Enobarbus.
À la fin le tapis se montra de
nouveau, et ce ne fut pas sans surprise qu’au
détour du môle de Césarion nous le vîmes
entrer, devinez où ? À la caserne même des
gardes prétoriennes. C’étaient d’anciennes
troupes de César, les premiers vainqueurs
de l’Égypte, les mêmes qui avaient imaginé
de frapper au visage ses jeunes et beaux
guerriers, et de les mettre plus sûrement en
fuite que s’il ne se fût agi que de la mort.
Nous fûmes sur le point de renoncer à la recherche
de cette énigme. — À qui donc en
veut cet esclave ? que veut-il ? où va-t-il ? —
La caserne le retint longtemps. Quand il en
sortit, plusieurs soldats le suivirent jusque
sur le seuil et baisèrent avec respect la pourpre tyrienne ; car à la clarté des flambeaux
nous apercevions la couleur douteuse du mystérieux
tapis.
— Vous m’avouerez, me disait tout bas mon
stoïcien, que voilà un singulier messager :
généraux et soldats, la tente du diplomate et
la simple caserne, tout lui convient ; il se
glisse partout avec la même sécurité… Et,
si je ne me trompe, le voilà qui entre dans le
palais d’Antoine aussi facilement qu’à Athènes
j’entrerais à l’Académie.
Et en effet, au milieu de mille acclamations
bruyantes, ce tapis fut introduit
dans le palais. Le palais du général éclatait
de mille feux ; échauffés par le vin, les convives,
Africains ou Romains, esclaves parvenus
ou nobles descendant de familles patriciennes,
se livraient à cette gaieté bruyante qui
plaisait si fort à l’Empereur. Savant dans les
voluptés de l’Asie, on avait vu Antoine donner
une ville pour un bon plat de poisson,
honorer son cuisinier à l’égal d’un homme de guerre ; et même ce soir-là le festin était plus
somptueux que jamais, car on parlait dans le
public d’un défi entre Antoine et Cléopâtre,
d’une lutte inouïe même entre ces deux puissances,
d’un triomphe de volupté qu’il s’agissait
de remporter. L’arrivée de l’esclave au
tapis de pourpre fut donc brillante et animée ;
le banquet recommença de plus belle, les
flambeaux jetèrent une clarté plus grande.
Pour nous cependant, assis à la porte du palais,
et sans nous communiquer nos émotions,
nous nous livrions à mille pensers divers.
L’âme de Scaurus était en souffrance : sa sévère
indignation ne pouvait se contenir à la
vue de ce Romain qui se jouait d’un monde
et qui aurait donné le Capitole pour une nuit
de volupté. Moi, au contraire, en homme qui
a beaucoup vécu, je trouvais plaisante cette
destinée de la vieille Rome qui venait aboutir,
en dernier résultat, aux plaisirs d’un débauché
et d’une reine adultère. En vérité
pour celui qui sait l’histoire c’est une bien misérable chose que tous ces empires dont la
chute vous blesse l’oreille. Il faut avoir de la
pitié de reste pour s’apitoyer sur ces masses
inertes qui s’écroulent dès qu’elles ne peuvent
plus soutenir leur propre poids ; un royaume
qui s’écroule c’est un équilibre perdu, voilà
tout. Cependant pour l’homme qui doit survivre
à cette grande chute c’est un singulier
plaisir de voir tomber un empire, et de comprendre
combien ridiculement il tombe, et
ensuite de le voir dominé, s’il est favorisé du
ciel, par des barbares qui l’envahissent, ou,
moins heureux, par quelques palmiers stériles
du désert et des herbes rampantes, comme
vous pouvez voir les ruines de Thèbes et de
Memphis.
Cependant la nuit s’avançait : les étoiles
jetaient un éclat moins vif, on entendait déjà
le bruit naissant d’une grande ville qui s’éveille,
le vent du matin circulait en sifflant
dans les voiles du port ; et nous allions nous
retirer quand la porte d’Antoine s’ouvrit encore une fois. Alors nous aperçûmes cette troisième colonne de l’univers recharger en chancelant
sur les épaules de son esclave le tapis
mystérieux. À ma grande surprise, je reconnus
dans l’esclave Éros, bon et valeureux
soldat, le même qui devait apprendre à son
maître comment il fallait mourir. Il était facile
de voir qu’Éros avait pris sa part du festin :
son pas était mal assuré, et souvent il
s’arrêtait comme pour retrouver sa route. Il
allait ainsi tout hors de lui lorsqu’un incident
étrange vint encore augmenter son trouble.
Nous étions encore en présence du palais
d’Antoine : l’Empereur, entouré de ses courtisans
et chargé comme eux de la couronne
de lierre des banquets, respirait machinalement
l’air frais du matin, tout étonné de voir
se lever l’aurore autrement qu’à la tête d’une
armée. Ce fut alors qu’une musique qui n’était
pas de la terre se fit entendre : c’étaient
des sons doux et tristes dont la monotonie
n’était pas sans charmes, et qui n’avaient rien d’humain. À ce bruit les romains ôtèrent
leurs couronnes ; Éros s’arrêta tout court.
— Les dieux s’en vont, dit-il ; Bacchus
nous abandonne : mon maître est mort !
En même temps de grandes larmes coulaient
dans ses yeux. En vérité Éros était un bon
esclave, et dans un marché on l’eût payé
bien cher. Je m’approchai de lui.
— Salut au seigneur Éros, lui dis-je ; que les
Heures aux doigte de roses et toutes les divinités
du matin lui soient propices !… Mais il me
paraît, Éros, que vous menez une vie bien pénible :
comment se fait-il qu’à cette heure, et
après les libations de la nuit, vous n’êtes pas
étendu tout du long dans le triclynium de votre
maître entre ses deux molosses bretons, et
serrant dans vos bras quelque bonne esclave
sicilienne qu’il vous aura donnée dans un
moment de belle humeur ?
— Par Hercule ! c’est bien parler, mon
maître ! reprit Éros : m’est avis que je travaille comme un consul, tandis que je devrais être
heureux comme un grand-prêtre.
Puis, élevant les yeux vers son tapis avec
un air langoureux et sentimental qu’il avait
puisé dans une vieille amphore de vin de
Chypre :
— Joli fardeau, disait-il. Que ne suis-je le
grec Anacréon ! je te ferais une petite chanson
de dix syllabes, toi qui es l’arbre sous lequel
repose mon maître dans les grandes chaleurs
de l’été, comme Bathyle pour le vieillard de
Cos !
— Quel est donc cet arbuste que tu portes ?
reprit l’impatient Scaurus.
Éros reprit en chantant sur un air de courtisane :
Un joli arbre, sur ma foi : ses fleurs sont des perles blanches,
Ses feuilles sont d’or comme la fleur de saule.
Trop heureux qui peut serrer ce jeune tronc dans les deux mains !
Trop heureux qui peut embrasser ses racines !
Je vous demande pardon, mesdames, dit
le comte en s’arrêtant : j’ai honte moi-même
de ces vers blancs, qui me feront prendre pour une traduction de Shakspeare ; mais vous
m’excuserez si vous songez sous combien de
révolutions poétiques il m’a fallu courber la
tête. Enfant, j’ai commencé par scander les
vers de Sophocles et d’Homère ; homme fait,
je me suis occupé de l’alexandrin de Virgile
et des vers saphiques d’Horace ; sous le grand
poëte Ronsard, je me souviens d’avoir été un
des meilleurs poétiseurs français. À présent
votre mode poétique est trop variable pour
que je puisse m’y soumettre. Pardonnez-moi
donc mes vers blancs, s’il vous plaît… Pardon
encore, je ne sais plus où j’en étais de
mon récit.
— Vous en étiez à l’esclave, reprit vivement
un tout jeune enfant qui avait l’air de dormir
sur les genoux de sa mère.
— Et le chanteur chancelait de plus belle
tout en riant.
— Si tu voulais me confier ton fardeau,
Éros, lui dis-je, je le porterais bien à ta
place.
— C’est un pesant fardeau, disait Éros, que
de porter la Cilicie, la Cappadoce, le Pont-Euxin,
je ne sais combien de villes nombreuses…
— Mais je suis aussi fort que toi, Éros, ce
me semble, et si tu portes tout cela je pourrai
bien le porter moi-même.
— Aussi fort que moi ? disait Éros ; impossible !
tu es un homme libre, et j’ai sur toi l’avantage
d’être un esclave.
Et il poursuivait sa pensée tout en se parlant
à soi-même :
— Un bon esclave est le maître de son maître ;
si son maître est le maître du monde, il est, lui
aussi, le maître du monde ; si la fortune sourit
à son maître, il a la plus grande part de ce sourire ;
et quand la beauté se rend à son maître il
a encore le droit de s’en féliciter… Voilà bien
la peine d’être libre ! reprit-il après un instant
de silence. Tout homme libre que tu es, si tu
laissais tomber ce fardeau tu serais mort : il y
aurait un tremblement de terre au premier choc, et l’abîme s’ouvrirait pour te dévorer
comme Curtius. De ce fardeau il n’y a que
moi qui ai le droit de me jouer ; moi seul je
pourrais le laisser tomber sans mourir parce
que je suis l’esclave d’Antoine. Aussi est-ce
pitié lorsque, dans l’antichambre de mon
seigneur, je rencontre des rois timides et
tremblants. Ils se lèvent à mon aspect, et,
saisissant leur couronne des deux mains : — Salut, disent-ils, salut au seigneur Éros ! vive à
jamais le clément Éros !… Et ils sont heureux
de me prendre la main, parce qu’ils savent
que souvent de cette main un sceptre peut
tomber.
Ainsi parlait Éros. Au son emphatique de sa
voix on voyait qu’il était convaincu de sa dignité
d’esclave et de sa supériorité sur les hommes libres.
En même temps, et comme pour mieux la
prouver, il jouait avec son redoutable fardeau
comme un enfant jouerait avec un hochet, le
changeant d’épaule à chaque instant ; après
quoi, tout fier de son audace, il me regardait fixement comme pour me défier d’en faire autant.
— Donne-moi ton fardeau, mon cher Éros,
repris-je encore une fois : tu dois être bien fatigué de l’avoir porté toute cette nuit !
Il me le céda sans mot dire, mais en le chargeant
sur mon épaule il avait je ne sais quel
sourire sardonique qui n’annonçait rien de
bon.
— Puisque tu veux à toute force mon fardeau,
le voici. Imprudent ! que dirais-tu si ce tapis devenait tout à coup une jeune lionne
prête à te dévorer ? Ce tapis est comme un rosier
de l’Égypte : ne remuez pas sa jolie tête
rose et parfumée, vous en verriez sortir un
aspic au noir venin. Rends-moi, homme libre,
rends-moi mon fardeau, car ta liberté te sera
un méchant bouclier à l’instant du danger.
Cependant j’étais décidé à voir la fin de cette
singulière aventure, je ne voûtais pas par une
vaine terreur perdre le fruit d’une nuit d’attente ;
et malgré les sinistres prédictions d’Éros je marchais toujours à ses côtés. D’ailleurs
mon fardeau n’était pas sans charmes :
c’était un poids léger et inoffensif, quelque
chose d’inanimé, mais, autant que je pouvais
le comprendre, avec des formes charmantes
et cette douce et pénétrante chaleur qui donnerait
des forces au plus faible. Nous repassâmes
devant la caserne.
— Est-ce là qu’il faut entrer, demandai-je
à Éros ?
— Par Apollon disait Éros, pas à présent :
il fait trop jour, tu ferais reculer le soleil !
En effet le jour était arrivé ; et quand nous
fûmes en présence du palais de la Reine, nous
pûmes le voir distinctement, enveloppé de la
blanche lumière du matin comme un cadavre
dans un linceul. Arrivés près de la porte, Éros
se retourna vers nous :
— Il en est temps encore, nous dit-il : rendez-moi
mon fardeau et vous êtes sauvés.
— Nous entrerons, Éros, reprit le brave
Scaurus, et nous verrons si tu es assez esclave pour avoir le droit de sauver des hommes
libres.
Nous entrâmes en effet. Nous étions seuls.
Le vestibule était de marbre ; une savante mosaïque
déroulait à nos pieds mille peintures
riantes, et le plafond doré était éclairé par les
restes mouvants d’une lampe à quatre becs
suspendue à une longue chaîne de bronze.
Déjà nous frappions à une seconde porte quand
Éros eut pitié de nous :
— Imprudents nous dit-il, n’allez pas plus
loin ! vous tomberiez parmi les gardes de la
Reine et sous tes flèches de ses archers. Il ne
tiendrait qu’à moi de vous punir de m’avoir
espionné toute une nuit ; mais mon noble
maître Marc-Antoine m’a appris qu’il était
doux de pardonner… Écoute, me dit-il d’un
ton solennel de commandement, mets à terre
ce tapis, déroule-le doucement, et tu comprendras,
malheureux, à quels périls tu t’exposais !
J’obéis, je plaçai mon fardeau par terre, et,
prenant par les deux mains l’extrémité de la pourpre tyrienne, d’abord j’aperçus une lueur,
fugitive, quelque chose de blanc qui se cachait
sous ces plis de pourpre, jusqu’à ce qu’enfin,
à l’extrémité même du tapis, je découvris, le
dirai-je ? Cléopâtre elle-même, la reine d’Alexandrie, la maîtresse d’Antoine, endormie et
plongée dans une ivresse léthargique !
Vous ne seriez guère avancés si, à ce propos,
j’avais besoin de vous prémunir contre tous
les mensonges de l’histoire. On en a fait beaucoup
sur Cléopâtre ; et même ceux d’entre
vous qui se souviennent de l’avoir vue sur nos
théâtres, sous les traits imposants et sous la
taille majestueuse d’une tragédienne célèbre
n’en auraient qu’une très-fausse idée. Cléopâtre
ne ressemblait en rien à mademoiselle
Georges : elle n’avait ni les beaux traits de
son visage, ni cet imposant ensemble, ni cette
voix sonore et pure. Vive et pétulante comme
une jeune panthère, quatre pieds au plus, la
peau légèrement brunie, une voix aigre et
colère, un visage d’enfant dédaigneux et boudeur, telle était la Reine. Il faut l’avoir vue
comme moi pour se la figurer parcourant les
rues de la capitale enveloppée dans un tapis.
Toutefois ce fut un étrange spectacle, pour
nous surtout qui n’avions aperçu cette grande
puissance de l’Orient qu’à travers les pompes
de la cour et les apprêts minutieux de sa coquetterie de femme, de la voir étendue à nos
pieds, ivre-morte et dans un désordre si complet
que vous l’eussiez prise pour une bacchante
dans un jour d’orgie, oubliée par les
satyres au coin d’un bois. Elle était là immobile,
pâle comme la lumière qui frappait sur
son pâle visage ; ses cheveux étaient en désordre,
elle était à peine vêtue ; et il eût été
difficile de reconnaître à ces yeux égarés, à
cette bouche entr’ouverte l’ancienne amante
de César, la jeune et belle reine de l’Orient ;
d’autant plus qu’avant cette ivresse nous
nous souvenions d’une manière invincible de
ses visites multipliées autre part qu’au palais
d’Antoine. Voilà l’affligeant spectacle qui frappa nos regards. Pour moi, j’en fus consterné.
Je me suis toujours senti un faible pour
le pouvoir dans les mains des femmes ; et
quand la loi salique fut promulguée je fus
chassé du conseil des vieux barons pour m’y
être opposé trop vivement. Éros jouissait de
ma consternation, il l’attribuait à la peur.
Il n’en était pas ainsi de mon compagnon :
perdu toute la nuit dans ses belles rêveries de
grandeur et de majesté populaires, il venait
de trouver tout à coup un terrible argument
en faveur de son amour pour la république.
— Vois-tu, me dit-il en s’approchant près de
la Reine étendue, vois-tu ce corps inanimé,
cette âme anéantie, ce gracieux sourire effrayant
par son immobilité ? vois-tu cette
ivresse profonde ? vois-tu ces traces hideuses
d’une débauche nocturne ? Tout ceci ce n’est
pourtant pas de la royauté !
Sans répondre à cet accent terrible je me mis
à baisser la toge de la Reine, et à l’arranger elle-même
dans une position plus décente ; je réparai de mon mieux le désordre de sa toilette.
Il était complet ; et même ce ne fut pas sans pâlir
que je remarquai que, dans le vagabondage
de sa nuit, la Reine avait perdu une des perles
qu’elle portait à ses oreilles aux grands jours.
En effet l’oreille droite était nue, tandis qu’à
l’autre oreille était encore suspendue la seconde
merveille de l’Orient. La Reine tenait
dans ses mains une large pancarte : il s’agissait
de plusieurs royaumes que lui avait donnés
Antoine pendant la nuit. Je m’emparai à
mon tour de cet argument sans réplique :
— Cet homme qui paie les faveurs d’une
femme avec des villes et des populations entières,
cet amant fougueux qui donne à sa maîtresse
des milliers d’hommes pour un baiser,
ce terrible empereur qui joue la vie et les destinées
de Rome sur un sourire, cet époux de la
jeune et timide Octavie qui vit en plein jour
avec une prostituée, cet homme dont les esclaves
sont salués à genoux par les rois, voilà
pourtant la république, que tu nous vantes à tout propos, Scaurus ! Oserais-tu la préférer
à la royauté ?
Ici se termina notre dispute. Éros, dont l’ivresse
se dissipait peu à peu, comprit enfin
son imprudence. Il replia la Reine dans son
manteau, nous fit sortir en toute hâte du palais,
referma la porte sur nous, et tout finit.
— Voilà, mesdames, comment se termina
cette discussion politique. Elle eut le sort de
toutes les questions qui s’agitent dans le monde,
quand après bien des explications, bien des
clameurs, bien des sophismes, et quelquefois
de grosses et interminables injures, chacun
reste obstinément dans son opinion ; misérable
et triste penchant de notre espèce, qui
des choses humaines n’aperçoit jamais qu’un
côté.
Ainsi parla le vénérable comte de Saint-Germain.
Vous pouvez juger, d’après cette narration
effacée et incomplète, s’il y eut de
l’intérêt dans son récit. Toutefois, arrivé à la
fin de cette longue narration, il s’aperçut à son grand bonnement, que l’assemblée n’était
pas entièrement satisfaite, qu’il lui manquait
une explication à quelque chose, et que de
cette explication dépendait son parfait contentement.
Le comte avait beau chercher ce
qu’il avait oublié sa vieille habitude de conteur
aurait échoué si une jeune femme de
l’assemblée ne fût venue le tirer d’embarras.
C’est une chose charmante qu’une jeune
femme qui vous interroge une fois qu’elle a
surmonté sa timidité naturelle, son corps se
dresse, son œil devient plus vif, son sourire
plus attrayant, et vous voyez à son regard que
si elle vous fait une question c’est malgré
elle, et comme vaincue dans ce combat de
curiosité.
– Pardon, monsieur, dit-elle au comte en
rougissant, mais nous voudrions bien savoir,
moi et ces dames, ce que devint la belle perle
que perdit Cléopâtre dans cette nuit d’horreur.
À cette question inattendue le comte de Saint-Germain fut atterré : ce grand débat de
la monarchie et de la république devenant
tout à coup une question de coquetterie lui
fit juger que notre siècle n’était pas aussi grave
qu’il l’avait cru d’abord.
— Vous avez raison, madame, reprit-il : c’est
un grand oubli dans mon histoire. Cette nuit
même, comme je l’ai dit, Cléopâtre avait défié
toute la pompe des festins de Marc-Antoine,
et elle était sortie triomphante du défi : cette
belle perle, qui valait trois royaumes, elle l’avait
fait fondre dans du vinaigre, elle l’avait
avalée d’un seul trait.
À ces mots un grand tumulte s’éleva dans
l’assemblée. De cette orgie royale on avait
presque tout compris, même, en détournant
les regards, la visite à Mécènes et la visite
aux gardes prétoriennes, la visite à Antoine
Surtout, et cette lente et mystérieuse promenade sur les épaules d’un
esclave mais arrivées à ce simple fait de la plus belle perle du monde
sacrifiée sans remords à une vanité purement, gastronomique, il n’y eut pas une femme, pas
une jeune fille qui pût contenir son indignation
contre un pareil despotisme ; même peu
s’en fallut qu’en dépit de l’espèce d’instinct
qui plaide dans le cœur des femmes en faveur
de la royauté et de cette majesté vivante qui
jette sur notre histoire un si brillant et glorieux
reflet, elles ne fussent sur le point de
voter pour la république, tant il y avait d’indignation
dans leur cœur.
À cet emportement inattendu le comte de
Saint-Germain fut hors de lui-même. Sans
doute qu’il fut un peu chagrin de voir se réduire
à si peu cette grande dissertation politique
sur un texte dont on s’occupe depuis le
commencement du monde sans résultat.
Son étonnement était d’autant plus grand
que le digne homme n’attribuait cette grande
colère des dames à propos de la perle de
Cléopâtre qu’à leur répugnance pour le vinaigre
avalé tout pur. Son imagination n’allait
pas au-delà.
Mais c’est qu’à force de vivre et de traverser
les cours, le comte était devenu bonhomme,
et qu’enfin il commençait peut-être à radoter,
comme vous avez pu vous en apercevoir.
LES
MARCHANDS DE CHIENS.
Vous avez lu sans doute les Mémoires de lord Byron : une des choses qui m’a étonné le plus dans ces étonnantes mémoires, c’est la facilité avec laquelle le noble renouvelle ses boule-dogues et ses lévriers à volonté. — Envoyez-moi, dit-il, un boule-dogue d’Écosse ; les boule-dogues de Venise n’ont pas les dents assez dures. — Envoyez-moi un beau chien de Terre-Neuve pour le faire nager dans les lagunes. — Il écrit, il donne des ordres à son tendant comme un autre écrirait à Paris : — Envoyez-moi de l’eau de fleur d’oranger ou des
gants.
Si lord Byron avait eu son correspondant à
Paris, ce correspondant aurait été bien embarrassé
de satisfaire aux désirs de son maître.
Il aurait eu beau chercher dans tout Paris un
boule-dogue, un lévrier ou un chien de Terre-Neuve
à acheter : je suis assuré qu’il aurait
eu grand’peine à rencontrer de quoi satisfaire
lord Byron, qui s’y connaissait. Dans ce
Paris, où tous les commerces se font en grand,
même le commerce de chiffons et de ramonages
à quinze sous, il n’existe pas un seul établissement
où l’on puisse aller, pour son argent,
demander un chien comme on le veut. En
fait de marchands de chiens, nous en possédons,
il est vrai, quelques-uns, et en plein
vent, fort versés dans la science de dresser
des caniches, et qui élèvent leurs chiens dans
des cages, sur le parapet du Pont-Neuf ; mais
c’est là tout. Allez donc chez ces gaillards-là, une lettre en main de lord Byron, demander à
acheter un boule-dogue, un lévrier ou un
chien de Terre-Neuve !
Vous voyez donc sans que je vous le dise
que, malgré toute ma bonne volonté, je ne
puis vous faire ici une dissertation savante
sur cette branche d’un commerce qui n’existe
pas, et qui pourrait être très-florissant. Après
la race humaine, ce que le Parisien néglige
le plus, c’est la race canine : il est impossible
de se donner moins de peine pour les uns et
pour les autres ; il est impossible de mélanger
les races avec plus de caprice insouciant et
de hasard stupide. Voilà pourquoi nous avons
de très-vilains hommes et de très-vilains
chiens.
Venez donc avec moi si vous voulez voir
les chiens parisiens, venez sur le Pont-Neuf,
à gauche en descendant la rue Dauphine
quand vous aurez passé la statue de Henri IV,
vous trouverez cinq à six badigeonneurs en
chaussures entourés chacun de cinq à six caniches taillés et ciselés comme le bois des
jardins de Versailles. L’un de ces caniches
porte une moustache, l’autre est dessiné en
losange ; l’un est blanc, l’autre est noir ; l’un
est croisé avec un griffon, l’autre est croisé
avec un épagneul ; il y a quelquefois dans
un seul chien dix espèces de chiens. Envoyez
un de ces chiens à lord Byron, et vous
verrez ce qu’il vous dira !
C’est que, pour le marchand de chiens de
Paris, élever un chien, vendre un chien, ce
n’est pas une spéculation, c’est un plaisir,
c’est un bonheur. Le marchand de chiens à
Paris est d’abord portefaix, décrotteur, père
de famille, et enfin marchand de chiens. Il est
portefaix pour vivre ; il vend des chiens pour
s’amuser : c’est un goût qui lui est venu quand
son père était portier. Le propriétaire de la
maison avait tant défendu à son père d’avoir
un chien que son fils en a eu trois dès qu’il a
été majeur ; pour ses chiens il a perdu en
même temps la porte et l’affection du propriétaire de son père. Zémire, que vous voyez
là étendue au soleil, a empêché le mariage
de son maître avec une cuisinière, ma foi ! dont
elle dévastait le garde-manger ; puis Zémire,
étant devenue pleine dans la rue, a mis
bas dans le lit de son maître. Son maître, voyant
ces pauvres petits souffrants, les a élevés lui-même avec du lait, et, une fois élevés, il les a
vendus sur le Pont-Neuf, ou plutôt il les a
placés de son mieux, tenant plus au bien-être
de ses chiens qu’à son profit personnel.
Tous les marchands de chiens de Paris ont
des petits issus de Zémire et d’Azor. Regardez
tous les chiens qui passent : ce sont les oreilles
de Zémire, c’est la queue d’Azor, c’est la
patte blanche d’Azor. Ces chiens-là sont gourmands,
malingres, paresseux, voraces, stupides, très-laids et très-sales ; au demeurant, les meilleurs chiens de l’univers.
J’imagine qu’au lieu de juger les hommes
par les traits de leur visage ou les signes de
leur écriture, on ferait mieux de les juger par les chiens qui les suivent. Le chien est
le compagnon et l’ami de l’homme ; le chien est
sa joie quand il est seul, c’est sa famille quand
il n’a pas de famille ; le chien vous sert d’enfant,
et de père, et de gardien ; il a l’œil d’une
mobilité charmante, il est arrogant, il est jaloux,
il est despote, il a toutes les qualités
d’un animal sociable ; il vous donne occasion
très-souvent de vous imposer ces petites privations
qui coûtent peu, et qui font plaisir parce
qu’elles vous prouvent à vous-même que vous
avez un cœur. Ainsi la meilleure place au coin
du feu est au chien, le meilleur fauteuil de
l’appartement est au chien ; on sort souvent
par le mauvais temps pour promener son
chien ; on reste chez soi pour tenir compagnie
à son chien ; on se réjouit avec lui, on pleure
dans ses bras ; on le soigne quand il est malade,
on le sert dans ses amours ; c’est un
sujet inépuisable de conversation avec ses
voisins et ses voisines ; c’est un admirable sujet de dispute aussi. Pour un célibataire, pour le poëte qui est pauvre, pour tout homme qui
est seul, pour la vieille femme qui n’a plus
personne à aimer, même en espoir, il n’y a
plus qu’un seul secours, un seul ami, un
seul camarade, un seul enfant, leur chien.
On peut donc à coup sûr juger de l’homme
par le chien qui le suit. S’il en est ainsi, vous
aurez une bien triste idée du bourgeois de
Paris en voyant les chiens qu’il achète. Pour
aimer de pareils chiens il faut avoir perdu
toute idée d’élégance, toute sensation, tout
odorat, tout besoin de beauté et de forme. Le
caniche du Pont-Neuf, à mon sens, est une
espèce de honte pour un peuple qui a quelques
prétentions artistes. Le caniche est, en
effet, le fond de tous les chiens parisiens.
J’entends le caniche bâtard. C’est un animal dont on fait tout ce qu’on veut, un domestique
d’abord ; et le Parisien a tant besoin
de domestiques que, ne pouvant les prendre
aux Petites-Affiches, en achète, sur le Pont-Neuf, un écu. Il s’en va donc sur le Pont-Neuf, à l’heure de midi, flairant un chien,
étudiant son regard, marchandant, discutant,
s’en allant et revenant.
— Combien ce chien ? — Le chien qu’il achète
est âgé ordinairement de trois mois. Pendant
qu’il marchande, tous les connaisseurs se rassemblent autour de lui, et chacun donne son
conseil. À la fin on convient du prix. Le prix
ordinaire d’un caniche bâtard, plus ou moins,
varie d’un écu à sept francs. Quelques-uns se
vendent dix francs ; mais en ce cas-là il faut
que l’acheteur soit un maitre d’armes, un
employé du Mont-de-Piété, ou un commissaire de police pour le moins.
À peine a-t-il acheté son chien, le bourgeois
de Paris remonte tout radieux à son quatrième
étage. Arrivé à la porte, toute résolution lui
manque. Sa femme a bien juré qu’elle n’aurait
plus de chien : comment faire accepter
ce nouveau chien à sa femme ? À la fin il
prend son parti, il ouvre la porte, il entre.
— Tiens, ma femme, regarde le joli petit caniche ! — La femme résiste d’abord, puis elle
cède ; car le moyen de ne plus aimer, une
fois qu’on a aimé, même un caniche ! Et voilà
notre heureux couple qui s’occupe du charmant
animal : on le blanchit, on le pare, on
l’engraisse, on lui apprend à descendre dans
la rue tous les matins. Ce bon ménage, qui
s’ennuyait tête à tête et qui n’avait plus rien
à dire ni à faire, se trouve à présent, grâce à
son caniche, très-occupé et très-heureux.
Qui vous dira toute l’éducation du caniche ?
que n’apprend-on pas au caniche ? On lui apprend
à rapporter tout d’abord, c’est l’a-b-c du
métier de caniche ; après quoi on lui apprend
à fermer la porte, on lui apprend à marcher
sur deux pattes, on lui apprend à faire
le mort, on lui apprend à vous ôter votre
chapeau quand vous entrez. C’est une plaisanterie
très-agréable : le caniche saute sur
vous à quatre pattes et vous arrache votre
chapeau avec ses dents, ce qui est très-pernicieux
quand vous avez un chapeau neuf. Il y a des caniches qui font l’exercice, qui scient
du bois, qui jouent à pigeon-vole, qui vont
chercher leur dîner chez le boucher ; j’en ai
connu un qui fumait dans une longue pipe
très-agréablement. Le caniche est la joie de
la grande propriété bourgeoise ; c’est une dépense
tous les ans assez considérable : il faut
le faire tondre tous les deux mois, il faut
changer de logement à peu près tous les
ans, il faut être brouillé avec tous les voisins
qui n’ont pas de chiens, quand on a un caniche
un peu supportable.
Ce sont là de grands sacrifices sans doute ;
mais comme on en est dédommagé ! quel plaisir,
quand on passe dans la rue, d’entendre
l’animal aboyer contre les chevaux, et de se
venger sur les chevaux des autres de ceux
qu’on n’a pas ! quel bonheur, dans le bois de
Romainville, de voir galoper son caniche, ou
bien de le voir nager dans la Seine, ou courir
après un bâton qu’on lui jette, à la grande
admiration des amateurs !
Le caniche est de tous les temps, et de tous
les âges, et, de tous les sexes ; c’est le chien
du rentier, c’est le chien du propriétaire,
c’est le chien du portier surtout ; le portier,
cet être amphibie qui est à la fois propriétaire,
bourgeois, domestique : propriétaire parce qu’il ne paie pas son loyer, bourgeois parce qu’il a un propriétaire, et domestique parce qu’il est obligé d’aimer les caniches des autres et que rarement il peut avoir un caniche à lui.
Le caniche est le chien de l’homme et de la femme, depuis trente-cinq jusqu’à quarante-cinq ans.
Arrivé à cinquante ans, les goûts changent.
Tel qui s’était fait le chien d’un caniche impétueux, hardi, ardent, ne pouvant plus suivre
à la course son animal, n’est pas fâché
de s’en défaire. Ce chien meurt : alors on le
remplace par un animal d’une espèce plus
douce et moins fougueuse. Avant cinquante
ans c’était l’homme qui décidait du choix de son chien dans le ménage : après cinquante
ans c’est la femme qui en décide. C’est qu’après cinquante ans la femme aime son chien
non plus pour son mari, mais pour elle-même ;
et alors, aimant son chien pour elle-même,
elle prend un chien d’une nature frileuse et
calme qui ne la quitte pas, qui aille d’un
pas lent, et qui aime les promenades de
courte haleine ; elle le veut peu libertin surtout, et peu coureur. À cet effet, il existe en
France plusieurs sortes de chiens : le chien
noir avec des taches couleur de feu, le chien
couleur de feu avec des taches noires. Sous
l’Empire, les vieilles femmes avaient trouvé
une race de chiens admirable et qui leur convenait
parfaitement, le carlin, le carlin infect
et ennuyeux, criant toujours, têtu, volontaire,
délicat. Depuis l’Empire le carlin
a complétement disparu de nos mœurs ; il a
été remplacé par le griffon. C’est un progrès.
Au reste, ce n’est pas la première fois
que la France perd des races de chiens : le petit chien de marquise, au dix-huitième
siècle, tout blanc, tout soyeux, et que relevait
si bien un collier en ruban rose, s’est
perdu presque complétement parmi nous, les
beaux lévriers du temps de François Ier se sont
perdus, ou à peu près. Il n’y a, en fait de
chiens, que le caniche qui soit imperdable ;
le caniche est à sa race ce que le gamin de
Paris est à la sienne. Toutefois, à la règle générale
des caniches il y a des exceptions qui,
au reste, ne font que prouver la règle, comme
toutes les exceptions : plusieurs corps de métiers
se distinguent à Paris par le choix de
leurs chiens, qui n’appartiennent qu’à eux.
Ainsi le boucher se fait suivre ordinairement
par une vilaine et sotte espèce de boule-dogue
tout pelé, qui a l’air de dormir et que
nous n’avons pas vu une seule fois en colère,
soit dit sans vouloir le chagriner ; le
cocher de bonne maison se procure comme
il peut un griffon anglais tout petit qui
suit très-bien les chevaux, et qui a remplacé les grands danois d’autrefois, du temps de
J.-J. Rousseau, quand il fut renversé par ce
chien danois que vous savez. Autrefois, quand
les petites voitures étaient permises, il y avait
à Paris de gros chiens, de gros dogues qu’on
attelait en guise de cheval, et qui portaient
avec une ardeur sans pareille leurs légumes
au marché. Telles sont à peu près les seules
races de chiens usitées dans cette grande
capitale du monde civilisé. Vous voyez qu’il
est impossible d’être plus pauvre en fait de
chiens.
La révolution de juillet, qui a détruit les
chasses royales, a porté un coup fatal aux
chiens de chasse les chiens de Charles X
ont été vendus à vil prix, et l’on a vu les
chiens du duc de Bourbon hurlant dans les
carrefours, après la mort de leur noble maître,
comme hurlait le chien de Montargis.
Je ne veux pas cependant, tout, en déplorant
notre funeste insouciance, je ne veux
pas passer sous silence un marché aux chiens assez curieux, et dans lequel l’affluence est
assez grande pour prouver que, si on voulait
s’occuper d’améliorer cette belle moitié de
l’homme, le chien, on en viendrait facilement
à bout. Il existe au faubourg Saint-Germain,
vis-à-vis le marché du même nom, une place
assez étroite dans laquelle, tous les dimanches,
on amène des chiens d’une nature beaucoup
supérieure aux chiens du Pont-Neuf.
Ce sont des chiens de toutes sortes : les uns
sont élevés par les fermiers pour la chasse,
les autres sont élevés par des gardes-chasses
pour la basse-cour ; le plus grand nombre a
été trouvé dans les rues de Paris, et est destiné
aux expériences médicales du quartier.
J’ai fait plusieurs recherches pour savoir
quelle était la profession qui élevait le plus de
chiens à Paris, et j’ai découvert, non sans
étonnement, que les sacristains de cathédrale
étaient ceux qui envoyaient le plus de
chiens au marché. Dites-moi, s’il vous plaît,
pourquoi.
Outre le marché du faubourg Saint-Germain,
vous trouverez encore quelques marchands
de chiens sur le boulevard des Capucines,
vis-à-vis les Affaires-Étrangères. C’est
là que se vendent les meilleurs chiens courants
et les meilleurs bassets, soit dit sans
allusion politique et sans esprit.
Cette industrie, toute négligée qu’elle est,
fait vivre plusieurs établissements de médecine
canine, dans lesquels tous les malades
sont disposés avec art et traités avec autant
de soins qu’on le ferait dans un hôpital. Le
docteur, comme tous les autres, est visible
depuis huit heures du matin jusqu’à deux ;
le reste du temps il va en visite, avec cette
seule différence qu’il est le seul médecin que
paie le pauvre. Le soir, quand il est rentré,
le docteur se délasse de ses travaux de la journée
en empaillant quelques-uns de ses malades.
Le nombre des beaux chiens, à Paris est
fort restreint : on compte deux ou trois beaux chiens de Terre-Neuve, tout au plus cinq
ou six boule-dogues de forte race. Les plus
jolis chiens qui soient en France à l’heure
qu’il est ont été apportés de Florence par notre
grand poëte, M. de Lamartine. C’est à eux que
M. de Lamartine, en quittant la France pour
l’Orient, a adressé ses derniers vers. Moi qui
vous parle, j’ai été trois ans à solliciter du poëte
un regard favorable : il m’a enfin donné un de
ses chiens ; c’était le plus beau cadeau qu’il
pût me faire après ses vers ; et voilà pourquoi,
à la place d’un article de genre que j’avais
commencé, vous n’avez qu’un article didactique.
Je ne comprends pas, en effet, comment
on peut parler légèrement de cette amitié de
toutes les heures, de tous les jours, de ce dévouement
de toute la vie, de ce bonjour du
matin, de ce bonsoir de la nuit, de cette famille,
de tout ce bonheur domestique qu’on
appelle un chien.