Les Catacombes/Tome I/Texte entier

Werdet, éditeur-libraire (Tome ip. -263).


À
THÉODOSE BURETTE.














J’ai là six petits volumes qui vont paraître bien mal à propos — entre deux émeutes — entre deux révolutions peut-être ! — Il faut, mon ami, que je les mette à l’abri de ton amitié et de ton nom. Plus nous avançons vers les jours mauvais et plus je me sens le besoin de m’appuyer sur ta force et sur ton courage. Si tu n’étais pas toujours là à mes côtés, heureux quand tu loues, si triste quand tu blâmes, que pourrais-je faire et que pourrais-je dire ? Tu es mon vieil ami, tu es mon conseil presque toujours écouté, tu es mon défenseur convaincu, tu es comme mon gardien fidèle, et près de toi je me sens bien fort. Quand tu trouves une idée tu me la donnes, quand tu découvres une belle chose tu me l’indiques. Faut-il venir en aide à quelque pauvre génie méconnu ? tu me prends par la main et tu m’y pousses. Faut-il attaquer de front quelques-unes de ces gloires dangereuses qui ne savent que détruire, à commencer par la langue qu’elles insultent ? tu me dis : En avant ! et j’y vais. Et que de fois, sans nous être rien dit, avons-nous éprouvé la même admiration, avons-nous ressenti les mêmes répugnances ! Ces jours-là je suis bien heureux et bien fier !

Les six petits volumes que je mets aujourd’hui sous la protection de ton amitié attentive et bienveillante, tu les as déjà lus page par page, au fur et à mesure que je les écrivais ; et plus d’une fois, à propos de ces chapitres épars, tu m’as dit : Je suis content ! Excepté le premier chapitre de ce recueil, dans lequel je raconte comment s’est passée notre première et honnête jeunesse, quand nous étions si heureux et si pauvres, quand tu étais le plus riche de cette bande d’oiseaux chanteurs, toutes les pages que tu vas relire ont été écrites, au jour le jour, depuis la révolution de juillet. Si donc j’ai imprimé de nouveau ce premier chapitre, c’est que j’étais bien aise de parler encore une fois de ce calme bonheur de nos vingt ans remplis d’espérance, de douces joies, de faciles plaisirs, de transports poétiques, si remplis de notre amitié surtout ; car nous autres, enfants de la même génération et du même collège, nous avons eu cet avantage que nous avons été tout simplement de bons jeunes gens qui n’ont jamais rien affecté ; nous n’avons jamais joué au Byronisme et à la mélancolie, nous n’avons jamais eu peur de montrer nos gais visages, nous n’avons jamais rêvé de révolutions et de tempêtes, mais bien de printemps en fleurs et de doux paysages et de longues promenades dans la vallée de Montmorency. Toi et moi nous pouvons nous rendre cette justice, qu’à toutes ces amitiés de notre enfance nous avons été fidèles, quelle que soit la carrière que nos amis ont suivie. Quand ils sont partis pour les pays lointains, nous les avons reconduits jusqu’en pleine mer en leur disant : Adieu ! et en invoquant déjà l’heure du retour. Quand ils ont dit leur première messe, ils nous ont trouvé dévotement agenouillés au pied de l’autel. Nous étions assis au pied de la chaire à leur premier sermon. Avec quels transports et quelle émotion n’avons-nous pas écouté leur premier plaidoyer en faveur de quelque horrible bandit dont s’accommodait fort leur éloquence naissante ! À la Chambre des députés nous les avons suivis jusqu’à la tribune, et perdus dans la foule, comme nous eussions voulu leur souffler les plus belles périodes de Cicéron, notre orateur ! Ceux d’entre nous qui se sont mariés nous ont choisis pour leurs témoins, et dans cette importante affaire de la vie nous les avons servis avec la gravité convenable. Avant peu tu seras le parrain du troisième enfant de notre procureur du Roi ; moi je tiendrai sur les fonts baptismaux, la première fille de notre bon notaire à Villers-Cotterets. Et bien plus, quand l’un de nous a été reçu docteur en médecine, avons-nous manqué d’être malades et d’en faire tout de suite notre médecin ordinaire, afin qu’il pût en toute liberté opérer in anima vili ? Nous les avons aimés même quand ils étaient riches, même quand ils étaient hommes puissants, à plus forte raison lorsqu’ils étaient malheureux et inconnus. Nous avons partagé toutes leurs inquiétudes, nous avons même partagé toutes leurs ambitions, nous autres qui n’en avons pas pour nous-mêmes ! Que de fois avons-nous tremblé pour l’examen de celui-ci, pour le concours de celui-là ! On eût dit que c’était moi qui voulais être docteur, que c’était toi qui voulais devenir à l’École de droit le collègue de M. Demante ou de M. Ducaurroy, ces illustres et savants professeurs ! Enfin, et ceci est bien plus triste, nos amis qui sont morts, celui-ci en duel, frappé d’une balle, à vingt ans, celui-là mort d’ennui, cet autre mort d’amour, ils nous ont toujours trouvés à leur chevet pour leur fermer les yeux. Et te souviens-tu de ce beau jeune homme dont nous parlons encore tous les jours, notre gloire et notre orgueil, une espèce de père adoptif, plus jeune que nous, que nous avions là pour nous aider ? Te souviens-tu de Boitard, l’espoir et l’honneur de l’École de droit, mort en vingt-quatre heures, tout de suite, un dimanche, comme nous revenions du bois de Vincennes, toi et moi, sans songer à l’affreux malheur qui nous attendait au retour ?

Ainsi, cher Théodose, en moins de quinze ans, la fortune, l’exil, l’ambition, la mort, nous ont déjà séparés de nos plus chers camarades ; peu à peu, telle est l’inconstance des choses humaines ! nous avons perdu notre joyeux entourage. Ils sont partis l’un après l’autre, ces regards de feu, ces nobles cœurs, ces heureux enthousiastes, ces savants de vingt-cinq ans, ces jeunes fous qui avaient mis tout en gage, et même leur manteau couleur de muraille. Rufz est rentré à la Martinique, où les plus pauvres esclaves savent déjà le nom du bon docteur. Cet aimable jeune homme si naïf et si vrai, Schœlcher, pauvre enfant, Schœlcher, si beau et si brave, a été tué, à vingt pas, d’un coup de feu. L’abbé Daubrée, le digne fils de sa mère, si éloquent, si jeune et si honnête, a succombé à une fièvre lente, en lisant les pages de M. de Lamennais, son maître ; il est mort heureusement pour lui, avant que M. de Lamennais ne se fût révolté. Les uns et les autres ils sont partis bien loin : celui-ci s’est enfermé sous son toit domestique, celui-là dans son ambition, cet autre, le malheureux ! dans ses haines politiques, qui ne feront jamais de mal qu’à lui-même. — Seuls nous restons, toi et moi, de toutes ces amitiés disparues, comme pour témoigner de tant de belles heures évanouies. À cette heure nous voilà donc à peu près seuls, l’un près de l’autre, sans nous perdre de vue un seul jour, vivant toujours de la même vie, lisant toujours les mêmes livres, exempts des mêmes ambitions, contents de peu, contents toujours. Notre bonheur a changé, il est devenu moins fougueux, nos espérances se sont amorties. À force de voir s’éloigner de nous nos vieilles amitiés, notre amitié s’est encore resserrée s’il se pouvait faire, et maintenant nous ne comprenons guère que nous puissions vivre, moi sans toi, toi sans moi.

Cependant de nous deux tu as été le plus sage, car tu as été le plus modeste. Le grand jour t’a fait peur, et tu as accepté pour la règle cette devise du sage : Cache ta vie. Tu as dissimulé avec le plus grand soin ton esprit et ton talent et cette verve ingénieuse dont les plus illustres seraient jaloux. Tu n’as voulu ni du bruit ni de la renommée ; je crois bien même que tu n’aurais pas voulu de la gloire. Et bien plus, je ne serais pas étonné quand tu te serais effacé pour me faire place, afin que la route me fût plus facile. Tu écrivais mieux que moi ; tu m’as laissé écrire. Ton goût était plus sûr, plus exercé, plus net que le mien ; tu m’as laissé juger les autres. Tu t’es fait humble et petit, et tu as caché, même à moi, ces longs travaux historiques qui ont produit de si charmants livres populaires dans nos écoles, et auxquels les jeunes gens ne préfèrent qu’une chose, ta leçon parlée ! Ainsi tu es devenu un savant historien. Sans me le dire, tu te levais chaque matin, avant le jour, pour fouiller dans les vieilles chroniques ; je dormais encore que, sans bruit et sans que nul s’en doutât, pas même moi, tu avais accompli ta tâche de chaque jour. Alors je te voyais arriver aussi reposé que si tu n’avais rien fait, et, me trouvant au travail, à écrire quelque chose futile, voici ce que tu me disais, hypocrite ! — Jules, tu travailles trop !… Nous parlions alors des choses qui m’intéressent, auxquelles tu ne t’intéresses guère qu’à cause de moi ; par exemple, des grands hommes et des chefs-d’œuvre de la veille ; nous en parlions sans haine, mais aussi sans amour. Nous nous disions que ces hommes qui s’agitent pour tant produire ont grand tort ; nous pensions souvent, tout en prenant en pitié l’abondance de nos contemporains, que les poèmes d’Homère ont pu être contenus dans une coquille de noix ! Que si par hasard quelque bruit politique arrivait jusqu’à nous, nous ne comprenions pas que le peuple le plus spirituel de la terre, comme on dit, jouât ainsi, jusqu’à la fin du monde, cette farce de Shakspear intitulée Beaucoup de bruit pour rien ! Nous savions seulement que la Chambre des députés est un monument fait pour servir de pendant au garde-meuble de la couronne. Nous reconnaissions que le palais du Luxembourg est très-utile par son jardin, qui nous donne tant d’air et de soleil et tant de lilas en fleurs. Quelles belles promenades salutaires nous ferions encore sous ces beaux arbres, si seulement Mme la duchesse Decazes voulait nous permettre de promener nos chiens sans les tenir en laisse ! C’est ainsi pourtant que dans notre jeunesse, sous M. de Sémonville, cet affable gentilhomme, nous laissions gambader Azor et Phan au Luxembourg. Mais à quoi donc, je te prie, a servi la révolution de juillet, puisque nos pauvres chiens y ont perdu cette grande liberté ?

Je le vois d’ici, si je n’écrivais pas ces pages en cachette, si tu étais là derrière mon épaule à déchiffrer ces lignes que je t’adresse, tu me les ferais effacer bien vite ! Tu me dirais que cela n’est pas prudent, qu’il faudrait parler avec plus de réserve de la Chambre des députés, de la Chambre des pairs et de la révolution de juillet ; tu ajouterais que toi absent, j’ai écrit la préface de Barnave. Eh bien, non, quoique tu en dises, je ne peux pas accorder mes sympathies à cet état misérable dans lequel nous vivons, qui n’est ni la paix, ni la guerre, ni la liberté, ni l’esclavage, ni la lutte, ni le repos. Moi je suis, avant tout, l’homme des époques tranquilles où l’on peut s’occuper à loisir de belle prose, de beaux vers, de belles pages historiques qui chantent ou qui déclament, des nobles passions de l’âme, des brillantes exigences de l’esprit, des beaux-arts qui charment la vie, des tendres passions du cœur. J’ai eu beau faire, j’ai eu beau voir de près comment s’opère une révolution, comment s’élève un peuple, comment tombe une monarchie, comment le vaisseau dont parle Bossuet et qui traverse cette mer étonnée de se voir traverser dans des appareils si divers est incessamment à l’ancre dans la rade de Cherbourg, à la disposition des rois qui s’en vont, je n’ai jamais pu trouver un bien grand intérêt à ce drame brutal de la force et du désordre. À quoi nous mènent ces changements, je te prie, sinon à troubler l’intelligence du spectateur qui, ballotté dans tous les sens, ne sait plus de quel côté se tourner pour découvrir le bon droit ? Que de grands bruits et pour quels résultats ? Par ma foi, et tant pis si je blasphème ! je donnerais toutes les déclamations furibondes et toutes les utopies hypocrites et tout ce fatras mal défini qu’on appelle les doctrines de 89 pour une scène d’Athalie, pour les premiers livres des Confessions, pour moins que cela, pour Candide ! À entendre dans quel affreux patois se débattent les affaires du pays, à voir dans quel horrible style elles s’écrivent, à prêter l’oreille à l’éloquence courante de nos grands orateurs modernes, je me serais bien contenté, je te le jure, d’un tyran comme Louis XIV, entouré qu’il était, ce tyran, des plus excellents chefs-d’œuvre qui aient honoré la langue française et l’esprit humain. En ce temps-là on avait le temps d’écrire. Le style était non pas tout l’homme, mais quelque chose de l’homme, ou, tout au moins, c’était quelque chose d’humain. En ce temps-là on se préoccupait tout autant que de la bataille de Rocroy d’une oraison funèbre de M. de Meaux, ou d’un chapitre de M. de Retz, ou d’une épître de Despréaux, ou d’une fable de La Fontaine, ou d’une lettre de Mme de Sévigné, tout simplement.

En ce temps-là il y avait honneur et gloire à être un historien, un poëte, voire même un critique, oui, un critique ; mais cependant en ce temps-là la critique n’avait pas fait toutes ses preuves ; il fallait, avant que de prendre rang dans la cité, qu’elle eût passé par le feu roulant de Voltaire et qu’elle eût soutenu ce feu roulant avec le courage de Fréron. Dès-lors la critique gagna ses éperons, elle fut reconnue une puissance indépendante des autres puissances. Elle a fini par être souveraine à son tour.

Or, voilà bien justement pourquoi, malgré des inquiétudes que tu ne m’as pas toujours cachées, toi mon juge, toi mon conseil, candide judex, tu m’as laissé peu à peu me livrer tout à fait à l’exercice libre et indépendant de cette force toute nouvelle parmi nous. Cela te chagrinait bien dans le fond de l’âme de me voir dépenser ainsi en pure perte ce que tu voulais bien appeler mon style et mon espritMais, te disais-tu à toi-même, tout bien considéré, quelle est donc l’œuvre moderne qui ait plus de vingt-quatre heures de durée ? Ne sommes-nous pas dans le siècle des choses improvisées ? Le drame, la comédie, le roman, le discours politique, improvisation d’une heure, improvisation d’un jour, qu’importe ? La révolution de juillet, pour avoir été improvisée en trois jours, en est-elle moins une révolution ? Donc, après y avoir bien pensé, tu m’as laissé me plonger dans cet abîme sans fond de la littérature périodique où se perd, sans fin et sans cesse, l’esprit de chaque jour. Dans ce gouffre béant qui dévorera tout ce siècle, on eût jeté, l’un après l’autre, Voltaire, Rousseau et Montesquieu, que le monstre eût crié : Encore ! L’Encyclopédie tout entière n’eût pas duré plus d’un mois à ce compte, et pourtant tu te consolais de me voir occupé à ce long travail des Danaïdes en te disant : Au moins a-t-il une position grande et forte et qu’on envie !… Mais, je te prie, à force de zèle, de persévérance et de courage, quelle est la position qui ne soit pas tenable ? Celle-là surtout, celle d’un homme qui peut dire tous les jours à la foule attentive tout ce qu’il a sur le cœur, qui impose son blâme ou sa louange, dont la parole est écoutée, dont le jugement est attendu ? Celui-là est entouré tout autant que les autres hommes qui disposent de la fortune publique, car celui-là il dispose de la renommée. Celui-là est environné d’ennemis et de flatteurs aussi dangereux les uns que les autres, et qui cependant en font malgré lui un homme important. Celui-là mérite l’intérêt des honnêtes gens ; car, pour qu’il soit écouté longtemps, il faut à toute force qu’il ait un peu d’esprit, un peu de style, beaucoup de courage, une grande conscience dans son jugement de chaque jour, une abnégation profonde ; il faut qu’il soit juste et vrai, sincère et loyal, indulgent même dans sa critique, sévère même dans ses louanges. Il faut qu’il tienne d’une main sûre la balance égale entre toutes ces gloires qui se valent, entre toutes ces ambitions rivales, tous ces poëtes de la veille, tous ces prosateurs du lendemain, toutes ces renommées maladives et envieuses l’une de l’autre qui prennent pour un vol qu’on leur fait la moindre louange qui ne leur est pas adressée. Telle est cependant la position du critique : sa vie est une vie de luttes et de travail ; de toute cette renommée dont il dispose il ne garde presque rien pour lui ; il se fait autant d’ennemis de ceux qu’il blâme que de ceux qu’il ne loue pas assez. Or quel est homme en ce monde qui se trouve jamais assez loué ? Le malheureux critique ! Voilà comment, tout en se tenant à l’écart le plus qu’il peut des ambitions et des rivalités humaines, il est cependant exposé à toutes les calomnies, à toutes les médisances. Sa vie est à jour, il habite une maison de verre ; chacun lui peut tirer son petit trait envenimé par derrière ; sous chaque sourire qu’on lui adresse se cache une injure, sous chaque poignée de main qu’on lui donne se cache une trahison. Il est exposé plus que personne à la lettre anonyme, cette bave menteuse ! Et que deviendrait-il si son valet de chambre ne les lisait pas le premier ?

Eh bien ! telle qu’elle est la position est des plus tenables, et l’on peut encore, même dans cette atmosphère chargée de haines et d’envies, être heureux, être libre, être aimé. L’amitié prévient ces tristesses : d’ailleurs, on rencontre de si beaux jours ! les rayons d’un si beau soleil traversent de temps à autre ce nuage ! Aujourd’hui c’est un talent inconnu que vous avez découvert, une enfant qui se morfondait dans une salle vide à qui vous criez : Courage ! voilà la tragédie ! Le lendemain, c’est un poëte au désespoir ; vous lui frappez sur l’épaule et vous lui dites : Salut, poëte !… Plus tard c’est un livre ignoré, et à ce livre ignoré vous envoyez soudain, par un effet de votre toute-puissance, la foule et la fortune ; ou bien c’est un horrible mélodrame applaudi à outrance par un stupide parterre ; alors, vous tout seul, vous levant dans ce désordre, vous prenez la défense de la raison outragée, de la langue française insultée, de toutes les majestés de l’art et de l’histoire livrées en pâture à des laquais en livrée ! Ou bien encore, par un matin de printemps, vous voyez arriver dans votre maison M. de Chateaubriand en personne, qui vous dit : Bonjour, comme s’il vous avait vu la veille ! ou bien, un soir d’hiver, s’assied à votre foyer M. de Lamartine, ce beau rêveur qui parle si bien de Dieu et de l’amour ! ou bien Meyerbeer, qui vous raconte les passions nouvelles dont il va remplir tous ces artistes qui ne chantent, qui ne pleurent, qui ne vivent que par lui ! Ce sont là de grandes fêtes et de grandes joies ! Et souvent, quel bonheur encore ! de savoir de loin toutes ces nobles mains qui vous sont tendues, ces bons sourires qui vous protègent, ces voix éloquentes qui vous défendent, ces lecteurs qui marchent à vos côtés, que vous connaissez tous depuis que vous suivez le même sentier, eux et vous, dont vous savez tous les goûts, toutes les espérances, dont vous ne savez pas les noms !

Oui, tu as raison, Théodose, de m’encourager dans ma voie : la profession est noble et belle. Quel est en effet l’avocat le plus fêlé au barreau qui s’adresse à un pareil public, qui ait à défendre de plus belles causes, l’art, le goût, la raison, le bon sens, la moralité du drame, l’utilité de la poésie, la dignité littéraire, la gloire acquise ? quel est l’orateur, quel est le procureur du Roi qui fasse comparaître à sa barre de plus grands crimes ? quel est le philosophe qui parle dans une plus vaste école ? quel est le soldat qui, l’épée à la main, défende un plus large espace ? quel est l’homme d’argent qui brasse autant de louis d’or que le critique brasse d’idées ? Mais, hélas ! comment veux-tu cependant quand toute autorité est brisée, que la critique conserve son pouvoir ? Comment veux-tu, quand nulle voix sage n’est plus écoutée dans ce malheureux royaume, que la critique soit écoutée ? Comment veux-tu, quand on va chercher au loin tant de parleurs de pacotille pour disserter à perdre haleine sur les affaires politiques, que l’écrivain qui n’est qu’un écrivain parle à la foule inattentive de romans et d’histoires, de comédiens et de comédies ? Eh ! voilà bien où est notre malheur, à nous autres qui cultivons les lettres pour les lettres même, à nous autres qui n’avons jamais eu d’autres ambitions que de rester à la place où le ciel nous a mis, à nous autres qui n’avons jamais été que des écrivains quand autour de nous tous nos confrères se faisaient des hommes politiques ! En effet, de toute cette phalange de jeunes esprits que 1830 a trouvés à peine entrés dans la carrière littéraire, combien peu sont restés à leur place ? Ils se sont tous nommés, par la grâce de la révolution de juillet, préfets, ambassadeurs, capitaines, ministres d’État, L’un d’eux surtout, le plus puissant de tous, espèce de Mirabeau longtemps médité à l’avance, qui tient en ses mains la fortune du pays : eh bien ! il était des nôtres, il n’était qu’un écrivain comme nous ; il a brisé le joug littéraire, et maintenant il impose à la France le joug politique. Le moyen, après ce grand exemple, que les écrivains consentent à rester dans leurs limites naturelles ? L’ambition les a pris tous. Ceux qui sont restés purement et simplement des écrivains, on les montre du doigt et l’on dit en levant les épaules : Ce ne sont que des écrivains ! Il faudrait cependant en parler avec plus de réserve, ne fût-ce que par respect pour le talent de leurs frères politiques qui ont quitté la partie et qui leur ont laissé pour héritage la lutte de chaque jour.

Ainsi donc, frère, quand tous nos amis nous ont quitlés pour aller, chacun de son côté, à des destinées nouvelles, quand toutes les existences qui nous entouraient ont été changées, voilà comment je me retrouve cependant, près de toi, le même homme qu’il y a quinze ans et tout comme si j’avais passé toute ma vie loin du bruit, des passions et de la littérature de chaque jour. C’est qu’en effet je suis resté dans ma voie pendant que tant de gens en changeaient, et toi alors tu es revenu à moi plus dévoué que jamais, et nous avons compris qu’il n’y a qu’un bonheur dans le monde, l’amitié, puisque aussi bien, nous autres parias, nous ne pouvons guère aspirer aux saintes joies de la famille.

Que veux-tu ? nous n’avons pas payé notre charge, nous n’avons d’autre privilège que le privilège de notre art ; nous sommes autant d’oiseaux sur la branche pour lesquels il n’y a qu’un printemps, pour lesquels il n’y a ni automne ni hiver.

Les six petits volumes que je t’envoie ont été recueillis çà et là dans l’improvisation de chaque jour ; naturellement tu y trouveras toutes sortes de ces choses qui ne peuvent vivre qu’en y mettant beaucoup de bonne volonté : — des pages de critique, — des histoires, — des contes, — des nouvelles de tous genres, et surtout de fréquents souvenirs de cette belle, savante et éternelle littérature de l’antiquité, à laquelle je suis resté fidèle autant que toi. Je n’ai pas oublié non plus dans mes prières littéraires ces pauvres nobles esprits, nos compagnons bien-aimés, qui sont morts et qui nous aimaient.

Mais de tous les souvenirs dont ce livre est rempli ai-je donc besoin de te dire quel sera le plus durable et le plus cher à mon cœur ?

J. J.


AVERTISSEMENT

DE L’ÉDITEUR.



Quand nous avons été pour proposer à l’auteur des petits volumes que nous publions de nous permettre de faire un choix, pour en composer plusieurs volumes, parmi les brillantes fantaisies qui échappent chaque jour à cette plume infatigable, il a d’abord refusé d’une façon très-nette de satisfaire à notre désir. Il disait qu’il y avait déjà assez de livres dans le monde, et que pour sa part il en avait enfanté une trop grande quantité, — sans compter ceux qu’il veut faire encore, — pour consentir à nous laisser fouiller dans ce qu’il appelle les catacombes de son esprit. Il disait encore qu’autrefois, il y a cinq ans, il avait eu la faiblesse de publier huit volumes de contes fantastiques et non fantastiques dont il n’avait jamais entendu parler, non plus que le public ; — enfin il ajoutait qu’à un homme prudent et bien posé dans le monde littéraire un livre nuit plus qu’il ne sert, et qu’aussi, ces pages-là n’étant pas faites pour être arrangées dans un volume régulier, il ne savait pas pourquoi on les voudrait tirer de leur petit néant très-agréable, moitié nuage et moitié lumière pour les faire reparaître dans tout l’éclat exorbitant de l’in-8o. — Donc à toute force il ne voulait pas nous donner pour les réimprimer une seule de ces pages lues si avidement au jour le jour, et dont lui-même il se souvenait à peine comme on se souvient d’un rêve, ou d’une improvisation dans un cercle d’amis, — confusément et sans y attacher plus d’importance qu’à un bon mot qui vous échappe dans un moment d’inspiration.

Mais nous, bien convaincu que nous étions dans notre droit, nous n’avons pas cédé la place si vite. Nous avons répondu à l’auteur de L’Âne mort, de La Confession, de Barnave, du Chemin de traverse, des Contes fantastiques et des Contes nouveaux ce qu’il fallait lui répondre, à savoir : — Que le public ne pouvait pas faire un accueil médiocre aux mêmes pages qu’il avait le plus applaudies, par la seule raison que ces pages, au lieu d’être disséminées et perdues dans un recueil, seraient imprimées dans un livre ; — que le style était le meilleur prétexte que pût trouver un éditeur à réunir des essais épars çà et là sans méthode, non pas sans art et sans talent ; — qu’à défaut de l’unité rigoureuse, la pensée qui avait présidé à ces divers travaux subirait bien à leur donner l’apparence d’un livre : — que les huit premiers volumes de ses contes, nouvelles et autres mélanges, traités si lestement par l’auteur, avaient été complètement acceptés par le public, et, qui plus est, entièrement vendus jusqu’au dernier ; — que c’était un usage établi de nos jours par tous les écrivains qui savent écrire, et même par quelques-uns qui ne savent pas écrire ; — et qu’enfin il ne s’agissait pas comme il en avait peur, de gros volumes in-8o, mais bien de quelques petits volumes in-18, si petits qu’on les lirait sans aucune espèce de prétention, — tout comme ils seraient publiés.

Cette dernière raison plus que toutes les autres a paru décider notre auteur. En effet un modeste petit in-18, quel danger peut-il courir ? Quant à nous qui avons choisi nous-même, et depuis longtemps, les divers chapitres qui composent ces petits volumes, et qui savons tout le succès qu’ils ont obtenu séparément, jetés çà et là au hasard, selon le caprice ou la fantaisie de l’écrivain, nous sommes encore plus rassuré que lui.

Une autre condition qu’il nous a faite est celle-ci : — Que, quel qu’ait été le succès de ses contes publiés en 1833 et en double édition, nous n’en réimprimerions pas un seul dans ces nouveaux mélanges. Après avoir encore débattu cette nouvelle condition nous y avons consenti, et nous la tiendrons rigoureusement. — Seulement nous réimprimons, sans y rien changer, la préface des Nouveaux contes. Dans ces pages éloquentes, les plus touchantes peut-être qui lui soient échappées, l’auteur raconte avec une naïveté pleine de charme ses premiers pas dans cette carrière littéraire où il est entré si jeune, qu’il a parcourue avec tant de popularité, tant de bonheur, et dans laquelle il est attendu, n’en doutons pas, par de nouveaux succès plus complets sans doute et plus sérieux.

Voici donc ce que raconte de lui-même M. Jules Janin.


INTRODUCTION.















Séparateur



Voici de nouveaux contes ; encore des contes, et toujours ! Cela vous fatigue peut-être ? et moi donc ! Mais moi je suis arrivé à cet instant de la vie littéraire où l’écrivain qui se sent quelque chose là, comme André Chénier, se hâte d’en finir avec les essais de sa jeunesse, pour entrer s’il se peut dans un ordre d’idées tout nouveau et plus élevé. Dans la vie de tout homme qui écrit, et qui est écouté par mille à douze cents lecteurs, tout autant, il y a un instant critique qu’on pourrait facilement appeler l’instant des œuvres complètes, maladie toute moderne, et que je divise en deux périodes d’un égal danger.

La première période de cette maladie qu’un auteur appelle ses œuvres lui venait autrefois à l’âge de l’institut, ce qui ne veut pas dire à l’âge de raison. Quand notre homme avait comblé la mesure de gloire qu’il s’était promise, une grande et large mesure toujours, qu’il faisait aussi comble qu’il voulait, notre homme, n’ayant plus à songer à autre chose, pensait alors à la postérité ; la postérité devenait son idée dominante. Une fois qu’il avait épuisé toutes les idées de sa tête, drames, opéras, opéras comiques, vaudevilles, dissertations… quoi encore ?… il ramassait toutes les rognures de son esprit, entassées avec le soin le plus minutieux dans son coffre-fort littéraire, meuble innocent et sacré de sa vie domestique ; il arrangeait tout cela, il compilait cela.

Il remontait aussi haut qu’il pouvait s’en souvenir dans sa vie pensante et écrivante : il retrouvait par hasard son premier prix de l’Académie de Lyon, de Dijon ou autre lieu, son premier bouquet à Chloris, ses vers latins datés du collège, ses lettres d’amour les plus compliquées ; il retrouvait tout cela, le pauvre homme ! Puis de ses œuvres fugitives, moins fugitives que le titre, titre menteur et modeste, il allait à ses ouvrages sérieux, à ses tragédies, par exemple, à ses comédies en cinq actes, jouées trois fois ; et à ces malheureuses comédies ou tragédies il avait toujours des variantes à ajouter, des tirades entières à refaire, des explications à donner : il prenait tant de mal et tant de souci de son œuvre ! Puis enfin il publiait tout cela, promettant de ne plus rien écrire, dans un discours préliminaire qu’il écrivait avec beaucoup moins de tremblement et de remords que je ne fais, moi, votre pauvre et frivole conteur, en écrivant cette préface.

Telle était autrefois la maladie, maladie incurable, appelée Œuvres complètes. Nous avons dû à cette maladie étrange une véritable carrière de craie blanche et incolore comme celle qui tombe chaque matin de la pantoufle d’un goutteux : c’était à peu près le même produit inconcevable, inexpliqué, inutile, nauséabond. La maladie Œuvres complètes, très-connue dans le siècle passé, a été contagieuse dans le nôtre. Je fais grâce ici aux martyrs de cette triste épidémie en ne les nommant pas ici : je les ai nommés si souvent !

Dieu me préserve d’être atteint, moi qui parle, d’un mal pareil sur la fin de mes jours ! Dieu me préserve de cette goutte formidable qui produit de pareils résultats au milieu de pareilles douleurs ! Passe encore d’avoir été atteint de l’autre espèce d’Œuvres complètes, maladie bénigne, comparée à la maladie mère, véritable cholérine à côté du choléra littéraire, ce mal terrible auquel on n’a pas trouvé de remède jusqu’à ce jour.

Je dis donc que dans la vie de tout homme qui se sent, ou plutôt à qui l’on sent quelques lecteurs, il se rencontre souvent un moment de résolution énergique que prend l’auteur de se renouveler tout à fait et de faire maison nette dans le logis préparé pour cette folle si changeante, si capricieuse et si aimée qu’on appelle l’Imagination. La résolution est dure et elle coûte à prendre : comment faire pour chasser la folle du logis de chez elle, où elle a pris ses coudées franches ? comment la mettre à la porte, l’aimable enfant qui use et qui charme votre vie ? comment dire à cette pauvre jeune folle, qui vous a donné ses vingt-cinq ans, qui s’est donnée à vous corps et âme : Va-t’en ! ta figure me déplaît ! Displicuit nasus tuus, comme dit Juvénal ; cela est difficile et dur. L’imagination tient encore tant de place dans la vie d’un homme mûr ! il est encore si faible devant ces vieilles rêveries si aimées, si fêtées, compagnes chéries et mystérieuses de son joyeux printemps, bonnes fées assises à son foyer domestique en hiver, haletantes avec lui dans les guérets de l’été, bondissantes sous le pampre doré de l’automne ! Il est dur, croyez-moi, de dire le dernier adieu à ces bonnes sœurs et de les baiser sur le front une dernière fois pour ne plus les revoir jamais ! Mais enfin il le faut : l’âge arrive, l’âge sérieux, repoussant de ses mains plus nerveuses et de son regard plus sévère le blond printemps, le bel enfant à l’œil bleu. Adieu donc, mes belles et dernières années ! adieu, mon âge poétique ! adieu ! adieu ! adieu ! Replions bagage, mon ami ; va-t’en sur la grande route, où tu pourras, le sac sur le dos.

Or le sac sur le dos de la jeunesse poétique, ce sont les premières œuvres du jeune homme ; ce sont ses œuvres complètes de vingt-sept ans, c’est le résumé très-diffus de ses premières ébauches. Les voilà toutes : prenez-les, choisissez ! Curetez dans ses œuvres éparses, en y cherchant un germe de pensée, moins que cela, un rêve, un souvenir, quelques-uns de ces parfums timides qui s’exhalent d’une lettre d’amour ! Si donc j’ai commencé par juger sévèrement la maladie des Œuvres complètes pour le vieillard, cette espèce de testament littéraire sans héritiers directs ni indirects, qui n’est ouvert par personne parce que personne n’a d’intérêt à l’ouvrir, je vous demande grâce, en revanche, pour les Œuvres complètes du jeune homme, pour cette espèce de contrefaçon, bonne enfant d’une fantaisie qui ressemble à un ridicule. Pardonnez-la-moi donc, cette innocente fantaisie ! laissez-moi sur le dos ce pauvre bagage ! Si le jeune homme vous fait ses œuvres complètes, cela est tout gain pour lui et pour vous : lui et vous, vous êtes sûrs que le vieillard ne fera pas les siennes.

Ainsi j’avais besoin de vous faire mes excuses à vous tous, mes lecteurs, qui êtes toujours les mêmes ; à vous, mes fidèles, à vous qui m’aimez autant que je vous aime ; j’avais besoin de vous expliquer le pompeux prospectus que vous avez lu cet automne : Œuvres complètes de Jules Janin. Ceux qui ont pris au sérieux cette annonce, ceux-là s’en sont irrités contre moi comme on s’irrite contre une vanité mesquine ; ceux-là ont été injustes et cruels. Loin que ce fût de ma part œuvre complète de vanité, c’était là œuvre complète de modestie. Quelle plus grande modestie que de dire adieu, et devant tous, à sa jeunesse, à son inspiration, à sa rêverie, à ses vingt-sept ans, à tout ce qu’on a été jusqu’alors, sans savoir ce qu’on sera dans la suite, à supposer qu’on sera quelque chose ? Je n’ai pas fait autre chose en vérité.

Ces quatre derniers volumes que j’ai publiés et ceux que je publie en ce jour (style d’Œuvres complètes) représentent en effet, et complètement, le premier essor de ma pensée, s’il y a pensée. Et, puisque nous en sommes à ce sujet, voulez-vous qu’à la place d’un conte, que je ferais peut-être fort mal, je vous écrive le récit exact des premières et douces années de ma vie littéraire ? voulez-vous, s’il n’y a pas trop d’orgueil à moi, que je vous parle de moi, pauvre homme ! et que je vous dise comment je suis parvenu à avoir fait tant de volumes imprimés, et à vous avoir pour amis et compagnons fidèles, vous qui me lisez les yeux ouverts ; et comment il est arrivé que, sans invention, sans création, sans trop d’esprit, sans un style très-correct, je me suis fait un nom assez sonore pour n’avoir pas été écrasé tout à fait sous ce : Œuvres complètes ? gros mot… Allons ! je vais vous le dire. Aussi bien, cela me fera un conte de moins et une préface de plus.

Il m’est arrivé ce qui est arrivé à tous les hommes de lettres des temps présents et des temps passés : je suis entré dans la vie littéraire sans le savoir et sans le vouloir ; j’ai été écrivain à mon insu, par nécessité, comme tout le monde. Rien ne ressemble à mes premiers commencements comme ces histoires du café Procope au dix-huitième siècle ; seulement, je n’allais pas au café Procope, et cela pour de bonnes raisons.

Je me souviendrai toute ma vie du jour où je dis adieu à ma mère, pour ne plus la revoir, hélas ! Nous nous étions levés bon matin ce jour-là, car nous devions aller rejoindre, à quatre grandes lieues de traverse, la méchante voiture publique par laquelle je devais partir, de l’autre côté du Rhône. La chambre de ma mère donnait justement sur le grand fleuve : on l’entendait mugir et gronder ; on le voyait, à travers les rideaux, scintiller comme une flamme. Cette petite maison paternelle, sur les bords de l’eau, était toute retentissante ; elle appartenait au Rhône tout entière ; c’était le bien, le domaine du fleuve. Terrible fleuve, mais pourtant bien-aimé ! il était notre fléau et notre joie. En été il enlevait les fruits et les légumes du jardin ; en hiver il prenait ses ébats au rez-de-chaussée, il dansait au salon, il s’asseyait à la table de la cuisine. C’était notre hôte forcé, mais enfin c’était notre hôte.

Ce jour-là je vous dis que le Rhône était bien grondeur : il battait le pied de la maison, frappant déjà à la porte et demandant à haute voix à entrer. Moi, sur le point de partir, je me précipitai dans les bras de ma mère, qui était déjà malade de la maladie dont elle est morte, pauvre mère ! Elle me tendit ses bras avec des larmes et des sanglots, pauvre mère ! Ma mère était belle ; et partout à Condrieu, où elle était née, quand Condrieu était une ville animée et joyeuse, livrée aux doubles fêtes de la navigation et de la vendange, on la citait pour la fraîcheur de ses joues, la blancheur de ses mains et la beauté de ses bras. Je ne l’avais jamais vue pleurer que ce jour-là ; car c’était une femme heureuse naturellement, et d’un caractère élevé effort qui ne s’étonnait guère des petits malheurs qui s’élèvent dans tous les ménages. Ces larmes silencieuses, qui baignèrent mon visage tout à coup, me firent beaucoup pleurer quand je fus loin de sa vue ; mais tant que je fus près de son lit je me contins : je l’aurais fait trop pleurer si j’avais, moi aussi, pleuré.

J’étais donc assis sur son lit sans mot dire. Elle ne me dit rien non plus, me prenant la main et m’embrassant, essuyant ses larmes pour pleurer encore. Jusqu’à ce jour, quand nous ne nous étions séparés que pour quelques lieues et pour quelques mois, elle n’avait cessé de me faire mille recommandations toutes remplies de sa sollicitude maternelle ; à présent que j’allais à Paris, à présent que je lui étais enlevé, ma pauvre mère n’avait rien à me dire : je n’étais plus à elle, elle n’était plus à moi ; elle n’avait plus que des larmes et non plus des conseils à me donner. À présent que je me souviens de cette douleur muette, il me semble que je n’ai jamais eu tant de douleur.

Ma mère n’était pas la seule mère qu’il me fallût quitter en quittant ma petite ville ; j’avais une autre mère qui m’était bien chère aussi : c’était ma grand’-tante. Voilà une femme ! du courage, du cœur, de l’âme, toutes les vertus fortes ; une femme éprouvée. Elle m’avait adopté tout enfant un jour qu’en revenant de l’île de Corse, comme nous revenons de Saint-Cloud, elle m’avait rencontré dans le jardin, et que j’avais couru au devant d’elle, la tirant à moi, comme si je m’étais douté de tout le bien qu’elle me ferait. Elle m’aimait encore plus que ne m’aimait ma mère, ou du moins tout autrement. Elle me passait aveuglément toutes mes fantaisies, tous mes caprices, elle était mon esclave, attentive, patiente, soumise, toujours prête à tout souffrir de moi. À l’heure qu’il est, à quatre-vingt-seize ans passés, elle est encore là à côté de mon cabinet, prêtant machinalement l’oreille à mes exclamations entrecoupées et au bruit de ma plume qui court sur le papier, s’extasiant à l’avance sur les belles choses que j’écris et qu’elle ne lira pas.

Je ne fis pas mes adieux à ma tante, par la raison que ma tante était partie depuis huit jours, on ne savait où, pour ne pas recevoir mes adieux.

Hélas ! c’est une belle chose que l’enfance ! comme elle est chérie, protégée, respectée, respectable ! Que d’existences diverses se groupent autour d’un enfant et combien de cœurs s’occupent de lui ! L’enfant fait-il un pas, toute une famille marche avec lui ; s’il tombe on le relève, s’il hésite on l’encourage ; c’est à qui lui donnera ce qu’il a de meilleur et de plus beau, c’est à qui se dépouillera pour le vêtir ! Lui, cependant, insouciant et ricaneur, il marche comme si tous ces bienfaits lui étaient dus… Pauvre enfant !

J’allais donc sur la route, cahoté dans une mauvaise voiture, regardant avec admiration tout ce qui se passait dans le chemin, avide de tout voir, prêtant l’oreille à tout ce qui se disait, admirant tout sur ouï-dire. Oh ! c’est un noble sujet d’émulation à quinze ans la conversation d’un commis voyageur, le récit belliqueux d’un militaire, le sourire agaçant d’une femme sur le retour, le hennissement des chevaux et les jurons affreux du postillon !

Cela se passait en pleine Restauration. La diligence qui me prit à Lyon, au sortir des pataches de Vienne, se ressentait des étranges éléments de cette singulière époque : il y avait avec moi dans la même voiture une femme entretenue de Paris, belle encore, femme tout à fait de l’Empire, qui se souvenait avec transport des chevaux café au lait, des fêtes du couronnement et du sacre, et qui savait par cœur la naissance du roi de Rome ; il y avait un solliciteur de province, pâle et efflanqué coureur de bureaux de tabac ou de loterie, homme bien pensant et porteur de la décoration du Lys ; il y avait un noble, un marquis, ma foi ! poudré à blanc et porteur d’une queue très-mince et d’une figure très-méprisante ; il y avait un chanteur italien, qui mangeait des œufs crus à chaque repas pour conserver sa voix. Cet homme, le premier artiste de théâtre que j’eusse vu de près et auquel j’eusse jamais parlé, avait fait sur moi une impression très-profonde : je vois encore une large verrue qu’il avait sur la joue gauche, j’entends encore sa formidable voix que je trouvais très-belle, et avec laquelle il nous payait au dessert des œufs crus qu’il avait avalés pendant le dîner. Cet homme, ce chanteur italien, ma première admiration, ou, si vous aimez mieux, ma première illusion dramatique, c’était Profeti, le même qui a joué pendant neuf ans la statue du commandeur dans Don Giovanni, au théâtre Favart.

Pour compléter ce curieux assemblage il aurait fallu voir au-dessus de nos têtes, sur l’impériale de la voiture, deux militaires de tournure et de visage très-différents : l’un en habit noir, à moustaches noires, sans décorations, à l’œil triste, à l’air pauvre, mécontent caché, malheureux au dedans, n’avait pas tellement nettoyé sa chaussure qu’on ne pût au besoin y retrouver un peu du sable de la Loire ; l’autre, véritable athlète sans proportions, colosse tout fait pour être à la tête d’une procession de paroisse ou d’une compagnie de tambours, n’était rien moins qu’un de ces grands soldats de luxe que Louis XVIII avait rétablis dans son antichambre, comme il avait replacé une maîtresse et un confesseur dans son alcôve : c’était un vrai cent-suisse ; son compagnon de l’impériale ne prenait même pas la peine de le mépriser.

Nous voyageâmes ainsi au milieu d’une conversation à mille couleurs. On parlait beaucoup, et de choses bien différentes et que moi, pauvre enfant, je confondais tout à fait dans ma cervelle. On parlait surtout de deux hommes que vous serez bien étonné de rencontrer ensemble, Napoléon et M. Scribe. Qui m’eût dit en même temps, à moi, que je devais tant parler de M. Scribe un jour ?

Arrivés à Paris, chacun se sépara pour aller à sa destination : le cent-suisse aux Tuileries, le colonel à demi-solde dans les décombres de l’Hôtel des Braves, le solliciteur je ne sais où, Profeti pour devenir le plus excellent joueur de statues que nous ayons vu au Théâtre-Italien.

Tous ces gens-là étaient tellement préoccupés d’eux-mêmes, que personne ne prit la peine de faire attention à moi, qui leur disais adieu, et qui étais sur le point de pleurer en les quittant, tant je les trouvais aimables et spirituels. Il n’y eut que la fille entretenue qui prit le temps de m’embrasser et de me donner quelques conseils sur les mauvaises sociétés à éviter. Puis tout ce monde s’évanouit, et je restai seul avec une lettre d’introduction dans une poche pour le collège royal de Louis-le-Grand.

Comme je vous l’ai dit, j’avais quinze ans alors. Mon père et mes oncles et toute ma famille me regardaient comme un prodige ; les dames de ma ville natale, à qui j’avais fait des vers, me disaient qu’avec un peu plus d’études, je pourrais aller à tout. C’était donc une spéculation de famille qui m’envoyait à Paris. Afin que la spéculation fût plus sûre mes parents, grands lecteurs de journaux, avaient fait choix du plus fameux collège de cette année-là, du collège qui avait eu le prix d’honneur. Il fallait que j’eusse, moi aussi, le prix d’honneur ; je devais l’avoir à coup sûr avant une année. — Et puis, disait mon oncle Charles, cela rapporte : tu ne paieras pas d’inscriptions à l’école de droit ; — tu ne tomberas pas à la conscription ; — et je ne sais quoi encore ; mais on se réjouissait à l’avance de ce prix d’honneur, et, pour ma part, j’y comptais bien certainement.

Je tirai donc ma lettre de ma poche : — Au collège royal de Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, 167, — et je demandai la rue Saint-Jacques. Je la trouvai facilement, comme on trouve toutes les rues de Paris, en allant tout droit, tout droit, tout droit. Au sommet de la rue Saint-Jacques je trouvai le collège, et j’entrai ; et tout fut dit. Seulement, malgré mon oncle Charles, je n’eus pas le prix d’honneur.

Il m’arriva au collège ce qui arrive à tous les brillants latinistes de la province : je me trouvai ne presque rien savoir. J’ai passé là trois ans d’une éducation très-coûteuse à ne pas apprendre grand’chose. Le système d’éducation de l’Université de Paris est la chose la plus misérable du monde : il ne s’agit, pour les professeurs et pour les élèves, que d’avoir le prix de la course ; et, pourvu que parmi tous ces enfants enfermés là un d’eux arrive le premier à un but tracé à l’avance, tout va bien. Mon professeur n’eut besoin que de donner un coup d’œil sur ma capacité pour juger que je n’étais pas un coureur digne de son attention. Ce professeur était un petit homme très-savant, le seul qui sût le grec dans la maison, et qui était très-fier d’une grammaire qu’il avait faite avec la grammaire de Port-Royal. Après le premier coup d’œil jeté sur moi, il me poussa sur un banc avec une trentaine de mes condisciples, aussi inutiles que moi à ses projets et à ses leçons : à dater de ce jour il fut convenu entre le maître et moi que je ne lui demanderais rien, à lui le maître, et qu’en revanche il ne me demanderait rien, à moi l’élève, que du silence. Je lui ai tenu parole, et je lui tiens encore parole aujourd’hui que mon silence, en ma qualité de critique quelque peu influent, le contrarie peut-être quelque peu.

L’administration du collège était tout à fait, aussi bien que la composition de notre diligence, un produit, de la Restauration. À ce moment de notre histoire vous retrouvez la Restauration partout avec ses deux caractères principaux : l’aristocratie et la dévotion ; l’aristocratie qui l’eut sauvée, la dévotion qui l’a perdue ; l’aristocratie, sauve-garde de la propriété, la dévotion, qui faisait peur à la liberté ; si bien que dans la diligence du grand chemin, dans les murs du collège, à l’église, à la cour, à la ville, partout vous retrouviez les deux éléments de toute cette époque ; au collège Louis-le-Grand plus qu’ailleurs.

À la tête de ce collège était un homme d’un esprit dur, impérieux et mesquin, qui eût pu flétrir plus d’une jeunesse comme la nôtre, à nous qui étions ses esclaves, si nous avions eu moins d’abandon dans les idées, moins d’insouciance dans le caractère, moins de gaieté et de bonheur entre nous. Cet homme avait rêvé tout d’un coup en s’éveillant ce que l’Opéra lui-même avait rêvé, à savoir qu’il était moral et chrétien ; cet homme, à la tête de six cents jeunes gens confiés à ses soins, corps et âmes, ne rêvait qu’une chose, le prix d’honneur, et après le prix d’honneur l’ordre et la discipline. Pourvu que son collège fût silencieux et qu’il fût distingué au concours général, c’était assez ; il ne voulait rien de plus, mais aussi rien de moins. Il courait donc avec ruse et violence à ce double but, épiant le moindre signe de rébellion comme la police du temps épiait le moindre signe de bonapartisme, défendant son prix d’honneur comme M. de Villèle défendait son budget ; du reste, dur, impérieux, implacable, odieux, médiocre. Il nous enfermait pendant huit jours entiers dans d’infâmes oubliettes qu’il avait découvertes sous les combles, véritables prisons vénitiennes, glace en hiver, fournaise en été. Voilà ce que cet homme appelait l’éducation.

Nous autres, mes amis et moi, nous nous rassemblions aux heures de récréation dans la grande cour du collège, et là, sous les fenêtres du proviseur, nous faisions de l’opposition à notre manière contre ce despotisme absurde et cruel. Quels bons sarcasmes nous avions contre ce tyran ! que d’excellents ridicules nous lui avons prêtés ! comme nous avons flétri ce despotisme bigot et hypocrite ! La Restauration a été détestée par les jeunes esprits : je le crois bien, mon Dieu ! la Restauration avait repris violemment l’enfance à l’Empire turbulent, altier et tapageur, pour en faire une enfance hypocrite, chrétienne et calme ; la Restauration avait arraché aux collèges leurs armes à feu et leurs tambours pour les remplacer par des cloches et des missels. De là une honte immense à nous tous, réveillés par le tambour et qui nous endormions au son de la cloche ! Et puis, ce qui était odieux c’était de voir que les principes reçus étaient changés pendant que les hommes ne changeaient pas : ces hommes si pieux c’étaient les mêmes qui avaient adoré Voltaire sous l’Empire, ces hommes qui enseignaient le grec c’étaient les mêmes qui ne savaient pas le lire sous l’Empire ; ils avaient été surpris le même jour par la foi chrétienne et par les racines grecques de Port-Royal, et ils se vouaient à l’une et à l’autre croyance sans y comprendre un seul mot. Nous étions lancés, nous autres, dans cette scandaleuse époque de transition, et notre éducation s’en ressentait comme elle pouvait.

Mais nous autres (je parle toujours de mes amis et de moi, c’est-à-dire des inutiles et des dangereux, c’est-à-dire de ceux que le professeur condamnait au silence, de ceux dont le proviseur n’attendait rien au concours général), mais, dis-je, nous étions déjà, nous autres, assez avancés pour nous moquer de l’hypocrisie de tout ce monde, pour la poursuivre à outrance de notre sarcasme railleur ; nous allions tous ensemble et par groupes, moi à la tête et déjà commençant cette pénible profession de la critique politique et littéraire de chaque jour à laquelle je devais être condamné.

De ces trois années passées au collège je n’ai donc qu’un souvenir assez triste pour ce qui regarde le collège ; puis, pour ce qui est de l’amitié que nous avons faite entre nous, pour ce qui est de cette fraternité du deuxième ciel à laquelle nous nous sommes élevés entre nous, pour ce qui est de cette famille que nous nous sommes donnée entre nous, pauvres orphelins que nous étions, oh ! c’est bien là de ces bonheurs qui compensent toutes les misères, qui font oublier tous les hypocrites, qui enchantent tous les souvenirs ! Ces trois ans passés au collège ne m’ont peut-être pas appris grand’chose en fait de sciences, mais ils m’ont beaucoup avancé en fait d’amitié, cette grande science de la vie. En sortant de là, il est vrai, je ne savais ni l’histoire, ni les mathématiques, ni les langues, ni aucune espèce de littérature ; mais je savais comment on a des amis et comment on les conserve ; et puis je savais aussi, à n’en pas douter, avec combien peu de science, de mérite et de travail on devient quelque chose dans le monde.

Hélas ! cependant quand je sortis de cette maison où je m’étais trouvé si malheureux, regrettant mon beau Rhône et mes belles montagnes chargées de vignes, j’eus un instant d’immense découragement que rien ne saurait exprimer. Je m’arrêtai un instant sur le seuil de cette demeure, et je jetai sur le monde où j’allais entrer un regard épouvanté. Qu’allais-je devenir moi, pauvre enfant, sur le seuil de cette maison que je quittais pour jamais, dans ce gouffre béant, le monde ? Comme j’étais là, prêtant l’oreille aux bruits lointains et effrayants du monde, je voyais sortir mes condisciples plus heureux ; on venait les chercher, eux, en grand appareil : c’étaient leurs mères, ravies de les retrouver des hommes ; c’étaient leurs pères, heureux de les jeter dans l’ambition à leur suite ; c’étaient des domestiques en livrée, pleins d’espoir dans la jeunesse de leurs jeunes maîtres, cette source de grandes fortunes pour les valets comme pour les courtisans. Mes camarades s’élançaient dans leur bel avenir, et sans me voir ; moi je les voyais confusément, vaguement : il y en avait dans le nombre qui étaient déjà en bel uniforme, entre autres Guilleminot, le fils du général, qui partait pour la guerre d’Espagne, beau et grand jeune homme qui est mort à Constantinople pendant l’ambassade de son père ; il est mort aussi jeune et aussi heureux que cet autre beau jeune homme, Charles de Montalivet, notre contemporain aussi, qui vient de mourir là-bas pleuré de tous, lui si bon, si aimable, si aimé ! C’étaient là les heureux de mon temps, les princes et les riches ; moi, très-pauvre, je les voyais de la porte du collège s’élancer dans le monde, sans savoir moi-même où j’irais coucher le soir !

Que j’en ai vu mourir ainsi de plus joyeux, de plus heureux que moi ! Les uns sont morts sur la mer pendant le combat, les autres sont morts en Grèce par une surprise ; nous en avons perdu plusieurs au bois de Boulogne d’un coup d’épée, dans un coin derrière un arbre ; d’autres sont tout à fait privés de tout souvenir ; plusieurs autres se sont suicidés d’une autre manière, par le vaudeville, par le couplet, par le poëme épique, par le jeu, par les amours. Moi, sur le seuil du collège, je les ai vus si beaux, si rieurs, si joyeux, si fous ! Prions pour eux !

Comme j’étais là triste et pensif, et tout prêt à rentrer au collège si on avait voulu me recevoir ; comme j’étais là à les voir tous, ces joyeux enfants devenus des hommes, s’en aller à cheval, en voiture, à pied, dans des maisons toutes préparées pour les recevoir ; et moi, tout seul !… ô bonheur ! tout au bas de la rue je vis, accourant à aussi grands pas que le permettait sa vieillesse, je vis arriver ma vieille bonne tante, mon soutien, mon espoir, le frêle bâton de ma jeunesse, ma tante, elle-même, toujours elle ! Pauvre femme ! Il y a de cela dix ans bientôt, elle avait quatre-vingts ans passés ; mais c’était une femme du vieux temps, qui avait été toute sa vie belle et forte et d’un grand cœur. Elle avait passé une partie de sa vie en mer sur un vaisseau, et en Corse dans la citadelle ; elle avait été embrassée par Paoli, elle avait connu Pozzo di Borgo jeune homme, elle savait toute l’histoire de Gênes et de la Corse ; puis, revenue de là-bas veuve et toute seule, elle s’était prise à m’aimer et à me raconter, à moi enfant, sa laborieuse vie, et moi je m’étais pris à l’aimer ; nous nous étions associés ainsi de bonne heure et pour toute la vie ; dans notre société en commandite elle avait apporté, elle, sa vieillesse moi mon adolescence, et avec ces deux faiblesses réunies, ces deux impuissances inséparables, nous avions composé une force qui n’a été qu’à nous, qui a été admirable, qui existe encore, et qui durera toujours, n’est-ce pas, ma vieille amie ? Elle venait donc ce jour-là, fidèle à notre mandat tacite de ne nous jamais quitter, elle venait à Paris me reprendre pour y vivre avec moi, inconnu et pauvre, elle pauvre et inconnue comme moi !

Quelle femme ! quel dévouement ! à l’âge où l’on s’arrange pour mourir elle avait tout quitté pour venir à moi dans la foule : elle avait quitté sa maison bien arrangée, son feu toujours allumé, son petit jardin bien cultivé, ses vieux amis, son influence dans sa petite ville, ses douces habitudes de chaque jour. Elle venait à moi ce jour-là, arrivée qu’elle était de la veille, après un voyage de cent lieues. Je la reconnus tout d’abord là-bas au milieu des voitures, longeant le mur, s’appuyant sur sa canne, vive encore, ne me cherchant pas même du regard, tant son cœur lui disait qu’elle allait me voir. Moi, immobile, je la laissais venir à moi ; je ne voulais pas ôter un pas à sa belle action ; je voulais qu’elle fît tout le chemin pour me rejoindre. Bonne mère ! elle me rejoignit enfin.

Alors, alors je me sentis vivre : j’avais une protection, j’avais une amitié, j’avais de quoi être aimé, j’avais de quoi aimer, j’avais une bonne vieille femme pour pleurer avec moi, pour se réjouir avec moi, pour souffrir avec moi ; mon ambition était satisfaite, mes rêves se réalisaient. C’était tomber de bien haut cependant ! Avoir rêvé toute sa vie grande fortune et grandes dames, et nobles amours et succès de gloire, puis tomber dans la rue au bras d’une octogénaire ! sortir de ces palais enchantés de l’imagination pour aller dans les rues du vieux quartier latin, lisant un à un tous les écriteaux des maisons pour trouver une chambre au cinquième étage ! car ce fut là mon premier pas dans le monde, chercher un gîte. Oh ! cela était décourageant pour un pauvre jeune homme tout frais sorti des odes d’Horace et des poèmes de Virgile, et du luxe de l’ancienne Rome, palais de marbre, fraîches villas sur la mer, d’aller à pied dans les rues de Paris, cherchant un nid assez misérable pour sa pauvreté ! Et ainsi j’allais tout haut devant moi. Que de mansardes j’ai visitées ce premier jour ! que de pauvres demeures, mon Dieu ! C’était voir l’humanité sous un triste aspect pour commencer : c’étaient des familles entières entassées dans un espace de douze pieds ; c’étaient des escaliers infects sous des plombs fétides ; c’était une pauvre jeune fille grelottant de froid ; c’était un homme triste et morne dans une mansarde sans jour ; c’étaient tous les détails du pauvre ménage parisien visité à l’improviste par des étrangers, auxquels on se soucie fort peu de se montrer plus beau qu’on n’est en effet. Hélas ! à chaque nouvelle maison dont nous visitions ainsi les combles, ma tante et moi nous n’osions pas nous consulter, même du regard. Quoi donc ! habiter là, elle si vieille, moi si jeune ! quoi donc ! vivre dans cet air, dans ce bruit, dans cette ombre, dans ce voisinage, au milieu de ce vice, de cette misère, et sous la loi de ce portier, nous deux aux deux extrémités de la vie ! Voilà les réflexions que nous faisions bas elle et moi, moi pour elle, elle pour moi. — Moi je suis vieille, pensait-elle : que m’importe ? mais lui !… Et moi, de mon côté, je m’apitoyais sur sa vieillesse. Nous avons cherché ainsi pendant trois jours une maison sur les hauteurs du quartier latin ; et pendant trois jours, rentrés le soir dans notre auberge, nous récapitulions tous les appartements que nous avions vus dans la journée, et toujours avec cette monotone conclusion : — C’est trop laid, c’est trop haut ; ou cette autre non moins triste conclusion : — C’est trop cher !

À la fin un armurier de notre ville, honnête homme d’une grande bonté, qui demeurait rue du Dragon, nous indiqua dans la rue un appartement dont il avait fait la découverte et qui nous convenait sous tous les rapports ; triste, mais décent ; élevé, mais au quatrième étage ; d’une entrée obscure, mais très-clair ; loué par un huissier, mais à un prix raisonnable. — Nous fîmes un coup de tête, ma tante et moi : l’appartement était bien encore un peu cher, mais nous nous confiâmes, elle à la Providence, moi au hasard ; nous arrêtâmes l’appartement le matin même. Le jour même j’allai au roulage chercher les meubles que ma tante avait apportés avec elle ; je retrouvai mon petit lit en noyer, ma table en noyer, mes chaises en noyer. Le même soir nous étions chez nous, sujets à l’impôt des portes et fenêtres, heureux comme des rois ; nous étions chez nous enfin.

Dans cette première demeure j’ai vécu quatre ans qui ont passé comme un jour, quatre belles années de plaisir et d’heureuse joie. Que d’amours jetés au vent ! que de poésie inutile ! que de soupirs dans les nuages, que de travail pour gagner ma vie comme je pouvais ! Comment l’ai-je gagnée ? je l’ignore à présent : bien durement quand j’y pense, bien joyeusement quand je n’y songe pas. D’abord je me mis à faire le seul métier qu’on puisse faire quand on sort du collège : je donnai des leçons au cachet aux enfants de bonne maison trop délicats pour aller au collège. J’enseignais au cachet mille choses que je ne savais guère, le latin, le grec, l’histoire, la géographie, que sais-je ? Avec huit jours d’avance, j’aurais enseigné l’hébreu ou le syriaque sans être embarrassé. Il n’y a qu’une chose qu’on n’enseigne pas sans la savoir, ce sont les mathématiques. Voilà pourquoi j’en fais si grand cas, n’ayant jamais su assez la plus simple des quatre règles, même pour l’enseigner.

J’eus ainsi tout d’abord un grand moyen de vivre : des élèves peu nombreux, mais aussi peu choisis. Je n’ai jamais conçu qu’un homme pût rencontrer dans son chemin tant d’imbéciles. Moi, impassible, j’arrivais à heure fixe ; je me mettais à côté de mon élève ; et là, pendant une heure et demie tout au moins, je remplissais mon devoir. Dans ces longs instants consacrés à remplir des crânes vides, je m’accoutumai peu à peu à faire tourner à mon profit ces exercices qui n’étaient utiles qu’à moi : ne pouvant faire comprendre les grands écrivains à mes élèves, je me les expliquais à moi-même. Je me donnai ainsi pendant trois ans d’excellentes leçons de rhétorique et de philosophie, je repassai ainsi en revue toute l’antiquité latine et grecque, j’appris l’histoire, je relis sévèrement toutes mes études grammaticales. Autant j’étais indulgent pour mes élèves, autant j’étais sévère pour moi-même : je ne me passais pas une faute contre le style, pas une phrase sans l’avoir comprise. L’histoire de l’oncle de Gil-Blas se renouvela ainsi pour moi : je m’enseignai à moi-même tout ce que je pus m’apprendre ; voilà en quoi mes trois années d’enseignement m’ont profité. Elles ont passé pour moi comme un seul jour, sans rien désirer, sans rien craindre, sans rien envier, vivant avec mes amis, faisant avec eux de joyeux et friands repas, heureux du bonheur de ma tante attachant de temps à autre contre le mur de grandes images bleues et rouges que je trouvais fort belles, ma foi ! et qui représentaient des Grecs dans ce temps-là, comme elles avaient représenté des réfugiés du Champ-d’Asile, comme elles représenteraient des Polonais aujourd’hui.

C’était là vivre ! c’était bien beau et bien jeune, et bien heureux ! Tous mes amis de ce temps-là s’en souviennent ; nous avons d’admirables histoires à ce sujet. Et quelles héroïnes ravissantes ! que de noms touchants ! Alexandrine, Rose, Lili ! Allemande, Espagnole, Française, grande dame ou grisette, tout nous convenait. Il n’y a rien de tel à Paris comme d’être jeune et insouciant : tous les bonheurs vous arrivent à la longue aussi bien qu’aux puissants et aux riches. Les uns ont les Tuileries, vous avez le Luxembourg et le Jardin des Plantes ; les uns ont au bras la robe de velours, vous avez le bonnet rond et la robe d’indienne ; ils vont aux Italiens, vous allez à l’Ambigu. Mon Dieu ! la grisette parisienne, c’est le seul être gracieux de la vie poétique qui soit encore plus amusant, plus animé, plus naïf, plus vrai, plus expansif, plus sans façon, plus philosophe dans le monde que sur le théâtre. Nous autres, nous couvrions toute cette misère fraîche et rieuse, à force de poésie et de jeunesse. Quel beau manteau c’était là, surtout en hiver, quand ces pauvres petites nous arrivaient le museau glacé et la patte rougie par le froid ! Nous avons ainsi vécu au jour le jour, au hasard, sans vanité, sans privations et sans efforts.

Quand je dis sans vanité, j’ai raison : pendant quatre ans de mon bonheur je n’ai pas songé un instant à ce mot si vide, la gloire, et à ce mot plus vide, la renommée ; non pas, certes ! Quand je dis privations, j’ai raison : j’ai eu, il est vrai, des privations bien grandes ; mais je les ai surmontées si facilement que je ne m’en souviens qu’avec bonheur. Ma plus grande privation fut celle-ci : un chien. Depuis que j’étais au monde j’avais envie d’avoir un chien, comme deux époux qui s’aiment et qui sont sur le retour désirent un enfant héritier de leur nom et de leur fortune. En ce temps-là, heureux que j’étais ! je ne concevais pas de plus grand bonheur dans le monde que celui-ci : avoir un chien à soi, l’élever tout jeune, lui apprendre à marcher et presque à sentir, le voir grandir sous ses yeux, assister à ses premiers bonds, entendre ses premiers cris, recevoir ses premières caresses. Quelle joie ! quelle famille toute trouvée, un chien ! Un chien, pour le pauvre, c’est le cheval anglais qui vous mène au bois de Boulogne le matin, c’est la femme parée que vous menez vous-même à l’Opéra le soir, c’est votre ami le colonel à moustaches qui vous sert de témoin dans un duel, c’est votre flatteur assidu et prévenant ; c’est plus que cela : c’est votre famille, c’est l’enfant qui vous dit bonjour au réveil, c’est l’épouse qui vous attend à votre retour. Un chien ! cela bondit, cela pleure, cela rit, cela joue, avec vous et comme vous ; c’est votre ombre attentive et fidèle, complaisante et dévouée. Aussi je désirais un chien avec une passion que je ne me suis pas retrouvée depuis.

Mais, avant que ce rêve prit une forme arrêtée dans mon esprit, avant que cette forme devînt pour moi réalisable, que j’eus de combats à soutenir avec moi-même ! que de calculs je fis à part moi et mon économie ! Nous parlions souvent, ma tante et moi, du nouvel hôte que je désirais si fort ; nous en balancions les inconvénients et les avantages pour notre petit ménage avec autant de sérieux et de sagacité que s’il se fût agi de balancer les profits et les pertes dans une maison de banque. — Mais que diront les voisins, mon fils ? que dira le propriétaire, mon pauvre enfant ? Tu te prépares bien des chagrins ; et puis cela coûte toujours ! Ainsi parlait ma tante ; nos disputes étaient interminables à ce sujet. Moi, de mon mieux, je renversais toutes les objections de ma tante. Cependant elle n’avait que trop raison, car à peine le chien fut-il entré chez nous que nous reçûmes notre congé en forme par les soins de notre propriétaire, véritable huissier, sans pitié ; ce qui m’a fait prendre ses pareils dans une horreur dont je ne reviendrai jamais.

Vous souvient-il de votre premier chien ? Il me souvient d’Azor bien plus que de Julie, par exemple ; car il s’appelait Azor tout simplement, il avait été nommé par ma tante ; c’était un chien moitié épagneul moitié caniche, afin qu’il réunît dans sa personne l’élégance de l’épagneul, la fidélité et l’intelligence du caniche. Ce fut l’épicier notre voisin qui me le donna tout petit. Nous l’élevâmes avec des soins infinis, il profita merveilleusement : l’animal était robuste, intelligent, timide, se laissant battre par de plus faibles que lui, n’osant jamais montrer les dents, qu’il avait très-dures, ni élever la voix, qu’il avait très-haute ; du reste heureux, joyeux, peu ambitieux, avide de promenades, se roulant sur l’herbe avec délices, toujours de bon sommeil et de bon appétit. Ma tante disait en riant qu’Azor et moi nous étions deux frères. Hélas ! il est mort, mon pauvre frère, empoisonné par ordre de notre nouveau propriétaire, dont je donnerais le nom ici s’il n’avait échappé par la mort à la vengeance d’Azor… Pauvre Azor !

Qui m’aurait dit dans ce temps-là qu’un jour ce chien bâtard, venu au monde dans l’arrière-boutique d’un épicier, présent de ce même épicier qui ne savait qu’en Taire, serait remplacé dans nos amours par le chien même de M. de Lamartine, enfant charmant d’une mère grecque, né à Saint-Point même dans le salon du poète, noble présent du poëte, chanté par lui à son départ pour l’Orient ! Qui m’aurait dit cela t’aurait bien affligé, mon pauvre Azor, affligé pour le moins autant que cela m’eût étonné, mon fils !

Outre mon ami Azor, j’avais dans ce temps-là une autre connaissance fort agréable et fort gentille : c’était un joli petit cheval, poulain de dix-huit mois, mais si vif, si espiègle, si agreste, si butor, si aimable en un mot que je lui rendais visite presque tous les jours. Ce petit cheval, qui était charmant à mon avis, était l’élève d’un vieux médecin grogneur et goguenard, très-maussade même avec ses malades, qui n’avait de distraction et de sourire que dans son écurie : il passait dans son écurie la plus grande partie de son temps, occupé à voir pousser son poulain. Le poulain poussait très-bien, sur ma parole ! et il eût poussé encore mieux sans l’économie du docteur. Mais le docteur était avare même pour sa passion : il avait donc réduit son cheval et sa femme à la portion congrue ; le cheval ne mangeait jamais d’avoine et très-peu de foin, mais en revanche beaucoup de choux, de carottes, de pelures et d’herbages de tous genres, et de la paille quand il pouvait. Toutes les bonnes du quartier avaient pris le joli animal en grand amour : elles lui apportaient tout le reste de leurs épinards et de leur pot-au-feu ; dans les temps des melons surtout, c’était chez le docteur une affluence extraordinaire de mauvais melons, qui faisaient hennir de joie la petite jument. Je suis persuadé que plus d’un melon très-défectueux a été acheté souvent tout exprès pour donner occasion à Marie, ou à Élisabeth, ou à Rosalie, ces bonnes filles, un prétexte pour faire plus grande la part du cheval au moyen de ce hors-d’œuvre gâté, que leurs maîtres ne pouvaient pas manger.

Eh bien ! encore, ce joli petit cheval, ce beau cheval, cette belle bête, comme disait le docteur, enfant de je ne sais qui, de Tornthon, je crois, dont le docteur avait la généalogie, dont il avait connu la mère elle-même, cet élève excellent, eh bien ! le docteur est mort avant d’avoir pu le monter. Il est mort, le digne homme, au moment même où il allait se décider à donner un peu d’avoine à son cheval. — Il y avait déjà longtemps que je n’avais plus entendu parler du bel animal. Le hasard me l’a fait retrouver parmi les chevaux à vendre des Petites-Affiches. C’était bien lui-même ! c’était bien son âge, c’était bien son signalement, c’était bien sa demeure ; c’était lui ! Oh ! bonheur ! J’y cours, j’y vole, je le revois, je lui parle, je le reconnais, moins beau, il est vrai, que je l’avais vu autrefois, moins élancé, moins léger, moins agile, moins aérien, moins Tornthon, mais toujours mon ancienne connaissance, toujours mon bien-aimé cheval. Aussi à peine l’eus-je aperçu que je l’appelai par son nom, à la grande admiration du portier. Le même jour le cheval fut à moi ; il quitta l’écurie de son enfance pour venir avec moi, son ancien voisin. À présent il fait ce qu’il veut, il ne sort que lorsqu’il en a envie ; il ne reste jamais exposé ni à la pluie ni au mauvais temps ; il mange l’avoine trois fois par jour, il a de la paille à son râtelier tant qu’il veut. Quand le café de Paris me voit passer par hasard, traîné par mon petit cheval, le café de Paris hausse les épaules et se moque du cheval et du maître. Je ne changerais pas mon cheval de la rue du Dragon contre tous les chevaux anglais du café de Paris.

Cette histoire de chien et de cheval peut fournir cette moralité à tous les jeunes gens que le sort, le hasard, le malheur, ou peut-être même le talent (cela arrive), engageront dans la carrière des lettres, à savoir qu’avec du zèle et du travail, et de la conduite et de la persévérance, et une abnégation complète de sa personne, et une persévérance de toutes les nuits et de tous les jours, et des amitiés honorables, et sa vie exposée à tous les hasards, à tous les chagrins, à toutes les traverses, à toutes les inimitiés de la vie littéraire, il n’est pas impossible à un homme très-heureux d’avoir, au bout de six ans de littérature, un joli chien et un mauvais cheval.

Puisque je parle de la vie littéraire, il faut bien que j’y arrive, il faut bien que je raconte comment j’y suis entré. J’ai eu beau prendre le plus long pour arriver à cette partie de mon histoire, tous ces riants détours dans ma facile jeunesse me sont inutiles : il faut toujours que j’arrive à ce but, la vie littéraire ; c’est une histoire tout entière à écrire. Pour cette histoire j’ai amassé de grands matériaux que je saurai employer un jour : je ne veux donc parler ici que de mon histoire personnelle. Elle est très-courte, mais je crois qu’elle donnera une idée assez exacte de la vie littéraire de notre époque.

J’étais donc, comme je vous l’ai dit, occupé à vivre au jour le jour, poursuivant de petites ambitions, insouciant et flâneur, bon et jovial garçon, rien de plus, rien de moins, du reste, me doutant fort peu de mon mérite, s’il y a mérite. Je ne crois pas qu’il y ait un homme écrivant quelque part qui se soit moins essayé que moi avant d’écrire ; je puis dire, en toute modestie, qu’avant mon premier article de journal jamais je n’avais écrit une ligne suivie d’une autre ligne. J’avais beaucoup lu les grands prosateurs et les grands poëtes, j’avais beaucoup traduit les grands écrivains, Horace surtout ; mais avoir eu l’idée de composer même un roman, moins que cela, même une tragédie en cinq actes et en vers, c’était à quoi je n’avais jamais songé. Bien plus, je ne crois pas qu’avant mon début dans le monde littéraire j’eusse lu vingt feuilles périodiques. Tout ce que je savais en fait de journal, c’étaient les feuilletons de Geoffroy et les articles de Dussaulx réunis en recueil ; même il m’était resté de mes habitudes dans la maison paternelle je ne sais quelle vague admiration respectueuse pour Geoffroy et pour Dussaulx, et pour le journal où ils avaient travaillé, ce qui m’eût fait rejeter bien loin aussi, et comme une chose impossible, la seule idée d’écrire trois lignes dans un journal où ils avaient écrit. Ceci est encore l’histoire, mais en grand, du chien de M. de Lamartine et du cheval de la rue du Dragon.

Or voici comment j’entrai dans la carrière des lettres. J’étais un jour à me promener devant un théâtre qui n’existe plus qu’en partie, qui a été pour moi le comble de l’art et que je ne conçois pas aujourd’hui, tant nos goûts changent avec nos années et nos mœurs. Ce théâtre… vous allez rire… c’était l’Opéra-Comique, théâtre aimé par les amateurs de comédie parce qu’on y chante fort peu, et par les amateurs de musique parce qu’on y joue fort peu la comédie. Moi je l’aimais, je croîs, parce qu’on y faisait tout à la fois de la comédie et de la musique. Combien souvent, le dimanche, aux beaux temps de la seconde et dernière aurore de Martin, suis-je venu, dans cet étroit et infect passage Feydeau, attendre mon billet de parterre pendant cinq heures d’horloge, debout, à jeun, me disputant à outrance pour Mme Pradher contre Mme Rigaut, pour Martin contre Ponchard ! que de ravissantes extases j’ai éprouvées dans ce parterre quand, l’oreille tendue, l’âme tendue, j’écoutais ces beaux drames, ces belles comédies, cette musique divine, ces grands chanteurs ! Je ne crois pas que jamais un plus complet assemblage de médiocrités de toutes sortes, musique et poëme, acteurs et chanteurs, ait excité plus d’émotions et d’enthousiasme dans le cœur d’un jeune homme : j’étais ivre d’admiration, ivre de bonheur ; mon cœur soulevait ma poitrine oppressée… que faire ? que devenir ?… Heureux transports, où êtes-vous ? Le théâtre où se passait tout cet enthousiasme innocent et ridicule a duré encore moins que mon admiration ; il a croulé sous les coups d’un maçon, le joli théâtre ! À présent, en passant dans la rue Feydeau, vous pouvez voir encore son enceinte muette, ses loges dégarnies, ses échos tête baissée. Le pauvre vieux théâtre cherche en vain à envelopper sa nudité contristée : rien ne vient plus à son secours, ses ruines seules le protègent à présent ; paix à ses cendres ! Ainsi donc moi, jeune encore, moi, assis sur les ruines de ce théâtre où j’ai trouvé tant de passions diverses, je suis là comme Marius à Carthage ; mais aujourd’hui, quand nous avons vu tant de ruines grandes et petites, tant de vainqueurs de la veille vaincus le lendemain, qui de nous, dans son étroite sphère, n’a pas été Marius assis sur les ruines de Carthage, un jour ?

J’étais donc ce jour-là errant autour de l’Opéra-Comique comme une âme en peine, et toujours me consultant à part moi pour savoir si je ferais encore cette fois l’énorme dépense de 44 sous que l’Opéra-Comique coûtait dans ce temps-là. Comme j’étais ainsi à me consulter, je fus abordé par un beau jeune homme que j’avais vu souvent au Luxembourg, et avec lequel j’avais fait connaissance, nos deux chiens s’étant liés d’amitié, bien que son chien fût un beau et noble danois à côté duquel mon pauvre Azor faisait une triste figure. Ce jeune homme avait au bras une très-élégante belle dame ; ils allaient ensemble, elle et lui, à l’Opéra-Comique, et je pourrais au besoin retrouver la date précise de ce jour. C’étaient les débuts de Lafeuillade et la rentrée de Gavaudan dans Le Délire. Jugez de mon bonheur et de ma joie quand ce jeune homme, qui avait une loge à lui tout seul, me proposa de me donner une place à côté de cette belle dame ! J’acceptai avec empressement et en balbutiant des grognements de reconnaissance. Mais que devins-je quand mon ami me raconta tout bas que cette belle dame à qui il donnait le bras si familièrement n’était rien moins qu’une chanteuse de l’Opéra, oui, de l’Opéra ! une coryphée, par ma foi ! Alors je ne fus plus de ce monde, alors ma tête bourdonna comme lorsque vous avez les oreilles pleines d’eau à l’école de natation. Je ne sus plus à quel enthousiasme obéir : être là à côté d’une femme de l’Opéra, être là en face de Gavaudan, de Gavaudan lui-même ! la sentir, elle, distraite, ennuyée, lorgnant d’autres hommes que nous deux (j’en suis fâché pour mon ami), écoutant sans les entendre mes fades, tremblants et timides compliments, prenant sans l’accepter mon bouquet de violettes ! À qui entendre ? à lui ? au chanteur ? à tous deux ! La soirée fut enivrante. Dans ce temps-là les femmes, quand elles étaient jeunes et belles, étaient revêtues pour moi de je ne sais quelle auréole bleue et flamboyante, espèce de phosphore parti de l’âme, que je ne saurais vous expliquer faute d’expression. Que de passion j’avais alors ! Oh ! donnez-moi seulement la passion que j’avais ce soir-là ; rendez-moi ce bourdonnement poétique dans mon faible crâne ; rendez-moi la flamme bleue et scintillante qui enveloppait cette femme ; rendez-moi le bruit adorable de mon pauvre cœur ; rendez-moi surtout cette admiration facile et niaise, cette bienveillance universelle, cette ignorance profonde de tous les mystères de l’art, de toutes les exigences de l’art ; reportez-moi à cette vingtième année, rubiconde et fleurie, innocente et chaste, et vous verrez, vous verrez si je suis en effet, comme on le dit, une âme revêche, un cœur sec et froid, un esprit méprisant et goguenard, un critique implacable. Mais hélas ! hélas ! où sont-ils mes vingt ans ? où sont-ils, hélas ! Aussi, où est-elle ma chanteuse ? qu’est-elle devenue, ou plutôt que n’est-elle pas devenue ? répondez-moi. Mais moi, j’en ai des nouvelles plus fraîches que vous.

Il y a trois ans, en passant à Nevers, la diligence s’arrêta pour le dîner, Je lus par hasard à la porte du Cheval blanc l’affiche d’un concert annoncé pour le soir : ô surprise ! c’était le nom de mon artiste, le nom que je n’avais jamais oublié, celle-là même dont le regard inattentif m’avait jeté dans la vie littéraire. Elle promettait ce soir là, sur l’affiche du concert, de chanter beaucoup de musique de Rossini et de Panseron ; car c’était au fond une bonne femme, très-abandonnée à l’heure présente, qui aimait beaucoup tous les extrêmes et qui se plaisait dans tous les excès. Le nom de cette femme que j’avais adorée pendant trois heures d’adoration, me surprenant ainsi après cinq ans, au milieu d’une grande route, dans une ville de province, me causa une impression singulière. Je résolus de la voir encore une fois avant sa mort ou avant la mienne ; je voulus savoir comment en effet elle était faite, cette femme. Je laissai donc partir la diligence sans moi, et j’attendis impatiemment l’heure du concert. L’heure du concert arriva enfin. J’entrai le premier dans la salle mal éclairée où se tenait, dans un silence morne et stupide, un méchant piano de l’endroit, emprunté à quelque nouvelle mariée de la préfecture ou de la mairie. L’instrument était là, bouche béante, et, faute de mieux, je me mis à le considérer sur toutes ses faces. Horrible et muette contemplation ! Quel fléau en effet qu’un piano de province ! quelle carrière inépuisable de sons faux et criards, de musique médiocre et bourgeoise ! que de méchantes romances sont renfermées dans ces quatre morceaux de bois ! que d’interminables sonates ! Cela fait peur de penser à toute cette harmonie portative et si facile à soulever ! Ma vision dans cette salle déserte fut assez longue. Peu à peu la salle se remplit ; je me portai de l’instrument sur les amateurs, puis bientôt des amateurs sur l’artiste que j’attendais. Elle arriva enfin, je la vis paraître enfin, on l’annonça à haute voix : c’était elle. Était-ce bien elle ? Je vis une pauvre femme, au visage maigre et rouge, entortillée dans une robe bigarrée, portant des gants de couleur, les cheveux relevés sur le front, le regard inquiet et hautain à la fois. Oh ! quelle déception ! C’était pourtant ce même regard qui m’avait jeté sans le savoir dans la vie littéraire ! Ce qu’elle chanta, cette femme, je ne saurais le dire. Elle chanta si mal qu’elle fut applaudie à outrance par toutes les autorités locales. C’en était fait, elle était revenue à la vie vagabonde, la Bohémienne civilisée ; elle était entrée de nouveau dans cette vie nomade et misérable qui a tant de charme pour l’artiste dramatique ; existence vagabonde toute chargée d’humiliation et de misère, et de gloire douteuse dont l’enivrement est d’un effet irrésistible sur ces âmes à part. J’étais à ce concert comme Milton enfant. Il dormait un jour quand deux belles dames s’arrêtèrent devant son sommeil, et firent glisser deux vers d’amour dans son sein : à son réveil il trouva les vers ; les belles dames s’étaient enfuies. J’étais Milton éveillé, moi, et je revoyais ma vision poétique ; seulement, elle était en haillons. Adieu donc ma vision !

C’est un triste adieu, mais qui de nous n’a pas ouvert les yeux avant le temps ? quel est le jeune homme aujourd’hui, le dis le plus sensé, qui n’ait pas eu à redescendre péniblement du haut de cet enthousiasme de dix-huit ans auquel il s’était élevé d’un seul bond ? J’en connais un qui depuis a été condamné deux fois à mort ; homme énergique qui a passé devant les jurés les plus formidables à la presse, et que l’état de siège a voulu égorger : celui-là même, après trois ans d’admiration et d’attente à l’Opéra-Comique aussi, s’est estimé heureux d’embrasser le gant, déjà souvent porté, d’une petite fille dont il ne voudrait pas aujourd’hui pour être la bonne de son enfant. Il vous est donc permis d’être triste et rêveur toutes les fois qu’une de vos illusions s’en va loin de vous d’un pas lourd, et relevant péniblement sa robe fangeuse comme une prostituée surprise par le commissaire de police après minuit.

Je reviens à mon récit de tout à l’heure. Tout à l’heure j’étais encore à l’Opéra-Comique, ivre de Joie. Quand tout fut dit, que j’eus vu la toile se relever et que nous fûmes descendus dans la rue, mon ami me donna le bras de sa chanteuse et nous la conduisîmes chez elle, rue du Helder, par les murmures du boulevard Coblentz, un jour d’été. Ce fut la première fois de ma vie que je remarquai cette rue du Helder, si mystérieuse, si pleine d’amour et d’intrigues de toutes sortes ; monde à part dans le monde élégant, petites maisons consacrées au plaisir, dont chaque fenêtre porte une silhouette, dont chaque porte est soumise à un signe plus que numérique ; espèce de boudoir à double entrée, l’une consacrée au vieillard opulent, l’autre destinée au jeune homme beau et pauvre ; espèce de champ-d’asile qui tient le milieu entre le vice et l’amour honnête. Je ne saurais vous définir encore cela ; mais la rue du Helder mérite une mention à part dans les rues de Paris ; elle a des bruits qui ne sont qu’à elle, des parfums qui ne sont qu’à elle, des murmures qui ne sont qu’à elle. Voyez-vous cette femme là-haut, aux secondes loges de l’Opéra ? Elle est belle, elle est parée, elle est jeune encore de sa jeunesse de vingt-cinq ans ; elle rit, elle est à l’aise, elle connaît les hommes du balcon qui la saluent ; c’est presque une dame, c’est une femme aussi éloignée de l’insouciante jeunesse que du dévergondage de l’âge mûr ; c’est une femme qui fait halte entre les passions passées et les passions à venir, entre la dévotion et le jeu, entre le libertinage et le mariage : c’est une femme de la rue du Helder.

Oh ! cette nuit-là, quand nous l’eûmes quittée, cette femme, et que je sentis encore à mon bras la chaude impression de son bras, comme je fus ému et transporté ! Alors, pour la première fois, je sentis ma nullité et ma misère ; alors, pour la première fois, la rue Taranne, que je trouvais si belle avec sa fontaine d’eau claire et limpide, me parut horrible, comparée à la rue du Helder. L’Opéra-Comique était si loin de là, et notre belle chanteuse si loin aussi ! Mon ami choisit ce moment pour me parler de la profession qu’il m’engageait à prendre. Il était journaliste, ni plus ni moins. À l’entendre, il régentait l’univers dramatique ; il avait toutes les faveurs et toutes les soumissions de l’art ; sa vie était une fête enchantée, à l’entendre ; témoin cette loge où il m’avait donné une place, témoin cette chanteuse dont il m’avait prêté le bras, témoin le journal qu’il recevait tous les matins, témoin la carte du Diorama qu’il avait dans sa poche, témoin ses entrées au théâtre des Variétés et au théâtre du Gymnase ; et que sais-je encore ? car ce sont là les amorces innocentes de la vie littéraire ; un jeune homme ignorant et faible se laisse aller à ces tristes appâts ; le plaisir facile lui va mieux tout de suite que la fortune difficile à gagner en dix ans. C’en est fait, c’en est donc fait, je ne résiste plus, je renonce de gaieté de cœur à toutes mes graves et vives études, je me fais écrivain et je mourrai écrivain pour avoir passé mal à propos, un soir d’été, par l’Opéra-Comique, le boulevard Coblentz et la rue du Helder.

Ce n’est pas que j’aie à me plaindre de la vie littéraire ; non pas, non, je n’aurais pas cette ingratitude envers la plus noble profession de cette époque de liberté : au contraire, tout en racontant par quel accident je me suis trouvé engagé dans cette route difficile, je serais désolé d’arrêter ceux qui se sentent assez forts pour s’exposer à ces hasards. Les plaintes des écrivains d’autrefois m’ont toujours paru une injustice, elles seraient une brutalité stupide aujourd’hui. Remontez tant que vous voudrez dans notre histoire, partout vous trouverez les poëtes aux abois dans leurs vers, riches dans leurs maisons. À ceux qui ne sont pas riches arrive la gloire, cette grande consolation de toutes les infortunes. Voyez ! aux uns François Ier tend une main vaniteuse, aux autres Richelieu offre sa terrible collaboration ; à ceux-ci Louis XIV, à celui-là le duc de Bourgogne, puis Mme de Pompadour au 18e siècle, et en même temps Catherine et Frédéric II, toute la ville et toute la cour ! Ce sont là des encouragements ! ce sont là des existences mieux que bien faites ; c’est là une vie toute vouée au hasard, à la passion, à la colère, aux rêves et aux honneurs de toutes sortes. Demandez à ces hommes à part dans la foule lequel d’entre eux voudrait consentir à descendre dans la vie commune, eux qui sont tous princes ou gentilshommes par le talent et le génie : aucun d’eux ne consentira à aucun prix à subir cet abaissement moral. Les plaintes des poëtes, leurs longues misères, leur pauvreté tant chantée, leur isolement, ce sont là autant de mensonges poétiques auxquels il ne faut pas croire, enfants, auxquels il ne faut pas que vos pères ni vos mères ajoutent une foi trop grande. La vie littéraire, voyez-vous ? ce fut de tout temps une vie à part dans les grandeurs de ce monde : c’est mieux que cela aujourd’hui, c’est une vie à part dans les puissances de ce monde. L’homme de lettres marche comme le grand seigneur a marché ; ils sont entrés l’un et l’autre dans la Constitution, ils sont de vrais citoyens l’un et l’autre, mais citoyens hors de la foule, malgré la foule ; citoyens à part, citoyens grands seigneurs pour tout dire, aristocrates par la passion, par le cœur, par la pensée, par l’avenir. Pour mieux comprendre ma proposition, passons du poëte d’autrefois à l’homme de lettres d’aujourd’hui.

L’homme de lettres d’aujourd’hui a cela de particulier, c’est qu’avec sa plume il a une existence assurée et conquise, tout aussi bien que les avoués et les notaires et beaucoup plus qu’un avocat. La Constitution est ainsi faite qu’elle ne peut vivre qu’à force de débats et de discussions de tout genre pour et contre ; le journal, aujourd’hui, c’est plus qu’un besoin, c’est un devoir ; c’est une nécessité de tous les matins, de tous les soirs, de toutes les heures du jour ; le journal est la reproduction vivante de la vie de toutes les heures, politique, littéraire, philosophique, et prenant toutes les nuances de la société, de haut en bas. Cette puissance qui dirige à son gré et violemment les hommes et les choses, puissance inexorable qui se dévore elle-même quand l’aliment vient à lui manquer, savez-vous combien il lui faut d’écrivains actifs, passionnés, infatigables, dévoués à ses haines, à ses amours, à ses ambitions, à ses colères, à toutes ses cruelles exigences ? savez-vous ce que c’est que cet abîme sans fond où se jette à chaque instant cette immense quantité de passions, d’idées, de paradoxes, de folies, de niaiseries, de toutes les choses qu’engendrent le cœur, l’âme, la passion, le vice et la vertu des hommes ? Le tonneau funeste des Danaïdes n’était rien, comparé à ce labeur éternel. Ô la presse périodique ! monstre aux cent voix et aux cent bouches, vautour qui a besoin pour vivre de toujours dévorer un foie renaissant, insatiable conversation à haute voix de toutes les puissances et de toutes les ambitions de l’Europe, qui va en un clin d’œil d’un bout de l’Europe à l’autre, frappant à la fois l’oreille des rois et l’oreille des peuples, proclamant en même temps les principes les plus opposés : athéisme et dévotion, esclavage et liberté, le roi et le pape, la licence et l’ordre ; voix immense qui a tout autant changé le monde que la vapeur et les chemins de fer ! Eh bien ! ce monstre, cette voix, la presse périodique enfin, quand j’ai été saisi par lui, par une soirée d’été calme et sereine, j’ai eu peur d’abord, je me suis senti entraîné bien loin d’abord ; puis peu à peu je m’y suis habitué, j’ai flatté de la main ce coursier rebelle, je me suis mis plus à mon aise. M’y voilà : que le Bellérophon m’emporte où il voudra ; je suis à lui corps et âme, je l’aime de toute ma passion et de tout mon cœur ! On me ferait prince : qu’on ne me donnerait pas tant je marche en avant de tous les gentilshommes de l’Europe, moi, un simple gentilhomme de la presse. Il n’y a rien de tel que de s’habituer des premiers à ces positions extraordinaires dans la vie ; il n’y a que le premier pas alors qui vous fasse peur : vous êtes en ballon dans les airs, vous êtes sur un chemin de fer, vous êtes rédacteur d’un journal, vous êtes à part, dans le monde, des autres puissances, que vous dédaignez à bon droit, pendant que la foule tremblante et ébahie vous regarde d’en bas.

Mais ni le ballon poussé par le gaz enflammé au milieu des nuages, ni la voiture rapide comme l’éclair, traînée à la remorque par ce géant aux mille bras qu’on appelle la vapeur, n’ont poussé un homme en avant comme vous êtes poussé en avant par cette vapeur autrement puissante, le journal. Moi, pauvre enfant, la veille si tranquille, si heureux, si oisif, à peine eus-je touché le journal dans ses extrémités les plus inoffensives que je fus saisi corps à corps par ce nouveau Briarée, plus terrible mille fois que celui de la fable. De ce jour, plus de repos, plus d’oisiveté, plus rien de la vie ordinaire. Je commençai pourtant comme tous les écrivains périodiques ont commencé, obscurément : n’importe, il fallut bientôt aller en avant ; bientôt le travail augmenta ; bientôt la passion d’écrivain me vint à l’âme ; bientôt le besoin de juger envahit tous mes plaisirs ; bientôt la critique par métier se mêla à toutes mes sensations ; bientôt le malheureux besoin d’être important changea en fiel ma bonne volonté naturelle pour les autres ; bientôt je rejetai loin de moi mon admiration facile comme on rejette un fardeau inutile pour un grand voyage. Cela fut un grand malheur, n’est-ce pas, perdre en un jour cette bienveillance universelle pour les autres, cet enthousiasme toujours prêt, cette heureuse passion de toutes les heures, cette naïveté d’enfant, ces larmes, la douce rosée de nos vingt ans, cette profonde ignorance du monde littéraire et du monde des arts ? J’étais encore si bon la veille, si naïf encore, si aimant, si aimé ! Le lendemain me voilà cherchant des haines, froissant les amours-propres, m’attaquant à des renommées brillantes et fragiles comme le verre ! tout cela parce que j’étais allé à l’Opéra-Comique, un soir d’été, avec une demoiselle de l’Opéra !

Car, sorti de l’Opéra-Comique, mon ami me donna le secret de sa vie élégante, et de ses loges au théâtre, et de ces belles dames dans les belles loges. Il ne s’agissait, pour être heureux comme lui, que de prendre son collier de journaliste ; et moi, innocent, je tendis la tête, ne voyant pas que le col de mon ami fût pelé. Quant à la fin de mon histoire à Nevers, vous la savez déjà sans que je vous la dise. Je tombai encore cette fois du haut d’une chimère brillante dans une réalité bien triste ! Elle vint, la pauvre femme, dans cette salle de concert, elle vint en écharpe rose passé, la joue couverte d’un mauvais fard, la voix rude et rauque ; et elle chanta du Rossini et du Catruffo. Cela fut très-applaudi par l’assemblée, cela fut bien triste pour moi. Le soir, rentré dans mon auberge, je regrettai vivement ma fatale curiosité.

Voyez-vous ? la vie littéraire est remplie de ces déceptions funestes. Vous y entrez avec toutes sortes d’illusions ; mais, à mesure que vous faites un pas, vos illusions, blanches colombes du printemps poétique, s’envolent une à une pour ne plus revenir. Il y a deux parties dans l’art bien distinctes : le parterre et les coulisses. Tant que vous êtes dans le parterre cela va bien : l’art arrive à vous du beau côté, l’art se pare avec soin, il prend sa voix la plus douce, il sourit, il fait patte de velours, il est riche, heureux, honoré, passionné ; mais, de grâce, si vous voulez toujours le voir ainsi, ne quittez pas le parterre ; restez à votre place, homme heureux pour qui la toile tombe et se relève toujours à propos : la coulisse change tout cela.

Dans la coulisse en effet l’art, quel qu’il soit, poëte, musicien, peintre, comédien, l’art est hideux : le poëte, plein d’envie, à l’œil fauve, aux cheveux rares, homme flatté du matin au soir par les plus insipides flatteurs, esprit désenchanté, triste égoïste qui ne pense qu’à faire un peu plus de bruit qu’un autre dans le monde des idées, s’agite de long en large et rature ses vers ; le musicien, d’une main souvent avinée, sans passion, sans enthousiasme, sans croyance, frappe au hasard des pieds et des mains, non pas de l’âme, un malheureux piano qui produit bien des grincements plaintifs avant de fredonner le flonflon si cher à la foule ; le peintre va chercher au coin de la borne quelques pauvres filles, qu’il déshabille pour en faire des déesses de la fable ou des saintes de la légende ; la comédienne, si belle tout à l’heure, teint son visage et ses mains, et dépose sur sa toilette sa chevelure et sa passion.

Voilà ce que c’est que la coulisse. Or, entrer dans cette vie à part et sans définition que mènent les poëte, les comédiens et les artistes, c’est entrer, à proprement dire, dans la coulisse du théâtre, c’est se jeter à corps perdu dans cette atmosphère nébuleuse que l’homme heureux évite avec soin, dont il ne s’approche qu’à distance et avec toutes sortes de précautions, attendant pour bien faire que le lustre soit allumé, que le souffleur soit à sa place, qu’Iphigénie ait attaché sa ceinture virginale, que Burrhus ait mis sa barbe à son menton, Cydalise le fard à sa joue, Baillot la colophane à son archet, M. Gérard le vernis à son tableau. Mais ce sont là les heureux et les habiles de ce monde ; ceux-là jouissent et ne produisent pas, ceux-là sont les seuls qui conservent leurs illusions. Respectons-les !

Mais je suis déjà bien las de vous parler de moi. Que suis-je d’ailleurs pour vous arrêter sur des commencements si vulgaires, insipide histoire sans intérêt et sans plaisir ? Tout comme un autre j’ai bataillé d’abord ; car tant qu’a régné la maison de Bourbon l’opposition c’était la grande route. À présent que j’y pense, je trouve que jamais dynastie n’a été attaquée comme celle-là : nous sommes aujourd’hui plusieurs hommes faits, écrivains posés et bien posés, qui avons commencé ensemble par écrire un journal de personnalités très-vives contre tout ce qui était pouvoir dans ce temps-là. Ce journal devint populaire en peu de temps : il portait un nom cher à la France littéraire et opposante, il était plein d’indignation et de fiel ; chaque matin c’étaient de nouveaux sarcasmes, de nouvelles colères. Tout venait à nous ; nous fûmes terribles pendant une heure, car la France est ainsi faite, qu’elle ne peut vivre longtemps, l’inconstante qu’elle est, ni avec les mêmes hommes ni des mêmes hommes. Toutes les fois que j’ai voulu relire cette ardente et infatigable polémique je me suis étonné de la patience avec laquelle les courtisans de ce temps-là la supportèrent. Ils ont rendu ainsi, à leur dam et préjudice, un grand hommage à la liberté de la presse. Il faut dire aussi que faire autrement c’eût été difficile : nous étions trop bien soutenus par l’opinion, nous étions de trop jeunes athlètes pour être brisés facilement ; et puis comment nous rendre sarcasmes pour sarcasmes ? Nous étions très-jeunes, tous honnêtes gens, tous sans ambition, tous méchants sans méchanceté et cruels sans le savoir. Et puis à côté de nos haines politiques nous jetions dans cet admirable petit pamphlet nos amours de chaque jour ; tout nous servait à remplir notre tâche : il n’est pas un de nous qui n’ait écrit là toute sa vie ; et cela amusait le public, qui se laissait aller à ces impressions franches et toutes nouvelles, lassé qu’il était des vieux journaux.

Car nos commencements ont eu ceci de particulier qu’ils ont été à la fois le commencement du nouveau journal et la fin des vieux journaux. Tel que je suis, jeune encore, homme de la fin de 1804, cette belle année de prospérité et de gloire inouïe, je suis à l’heure qu’il est un des plus vieux journalistes de Paris. Cela vous fatigue si vite, le journal ! cela vous vieillit si vite, improviser tous les jours de quoi suffire à cette immense consommation d’esprit, de style, de colère, d’indignation, de raillerie ! Hélas ! à mon tour je me sens en retard déjà. Moi qui vous parle, j’ai vu s’élever à côté de moi, au-dessus de moi, nos plus habiles écrivains périodiques, ceux qui tiennent en leurs mains toutes les destinées du pays ; j’écrivais déjà quand ils ont commencé à écrire, mais avec quelle verve, grand Dieu ! comme ils se sont dessinés tout d’abord ! que de grandes choses ils ont faites ! Les uns ont renversé le ministère Polignac en six bonds ; les autres ont pris par la main la révolution de juillet, cette terrible fille, s’efforçant de la guider dans le chemin qu’ils lui avaient tracé à l’avance ; tous ils ont agrandi le langage de la presse, tous ils ont rendu à la critique sa dignité et son éclat. Oh ! c’est un beau spectacle, la presse périodique ! Que de grands noms ! que de zèle ! que de courage ! que d’éclat ! quelle abnégation profonde de soi-même ! quelle sainte colère ! quelle verve inépuisable ! Tous les jours être prêt ! Émeute, révolution, rue Saint-Denis, rue des Prouvaires, guerre au dehors, peste au dedans, l’assassinat même et le régicide, rien n’y fait : ils sont toujours là, là sur la brèche ! Que de génie dépensé ainsi, jeté au vent, prodigué à la foule qui passe ! Et puis les longs procès criminels, et puis les prisons sans fin, et puis les voyages de Versailles à Paris entre deux gendarmes, et puis les amendes, et puis les pauvres femmes qui tremblent et se préparent à mourir, entendant le gendarme de l’état de siège qui escalade les murs de la maison ; et puis, d’autre part, l’écrivain qui défend seul contre tous ce que tout le monde attaque, qui reste impassible devant la foule, qui dit à la popularité : « Va-t’en ! Que m’importe l’estime de la foule ? je tiens avant tout à ma propre estime. » Homme fort, celui-là ! qui tient à son devoir et à son droit, et qui reste au but qu’il s’était tracé sans vouloir avancer ni reculer d’un pas ! c’est stoïque et beau ! Notre siècle est le siècle de la presse, notre siècle est le siècle de la pensée libre, notre siècle est le siècle de tous les genres d’indépendance. Qu’il faille combattre pour ce qui existe, ou défendre ce qui n’est plus, ou pousser de toutes ses forces à un avenir difficile, ils sont tous prêts. Voyez-les : pas un ne recule ! Que deviennent donc, en présence de ces hauts et sincères témoignages, toutes les déclamations du siècle passé sur les gens de lettres en général, et en particulier sur les écrivains des feuilles périodiques ? Cela fut longtemps une plaisanterie consacrée. Voltaire lui-même, le premier homme qui ait fait un journal en France, car sa correspondance, qu’est-ce autre chose sinon le seul journal possible de cette époque ? Voltaire lui-même, quels sarcasmes n’a-t-il pas trouvés contre les journalistes de son temps ! sarcasmes souvent répétés, sarcasmes impossibles aujourd’hui. Aujourd’hui, avant tout et pour tout homme qui fait un journal, la vérité est une nécessité aussi bien que la justice. Lisez tous les journaux du temps, et, après les avoir lus, comparez-les entre eux : je tiens pour certain que dans le fond, sinon dans la forme, vous trouverez que tous ils s’accordent à flétrir ce qui est infâme, à louer ce qui est noble et bon. Il est impossible qu’il en soit autrement avec la liberté de la presse, elle est en effet l’âge d’or de l’écrivain périodique. Aussi regardez : il n’y a plus de livres aujourd’hui, il n’y a plus que des journaux.

Je suis donc heureux et fier d’être un des hommes de cette presse, moi indigne. Depuis tantôt huit ans j’y ai travaillé nuit et jour avec tout le zèle dont je suis capable, faisant des livres pour me distraire et pour réaliser, si je puis, quelques-unes des idées que je rencontre dans ma tête en passant en revue les idées des autres. — Quand je commençai à écrire pour la première fois dans un journal et que je me demandai comme Figaro, mon patron : Qu’y a-t-il ? les réponses m’arrivèrent en foule, et j’eus bien de la peine, dans ce temps-là, à les démêler toutes, ces réponses à ma question imprudente. Ce qu’il y avait alors en France était une chose immense en apparence, une chose inépuisable en apparence, un univers entier à exploiter par un journaliste de vingt ans comme moi. Eh bien ! horreur ! tout ce qu’il y avait en France est mort depuis, ou s’est évanoui on ne sait où. Tout cela a été dévoré par le journal ; le journal, cette frêle puissance quand j’ai commencé, puissance si débattue, et sur laquelle le censeur pouvait chaque soir jeter son souffle infâme, mutilant une pensée avec autant de sang-froid que le bourreau coupe la tête d’un homme, le journal seul a dévoré tout cela. Quand donc je me demandai en commençant : Qu’y a-t-il ? je trouvai le monde littéraire et politique dans une surabondance incroyable. Qu’est devenu tout ce monde de beaux esprits qui s’agitaient dans le vide ?… Il y avait dans ce temps-là Byron le poëte, mort en Grèce ; il y avait la Grèce renaissante, morte à Constantinople ; hélas ! il y avait Armand Carrel, mort le héros de la presse et son orgueil ; il y avait Shakspeare, Schiller, tous les théâtres étrangers, qu’on traduisait avec ardeur et passion comme les chefs d’une littérature à venir et qui n’est pas venue ; il y avait Walter Scott, le romancier, l’historien, le poëte, le gentilhomme si populaire : mort Schiller, mort Shakspeare, et mort le poëte romancier en revenant de Rome à Abbotsford. Il y avait Talma dans toute sa gloire, soutenant de son génie, qui n’avait jamais été plus heureux, les chefs-d’œuvre de notre vieux théâtre : mort Talma, mort le grand tragédien, emportant la tragédie française dans cette tombe qui n’a pas relâché sa proie. Et moi j’ai suivi comme la foule ces tragiques dépouilles, dont s’était inquiété monseigneur l’archevêque de Paris lui-même. Mais le prélat, aussi bien que le comédien, est mort aussi, plus mort que le tragédien lui-même ; car les ruines du Théâtre-Français sont debout encore, protégées par Corneille, Racine et Voltaire, imposante trinité, pendant que les ruines de l’Archevêché, qui n’avaient pour les défendre qu’une religion de dix-huit siècles, ont été renversées d’un coup de main, dans une folle journée de carnaval, par le peuple de juillet habillé en arlequin.

Quand on pense à tout cela, que de ruines, mon Dieu ! Quel abîme entre le moment où j’ai taillé ma plume pour écrire en public et celui où j’écris ce résumé funéraire, dans lequel encore j’oublie tant de gloires très-vivaces alors, qui ne sont plus même des gloires posthumes aujourd’hui ! Qu’est devenu Cuvier, qui savait tout, Saint-Martin, qui savait le sanscrit, Goëthe, qui était toute l’Allemagne ? qu’est devenu tout l’Orient chez nous ? Mort tout cela ! Or, tout cela c’était la pâture vivante et le journal de l’époque ; le journal vit toujours. Que j’en ai vu tomber, une à une, de ces renommées qui étaient notre orgueil ou notre envie ! que j’en ai vu mourir de ces puissances qu’un souffle a emportées on ne sait où !

Saint-Acheul et Montrouge, que sont-ils devenus ? Où trouveraient-ils, ces anachronismes chrétiens si redoutés et si peu redoutables, où trouveraient-ils, même dans l’Écriture, une expression assez moqueuse pour peindre la rapidité de leur passage : Transivi, et non erat ! J’ai vu balayer Montrouge, ce repaire, comme nous disions alors. J’ai vu partir M. de Frayssinous : où est-il ? j’ai vu monter à côté du jeune ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, dans la calèche qui le ramenait de Vincennes en le sauvant des mains du peuple, M. de Polignac le premier ministre, celui-là même que le roi Charles X avait tenu si longtemps suspendu sur la tête de la Charte au fil de l’article 14 : tout cela tué par le journal cependant ! mais le journal vit toujours.

Que de morts ! que de ruines ! que de désastres ! que de fortunes évanouies ! Dans ce temps-là nous ne portions qu’en tremblant nos mains hardies sur ces hommes qui se sont dissipés au premier cri de la colère populaire. Charles X, le roi de Rambouillet, espèce de stoïcien du dernier degré, qui a perdu avec un sang-froid plus que chrétien la plus belle couronne de l’univers, comme c’était un roi respecté dans Paris ! Nous avons vu aussi tomber celui-là, nous autres qui avions vu passer le cercueil de Louis XVIII. Et comment est-il tombé Charles X ? Vous croyez que c’est un coup de foudre qui l’a jeté par terre ? C’est mieux que cela, c’est le journal.

Le journal est le souverain maître de ce monde ; c’est le despote inflexible des temps modernes, c’est la seule souveraineté inviolable ; c’est mieux qu’un pouvoir de droit, c’est un pouvoir de fait ; toutes les grandeurs du monde viennent se briser contre cet écueil. Le journal mesure à chacun sa popularité, sa gloire, son renom, sa valeur morale ; c’est lui qui fait les oraisons funèbres de toutes les puissances renversées. Il est immortel à présent ; il a toute la patience de l’immortalité : il a lassé à lui seul toutes les grandeurs et toutes les ambitions de ce siècle, il a vaincu l’obstination de Sa Majesté Charles X, il a vaincu la sainte et revêche résignation de Mme la duchesse d’Angoulême, il a fait plier la frivole et charmante pensée de Mme la duchesse de Berry, il a fatigué les plus infatigables renommées, celle de Bonaparte lui-même. Quels événements ! Bonaparte tombe sous la presse, il meurt sous elle ; son fils meurt après lui, n’ayant que la presse pour jeter sur sa tombe quelques phrases d’oraison funèbre. Et vous ne voudriez pas qu’on eût quelque orgueil à appartenir à ce corps qui a fait et défait tant de pouvoirs !

Il faut dire aussi, pour être juste, qu’à aucune époque de la France moderne la littérature et les arts n’ont été florissants comme ils l’étaient à l’époque où je pris une petite place dans le monde littéraire : Rossini était dans toute sa gloire ; M. Gros, qui n’était pas encore baron, venait de faire la coupole du Panthéon, qui était redevenu l’église Sainte-Geneviève ; M. de Lamartine publiait ses Nouvelles Méditations, ce chef-d’œuvre digne de son premier chef-d’œuvre ; M. de Chateaubriand préparait ses œuvres complètes, le seul à qui ce fut là une faiblesse permise et admirée ; au théâtre, M. Victor Hugo annonçait Marion de Lorme, que soutenait le roi Charles X lui-même contre la plus ignoble pétition qui se soit jamais faite dans aucune littérature depuis la célèbre pétition des garçons bouchers à la reine Élisabeth contre son poëte Shakspeare, en faveur des combats de chiens.

Voilà qui allait bien. Dans le petit art nous avions M. Scribe, qui faisait nos délices avec une aristocratie de son vernis et de son invention ; nous avions Boïeldieu qui faisait la Dame blanche ; nous avions… que sais-je encore ? M. Gérard, par exemple, et son portrait du Roi, dans lequel il y avait ce beau cheval. Tout cela était admiré très-fort, tant nous étions oisifs et riches. Chaque année avait aussi sa célébrité qu’il fallait faire ou défaire, chose facile au journal. Venaient en même temps les expositions de l’industrie, toutes remplies de lampes perfectionnées, de savons perfectionnés, de faux toupets perfectionnés, de pianos perfectionnés, et autres perfections qui nous faisaient passer notre temps très-agréablement ; venaient Sèvres, les Gobelins, la société d’encouragement pour les beaux-arts, les concerts des enfants d’Apollon ; toutes choses suivies de dîners au Rocher de Cancale ou chez Véry. Quelle belle foule ! Voyez cette dame qui passe, une partition à la main : elle sort de Feydeau et elle va chanter à la chapelle du Roi ; voyez cet homme qui emporte son violon en cabriolet : il va accompagner la duchesse de Berry ; voyez cet enfant qui passe entouré de gardes-du-corps : c’est le duc de Bordeaux. Prêtez l’oreille, le vieux palais s’illumine tout à coup : c’est fête aux Tuileries, la fête des puissances et des nobles : ils se reportent au moyen âge, ils se reportent de toutes leurs forces à ce temps de puissance absolue ; ils rêvent toute la nuit l’antique féodalité des vieux temps !

Mais, le matin même de ces fêtes, quand ces fêtes vont finir bientôt, voyez-vous ce pauvre homme qui jette obscurément un journal chez le portier du Roi ? Portez les armes à ce pauvre homme, sentinelles ! frappez le parquet du talon de vos bottes, gardes-du-corps ! évanouis-toi, moyen âge d’une heure ! Ce pauvre homme abattra les vieilles Tuileries ! ce pauvre homme c’est le porteur d’un journal.

Et vous souvient-il, dans ce temps-là, comme on était occupé des moindres choses, comme tout était spectacle à cette époque, comme nous demandions tous des spectacles, gorgés que nous étions de l’autre nourriture à l’usage du peuple ? Vous auriez beau chercher dans vos souvenirs, vous ne trouveriez pas le plus petit fait passé sous silence à cette époque, pas le plus petit héros laissé inaperçu. Quels spectacles ! Nous avons été voir avec le même empressement le cadavre royal de Louis XVIII et Rita-Christina, sœurs jumelles qui ont vécu une heure de la même vie et du même amour ; l’obélisque de Luxor se croisait avec l’enfant qui portait le nom de Napoléon écrit dans ses yeux. Vous souvient-il de cette jolie petite fille qu’on appelait Léontine Fay ? Quels transports elle excitait chez nous ! Aujourd’hui l’aimable enfant est mariée et sera bientôt mère. Cela nous vieillit singulièrement, nous autres qui avons assisté à ses débuts. Il n’y avait pas dans ce temps-là jusqu’à la Société philotechnique qui ne fût quelque chose ; je me souviendrai toute ma vie de cette estimable société. M. Cadet de Metz, un ami de ma tante, homme savant et digne de toutes sortes de respects, était membre de cette digne Société philotechnique : chacun a ses faiblesses, et, à chaque nouvelle séance publique, il ne manquait jamais de m’y conduire pour éveiller en moi le sens poétique qui sommeillait. À ces séances publiques, qui se faisaient dans une vaste salle de l’Hôtel-de-Ville, en plein jour, la société se mettait en frais de lectures, elle mettait au jour ses plus grands poëtes. Le plus grand poëte en ce temps-là de la société philotechnique c’était M. Viennet ; il n’y avait pas de séance où je ne visse accourir M. Viennet, un manuscrit à la main. Il arrivait tête levée ; il se posait fièrement devant la balustrade, et là, le geste animé, le regard inspiré, il débitait fièrement des chants entiers d’un poëme burlesque dont l’assemblée était émerveillée. Ce poëme était destiné par l’auteur à servir de pendant à la Pucelle de Voltaire. Il y a surtout un de ces chants dont je me souviendrai toute ma vie : l’auteur y fait violer en plein jour la reine Blanche, la mère de saint Louis, par une troupe de muletiers et de soudards. La Société philotechnique, qui n’y entendait pas malice, applaudissait cela de toutes ses forces. Pour moi, dans mon petit bon sens, il me semblait que c’étaient là bien des extravagances ; mais, voyant tout le monde admirer et applaudir, je me taisais modestement. Depuis ce temps le fameux poëme burlesque a été imprimé, et le public l’a jugé à l’impression comme je l’avais jugé à la lecture ; ce qui n’a pas empêché M. Viennet de descendre ou de s’élever encore d’un cran, de passer de la Société philotechnique à l’Académie française, préféré qu’il a été à Benjamin Constant, cet autre mort illustre que nous avons vu mourir, et que je n’ai pas compté parmi les funérailles politiques dont la marche est ouverte par le convoi du général Foy et se referme aux convois de Casimir Périer et du général Lamarque.

Malgré moi, vous le voyez, j’en reviens toujours à des histoires de funérailles ; je suis déjà dans cet âge où l’on s’étonne des morts qu’on a laissés derrière soi. C’est un cruel travail que de se souvenir de tous ceux qu’on a vus et qui ne sont plus ! Parlez-moi des modes passées, et de ces choses futiles je vous parlerai sans tristesse. Vous avez lu Ourika par Mme de Duras, vous avez lu Édouard, ces deux plaidoyers en faveur du faubourg Saint-Germain : quelle distance entre ces livres d’une aristocratie toute personnelle et le livre de mistriss Trollope, par exemple, cette aristocrate en général !

Vous avez vu les Osages reçus comme des princes d’abord, comme des histrions ensuite, passant du palais de Saint-Cloud à la Grande-Chaumière : quelle différence entre les Osages et don Pédro, ou le dey d’Alger qui les remplace à l’Opéra ? Vous rappelez-vous aussi cette autre grande chose qu’on allait voir avec tant de pompe par les matinées d’été, la girafe, grand homme qu’on allait entendre dans les temples chrétiens, le missionnaire Guyon ? et le procès de Castaing qui tenait le monde attentif autant que le procès Fualdès ? et le général Berton, exécuté avec tant d’horrible sang-froid ? et la loi du droit d’aînesse rejetée ? et la statue de Louis XIII rétablie à la place Royale ? et la Madeleine toujours aussi peu avancée ? et l’arc de l’Étoile sur lequel nous avons tant plaisanté ? et l’éléphant de la Bastille que la révolution de juillet a bronzé en cuivre ? et les chasses du Roi ? et le sacre ? et la voiture du sacre vendue à l’encan ? et le jeu du Roi, où se pressait toute l’opposition, faveur signalée que lui faisait la royauté ? et le Musée maritime ? Nous avons vécu de tout cela pourtant, nous autres ; nous avons critiqué ou défendu amèrement tout cela ; après quoi venaient la cour, et les courtisans, et les noms propres : M. de Damas et Mme de Gontaut, M. le duc de Guiche et sa femme si jolie, Mme Du Cayla et M. Sosthène de La Rochefoucauld, ce gentilhomme si bien intentionné et si poli, et si tremblant devant les journaux, dont les sarcasmes étaient répétés à l’Élysée-Bourbon le soir. Dans ce temps-là aussi on parlait beaucoup de Mlle Noblet et des romances de M. Romagnési. De quoi ne s’occupait-on pas, ô ciel !

Eh bien ! tout cela est déjà de l’histoire ancienne ! une révolution est venue donner à toutes ces choses la consécration qui n’appartient qu’aux vieux temps. La foudre tombe sur une maison moderne, et elle lui donne le sombre coloris d’un monument du moyen âge : voilà ce qui est arrivé à cette société surprise tout à coup dans son sommeil. Elle a été séparée violemment de l’avenir de la France par un abîme ; elle est devenue tout à fait inutile, même comme époque de transition. Tout ce qu’elle avait fait en plus grande hâte, aristocratie, religion, mœurs, les modes même et les beaux-arts, ces choses plus indépendantes du pouvoir que tout le reste parce qu’elles tiennent au caprice du peuple, tout cela est monté dans le vaisseau de Cherbourg, tout cela a remonté en sens inverse le sillon effacé et renouvelé tant de fois qui ramena d’Angleterre la reine Henriette : misérable histoire qui recommence tous les cent ans, ramenant après elle les mêmes infortunes et les mêmes appareils.

Vous concevez donc qu’un homme qui s’est occupé de tous ces événements au jour le jour, qui a suivi, la plume à la main, les plus minces détails de cette histoire, n’a guère d’autre histoire à raconter. Une préoccupation puissante s’est emparée ainsi de toute ma vie ; et, Dieu merci, j’ai été placé dans des positions, assez diverses pour les bien comprendre, à présent que je les vois en bloc, tous ces faits épars de notre histoire de chaque jour.

À quoi nous avons servi, nous autres les premiers hommes de la presse périodique, et ce que nous avons fait en dix ans, il serait facile de le dire. Une fois que nous nous fûmes enquis de quoi il s’agissait et quels étaient les hommes régnants, nous comprîmes tout de suite ce qu’il y avait à construire et surtout à démolir. Ainsi nous avons été les premiers qui aient attaqué de front la littérature de l’Empire, cette triste usurpation littéraire qui était restée debout après que l’usurpation guerrière et glorieuse fut morte sur son rocher. Vous qui vivez, ou plutôt qui écrivez aujourd’hui, tranquilles et à l’abri de tout monopole, vous ne sauriez vous figurer ce que c’était, il y a dix ans, que la littérature de l’Empire : elle était partout maîtresse souveraine, impérieuse, fière et jalouse et médiocre ; elle tenait tout ce qu’on pouvait tenir, le théâtre et la place publique, l’Académie et le journal ; à chaque pas que faisait un pauvre jeune homme qui se sentait de l’esprit et du cœur, il trouvait son passage impitoyablement barré par ces immobiles ; plus de passage pour personne ! Que d’humiliations de tous genres ces gens-là ont fait subir à toute la jeune école ! Cela est à peine croyable : les Messéniennes trouvent à peine un imprimeur ; les Méditations sont publiées par faveur ; lord Byron est publiquement hué comme poëte ; il fallut un libraire très-hardi pour dépenser sur les Puritains et l’Ivanohé de Walter Scott la moitié autant d’argent qu’on en dépensait sur Monsieur Botte ou l’Enfant du carnaval par Pigault-Lebrun.

Dans ce temps-là Armand Carrel n’aurait jamais pu imprimer son Histoire d’Angleterre ; dans ce temps-là la presse périodique n’aurait pas trouvé assez de mépris et de moquerie pour les Mélanges de Sainte-Beuve ; Mérimée aurait eu besoin d’un collaborateur de la Pandore pour publier sa chronique ; M. Alfred de Vigny aurait eu besoin, pour faire accepter son beau roman de Cinq-Mars, d’une préface de M. Paul de Kock. J’ai vu M. Victor Hugo, cet ardent génie qui règne aujourd’hui par la poésie après avoir combattu pour elle, ne pas pouvoir placer au prix de cent écus Han d’Islande, cette vive, passionnée et grossière ébauche d’un homme qui avait Notre-Dame de Paris dans la tête et les Orientales dans le cœur. Dans ce temps-là il était impossible d’aborder le théâtre : le Théâtre-Français aussi bien que la tragédie française étaient le monopole de ces messieurs ; l’Opéra leur appartenait, corps et âme, et danseuses ; ils regardaient l’Opéra-Comique comme leur berceau ; et en effet c’est de là qu’ils sont presque tous sortis pour aller à la Chambre ou à l’Académie française. Ô la belle littérature, mes amis, la belle et savante littérature, qui a commencé par composer des drames pour les musiciens de Feydeau !

C’était là un joug bien propre à décourager de jeunes âmes ! c’était là une humiliation cruelle ! et que de courage il a fallu pour combattre tous ces obstacles ! Que de fois, en me promenant lentement dans les galeries de bois du Palais-Royal, ce temple de la librairie et de la prostitution publique, ruinées toutes les deux, ai-je senti mon cœur bondir d’indignation dans ma poitrine quand je voyais ces somptueuses boutiques remplies tout entières par une littérature dont ni moi ni personne nous ne pouvions lire quatre pages de suite ! Dans ce temps-là le Palais-Royal n’était permis qu’aux adeptes : Alfred de Vigny, qui commençait avec toutes sortes de peines, était obscurément annoncé chez les libraires du quai de la Vallée ; M. de Balzac, cet homme de tant d’esprit, publiait, et en vain, depuis dix ans un roman nouveau tous les huit jours, rêvant tristement une célébrité qu’il n’a pu réaliser que six ans plus tard. Que de tourments dans ces jeunes âmes ! mais ils se traînaient péniblement autour du mur d’airain sans l’entamer. Alors, pour vivre, il n’y avait qu’un moyen pour les pauvres poëtes : vivre pauvre et inconnu, ou bien travailler obscurément aux histoires, aux tragédies, aux journaux, aux opéras comiques, aux biographies, aux discours académiques de ces messieurs.

Demandez à tous ceux qui sont parvenus à quelque chose et qui sont enfin devenus les maîtres comment ils sont arrivés, par quelles fatigues, par quels efforts ? cela est horrible à penser ; et, quoi qu’il arrive, je me suis bien promis, me souvenant de toutes ces douleurs, que si jamais j’étais quelque chose je ne tiendrais ni ma porte ni mon âme fermées au moindre jeune homme de talent qui viendrait loyalement me raconter qu’il veut mettre le pied dans cette difficile et glissante carrière des lettres.

Vous concevez donc qu’un homme qui un des premiers s’est attaqué corps à corps à cette littérature envahissante de l’Empire, qui l’a harcelée nuit et jour, qui a fait de sa ruine totale la grande ambition de sa vie, qui l’a attaquée par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, lui reprochant chaque jour tout ce qu’on pouvait lui reprocher, sa nullité d’abord, et ensuite ses habitudes de servilité et de censure, vous concevez que cet homme, quand cette littérature est morte enfin, quand les jeunes et les forts ont renversé tous les obstacles enfin, soit appelé à se glorifier de cette belle œuvre pour la faible part qu’il y a prise. Ainsi fais-je, moi qui vous parle ; moi, j’ai été le faible animal qui ai rompu de mes dents le réseau dans lequel était enfermé le lion. Laissez-moi le voir bondir, mon jeune lion délivré. Comme ses bonds sont impétueux ! comme son allure est vive ! qu’il est heureux d’être libre enfin ! Le lion, c’est la jeune littérature contemporaine, c’est notre capricieuse et folle poésie, c’est notre histoire sévère et remplie de découvertes, c’est notre drame aussi, cet immense joûteur qui n’étreint pas tout ce qu’il embrasse ; c’est notre éloquence simple et naturelle, éloignée de tous les genres d’emphase ; c’est notre roman passionné jusqu’au délire, mais plein d’intérêt et de vérités de tous les genres. Tels sont les fruits d’une victoire littéraire qui a demandé dix ans de combats.

Ce qui doit résulter de cette victoire et quels fruits doit porter la littérature nouvelle, nul au monde ne peut le dire. Nos tentatives hardies n’ont pas encore amené un chef-d’œuvre ; nos chefs d’école ont éprouvé bien des défaites ; la révolution de juillet, qui s’est abattue sur tout cela, a jeté bien du découragement dans les esprits les plus hardis et dérangé bien des enthousiasmes. Il est cruel à un écrivain qui marche à son but d’être dérangé par cette grande chose qu’on appelle une révolution ; cela l’étonne et le fatigue, cela l’anéantit pour longtemps. Une fois revenu de sa première surprise, il lui faut bien des soins et des peines seulement pour regagner l’échelon de gloire sur lequel il était huché quand la révolution en passant l’a jeté par terre du bout de son aile dédaigneuse, Nous en sommes donc là, nous tous tant que nous sommes, attendant la poésie qui doit venir, et nous demandant avec inquiétude de quel côté, orient ou occident, doit sonner la trompette de la résurrection poétique. Mais hélas ! il faut attendre encore longtemps avant de l’entendre éclater et retentir dans la société moderne, qui est toute politique. Les faits passent avant les idées, l’histoire passe avant la poésie. Il faut laisser à l’histoire le temps de prendre un corps et un visage : quand l’histoire sera faite nous ferons de la poésie avec l’histoire, si nous pouvons.

Or ceci est encore un des avantages du journal : c’est qu’en même temps que le journal fait l’histoire politique, il fait encore l’histoire littéraire de chaque jour. La critique remplace toute poésie quand toute poésie est éteinte ; la critique, dans les époques de transition, tient lieu fort bien de tout ce qui n’est plus, et en même temps de ce qui n’est pas encore. La critique alors c’est tout le poëme, c’est tout le drame, c’est toute la comédie, c’est tout le théâtre, c’est tout ce qui occupe les esprits ; c’est la critique qui passionne et qui amuse, c’est elle qui éclaire et qui brûle, c’est elle qui fait vivre et qui tue ; elle usurpe à elle seule toutes les fonctions des autres parties de l’art ; elle est à la fois et tour à tour l’ode, l’élégie, le poëme épique, la cantate et l’oraison funèbre d’un peuple veuf de ses poëtes et de ses orateurs. Voilà comment, à de certaines époques, vous voyez le métier de critique, métier secondaire en apparence, s’élever au plus haut point de gloire, de puissance, d’estime et d’utilité.

Nous en sommes donc là encore une fois, nous en sommes encore à la critique ! Cela nous est arrivé souvent, après les bouleversements de toutes sortes, de refaire notre code littéraire en même temps que nous refaisions nos lois politiques. Maintenant, si vous me demandez ce qui adviendra de notre littérature, je vous répondrai que je le savais peut-être avant juillet, qu’aujourd’hui je ne le sais plus ; que cette révolution subite nous a surpris certainement en progrès, mais que peut-être elle a tué le progrès en l’épouvantant ; si bien qu’il peut se faire que nous ne soyons, nous autres, que des écrivains de transition, comme la littérature de l’Empire n’a été qu’une littérature de transition, avec cette différence toutefois que la littérature moderne, élégante, passionnée, inspirée autant par l’antiquité classique que par les souvenirs des beaux siècles, dégagée de toute prévention et de toute haine, bienveillante à tous, facile, honorable autant qu’honorée, méritait à tous les titres d’être autre chose dans l’avenir qu’une littérature de transition.


LE
MARQUIS DE SADE.














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Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce ; la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce les oreilles vous tintent d’un son lugubre. Entrons, si vous l’osez, dans cette mare de sang et de vices, il faut un grand courage pour aborder cette biographie, qui pourtant tiendra sa place parmi les plus souillées et les plus fangeuses. Prenons donc notre courage à deux mains, vous et moi. Nous accomplirons ensemble cette œuvre de justice : nous allons poser une lampe salutaire au bord de ce précipice infect, afin qu’à l’avenir nul imprudent n’y tombe. Nous allons regarder de près cet étrange phénomène, un homme intelligent qui se traîne à deux genoux dans des rêveries que n’inventerait pas un sauvage ivre de sang humain et d’eau-forte ; et cela pendant soixante-dix ans qu’il a vécu, et cela dans toutes les positions de la vie, enfant, jeune homme, grand seigneur, dans sa patrie et à l’étranger, en liberté et en prison, parmi les hommes raisonnables et parmi les fous ; pervertissant les uns et les autres, plongeant dans la même infamie la prison, le salon, le théâtre, le toit domestique et l’hôpital. Partout où paraît cet homme vous sentez une odeur de soufre, comme s’il avait traversé à la nage les lacs de Sodome. Cet homme est arrivé pour clore indignement le 18e siècle, dont il a été la charge horrible et licencieuse. Il a fait peur aux bourreaux de 93, qui ont détourné de cette tête la hache sous laquelle ont péri tous les anciens amis de Louis XV qui n’étaient pas morts dans l’orgie ; il a été la joie du Directoire, et des directeurs, ces rois d’un jour qui jouaient au vice royal comme si le vice n’était pas, de son essence, une aristocratie aussi difficile à aborder que toutes les autres ; il a été l’effroi de Bonaparte consul, dont le premier acte d’autorité fut de déclarer que c’était là un fou dangereux ; car si Bonaparte avait pris cet homme au sérieux, cet homme était mort. À l’heure qu’il est, c’est un homme encore honoré dans les bagnes ; il en est le dieu, il en est le roi, il en est le poëte, il en est l’espérance et l’orgueil. Quelle histoire ! Mais par où commencer, et de quel côté envisager ce monstre ? et qui nous assurera que dans cette contemplation, même faite à distance, nous ne serons pas tachés de quelque éclaboussure livide ? Cependant il le faut ; je le dois, je le veux, je l’ai promis ; depuis assez longtemps je recule. Acceptez ces pages comme on accepte, en histoire naturelle, la monographie du scorpion ou du crapaud.

Faisons d’abord la généalogie du marquis de Sade ; elle est importante ici plus qu’en tout autre lieu. Vous verrez quelles nombreuses races d’honnêtes gens précèdent ce monstre, et combien il fait tache dans cette noble famille. Comment il se fait que celui-là soit arrivé ainsi animé pour succéder à tant de vertus, il n’y a que Dieu qui le sache. Toujours est-il qu’on ne pouvait pas descendre d’une source plus limpide. Qui le croirait ? le marquis de Sade est un enfant de la fontaine de Vaucluse ! son arbre généalogique a été planté dans cette chaste patrie du sonnet amoureux et de l’élégie italienne par les mains de Laure et de Pétrarque. L’arbre a grandi sous le souffle tiède et embaumé de ces deux amants, modèles de toutes les vertus. François Pétrarque, ce gibelin tout blond et tout rose que la guerre civile chassa de Florence, s’en vint à Vaucluse pour y lire, loin du bruit des discordes, Cicéron et Virgile, ses deux passions romaines. La langue italienne n’était pas faite encore ; Dante, ce gibelin tout brun et tout âpre, n’avait pas encore élevé la langue vulgaire à la dignité de langue écrite ; mais enfin Dante donna le signal : Pétrarque l’entendit, et ce fut dans cette langue toute neuve qu’il célébra son amour et sa mie, en véritable troubadour provençal. Cette femme c’était la belle Laure de Noves, la femme de Hugues de Sade, qui l’avait épousée à dix-sept ans, jeune et belle, avec une dot de 6,000 livres tournois, deux habits complets, l’un vert, l’autre écarlate, et une couronne d’argent du prix de 20 florins d’or. Ce fut dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, le lundi de la semaine-sainte, le 6 avril 1427, que Pétrarque rencontra pour la première fois la belle Laure. Il la vit, il l’aima ; il aima le corps et l’âme de Laure, comme il est dit dans le Dialogue de Pétrarque et de saint Augustin, Quelle tendre passion ! quels transports ! quels emportements muets ! comme l’amour du poëte se révèle et se déroule dans ces mille poésies innocentes où il pleure son martyre, où il chante les rigueurs de sa dame, qui ne lui accorde pas même un regard ! C’est là une histoire de pur amour, à laquelle ont ajouté foi les historiens les plus sceptiques. La vertu de la belle Laure a été si loin que Voltaire la traite d’Iris en l’air. Elle cependant, si elle fuyait l’amant, elle aimait le poëte ; elle le regardait de loin quand il se mettait à la contempler de toute son âme pendant qu’elle se promenait dans ses jardins. Le jour où le poëte retourna à Rome pour recevoir la couronne de laurier au Capitole, Laure sentit une grande joie et une grande peine dans son cœur ; et quand elle le revit, au bout d’un an, toujours amoureux et toujours fidèle, le front ceint du laurier poétique, et quand il eut chanté sa gloire dans toute l’Europe et porté le nom de Laure à l’oreille de tous les rois, la belle Laure, toute sévère qu’elle était, ne put s’empêcher d’être plus favorable à ce grand poëte qui l’aimait tant : elle lui permit de l’accompagner à la fontaine de Vaucluse, elle écouta ses tendres paroles sans colère ; et lui, il récitait à Laure ses beaux vers qu’attendait le monde. Ainsi ils vécurent, lui voyageur, elle dans sa maison : présente, il l’aimait ; il la chantait absente. Elle cependant, retirée dans ses foyers, élevait sa nombreuse famille, et vieillissait dans l’exercice de toutes les vertus domestiques. Mais quelle fut la surprise et quelle fut la douleur du poëte quand il vit Laure pour la dernière fois ! Elle était au milieu d’un cercle de dames, sérieuse et pensive, sans parure, sans guirlande, sans perles. Déjà la maladie dont elle mourut avait étendu sa pâleur sur ses belles joues. Laure, à l’aspect de son amant, lui jeta un regard si honnête et si calme qu’il se prit à verser des larmes. Une horrible peste, venue d’Asie en Sicile, se répand dans toute l’Europe : elle frappe des premières la belle Laure. Aux premières atteintes du mal Laure sentit qu’elle était perdue ; elle se prépara tranquillement à la mort, elle fit son testament et reçut les sacrements de l’Église. Sa famille, ses enfants, ses amis, bravant la contagion, pleuraient en silence autour de son lit. Elle, toujours résignée, l’air calme et serein, rendit à Dieu son âme innocente et pure. Toute la ville la pleura comme on pleure une honnête mère de famille qui est morte en accomplissant ses devoirs. Elle fut enterrée dans l’église des frères Cordeliers, dans la chapelle de la Croix, sépulture de la famille de Sade. Pétrarque était alors à Vérone, et il apprit la mort de cet ange dans ses rêves. Alors ses chants d’amour recommencèrent de plus belle. On croyait cette passion épuisée, et avec cette passion la poésie épuisée dans le cœur de Pétrarque ; mais lui, fidèle amant et poëte fidèle, recommença à aimer, à chanter de plus belle. C’est surtout lorsque Laure est morte que Pétrarque fait ses plus beaux vers, témoin le beau sonnet qui commence par ces mots : Ah ! qu’il était doux de mourir il y a trois ans aujourd’hui ! et cette belle élégie latine : « Le six du mois d’avril, à la première heure du jour, dans l’église de Sainte-Clair d’Avignon, cette lumière fut enlevée au monde lorsque j’étais à Vérone, hélas ! ignorant de mon propre sort ! La malheureuse nouvelle nous en fut apportée par une lettre de mon ami Louis ; elle me trouva à Parme, le dix-neuf mai, au matin. Ce corps si chaste et si beau fut déposé dans l’église des frères mineurs, le soir du jour même de sa mort. Son âme, je n’en doute pas, est retournée au ciel, d’où elle était venue. »

Touchant éloge, bien digne d’une des plus belles et des plus innocentes femmes de son siècle. Le culte qui s’est établi autour du tombeau de la belle Laure est tout à fait un culte poétique. On la vénère comme une personne poétique, mais on l’aime comme une simple bourgeoise. Elle eut la beauté d’une Italienne et le chaste maintien d’une Française ; elle se retira dans le foyer domestique comme dans un sanctuaire impénétrable à tout autre amour qu’au saint et éternel amour, qui commence sur la terre, mais qui continue dans le ciel pour ne plus finir. Elle était simple, elle était bonne, elle était douce, elle était humble d’esprit et de cœur, elle était la seule en ce monde, où elle fut tant chantée, qui ne se doutât pas de sa beauté divine ; elle n’en crut même pas les vers de Pétrarque. Laure est l’idéal de la femme belle et modeste. À coup sûr elle était née pour rester vierge dans un cloître, ou pour être dans le monde la mère d’une nombreuse famille ; car c’était là une femme qui comprenait tous les devoirs de la femme, et qui fut aussi chaste dans le mariage qu’elle l’aurait été dans le célibat.

Grâce à tant de vertus, à tant de beautés, et aussi à tant de beaux vers, le tombeau de la belle Laure vit arriver en pèlerinage les plus grands hommes, les plus grands princes et les plus beaux génies de la France et de l’Italie. Ce simple tombeau est placé en effet sur les limites des deux mondes poétiques auxquels Laure appartenait de son vivant, Italienne et Française à la fois ; Italienne par la passion, Française par les vertus de la mère de famille. François Ier lui-même, ce roi galant, le Henri IV du 16e siècle, amoureux comme Henri et poëte comme lui, s’en vient tout pensif au tombeau de la belle Laure : en se trouvant en présence de tant d’amour et de poésie il se sentit touché par le souvenir de ces deux amants, Laure et Pétrarque, et il improvisa ces vers qui sont dignes de Clément Marot :

En petit lieu compris vous pouvez voir
Ce qui comprend beaucoup par renommée :
Plume, labeur, la langue et le savoir
Furent vaincus par l’aymant de l’aymée.
Ô gentille âme, étant tant estimée,
Qui te pourra louer en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée
Quand le sujet surmonte le disant.

Vous sentez bien que, à l’exemple du roi François, tous les poëtes du monde célébrèrent à l’envi ce modeste tombeau, dont la pierre, pour tout ornement et pour toute armoirie, était surmontée d’une rose, avec cette devise latine : Victrix casta fides. Clément Marot imita le premier son élève François Ier ; le chancelier de l’Hôpital, cette haute et mâle vertu, ce modèle de la magistrature française, trouva de beaux vers latins au tombeau de Laure de Noves ; en un mot ce fut, pendant plusieurs siècles de l’histoire littéraire, une suite incroyable de louanges, de vers, d’éloges et de larmes à ce tombeau, jusqu’aux jours où le tombeau de Laure elle-même, si chaste dans sa vie, lut livré aux révolutionnaires, qui ouvrirent sa dernière demeure et en jetèrent les cendres au vent. Que fîtes-vous alors pour vous défendre, vous la belle et blanche Laure, vous qui, surprise au bain par votre amoureux, vous fîtes un nuage des eaux transparentes de la fontaine de Vaucluse ?… Mais quoi ! les révolutions ne respectent rien. Comme elles ouvrirent le tombeau de Laure, elles ouvrirent aussi celui du brave Crillon, placé dans la même église, Crillon, qui n’était pas à la bataille d’Arques, mais qui était dans son tombeau, tout entier, quand les révolutionnaires osèrent porter la main sur lui.

Telle est la source limpide et pure, tel est le filet d’eau transparente choisi tout exprès dans les ondes fraîches et poétiques de la fontaine de Vaucluse, qui a donné naissance à ce fétide marais qu’on appelle le marquis de Sade. Comment la fontaine sacrée a produit tant de fange, comment elle a pu déposer ce limon impur sur ses bords, comment le mélodieux et chaste retentissement des sonnets de Pétrarque a eu pour dernier écho tant de livres infâmes dont le nom seul est une honte, Dieu le sait ; mais Laure ne le sait pas sans doute. Ô mon Dieu ! que dirait-elle si elle savait de quelles œuvres elle est l’aïeule et à quelle infâme créature elle a donné le jour ! Et Pétrarque, que dirait-il ?

Ici je suis forcé encore de faire la biographie de plusieurs honnêtes gens, ascendants directs de l’homme en question. Vous n’en verrez que mieux quelle grande fatalité a dû peser sur cette honorable famille, et quels sont ces malheurs imprévus dont le ciel frappe de temps à autre les plus vieilles maisons pour les mettre au niveau de tout ce qu’il y a d’impur au monde. Voilà, voilà en effet de tristes et amères leçons d’égalité.

Le mari de la belle Laure s’appelait Fouques de Sade ; il ne vit dans sa femme qu’une honnête bourgeoise, et il la pleura convenablement. — Paul de Sade, un de ses fils, fut un honnête et charitable évêque de Marseille, qui, après une longue vie passée dans l’exercice des vertus chrétiennes, s’éteignit doucement, et laissa tous ses biens à la cathédrale de la ville. — Un neveu de l’évêque de Marseille, Jean de Sade, fut un célèbre et irréprochable magistrat, un savant jurisconsulte ; il fut nommé par Louis II, roi d’Anjou, premier président du premier parlement de Provence. — Éléazar de Sade, son frère, premier écuyer et grand-échanson de l’anti-pape Benoît XIII, rendit de grands services à l’empereur Sigismond, qui lui permit d’ajouter l’aigle impériale aux armes de sa maison. — Pierre de Sade fut premier viguier triennal de Marseille, de 1565 à 1568. Marseille était alors la proie d’une foule de brigands qui la désolaient. Charles IX chargea Pierre de Sade de purger de ces bandits sa bonne ville de Marseille. Aussitôt Pierre de Sade se mit à l’œuvre. C’était un homme de résolution et de cœur ; sa haute taille, son mâle visage, sa voix sévère, son regard perçant et sa justice étaient l’effroi des gens sans aveu, qui bientôt, grâce au magistrat, eurent abandonné la ville. — À la même époque nous trouvons pour évêque de Cavaillon Jean-Baptiste de Sade, vertueux et savant prélat, qui est l’auteur d’un livre chrétien : Réflexions chrétiennes sur les devoirs pénitentiaux. — Joseph de Sade, chevalier de Malte, capitaine des grenadiers, puis colonel d’infanterie, puis brigadier des armées du Roi, puis enfin gouverneur d’Antibes, défendit et sauva cette place forte, la clef de la France, attaquée en même temps par l’armée austrosarde et par une flotte anglaise. Il mourut maréchal de camp, en 1761. — Son fils, Hippolyte, fut un brave marin : il se distingua au combat d’Ouessant, en 1778 : l’année suivante il conduisit une escadre de Toulon à Cadix, dans les commencements du blocus de Gibraltar ; il servit ensuite en Amérique, sous les ordres de l’amiral Guiellen : il mourut en pleine mer, en 1788, à la vue de Cadix. Il était le troisième chef d’escadre par rang d’ancienneté.

Certainement ce sont là des hommes honorables et d’illustres aïeux, des véritables chefs de famille ; ce sont là de dignes descendants de la belle Laure. Toutes les dignités et toutes les vertus se rencontrent dans cette famille : l’évêque chrétien, le magistrat, le guerrier, le chef de police municipale, le marin, le voyageur, tous hommes actifs et distingués, voilà certes une famille en avant ! Et ne croyez pas que dans toutes ces variations de fortune cette famille ait jamais oublié sa grande et charmante aïeule, Laure de Noves, chantée par Pétrarque : au contraire, c’était le culte de cette maison ; Laure était le bon génie, la dame blanche d’Avenel pour la maison de Sade ; on l’invoquait dans les dangers de la famille, on la remerciait dans ses joies ; elle en était la gloire et l’orgueil. Ainsi, au milieu du 18e siècle, François-Paul de Sade, élégant écrivain, homme d’esprit et de style, d’abord abbé d’Uxeuil, d’abord perdu dans toutes les joies frivoles et charmantes du 18e siècle, prit de bonne heure sa retraite ; et, après avoir dit adieu à l’esprit, au scepticisme, aux grâces peu voilées, au bon goût et au luxe du Paris de Louis XV, il se retira dans une petite maison qu’il avait près de Vaucluse ; et là il passa sa vie, non pas dans les austérités de la pénitence chrétienne, non pas dans le vague et stérile repentir de sa vie passée, mais dans le culte qu’il avait voué au bon génie de sa famille. La belle Laure fut en effet pour François de Sade toute l’occupation de sa vie ; il lui voua un culte véritable, il lui consacra ses remords et ses repentirs, s’il en avait, car il avait passé de profanes années et d’heureux jours aux côtés de cette belle Mme de la Popelinière, les amours du maréchal de Saxe. C’est ainsi que François de Sade nous a laissé des Mémoires sur la vie de François Pétrarque, admirable biographie ; une excellente traduction des œuvres de Pétrarque, et enfin, car ces deux choses se confondent ensemble, Pétrarque et la poésie française, un travail très-complet sur les premiers poëtes et sur les troubadours de la Provence. Dans ces livres vous retrouverez l’histoire du 14e siècle admirablement développée et comprise. En même temps que François de Sade se livrait à ces nobles travaux, entrepris en l’honneur de cette femme qui était sa religion, le frère aîné de François de Sade, tour à tour ambassadeur en Russie, puis à Londres, s’alliait à la maison de Condé par Mlle de Maillé, la nièce du cardinal de Richelieu, qui avait épousé le grand Condé. Voilà donc une famille qui commence à Laure de Noves, qui porte dans ses armes l’aigle de la maison d’Autriche, et qui s’arrête à la maison de Bourbon ! Trouvez-en une, sinon plus grande, du moins plus heureuse que celle-là !

Mais ici s’arrête ce grand bonheur. Cette illustre famille va s’éteindre ; que dis-je, s’éteindre ? elle va se perdre dans un abîme d’infamies ; elle va tomber du haut de sa renommée dans les plus atroces extravagances qui puissent passer dans la tête d’un forçat au cachot, un jour d’été. C’en est fait, le 2 juin 1740, dans l’hôtel même du grand Condé, noble maison où tout le 17e siècle a passé, illustre seuil foulé par le grand Condé, et par le grand Corneille, et par Bossuet, et par Racine, et par eux tous les grands hommes du grand siècle, le terrible et fameux marquis de Sade vient au monde, enfant bien conformé en apparence, et dont les vagissements ressemblaient aux vagissements des autres enfants. La mère du marquis de Sade était une honnête femme, dame d’honneur de Mme la princesse de Condé. À peine son fils eut-il six ans que la bonne mère l’envoya en Provence, sous les orangers en fleurs, afin qu’il eût un air pur, afin qu’il pût contempler un ciel bleu, afin qu’il grandît comme un enfant provençal, au milieu des fleurs qui s’épanouissent, sur le bord des fleuves qui murmurent, à la clarté de l’étoile qui scintille, et non pas, comme un chétif Parisien, entre les quatre murs d’une maison, cette maison fût-elle à un prince. Que pouvait faire de mieux la mère du petit de Sade pour son fils ? De la Provence l’enfant passa à Exeuil en Auvergne, auprès de son oncle l’abbé de Sade, le même spirituel écrivain dont nous parlions tout à l’heure, qui lui apprit à lire dans les lettres de Laure et dans les sonnets de Pétrarque. L’abbé eut mille soins de ce neveu qui lui venait de Laure, sa dernière passion : il le menait avec lui dans les belles montagnes de l’Auvergne, il lui apprenait ces mille petites sciences qui sont à la portée de tous les enfants, à réciter une fable de La Fontaine ou l’oraison dominicale, à tendre la main au pauvre qui vous tend la main, a bien recevoir l’étranger qui passe et qui demande un asile pour la nuit, à retenir les noms des grands hommes de la France, surtout à bénir le nom de son aïeule Laure de Noves, la Laure de Pétrarque. Voilà comment fut élevé cet enfant, qui des eaux du baptême fut trempé dans les eaux de la fontaine de Vaucluse, cet autre baptême ; puis, quand il fut assez fort, quand il eut assez joui de son enfance bienheureuse, son oncle, son père et sa mère, et Mme la princesse de Condé, le placèrent au collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, la patrie de Gresset, cet homme d’esprit qui eut l’honneur d’inquiéter Voltaire et à qui nous devons le Méchant et Vert-Vert.

Ce collége Louis-le-Grand a donné naissance à d’étranges hommes. Songez donc que le marquis de Sade s’est promené dans cette vaste cour, contre le mur de la chapelle ; un autre jeune homme, dix ans après, se promenait, lui aussi en silence, à la même place, les bras croisés, et déjà si triste qu’il faisait peur à ses condisciples. Cet autre s’appelait Maximilien de Robespierre. Ô le digne couple, le marquis de Sade et Robespierre ! l’un qui a rêvé autant de meurtres que l’autre en a exécutés ! l’un dont la passion était le sang et le vice, mais qui n’a pu assouvir que la dernière de ses passions ; l’autre qui n’a eu qu’une passion, le sang, mais qui l’a assouvie jusqu’à la satiété ! deux hommes qui sont sortis des ruines de la société, deux hontes sociales ! Mais celui-là était une honte si ignoble que la société a déclaré par la voix de Bonaparte, devenu son chef, qu’il était fou ; l’autre, au contraire, était une honte si terrible que la société lui a fait l’honneur de le tuer sur l’échafaud ; si bien que justice a été faite à tous deux : Robespierre est mort comme tous les honnêtes gens qu’il a tués, et le marquis de Sade est mort parmi tous les misérables fous qu’il a faits.

À quatorze ans le marquis de Sade sortit du collège, et pour son collége ce fut un jour de fête : il y avait déjà autour de ce jeune homme je ne sais quel air empesté qui le rendait odieux à tous. C’était déjà un fanatique de vice ; il rêvait le vice comme d’autres rêvent la vertu, et déjà toutes les rêveries de sa tête auraient suffi à défrayer les cours d’assises de l’enfer. Il sortit du collège à l’instant où Robespierre y entrait. Ô la pauvre société française, qui ne sait rien deviner, et qui ne voit pas qu’elle est perdue quoique la Bastille soit debout encore !

M. de Sade, au sortir du collège, entra dans les chevau-légers ; de là il passa comme sous-lieutenant au régiment du Roi ; puis il fut lieutenant dans les carabiniers, et enfin capitaine dans un régiment de cavalerie. Il fit la guerre de sept ans en Allemagne. De retour à Paris, on lui fit épouser Mlle de Montreuil, fille d’un président à la cour des aides, pauvre jeune fille douce, aimable, jolie, vertueuse, timide, qui croyait n’épouser qu’un officier de cavalerie et qui épousait le marquis de Sade !

On ne peut comparer aucune époque de notre histoire à la fin du 18e siècle, cette solennelle époque d’esprit, menée si grand train à sa perte par Voltaire, son souverain maître et son grand pontife. Je ne crois pas qu’il y ait eu à aucune époque autant d’esprit et autant d’insouciance pour l’avenir. C’est une époque toute brûlée par l’amour et par le luxe, où chacun joue sur un dé ce qui lui reste, celui-ci son grand nom, celui-là sa grande fortune, cette autre sa jeunesse et sa beauté ; où le Roi joue son trône, où le prêtre joue son Dieu ! Et quels étaient les enjeux de ce hasard horrible ? un moment d’ivresse, les palpitations d’un quart d’heure, quelques applaudissements ironiques venus de Ferney, voilà tout ! Vous prêtez l’oreille au bruit que fait ce siècle, et vous reconnaissez toutes les joies mêlées à toutes les douleurs : enfantements, suicides, joies et désespoir, morts funestes, amours sans fin, tout un pêle-mêle à rendre l’éternité attentive, si l’éternité pouvait entendre. Quel mouvement ! quel chaos ! quel bruit ! Puis enfin quel silence quand le trône est écroulé, et qu’on n’entend plus sur la place de la Révolution que le bruit du couteau qui se détache de l’échafaud !

Ainsi étaient faits les vieillards en ce temps-là, ainsi était faite la jeunesse. Personne parmi eux, jeunes gens ou vieillards, ne prenait rien au sérieux ; on leur aurait dit que le monde allait finir qu’ils se seraient informés aussitôt où se louaient les meilleures places pour voir le monde finir. Vous comprenez donc combien fut dangereux le petit nombre de ceux qui en ce temps-là prenaient au sérieux quelque chose. En ce temps-là, ce qui perd d’ordinaire les sociétés pouvait sauver la société française : elle était sauvée si elle fût restée frivole, mais le pouvait-elle ? Quoi qu’il en soit, ce que le marquis de Sade prit au sérieux ce ne fut pas la liberté, comme Mirabeau ; ce ne fut pas l’extinction de la noblesse, comme Robespierre : ce fut le vice ; le marquis de Sade fut professeur de vice comme les autres étaient professeurs de liberté. Or voilà un terrible argument contre la liberté aussi bien que contre le vice de ce temps-là : c’est que les uns et les autres arrivent au même résultat, je dis au meurtre.

Et comment, je vous prie, dans ce peuple qui exagérait toutes choses, comment un homme ne se serait-il pas rencontré pour exagérer tant de livres abominables fondés sur l’excitation des sens, et dont tant d’écrivains et de libraires faisaient un commerce journalier ? Ouvrez la porte aux livres mauvais, l’inondation vous gagnera bientôt. Ah ! vous avez du temps à perdre, ma belle société française ! ah ! vous trouvez que cela ne suffit pas de passer vos jours à boire et vos nuits à jouer ! ni le jeu, ni l’intrigue, ni l’amour, ni les causeries politiques, ni les histoires du Parc-aux-Cerfs, ni les sourires de Mme de Pompadour, ni les agaçantes œillades de Mme Dubarry, ni les fêtes nocturnes des deux Trianons, ni les intrigues d’Opéra au bal masqué, dans ces belles nuits où les femmes ne couvrent que leur visage ! ah ! tout cet or, tout ce luxe, toutes les importunités du passé, toutes les joies du présent, toutes les menaces de l’avenir, ah ! rien ne vous suffit ! ni ce trône qu’on mine sur la terre, ni ce dieu qu’on renverse dans le ciel ! ah ! il vous faut encore autre chose que Voltaire, qui s’est enivré lui-même à la coupe de poésie légère qu’il avait remplie pour enivrer les autres ! ah ! cela ne vous suffit pas que vous ayez forcé le président de Montesquieu à élever dans la vieille patrie de Vénus, à Guide, un temple de méchant porphyre et de guirlandes mythologiques ! ah ! cela ne suffit pas que vous ayez réduit Jean-Jacques Rousseau, l’ardent réformateur, à écrire un roman d’amour à force d’avoir vu les mœurs de son siècle ! vous trouvez que vous avez encore du temps à perdre ; et voilà, une belle nuit, que vous profitez de la captivité de Mirabeau au donjon de Vincennes pour lui faire écrire des livres obscènes ! Prenez garde : ces obscénités retomberont sur vous, malheureuse, qui n’avez plus un instant à donner aux soins de la famille ! Prenez garde : vous roulez emportée par le temps, qui s’envole en vous entraînant… demandez à quel échafaud !… et ces tristes remèdes contre l’ennui tourneront même contre cette oisiveté qui vous pèse. Alors vous regretterez même cette oisiveté, un instant amusée par les vers de Dorat ou par les contes de Crébillon fils ! Et en effet, quelle époque s’est jamais plus souillée de livres obscènes que ce grand siècle ? Diderot lui-même, le sublime bonhomme, n’a-t-il pas écrit un méchant livre de sottises sans esprit intitulé les Bijoux indiscrets ?

Dans un pareil débordement d’écrits licencieux, et quand les plus grands hommes littéraires, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Montesquieu sacrifiaient au goût du jour ; quand les plus charmants esprits de ce temps-là n’étaient occupés dans leurs livres qu’à flatter les sens outre mesure, comment pouvait-il se faire que des jeunes gens, épris tout d’un coup d’une folle passion d’écrire pour les tristes passions des hommes, ne se soient pas abandonnés à cette tâche facile ? C’est ainsi que le plus grand homme politique de 89, Mirabeau, mis en prison par ordre du Roi pour attentat aux bonnes mœurs, écrivait, au donjon de Vincennes, de mauvais livres que le préfet de police vendait pour le compte de son prisonnier aux libraires, sauf à poursuivre plus tard comme magistrat, et quand ils étaient imprimés, les mêmes ouvrages qu’il avait vendus pour procurer des habits et du linge au comte de Mirabeau.

Mais comprenez bien ce que je veux vous dire : le marquis de Sade ne peut même pas revendiquer le triste honneur d’être placé à côté de ces écrivains égarés qui, après tout, ne sont coupables que de longues obscénités écrites. S’il en était ainsi, nous ne parlerions pas du marquis de Sade : ces sortes d’écarts sont trop nombreux dans toutes les littératures du monde pour que nous en fassions un grand reproche à leurs auteurs. Quel est, je vous prie, le grand poëte de l’antiquité, ou même des temps modernes ; qui dans un moment d’ivresse n’ait perdu quelques grains d’encens, et quelquefois d’un bon encens, jeté sur les autels de la déesse Cotytto ? quel est le grand peintre qui n’ait perdu quelques-unes de ses heures à la représentation des mystères les plus voilés de la vie de l’homme ? C’est un grand peintre chrétien qui a donné à l’Arétin le sujet du livre qui l’a déshonoré. Le livre a déshonoré l’écrivain, les tableaux ont presque fait honneur au grand peintre, par la très-grande vérité que dans les arts le fond est presque toujours sauvé par la forme. Horace n’a-t-il pas laissé dans ses œuvres, monument achevé du goût le plus parfait et le plus pur, cette ode à certaine vieille Romaine qu’on dirait échappée à la verve d’un écolier de rhétorique ? Virgile lui-même, le chaste Virgile, est-il sans reproche, et n’y a-t-il pas de singulières réticences dans ses pastorales ? Donc ne soyons pas trop sévères ; ne faisons pas la guerre aux vers échappés, dans un moment d’oubli, à des hommes qui ont fait des chefs-d’œuvre. Mais l’homme en question, mais le marquis de Sade a fait de ces livres obscènes l’occupation de toute sa vie, mais de ces obscénités qui n’étaient que cela dans la tête des autres écrivains le marquis de Sade a fait un code entier d’ordures et de vices, mais, pendant que ses confrères ne voulaient que faire passer une heure ou deux aux libertins de tous les âges, lui il a voulu mettre le vice en précepte ; bien plus, il a voulu passer de cette infâme théorie à la pratique. En un mot, et il faut bien le dire enfin malgré tous les détours que j’ai pris, voulez-vous que je vous dise ce que c’est qu’un livre du marquis de Sade ? voulez-vous que je vous en fasse l’analyse comme je vous ferais l’analyse d’un livre de M. Victor Hugo ou de M. de Balzac ? le voulez-vous ? Pour ma part, je suis tout prêt ; je suis bien sûr de n’effaroucher personne. Donc prêtez-moi silence, et venez avec moi. Ne craignez rien : le marquis de Sade est mort, et même en écrivant ces pages j’ai son crâne sous les yeux.

Mais par où commencer et par où finir ? mais comment la faire cette analyse de sang et de boue ? comment soulever tous ces meurtres ? Où sommes-nous ? ce ne sont que cadavres sanglants, enfants arrachés aux bras de leurs mères, jeunes femmes qu’on égorge à la fin d’une orgie, coupes remplies de sang et de vin, tortures inouïes, coups de bâton, flagellations horribles ; on allume des chaudières, on dresse des chevalets, on brise des crânes, on dépouille des hommes de leur peau fumante ; on crie, on jure, on blasphème, on se mord, on s’arrache le cœur de la poitrine ; et cela pendant douze ou quinze volumes sans fin, et cela à chaque page, à chaque ligne, toujours. Ô quel infatigable scélérat ! Dans son premier livre il nous montre une pauvre fille aux abois, perdue, abîmée, accablée de coups, conduite par des monstres de souterrains en souterrains, de cimetières en cimetières, battue, brisée, dévorée à mort, flétrie, écrasée. Il n’a pas de cesse qu’il n’ait accumulé dans ce premier ouvrage toutes les infamies, toutes les tortures. Celui qui oserait calculer ce qu’il faudrait de sang et d’or à cet homme pour satisfaire un seul de ses rêves frénétiques serait déjà un grand monstre. On frémit rien qu’à s’en souvenir ; le tremblement vous saisit rien qu’à ouvrir ces pages ; puis, quand l’auteur est à bout de crimes, quand il n’en peut plus d’incestes et de monstruosités, quand il est là, haletant sur les cadavres qu’il a poignardés et violés, quand il n’y a pas une église qu’il n’ait souillée, pas un enfant qu’il n’ait immolé à sa rage, pas une pensée morale sur laquelle il n’ait jeté les immondices de sa pensée et de sa parole cet homme s’arrête enfin, il se regarde, il se sourit à lui-même ; il ne se fait pas peur. Au contraire, le voilà qui se complaît dans son œuvre ; et comme il trouve qu’à son œuvre, toute abominable qu’il l’a faite, il manque encore quelque chose, voilà ce damné qui s’amuse à illustrer son livre, et qui dessine sa pensée, et qui accompagne de gravures dignes de ce livre ce livre digne de ces gravures ; et de tout cela il résulte le plus épouvantable monument de la dégradation et de la folie humaines, devant lequel même la vieille Rome, à son moment de décadence et de luxe, à l’heure où les Romains jetaient leurs esclaves aux poissons de leurs viviers, aurait reculé, frappée de honte et d’effroi.

Heureux encore si le marquis de Sade s’en fût tenu à son premier livre ; mais ce premier ouvrage lui en commande un autre. À peine ce roman est-il achevé que voilà son exécrable auteur qui, en le relisant, se dit à lui-même qu’il est resté bien au-dessous de ce qu’il pouvait faire. Il a été trompé par son exécrable imagination : il la croyait à bout, et elle se réveille de plus belle ; il croyait avoir fait un chef-d’œuvre, et il n’a fait qu’une œuvre d’écolier. Il a décimé l’espèce humaine, il veut l’immoler en entier ; il n’a déshonoré que les hommes et les femmes de la France, il veut déshonorer le monde. Et sur le champ il recommence de plus belle. Ô l’horrible et infâme lutte de cet homme avec lui-même ! Qu’a-t-il pu dire dans son second livre qu’il n’ait pas dit dans le premier ? qu’a-t-il pu faire qu’il n’ait pas fait ? quels supplices nouveaux a-t-il inventés, quelles horreurs nouvelles ? quelle est la tombe qu’il n’ait pas souillée ? quel est le roi ou le pontife qu’il n’ait pas immolé à sa rage ? Le malheureux ! il accuse dans son livre la reine de France elle-même ; oui, la reine de France, qui paraît dans ses orgies ! Et non seulement il prêche l’orgie, mais il prêche le vol, le parricide, le sacrilége, la profanation des tombeaux, l’infanticide, toutes les horreurs ! Il a prévu et inventé des crimes que le Code pénal n’a pas prévus ; il a imaginé des tortures que l’inquisition n’a pas devinées. Le voyez-vous, ce ver de terre tout fangeux, qui sort de sa corruption pour jeter à voix basse ces tristes paroles au moment où la société française est expirante sous le sophisme ? Concevez-vous l’effroi d’un honnête homme qui, poussé par cette curiosité qui a fait porter à notre père Adam une main indiscrète sur l’arbre de mort, se trouve face à face avec le marquis de Sade ? Comme le lecteur est honteux de sa triste hardiesse ! comme les mains lui tremblent ! comme les oreilles lui tintent, frappées qu’elles sont par le glas du dernier supplice ! comme c’est déjà une horrible punition pour le malheureux qui souille ses yeux et son cœur de cette horrible lecture de se voir poursuivi par ces tristes fantômes et d’assister, timide, immobile et muet, à ces lugubres scènes, sans pouvoir se venger qu’en lacérant le volume ou en le jetant au feu ! Croyez-moi, qui que vous soyez, ne touchez pas à ces livres ! ce serait tuer de vos mains le sommeil, le doux sommeil, cette mort de la vie de chaque jour, comme dit Macbeth.

Peut-être, et vous êtes dans votre droit, vous voulez savoir par quel hasard, ou plutôt par quel malheur, les œuvres du marquis de Sade me sont connues, et vous vous étonnez sans doute que j’ose ainsi avouer tout haut cette lecture abominable. Vous avez raison, mon honnête lecteur ; c’est à juste titre que vous vous étonnez qu’un homme de sens n’ait pas rejeté dès la première page un livre infâme où l’on outrageait ainsi à chaque ligne toutes les lois de la terre et du ciel. Pourquoi ne pas jeter le livre aussitôt, ou tout au moins pourquoi ne pas se taire ? dites-vous tout haut. Et puis tout bas vous ajoutez en vous-même : Croyez-vous donc que nous ne l’avons pas lu, ce livre, nous autres les vieillards de l’Empire, nous les jeunes gens de la Restauration ?… Eh ! messieurs, c’est justement parce que vous l’avez lu que je vous en parle ; c’est justement parce que nous avons tous été assez lâches pour parcourir ces lignes fatales que nous devons en prémunir les honnêtes et les heureux qui sont encore ignorants de ces livres. Car, ne vous y trompez pas, le marquis de Sade est partout ; il est, dans toutes les bibliothèques, sur un certain rayon mystérieux et caché qu’on découvre toujours ; c’est un de ces livres qui se placent d’ordinaire derrière un saint Jean. Chrysostome, ou le Traité de morale de Nicole, ou les Pensées de Pascal. Demandez à tous les commissaires-priseurs s’ils font beaucoup d’inventaires après décès où ne se trouve pas le marquis de Sade. Et, comme c’est là un de ces livres que la loi ne reconnaît pas comme une propriété particulière, il arrive toujours que les clercs des gens d’affaires ou leur patron s’en emparent les premiers, et les rendent ainsi à la consommation du public. Ainsi, il est convenu que vous avez lu ce livre, vous tous les oisifs qui savez lire, vous les innocents effrontés de la table d’hôte ou de l’estaminet, vous les séducteurs de la Grande-Chaumière ou de Tivoli, vous les Lovelaces du foyer de l’Opéra ou du café de Paris, vous si simples, si bons, si doux, si timides au fond de l’âme, malgré tous vos efforts pour vous faire méchants et cruels, vous dont la première grisette vient à bout. Allons donc, voilà qui est bien convenu, vous êtes sur ce triste sujet plus savants que je ne saurais être. Ici donc j’arrête mon embarrassante et inutile analyse, et je poursuis tout simplement cet essai littéraire sur un homme dont le nom fameux a empêché de dormir bien des imaginations naissantes, et corrompu bien des cœurs naïfs.

Je vous comprends encore : vous me tenez quitte de toute analyse, il est vrai, mais vous persistez à savoir comment, moi, j’ai lu ce livre, moi qui n’ai pas comme vous pour ma justification l’oisiveté et le doux far niente des quatre saisons de l’année. Mon Dieu ! c’est une triste histoire de ma première jeunesse, et qui s’est passée dans un chaste pays de montagnes, et que je vais vous raconter telle qu’elle est, sans détour et sans y rien changer.

Nous sortions à peine du collège, belle époque d’ignorance présomptueuse et de pressentiments éblouissants. La vie s’ouvre alors belle, et parée, et heureuse ! c’est là un premier, un solennel moment de liberté qu’on ne retrouve jamais dans sa vie. Joyeux et libres, nous étions partis, un de mes amis, un de mes compatriotes et puis moi, pour retourner sur les bords sinueux de notre fleuve turbulent et vagabond, le Rhône ; le Rhône, notre amour, notre passion, notre rempart, qui nous a bercés et endormis quand nous étions enfants. Et en effet voilà le Rhône ! on l’aperçoit de loin aussi haut que le ciel ; il brille, il reluit, il éclate, il gronde. Me voilà, moi et mon pauvre Julien, lui dans les bras de sa mère, moi dans les bras de mon père et de ma mère, et fêtés tous les deux, je puis bien le dire, moi dont les parents sont morts. C’était, dans le village, à qui nous ouvrirait sa maison et son cœur ; car Julien et moi, au dire de tous, nous étions deux savants, deux phénomènes, deux Parisiens, deux grands hommes à venir : ainsi l’avaient décidé mon oncle Charles et son oncle Gabriel. Or l’oncle Gabriel de Julien était comme nous un savant, un latiniste, un homme qui lisait Virgile ; il était de plus le curé d’un petit village du Rhône. Ce village, suspendu aux flancs d’un rocher calciné, au milieu des vignes et des pêchers, était le domaine, ou, pour mieux dire, le royaume du bon curé Gabriel. Vous pensez bien que le digne homme n’eut rien de plus pressé que de nous conduire tous les deux, Julien et moi, à son charmant presbytère, où nous devions parler latin tout à notre aise, lui et nous, où nous ne fûmes occupés, nous qu’à manger, à dormir, à grimper dans les montagnes, à écouter le bruit de la cascade écumante, lui à visiter le pauvre, à dire sa messe, à lire dans son bréviaire, à être toujours le plus simple, le plus doux et le plus bienfaisant des curés de campagne, comme nous étions les plus échevelés, les plus indisciplinés des écoliers.

Je le vois encore ce joli presbytère : je vois la cour remplie de bois pour l’hiver, le rez-de-chaussée et son parquet de planches cirées, le grand jardin, moitié potager, moitié vignoble, qui fournissait à tous les besoins de la maison, depuis la paille pour la vieille mule du logis, jusqu’au pain et au vin du maître. La maison du curé Gabriel était au reste une maison savante autant qu’opulente ; je ne crois pas pouvoir suffire à décrire toutes les richesses du second étage. La chambre du curé était remplie de gravures dans leurs cadres ; on y remarquait, entre un beau christ en ivoire et une Madeleine, une vieille petite épinette dorée autrefois, et encore entourée de sa guirlande de roses et de ses petits amours bouffis primitifs. Que de fois nous nous sommes amusés à jouer sur cette épinette les deux airs populaires. Ah ! vous dirai-je, maman, ou bien J’ai du bon tabac ! et il fallait entendre comme le pauvre instrument grinçait sous nos doigts !

Mais la pièce la plus intéressante de la maison pour deux fougueux écoliers comme nous étions alors, c’était un vaste salon éclairé par une seule fenêtre, dont le bon curé avait fait sa bibliothèque. Que de livres, bon Dieu ! et que de gros livres ! Ils étaient venus au curé comme nous viennent les livres, les uns après les autres ; car il y a entre les volumes reliés je ne sais quelle attraction qui les attire tous au même endroit ; il suffit d’en posséder quelques-uns pour en être bientôt encombré ; ils vous débordent malgré vous, il envahissent toutes les places, ils sont les maîtres. Voilà à peu près l’histoire de la bibliothèque du bon curé : les livres lui étaient venus de toutes parts : à chaque maison qui se vendait le curé avait des volumes, à chaque mort il avait des volumes, à chaque voyage, il avait de nouveaux volumes. Sa maison était devenue le dépôt général de tous les livres de la contrée ; et lui, il n’avait trouvé rien de mieux que d’aligner tout ce papier, bon ou mauvais, sans y regarder de trop près, et de s’en faire une savante et poudreuse galerie qu’il montrait avec orgueil aux autres curés, ses voisins, avant le dîner, quand le dîner était en retard.

Pourtant cette innocente bibliothèque fut bien funeste à mon pauvre ami Julien, le neveu du curé Gabriel, le propre fils de sa sœur, qui n’avait que cet enfant et plus de mari.

Ce petit Julien était un enfant naïf, d’un esprit vif, mais peu avancé, d’une intelligence vulgaire, mais prompte ; son imagination peu éveillée l’avait tenu dans une parfaite innocence ; il était joueur, rieur, causeur et curieux. Son oncle, pour lui faire bonne et entière hospitalité, lui avait donné une jolie petite chambre située au bout de la bibliothèque ; si bien qu’à force de passer par cette pièce le matin et le soir, à force de voir des livres dans son chemin, le pauvre Julien prit envie de lire un de ces livres, à condition que ce livre fût amusant. Il se mit donc à fureter partout pour trouver ce livre amusant.

Voyez le malheur ! De tous ces livres étalés sur ces tablettes on pouvait lire les titres, et ils étaient là ne demandant pas mieux que de voir le jour, les pauvres abandonnés qu’ils étaient. Seulement, tout au bout de la bibliothèque, dans un rayon à part, dans un coin tout noir de poussière, il y avait quelques volumes dont le titre était soigneusement enveloppé par une jalouse feuille de papier destinée à protéger, non pas le livre contre le lecteur, mais le lecteur contre le livre. Ce fut pourtant cette fatale enveloppe qui décida le choix du pauvre Julien. Il suffisait qu’ils ne fussent pas à sa portée pour qu’il voulût s’emparer de ces volumes ; il suffisait qu’il fût défendu pour qu’il eût envie de porter la main à ce fruit de malheur et de perdition. D’abord il hésita : une voix lui disait qu’il allait commettre une action mauvaise ; puis peu à peu il s’enhardit. D’abord il déchira quelque peu le dos du volume pour en savoir le titre. Ce titre était fort simple, c’était un nom de femme comme on en voit en tête de tous les romans de Ducray-Duminil. Enfin, n’y tenant plus, l’enfant déchira tout à fait l’enveloppe, que rattachaient quatre grands cachets noirs ; il ouvrit le livre. À cette vue il eut un éblouissement. Revenu de sa frayeur, il courut s’enfermer dans sa chambre avec les œuvres du marquis de Sade.

Je vous laisse à penser ce que devint ce jeune homme ignorant, timide et frêle, à la lecture d’un livre qui suffirait à ébranler les organisations les plus solides. Figurez-vous ce malheureux adolescent qui pâlit, qui tremble, qui tient d’une main égarée ce long pamphlet contre l’espèce humaine. Que faisait-il, le pauvre Julien, seul à seul avec le marquis de Sade, tête à tête avec ce tigre qui hurle, ce tigre en fureur, cette hyène dégoûtante de sang, cet anthropophage tout souillé de vices ? Quelles scènes terribles ! Comme ce pauvre cœur se soulevait dans cette petite poitrine ! comme ces cheveux blonds tout bouclés se dressaient d’effroi, et retombaient tremblants et tout raides sur ce front pâle et jauni ! comme tout entier le pauvre petit Julien succombe sous le souffle empoisonné du marquis de Sade ! comme il retirait, en ployant en deux, son corps si frêle, pour n’être pas touché par cette lueur pestilentielle ! Quels frissons ! quel effroi ! Hélas ! une nuit de cette lecture l’avait vieilli de vingt ans. Je le vois encore arriver au second repas du matin. — Est-ce toi, Julien ? Lui, le joyeux Julien d’autrefois, il avait les yeux baissés, la tête en feu, le geste contracté ; son regard délirait. Dans toute cette longue journée il n’eut pas un mot pour moi, pas une caresse pour personne. Malheureusement son oncle était sorti dès le matin ; il avait porté bien loin, de l’autre côté du Rhône, le saint viatique à un de ses paroissiens qui se mourait, malheureux prêtre qui ne se doutait pas qu’une âme se mourait dans sa maison, l’âme de son petit Julien ! Le vieillard ne put donc pas porter secours à son neveu tout d’abord. Il n’y avait à la maison que la servante, bonne et honnête fille qui ne savait pas lire, et qui ne se doutait guère que la lecture d’un livre pût donner la mort, et moi, l’enfant de la rhétorique parisienne, qui n’avais lu encore, en fait de vers défendus, que l’ode à Myrrha dans notre poëte Horace. Personne autre, personne qui pût deviner la maladie morale de Julien ; si bien que, le soir venu, Julien, sous prétexte qu’il était malade, se retira encore une fois dans sa chambre et put continuer à loisir son atroce lecture. Justement ce jour-là le ciel se couvrit de nuages, le vent se déchaîna, le Rhône se mit à hurler de toutes ses forces : la corde du bateau qui réunit les deux rives se brisa, et le vieux curé fut forcé de passer la nuit sur l’autre bord, lui et son Dieu qu’il portait entre ses mains.

Hélas ! hélas ! si jamais vous avez apaisé les flots en tumulte, mon Dieu, si jamais vous avez dompté les flots de la mer, si jamais vous êtes sorti de votre sommeil au plus fort de la tempête en disant : Hommes de peu de foi, que craignez-vous ? c’est bien le cas, Ô Jésus sauveur, de passer l’eau encore, de dompter la tempête encore, et de venir au secours du petit Julien, que le marquis de Sade enveloppe de son venin mortel ! La tempête dura toute la nuit, toute la nuit le fleuve gronda, le ciel fut en feu, et le tonnerre fatigua les échos des montagnes : mon malheureux ami n’entendait rien, il lisait le marquis de Sade !

Au premier rayon de soleil le Rhône s’apaise, le ciel redevient tout bleu, l’oiseau chante, l’arbre relève sa tête fatiguée, le batelier rentre dans son bateau, et le digne passeur revient à son bercail. Il va d’abord à sa petite église, et il remet sur l’autel le saint ciboire ; puis, sa prière faite, il rentre à la maison. Moi j’étais sur la porte, dans toutes les joies de la matinée, occupé à attendre le bon curé ; je chantais, j’appelais le chien qui attendait son maître devant l’église ; je disais bonjour à Catherine, qu’entraînait sa vache, ou bien je distribuais le raisin de la vigne, ornement de la maison, à la poule et au pigeon domestique. J’étais oisif, j’étais seul ; Julien n’était pas encore levé, et j’attendais Julien.

Le bon gros curé Gabriel, en revenant de l’église, m’embrassa bien fort, et d’un ton joyeux il m’adressa son interrogation latine : Quomodo vales ? Et moi de lui répondre dans le même latin : Valeo. En même temps il cherchait Julien, son petit Julien tout blond, joli, tout menu, et qu’il aimait comme un père aime son fils ; Julien, sa famille, son héritier, l’enfant de son nom, lui, saint prêtre qui ne pouvait donner son nom à aucun enfant.

— Où est Julien ? me dit-il.

— Il est malade, dit la bonne, et il a feinté sa porte, le petit, il dort.

Mais Julien ne se réveillait pas.

Son oncle, inquiet déjà, va à la chambre de l’enfant et il l’appelle : pas de réponse ; il frappe à la porte : la porte reste fermée. Il brise la porte, il entre : ô douleur ! À l’aspect de cette robe noire, à l’aspect de ce prêtre qui lui tend les bras pour l’embrasser, Julien pousse un cri terrible. Il tremble, il recule, il a peur, il voudrait entrer sous terre.

— Qu’as-tu, Julien ? mon Julien, qu’as-tu ? disait le prêtre.

Julien se lève et s’échappe. Je veux l’arrêter : il me regarde sans me reconnaître et me repousse. La bonne accourt : cette femme lui fait peur aussi.

— Au secours ! au secours ! s’écrie l’enfant.

Il s’enfuit à demi nu. L’église était ouverte : il frémit à l’aspect de l’église ; la cloche sonna l’Angelus de midi : il tomba évanoui aux sons religieux de la cloche. C’était un enfant perdu. Que vous dirai-je ? Une horrible crise de nerfs le brisa enfin et le jeta par terre, et on le ramena évanoui dans son lit.

Aussitôt voilà tout le village qui se réunit et qui se demande quel remède employer ; voilà le médecin du village voisin qui passe le Rhône, car le médecin du corps habite parmi les plus riches, et le médecin de l’âme parmi les plus pauvres. C’est pourquoi le curé en ce canton est le roi de la rive droite, pendant que le docteur est le roi de la rive gauche. Julien se taisait ; de temps à autre il poussait de profonds soupirs, de temps à autre il tressaillait d’effroi. Il ne voulait voir personne, il ne voulait entendre personne, il ne connaissait plus personne. Sa mère accourt éplorée et malheureuse : il repousse sa mère. On ne comprend rien à ce mal si opiniâtre et si subit. Un médecin venu de Lyon annonce enfin que l’enfant est épileptique, puis il s’en va. Pauvre Julien ! pauvre mère de Julien ! pauvre oncle de Julien !

Je l’ai vu longtemps ce malheureux. Il vit encore, si l’on peut appeler la vie une terreur perpétuelle. Sa jeune raison n’a pas pu soutenir le choc imprévu des raisonnements du marquis de Sade. Cette âme simple et naïve n’a pas voulu se persuader qu’un homme pouvait se livrer à des fictions pareilles ; il a pris au sérieux ces abominables mensonges : aussi l’enfant est devenu tout à coup un homme ; sa charmante ignorance de toutes choses a succombé dès le premier choc sous la science du marquis de Sade. Moi, qui n’ai pas quitté Julien pendant les deux premiers mois de sa maladie, j’ai été le témoin de ses indicibles terreurs. Deux nuits de lecture avaient suffi pour détruire tout à fait cette intelligence si honnête ; il ne voyait plus dans la nature que des monstres : à la vue de son oncle, qui était prêtre, il se demandait tout bas si son oncle n’allait pas le dévorer, comme font des petits enfants tous les prêtres du marquis de Sade ; sur les bords du Rhône, parsemés de jolis cailloux de mille couleurs, il cherchait à découvrir le cadavre des nouveau-nés qu’on y avait jetés dans la nuit ; passait-il sur la route quelque jeune fille dans une rapide calèche, le pauvre Julien appelait au secours, car à coup sûr la jeune fille était enlevée à ses parents pour être jetée dans quelqu’un de ces repaires de vices et de violences qu’il voyait partout et à chaque pas depuis son atroce lecture. Depuis ces deux nuits Julien avait perdu toute idée d’une société qui se défend elle-même, toute idée d’une loi morale qui ne peut pas mourir, toute idée d’une loi politique maintenue par le concours de tous les citoyens ; il était tombé, le cœur le premier, dans l’abîme du marquis de Sade ; en un mot, tant de terreurs incroyables l’avaient poussé dans l’épilepsie, ce triste rêve de bave et de folie qui prend un homme au coin de la borne, sur le grand chemin, dans les bras de sa mère ; Julien était un jeune homme perdu à jamais.

Je ne tenterai pas de vous raconter dans tous ses détails cette cruelle histoire. À l’heure qu’il est cet enfant bien né et bien élevé, et de nobles penchants, il est plus que fou, il est idiot ; sa vie est une peur sans fin et sans cesse ; il ne voit partout que trappes ouvertes, instruments de tortures, bourreaux, supplices, poisons ; voici douze ans qu’il est ainsi. Sa mère en est morte de chagrin ; son oncle a mieux fait que de ne pas mourir : il a vécu pour son neveu. À présent encore, lorsqu’il veut lui parler, il est obligé de quitter sa robe de prêtre ; le crucifix lui-même a disparu de la maison : le crucifix faisait peur à Julien.

Ce ne fut qu’un mois après ce funeste et inexplicable événement que le malheureux curé en découvrit la cause. La servante, en faisant le lit de Julien, trouva un volume du marquis de Sade que Julien y avait caché. Elle porta ce livre a son maître : le digne homme y jeta les yeux, et à peine en eut-il parcouru quelques lignes qu’il sentit que s’il allait plus loin sa raison était perdue. Alors il comprit dans son entier le malheur du pauvre enfant.

Ce vieux curé est un homme simple et bon, et d’un grand cœur, et d’une grande sévérité pour lui-même, comme tous ceux qui sont indulgents pour les autres. Il se reconnut donc coupable d’avoir ainsi recélé le poison qui avait tué une âme faite à l’image de Dieu ; il comprit que son devoir eût été de jeter au feu le livre damné qui lui tuait sa famille. Son premier mouvement fut d’aller se jeter aux pieds de son neveu, et de lui demander pardon, et d’implorer sa miséricorde ; mais son neveu le repoussa avec horreur. Alors, le dimanche suivant, avant la messe, les habitants du village réunis, le vieux pasteur se plaça devant l’autel. Bien que ce fût un joyeux jour de grande fête, l’abbé Gabriel était dans son costume noir de la messe des morts ; et voici comme il parla :

« Mes frères, dit-il, vous savez le malheur qui est arrivé au pauvre Julien, que vous aimiez tant ; Dieu lui a retiré la raison. Il est encore de ce monde, mais il est mort à la prière, il est mort à l’amour pour ses semblables, il est mort à toutes les douces émotions de la vie. Quelques-uns de vous, voyant sa bouche pleine d’écume, ont dit qu’il était possédé du démon. Ô mon Dieu ! Priez Dieu, mes frères : c’est un mauvais livre qui a perdu Julien ; ce livre qu’il a lu l’a brûlé jusqu’aux entrailles. Mais ce que vous ne savez pas, ce qu’il faut que je dise à vous, mes enfants, qui respectez les cheveux blancs de votre curé, ce que je confesse devant vous, ô mon Dieu, afin que vous jugiez si mon humiliation est aussi grande que ma douleur, c’est que ce livre infâme qui brûle tout ce qu’il touche, qui flétrit tout ce qui l’approche, qui change en pierre tous les cœurs, ce livre qui obsède Julien, mon petit Julien, si honnête et si doux, et si bien fait pour la vertu, c’est moi, malheureux, c’est moi qui ai épargné ce livre abominable ! Hélas ! j’ignorais ce qu’il contenait : c’était un dépôt de la confession ; mais, malheureux que je suis, moi qui devais l’anéantir, moi, j’ai mis dans ma maison ce livre abominable, et ma maison n’a pas croulé ! et je n’ai pas été frappé par le feu du ciel ! Que vos jugements sont inexplicables, ô mon Dieu ! C’est que vous vouliez me frapper d’une punition plus terrible. Que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel !

« Mes frères, unissez vos prières aux miennes, levez vos mains au ciel. Nous dirons aujourd’hui la messe des morts pour Julien, ma victime ; et, s’il vous reste quelques prières et quelques larmes, priez aussi, priez pour votre pasteur infortuné : il a grand besoin de pitié ici-bas et de miséricorde là-haut ! »

Cette histoire très-simple, que je tenais si bien cachée dans mon âme, vous en dira plus que personne au monde n’en pourrait dire sur les œuvres du marquis de Sade. Comment j’ai lu ce livre après cette histoire dont j’avais été le témoin, vous le savez déjà, c’était pour me faire parade à moi-même de ma force morale, car c’est là un des grands dangers de ces horribles volumes. On a toujours un prétexte pour les ouvrir : on les ouvre par innocence, ou par curiosité, ou par courage, comme une espèce de défi qu’on se fait à soi-même. Quant à ceux qui les pourraient lire par plaisir, ils ne les lisent pas : ceux-là sont au bagne ou à Charenton.

Mais je vous ai promis l’histoire complète de cet homme, je vous la ferai complète. Je vous ai dit tout à l’heure qu’il s’était marié à une jeune personne douce et belle : il eut bientôt montré dans ce mariage toute son horrible nature ; ses atroces penchants se furent bientôt révélés par mille tentatives de meurtre accompagnées de circonstances abominables. D’abord le public n’y crut pas, ni même sa femme, ni même la justice de ce temps-là ; cependant, par mesure de simple police, on l’envoya en exil. En exil il perfectionna sa science, il ajouta à sa théorie, il se livra à mille imaginations plus perverses les unes que les autres ; en un mot, il se compléta dans tous les mauvais lieux et dans tous les mauvais livres de l’Europe. C’était un homme qui étudiait le vice par principes, passant du connu à l’inconnu, se proposant des problèmes étranges en allant du plus facile au plus difficile. Avec la moitié moins de peine qu’il ne s’en est donné pour être l’imagination la plus corrompue de la terre, le marquis de Sade serait devenu aussi grand calculateur que Monge, aussi grand naturaliste que Cuvier.

Ce serait une erreur de croire que cet homme-là fut le seul qui se soit livré à cette exécrable étude du vice par le meurtre : l’antiquité en fournit plusieurs exemples. Néron se sert, pour éclairer ses orgies nocturnes, de chrétiens qu’il brûlait vifs, flambeaux de chair humaine qui poussaient de délicieux hurlements. On se rappelle, sous le règne de Charles VII, les débordements de ce fameux maréchal de Retz qui, après s’être battu avec gloire et courage, se fit une infâme célébrité à force de vices monstrueux : celui-là immolait des enfants, dont il arrachait les entrailles et le cœur pour en faire offrande aux esprits infernaux, et c’étaient les enfants les plus beaux et les plus choisis, et même choisis dans sa famille ; et pendant quatorze ans le maréchal de Retz ensanglanta ses châteaux de Marchewal, de Chantocé, de Tiffurges, son hôtel de la Saxe à Nantes, et tous les lieux où sa passion le portait.

Eh bien ! ce scélérat est moins coupable, à mon sens, que le marquis de Sade : le maréchal de Retz n’a tué que les enfants qu’il avait sous la main ; lui mort, tous ses crimes ont cessé ; les livres du marquis de Sade ont tué plus d’enfants que n’en pourraient tuer vingt maréchaux de Retz, ils en tuent chaque jour, ils en tueront encore, ils en tueront l’âme aussi bien que le corps ; et puis le maréchal de Retz a payé ses crimes de sa vie, il a péri par les mains du bourreau, son corps a été livré au feu et ses cendres ont été jetées au vent : quelle puissance pourrait jeter au feu tous les livres du marquis de Sade ? Voilà ce que personne ne saurait faire ; ce sont là des livres, et par conséquent des crimes qui ne périront pas.

Celui qui pourrait suivre le marquis de Sade dans l’intérieur de sa maison, celui qui pourrait le voir, à côté de sa jeune et jolie femme, méditant tout bas, rêvant tout bas, et silencieux et triste, et se préparant à ses grands forfaits, celui-là écrirait un drame d’une haute portée ; je ne crois pas que jamais on ait trouvé, un sujet plus hideux d’études philosophiques. Toutefois le public n’avait pas encore entendu parler de cet homme quand un jour, le 3 avril 1768, une grande rumeur se répandit dans Paris sur le marquis, et voilà ce que l’on racontait.

Il possédait une petite maison à Arcueil, dans un endroit retiré, au milieu d’un grand jardin, sous des arbres touffus : c’était là que le plus souvent il se livrait à ses débauches. La maison était silencieuse et cachée, munie d’un double volet en dehors, matelassée en dedans, toute prête pour le crime. Ce soir-là, c’était un jour de Pâques, le valet de chambre du marquis de Sade, son compagnon, son ami, son complice, avait ramassé dans la rue deux ignobles filles de joie qu’il avait conduites à cette maison. Le marquis lui-même, comme il se rendait à Arcueil pour sa fête nocturne, fit rencontre d’une pauvre femme nommée Rose Keller, la veuve de Valentin, un garçon pâtissier. Cette femme rentrait chez elle par le plus long chemin, cherchant peut-être une aventure ; mais quelle aventure ! Le marquis la voit, il l’aborde, il lui parle, il lui propose un souper et un gîte pour la nuit ; il lui parle doucement, il la regarde tendrement ; elle prend le bras du marquis, ils montent dans un fiacre ; et enfin ils arrivent à une porte basse : Rose ne sait pas où elle est, mais qu’importe ? elle aura à souper.

À un certain signal la petite porte du jardin s’ouvre et se referme ; le marquis entre dans la maison avec sa compagne. La maison était à peine éclairée, elle était silencieuse : Rose s’inquiète. Son conducteur la fait monter au deuxième étage : elle voit alors une table dressée et servie ; à cette table étaient assises les deux filles de joie, la tête couronnée de fleurs, et déjà à moitié ivres. Rose Keller, revenue de sa première inquiétude, allait se mettre à table avec ses compagnes ; mais tout à coup le marquis, aidé de son valet, se jette sur cette malheureuse et lui met un bâillon pour l’empêcher de crier ; en même temps on lui arrache ses vêtements. Elle est nue : on lui attache les pieds et les mains, puis, avec de fortes lanières de cuir armées de pointes de fer, ces deux bourreaux la fustigent jusqu’au sang. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque cette femme ne fut plus qu’une plaie ; et alors l’orgie commença de plus belle. — Ce ne fut que le lendemain matin, quand ces bourreaux furent tout à fait ivres, que la malheureuse Keller parvint à briser ses liens et à se jeter par la fenêtre toute nue et toute sanglante. Elle escalada la cour, elle tomba dans la rue ; et bientôt ce fut un tumulte immense : le peuple accourt, la garde arrive, on brise les portes de cette horrible maison, où l’on trouva encore le marquis et son domestique et les deux filles étendus pêle-mêle au milieu du vin et du sang. Par la conduite de l’auteur, vous pouvez juger ses livres.

Cette aventure fit grand bruit, toute la ville fut émue. Cette époque de vice élégant et spirituel ne comprenait guère que les crimes de bonne compagnie, les duels, les trahisons, les rapts de tous genres, les rendez-vous dans la nuit, toute l’histoire de Faublas ou de Casanova ; mais ce fut à grand’peine que la société de ce temps-là ajouta foi à ce meurtre si lâche, si inutile, si cruel, ce meurtre sur une femme ! Le procès du marquis de Sade fut donc instruit en toute hâte. Malheureusement, par égard pour la famille à laquelle le coupable appartenait, la procédure fut arrêtée par ordre du Roi ; le marquis fut conduit à Lyon dans la prison de Pierre-Encise, qui n’est plus qu’une ruine, où cependant l’on vous parle encore du marquis bien plus qu’on ne parle de M. de Thou ou de Cinq-Mars. Qui le croirait ? six semaines après cet emprisonnement la famille du marquis de Sade obtint pour lui des lettres de grâce ! Ces lettres de grâce portaient en substance que le délit dont le marquis de Sade s’était rendu coupable était d’un genre non prévu par les lois, et que l’ensemble en présentait un tableau si obscène et si honteux qu’il fallait en éteindre jusqu’au souvenir. N’est-ce pas là un beau prétexte pour relâcher cette bête fauve ! À peine libre, le marquis retourne à ses débauches et à ses crimes. Il était à Marseille en 1772, et il y fit une si grande orgie dans une maison suspecte que jamais on n’avait entendu de plus horribles bacchanales ; deux filles publiques en moururent le lendemain. Le parlement d’Aix condamna cet homme à mort et son valet avec lui ; mais ils se sauvèrent à Chambéri, où on les mit six mois dans une forteresse. Or ne pensez-vous pas que ce soit ici le cas de remarquer l’inutilité et la cruauté des lettres de cachet ? Au premier assassinat du marquis de Sade, six semaines de prison ; à son second assassinat, six mois de prison ; pendant que le malheureux Latude y est resté toute sa vie pour avoir insulté Mme de Pompadour ! C’est ainsi que les sociétés se perdent et se suicident elles-mêmes : dès qu’elles permettent d’emprisonner l’innocent, elles n’ont pas le droit de demander que l’on punisse le coupable.

Mais pourquoi laisser échapper le marquis de Sade de cette prison si fort méritée ? Serait-ce que déjà les prisons vous manquaient ? et n’avez-vous pas la Bastille ? n’avez-vous pas le donjon de Vincennes ? n’avez-vous pas Saint-Lazare ? n’avez-vous pas tous ces immenses gouffres où vous jetez, sans en rendre compte à personne, le premier écrivain qui murmure une parole d’opposition ? À la fin cependant le marquis de Sade, toujours pour ses méfaits, fut enfermé à Vincennes. Là il fut aussi malheureux qu’on pouvait l’être au donjon de Vincennes. Vous connaissez cette prison, vous l’avez vue du haut en bas dans les lettres de l’amant de Sophie : là, tout nu, sans linge, sans bois l’hiver, sans livres, sans meubles, sans domestique surtout, le marquis était ainsi réduit à faire son lit lui-même ; on lui apportait à manger par un guichet. Sa pauvre femme, qui l’avait déjà secouru si souvent, vint encore à son secours : elle lui fit passer des vêtements, des livres, et enfin de quoi écrire ; fatale complaisance, à laquelle nous avons dû tant d’infernales productions !

Car jusqu’à ce jour le marquis de Sade s’était contenté de la pratique du vice, il n’avait pas encore abordé la théorie. Une fois qu’il eut dans sa prison de quoi écrire, il pensa à mettre en ordre ses pensées et ses souvenirs. La tête échauffée par les macérations du cachot, abruti par cette grande misère, persécuté par les folles et délirantes images d’une passion comprimée, ce malheureux résolut d’en finir, et de voir par lui-même jusqu’où sa scélératesse pouvait aller. Le voilà donc qui écrit, et qui compose, et qui arrange ses livres, et qui se livre tant qu’il peut à son génie. Ô malheur ! pendant que le marquis de Sade écrivait ses livres, arrive dans le même donjon Mirabeau, pour écrire à peu près les mêmes livres ; et Mirabeau s’indignait pourtant qu’on l’eût enfermé dans la même prison que ce marquis de Sade qui lui faisait horreur !

Du donjon de Vincennes le marquis de Sade fut transporté à la Bastille. C’étaient les derniers jours de la Bastille : la pauvre prison était lézardée et craquait de toutes parts ; le faubourg Saint-Antoine s’agitait autour du vieux monument, la menace dans le regard et la colère dans le cœur. En même temps grondaient au loin les premiers murmures, avants-coureurs de la révolution française. La France était emportée par ce tourbillon de passions et de réformes qui devait la mener si loin par des chemins si sanglants et la placer si haut. Le marquis de Sade profita de cet affaiblissement dans l’autorité, qui se faisait sentir au pied du trône comme dans la profondeur des cachots. Un jour même que le marquis avait été privé de sa promenade habituelle sur la plate-forme, hors de lui, il saisit un long tuyau de fer-blanc terminé par un entonnoir qu’on lui avait fabriqué pour vider ses eaux, et, à l’aide de ce porte-voix, il se met à crier au secours, ajoutant qu’on veut l’égorger ; il appelle les citoyens. Le peuple accourt et menace de loin la Bastille. M. de Launay, le gouverneur, écrit sur-le-champ à Versailles : on lui répond qu’il est le maître du prisonnier, qu’il en fasse à sa volonté, qu’il peut même disposer de sa vie s’il le juge à propos. M. de Launay se contenta d’envoyer de Sade à Charenton. Enfin, le 17 mars 1790, parut le décret de l’assemblée constituante qui rendait la liberté à tous les prisonniers enfermés par lettres de cachet : le marquis de Sade sortit de prison, il fut libre. — Fasse le ciel qu’il soit heureux ! disait sa belle-mère.

Alors arriva bientôt 92, puis 93 ; vinrent les réactions sanglantes, vinrent les dictateurs tout-puissants, vinrent Danton et Robespierre ; alors toutes les places publiques furent encombrées de ces machines rouges qui marchaient du matin jusqu’au soir. Vous croyez peut-être que le marquis de Sade, après tant de meurtres ébauchés, l’homme sanglant va enfin se livrer à cœur-joie à sa manie de carnage, et se repaître, au pied de l’échafaud, de supplices et de larmes : vous ne connaissez pas cet homme : les bourreaux de 93 lui font pitié. Il ne comprend pas la mort politique, il a horreur du sang qui n’est pas répandu pour son plaisir. Pourtant il y avait parmi les victimes de 93 bien des femmes jeunes et belles, bien des jeunes gens d’une grande espérance et d’un grand nom ; il y avait là des larmes bien amères, et jamais, que je pense, un homme de ce caractère ne fut à une plus complète et plus charmante fête de meurtres et de funérailles ; mais, je vous l’ai dit, cet homme dans ses livres avait combiné des supplices si impossibles, rêvé des morts si extraordinaires, arrangé des tortures si cruelles, qu’il ne prit aucun goût à la terreur ; au contraire, il fut bon, humain, clément, généreux. Sur la réputation de ses livres on l’avait fait secrétaire de la société des Piques : il profita de son pouvoir pour sauver les jours de son beau-père et de sa belle-mère, à qui il était odieux à si bon droit et qui ne l’avaient pas épargné ; en un mot, il alla si loin dans son horreur pour le sang qu’il fut accusé d’être modéré, qu’il fut déclaré suspect et emprisonné aux Madelonnettes. S’il n’est pas mort sur l’échafaud comme ancien noble, c’est sans doute par respect pour son génie. En un mot, tant qu’on ne fut occupé dans Paris que de massacres, de septembriseurs, de guerres civiles, de rois menés à l’échafaud, d’un enfant royal abandonné à des mains mercenaires, le marquis de Sade regretta dans son âme les faiblesses, l’éclat, l’incurie, l’esprit, et même la Bastille de l’ancienne royauté.

Ce ne fut que sous le Directoire, pendant cette halte d’un jour dans la boue de la royauté expirée, que le marquis de Sade se sentit à l’aise quelque peu. Depuis longtemps il menait une vie misérable, faisant de mauvaises comédies pour vivre, y jouant souvent son rôle pour quelques louis, empruntant çà et là quelques petits écus pour ses maîtresses, et toujours ajoutant de nouvelles infamies à ses livres encore inédits. Lors donc qu’il eut bien vu toute la corruption du Directoire et toute la bassesse de ce pouvoir sans valeur et sans vertu, le marquis de Sade s’enhardit à publier ses deux chefs-d’œuvre. Restait seulement à trouver des éditeurs. Trois hommes se rencontrèrent qui se chargèrent de cette publication. Ils prirent d’abord connaissance du manuscrit, ils en regardèrent les gravures, et ils jugèrent que l’affaire était bonne sous Barras. Deux de ces hommes étaient libraires ; le troisième, le plus coupable des trois, était un riche capitaliste. Le livre fut imprimé avec l’argent de ce dernier, dont nous tairons le nom ; il fut inscrit sur le catalogue de ces deux libraires, il fut imprimé avec tout le luxe typographique de cette époque. Bien plus, l’auteur et les deux libraires eurent la touchante attention d’en faire tirer cinq exemplaires à part, sur beau papier vélin, pour chacun des cinq directeurs. Oui, on osa envoyer ces dix volumes aux hommes chargés du gouvernement de la France ; et ces hommes, au lieu de prendre cette démarche pour la plus amère ironie et de s’en venger comme d’une sanglante insulte, firent remercier et complimenter l’auteur. Sous un pareil patronage le livre se vendit publiquement, l’acheta qui voulut l’acheter ; et dans la presse quotidienne il n’y eut pas un homme assez courageux pour flétrir cette production comme elle le méritait !

Sur l’entrefaite, Bonaparte, revenu d’Égypte, rapportait dans sa tête ces idées d’ordre et d’autorité sans lesquelles la France était une dernière fois perdue ; Bonaparte, le héros, le vainqueur, le pouvoir, la grande pensée de notre siècle ; Bonaparte, le tendre époux de Joséphine, sobre, sévère, vigilant, méditant le Code civil et la conquête du monde. Jugez de son étonnement et de son dégoût quand, en rentrant chez lui, il trouva les deux ouvrages du marquis de Sade, reliés et dorés sur tranche, avec cette dédicace : Hommage de l’auteur. Le marquis de Sade avait traité le général Bonaparte comme un membre du Directoire. Quand Bonaparte fut devenu premier consul il retrouva ces mêmes livres, qu’il n’avait pas oubliés : un jour qu’il présidait le conseil d’état il vit sous son portefeuille un second exemplaire pareil au premier. Il fait jeter l’ouvrage au feu. Le lendemain et les jours suivants la même main inconnue plaça le même ouvrage à la même place, et chaque fois le premier consul pâlissait d’effroi à chaque nouvel exemplaire qu’il faisait brûler. À la fin on cessa de lui jeter cette insulte inutile ; mais l’empereur devait se souvenir de l’outrage fait au premier consul.

À peine en effet fut-il empereur qu’il envoya de sa main l’ordre au préfet de police de faire enfermer dans la maison de Charenton, comme un fou incurable et dangereux, le nommé Sade. Aussitôt l’ordre reçu, la police se transporte dans la maison du marquis. Il était dans un cabinet où il avait fait peindre les plus horribles scènes de son horrible roman ; toute sa maison était meublée à l’avenant. Dans un appartement reculé on découvrit deux éditions de ses œuvres, en dix volumes ornés de cent figures ; on trouva dans ses papiers une immense quantité de contes, récits, romans, dialogues et autres écrits, tous empreints des mêmes ordures ; après quoi, en attendant qu’on le transférât à Bicêtre, on le conduisit à cette même prison de Charenton d’où il était sorti treize années auparavant.

Une fois prisonnier de l’Empereur, ce fut pour toujours ; le marquis de Sade venait d’entrer dans la tombe. Là, pendant quatorze ans qu’il a encore vécu, le misérable s’est livré tant qu’il a pu à son penchant pervers. Rien n’a pu le guérir, ni le secret, ni le jeûne, ni la vieillesse, cette sévère réprimande à laquelle les plus endurcis obéissent ; cet homme était de fer. Vous l’enfermiez dans un cachot : il se racontait à lui-même des infamies ; vous le laissiez libre dans sa chambre : il vociférait des infamies par les barreaux de sa fenêtre ; se promenait-il dans la cour : il traçait sur le sable des figures obscènes ; venait-on le visiter : sa première parole était une ordure ; et tout cela avec une voix très-douce, avec des cheveux blancs très-beaux, avec l’air le plus aimable, avec une admirable politesse ; à le voir sans l’entendre, on l’eût pris pour l’honorable aïeul de quelque vieille maison qui attend ses petits-enfants pour les embrasser. Voilà l’énigme qui a occupé toutes les intelligences contemporaines, et qu’aucune d’elles n’a pu expliquer.

Lui cependant, habitué aux prisons et sachant ce que c’était que la volonté de l’Empereur, s’arrangeait de son mieux dans cette ville immense remplie de folie et de crimes qu’on appelle Bicêtre. Chaque jour lui amenait sa distraction : tantôt il assistait au départ de la chaîne, et les forçats lui disaient adieu comme à une vieille connaissance ; tantôt il voyait entrer le condamné à mort, qui ne devait plus sortir de ces murs que pour aller à l’échafaud, et le condamné le regardait avec complaisance pour se fortifier dans cette idée que nous n’avons pas une âme immortelle ; puis il entrait dans ces parcs réservés à la folie, où l’homme, devenu une brute, s’abandonne à tous ses instincts et révèle tout haut les sentiments cachés de sa nature ; d’autres fois il s’amusait à regarder ces êtres informes, à moitié nés, vieillards à dix ans, accroupis sur la paille, et cherchant à comprendre d’un air hébété pourquoi cette paille est infecte et salie. Il était donc là dans cette prison en homme libre ; il était l’homme sage au milieu de ces fous, l’homme innocent au milieu de ces criminels, l’homme d’esprit au milieu de ces idiots ; il était l’âme de ce monde à part, il en était le génie malfaisant ; on l’adorait, on l’écoutait, on croyait en lui ; ceux qui n’étaient pas assez heureux pour l’approcher le regardaient de loin ; parmi tous ces grands coupables, tous ces grands criminels et tous ces grands bandits dont l’histoire occupe l’une après l’autre les cent voix de la renommée (style impérial), le marquis de Sade était toujours le premier qu’on voulait voir, le premier qu’on voulait entendre ; c’était un phénomène parmi tous ces phénomènes. Cette vieille prison de Bicêtre toute courbée sous le crime était fière de son marquis de Sade comme la galerie du Louvre est fière de ses Rubens ; bien plus, celui même qui n’entrait pas dans la prison, le voyageur qui passait sur la grand’route, se disait en regardant ces murs et sans penser à personne autre : C’est pourtant là qu’il est enfermé !

Quelquefois, car, après avoir été rudement traité, il finit par jouir de la plus grande liberté dans Bicêtre, le marquis de Sade composait une comédie : quand sa comédie était faite il bâtissait un théâtre dans la cour ; cela fait, il allait chercher ses acteurs parmi les fous de la maison, Alors il les réunissait, il leur distribuait les rôles de sa comédie. Bientôt tous les rôles étaient appris, et, devant une brillante société de galériens et de grandes dames venues de Paris, on jouait la comédie du marquis de Sade. Tous ces pauvres fous jouaient leurs rôles à merveille, le marquis remplissait le sien de son mieux ; la fête se terminait ordinairement par des couplets qu’il venait chanter lui-même en l’honneur des dames et du directeur de la prison, le ci-devant abbé Goulmier, qui était devenu le protecteur, et, disons-le, l’ami du marquis de Sade. Tant pis pour l’abbé Goulmier[1] !

J’avoue que pour un homme quelque peu observateur ce devait être là un singulier spectacle, une comédie de l’auteur de tant d’actions infâmes jouée par des fous dans la cour de Bicêtre, et le marquis de Sade recevant avec un orgueil tout littéraire les applaudissements des galériens, ses compagnons de captivité !

Cependant il n’y avait pas de plaisirs innocents pour le marquis de Sade. Comme il était continuellement assiégé des mêmes visions de volupté meurtrière, il allait dans tout Bicêtre cherchant et faisant des prosélytes ; il était vraiment le professeur émérite de la maison. Il avait toujours dans ses poches, au service des détenus, soit un de ses livres imprimés, soit un de ses livres manuscrits ; il les jetait dans les cachots par un soupirail, dans l’infirmerie par-dessous les portes. Sur le préau, il aimait à s’entourer de jeunes détenus dont il se faisait le professeur de philosophie et de morale, professeur écouté et applaudi s’il en fut. Il en fit tant que bientôt les médecins de Bicêtre s’aperçurent que leurs malades étaient plus malades quand ils avaient seulement aperçu le marquis de Sade, que les fous étaient plus furieux, et les idiots plus idiots encore, et les forçats plus horribles que jamais quand ils avaient entendu le marquis de Sade ; le marquis jetait le poison dans l’âme de ces malheureux comme Mme de Brinvilliers le jetait dans la tisane des hospices. Les médecins se plaignirent donc au ministre de l’intérieur de ce prisonnier qui gâtait tous leurs malades. Un de ces médecins était M. Royer-Collard, qui écrivit à ce sujet un fort énergique et fort remarquable mémoire à M. de Montalivet, dans lequel mémoire il est dit que lui, M. Royer-Collard, ne répondait plus de la guérison d’aucun malade si on ne mettait un terme à ce désordre. Il concluait à ce que M. de Sade fût enfermé dans une prison plus étroite. Mais le marquis avait des protecteurs puissants : chaque jour c’étaient auprès du ministre des recommandations nouvelles parties de très-haut. J’ai vu même, qui le croirait ? plus d’une jolie petite lettre écrite par de jeunes et jolies femmes du grand monde qui demandaient tout simplement qu’on rendît la liberté à ce pauvre marquis. Ces jolies femmes ne sont déjà plus jeunes ; elles ont peut-être appris depuis ce temps-là quel était leur protégé : elles seraient bien malheureuses si elles se souvenaient qu’elles ont prié pour lui !

On ne rendit pas la liberté au marquis de Sade, mais on le laissa lâché dans l’intérieur de Bicêtre. La congrégation avait pris cet homme en amitié, et elle ne le trouvait pas si coupable qu’on le disait bien. Il passa donc sa vie au milieu de cette population dont il faisait les délices. Il conserva jusqu’à la fin ses infâmes habitudes ; jusqu’à son dernier jour il écrivit les livres que vous savez, trouvant chaque jour de nouvelles combinaisons de meurtre, ce qui le rendait tout fier. On peut dire que l’imagination du marquis de Sade est la plus infatigable imagination qui ait jamais épouvanté le monde. Rien ne put l’abattre, ni la prison, ni la vieillesse, ni le mépris, ni l’horreur des hommes ; il ne fallut rien moins que la mort pour mettre un terme à l’œuvre épouvantable de cet homme. Il vivrait aujourd’hui qu’il écrirait encore.

Il est mort, le 2 décembre 1814, d’une mort, douce et calme, et presque sans avoir été malade. La veille encore il mettait en ordre ses papiers. Il avait alors soixante-quinze ans : c’était un vieillard robuste et sans infirmités. À peine fut-il expiré que les disciples de Gall se jetèrent sur son crâne comme sur une admirable proie qui devait à coup sûr leur donner le secret de la plus étrange organisation humaine dont on eût jamais entendu parler. Ce crâne, mis à nu, ressemblait à tous les crânes de vieillards : c’était un mélange singulier de vices et de vertus, de bienfaisance et de crime, de haine et d’amour. Cette tête, que j’ai sous les yeux, est petite, bien conformée ; on la prendrait pour la tête d’une femme au premier abord, d’autant plus que les organes de la tendresse maternelle et de l’amour des enfants y sont aussi saillants que sur la tête même d’Héloïse, ce modèle de tendresse et d’amour[2].

Héloïse à propos du marquis de Sade ! l’amour paternel sur le crâne d’un homme qui a immolé tant d’enfants dans ses livres ! Cependant c’est une conclusion que je m’empresse d’adopter : elle ne peut qu’ajouter encore aux épais nuages qui enveloppent cet homme inexplicable. Quant à cette autre conclusion physiologique qui eut fait du marquis de Sade un fou comme un autre, la conclusion était bonne pour l’Empereur, qui n’avait guère le temps d’en chercher une autre ; mais elle ne vaut rien pour le philosophe qui veut se rendre compte de toutes choses. Un fou le marquis de Sade ! Mais ce serait ôter à la folie ce quelque chose de sacré que lui ont accordé tous les peuples, ce serait faire de la plus grande maladie de l’homme un crime.

Le marquis de Sade n’a pas plus le crâne d’un fou qu’il n’a le crâne d’Héloïse. C’est un homme bien organisé qui a perdu ses facultés à épouvanter ses semblables ; c’est un homme digne de toute flétrissure et de tout mépris. Or, si c’était un fou, il faudrait en avoir pitié.

J’ai tenu entre les mains plusieurs manuscrits inédits du marquis de Sade écrits dans l’oisiveté de sa détention. L’un de ces manuscrits, brûlé dans un grand feu qui n’en a rien laissé, pas même la cendre, était tout à fait dans le goût de ses aînés. Ce qu’il y avait de remarquable c’était un post-scriptum de l’auteur : ce post-scriptum résume fort bien tout cet homme, qui ne pouvait pas laisser d’autre testament.

« P. S. J’allais oublier deux supplices ! »

Un de ces supplices consistait à placer une femme sur un fauteuil recouvrant un brasier : par un certain mécanisme, habilement décrit et expliqué par l’auteur, ce fauteuil s’ouvrait en deux parties, et la malheureuse femme tombait sur les charbons ardents.

J’allais oublier deux supplices ! Et le malheureux se relevait de son lit de mort pour compléter sa gloire, sans doute afin qu’il pût se rendre cette justice à lui-même que, parmi toutes les scélératesses non pas possibles mais imaginables, il n’en avait oublié aucune.

Et cependant il a eu beau faire, il a eu beau tourmenter sa cruauté épuisée : parmi tous ces supplices du feu et du fer et de l’eau, parmi toutes ces tortures de la roue, du chevalet, du brasier ardent, il est un supplice qu’il a oublié, le plus cruel, le plus horrible de tous ; ce supplice le voici :

Vivre soixante et quinze ans obsédé par des pensées impies ; passer sa jeunesse dans le crime, son âge mûr dans les cachots et sa vieillesse à l’hôpital des fous ; voir mourir toute sa famille, et ne pas oser suivre le convoi de sa femme de peur de la déshonorer ; ne rêver que des crimes impossibles ; être admiré dans tous les mauvais lieux du monde, être le poëte des bagnes et l’historien de la prostitution ; mourir comme on a vécu, tout seul, objet d’horreur et de dégoût ; laisser après soi des livres, la honte de la pensée humaine, et qui ont presque déshonoré l’imprimerie et la gravure. Voilà un supplice que M. de Sade a oublié.

P. S. Moi aussi j’allais oublier un supplice ! Mourir après avoir déshonoré tant d’aïeux honorables ; mourir, et savoir qu’on laisse à son fils un nom perdu, et penser que ce fils est un honnête homme, et comprendre qu’on sera seul ainsi dans l’éternité, également séparé, par deux abîmes, du passé et de l’avenir de sa maison !


HOLBEIN.















Séparateur



Plus on va et plus on s’aperçoit combien sont fausses les idées générales que nous avons presque tous sur la gloire des hommes ; notre éducation a été faussée sur ce point comme sur beaucoup d’autres. La gloire, telle que l’entendent les historiens et les poëtes, est placée si haut que toujours, quand on nous parle de gloire, nous sommes tentés de relever la tête, de nous redresser sur la pointe des pieds et de regarder au-dessus de nous pour la voir, cette gloire, entourée d’une auréole resplendissante. Partout, dans notre éducation morale, ce ne sont que rois, et guerriers, et ministres, ou tout au moins poëtes illustres, montés sur une grande misère, car il faut que tous les grands hommes soient montés sur quelque chose ; ou, s’ils ne sont pas tout à fait des héros, ce sont tout au moins des philosophes suivis d’une école nombreuse, morts pour soutenir leur principe, comme Socrate, ou bien assis, comme Platon, sur le cap Sunium. Nos livres d’éducation et de morale sont tous ainsi faits : ils ne s’occupent que des sommités sociales ; ils n’en veulent qu’aux très-grands et à la gloire parée, qu’elle soit parée d’un manteau brodé ou d’une guenille. Quant à la gloire de plain-pied, à la gloire qui est de niveau avec tout le monde, à la gloire bourgeoise, à laquelle on peut donner familièrement la main, avec laquelle on peut s’asseoir à table et trinquer familièrement, il n’en est pas dit un mot dans les livres. Les livres n’aiment en général que la gloire grecque, romaine, italienne, française. Quant à la gloire bourgeoise, à la gloire hollandaise, si je puis parler ainsi, personne ne s’en est occupé encore. C’est si peu de chose, en effet, la gloire bourgeoise ! cela est si peu important, un homme en simple habit comme tout le monde ! Si bien que nous autres, qui avons été élevés dans ces préjugés cruels, nous sommes tout ébahis et tout étonnés quand nous venons à nous rencontrer pour la première fois en présence de ces hautes illustrations parties du peuple qui sont restées peuple toute leur vie, même à la cour, et qui ne sont sorties du peuple ni par excès de misère ni par excès de fortune. Ce qu’il y a de mieux à faire en pareille occurrence, c’est de reconnaître et de saluer la gloire partout où elle se trouve, comme on salue une reine jeune et belle, quel que soit son vêtement ou sa demeure. D’ailleurs, une fois revenu de votre première surprise, vous verrez combien on se trouve heureux de découvrir un mérite caché, de s’agenouiller devant l’inconnu. C’est là une révélation d’un genre tout nouveau, dont il est beau d’être le pontife, dont il est beau même d’être le martyr. En effet, on trouve à exhumer les grands noms je ne sais quels secrets contentements intérieurs qui compensent, et au-delà, toutes les peines que cette exhumation vous donne ; on est fier de cet acte de justice, on est heureux de faire connaissance, le premier, avec ce grand homme qui fait avec vous ses premiers pas dans la renommée. D’ailleurs il vous a bientôt rendu protection pour protection : s’il s’appuie sur votre bras un instant, l’instant d’après il vous abrite sous son large manteau, une fois qu’il a marché.

Voilà ce qui m’est arrivé en écrivant la vie d’Albert Durer, le fils de l’orfèvre, le petit-fils du marchand de bœufs. Je me suis trouvé tellement ému et intéressé au simple récit de ce grand artiste, si ingénieux et si bonhomme, que plus d’une fois j’ai pleuré d’admiration en lisant ces lignes si naïves. Aujourd’hui mon héros n’a plus le même nom, n’a plus la même vie ; mais c’est toujours un grand artiste, et un grand artiste du même temps. Il ne s’agit plus du pauvre graveur dont la femme faisait la lessive, mais d’un peintre qui fut riche un instant et un instant grand seigneur, et qui est mort on ne sait où. Allons donc à Holbein après avoir passé par la pauvre maison d’Albert Durer ; seulement, après avoir lu à propos d’Holbein une histoire si complète qu’elle ressemble à un journal, vous allez lire cette fois une biographie si extraordinaire qu’elle ressemble à un roman. Biographie ou roman, j’aurai été véridique autant qu’on peut l’être quand on a grande envie d’être vrai et qu’on n’a pas besoin d’autre chose pour intéresser.

Holbein naquit à Augsbourg en 1498, cette grande époque d’émancipation dans tous les genres. Le père d’Holbein était un peintre ; car à cette époque où les liens de l’autorité étaient encore dans toute leur force, quoique bien près d’être rompus, nous trouvons presque toujours le fils obéissant à la profession du père, et devenant grand homme ou grand artiste quand il ne peut faire autrement ; comme aussi vous trouverez toujours, en remontant au berceau de ces hommes à part, des émigrations lointaines, des exils volontaires, des déplacements continuels, indices certains d’un malaise général ou d’une âme inquiète. Holbein voyagea de bonne heure, il fut transporté de la ville d’Augsbourg à Bâle, en pleine Suisse, et c’est là qu’il étudia la peinture en même temps que ses deux frères, Ambroise et Bruno. Les trois frères Holbein avaient pour maîtres leur père d’abord, et ensuite leur oncle Sigismond, artiste habile et ingénieux. Sigismond Holbein, oncle de Hens, n’était cependant qu’un orfèvre ; mais il était dessinateur et graveur distingué ; il gravait également bien sur le cuivre, sur le bois et sur le fer ; aujourd’hui encore les amateurs les plus exercés confondent ses gravures avec celles de son illustre neveu. Entre autres débats, on n’a pas encore décidé lequel des deux, le neveu ou l’oncle, a gravé l’alphabet orné de vignettes tirées de la Bible. En bonne justice, et dans le doute, on devrait laisser cet alphabet à Sigismond Holbein : son neveu en a si peu besoin !

Après quelques leçons de son oncle, Holbein à lui seul fit le reste. C’est extraordinaire cela : un enfant perdu au milieu de la Suisse qui devine toutes les ressources du dessin et de la couleur ! un peintre de ce temps-là, et un si grand peintre, qui ne perd pas de vue les montagnes chargées de neige, et qui est grand peintre sans faire le voyage d’Italie ! L’Italie, en effet, c’est la terre promise de l’artiste, c’est son école, c’est son modèle, c’est sa vie. C’est là-bas, sous ce ciel bleu, sous ce soleil éclatant et chaud, sur cette terre chargée de chefs-d’œuvre ; c’est là-bas, au milieu de ces passions qui bouillonnent, de ces nations qui se croisent, de ces héros qui sont entrés vainqueurs à Rome, vainqueurs par les armes, et qui en sortent vaincus par une force supérieure ; c’est là-bas, dans ce beau point de vue, que se trouve l’art. Holbein n’alla pas en Italie ; il travailla tout seul, livré à ses propres inspirations et trouvant des modèles dans son âme. Encore enfant, il attirait déjà l’attention des bonnes gens de la ville de Bâle ; à quatorze ans il s’était acquis l’admiration de la foule. Ses dessins étaient recherchés ; on lui demandait déjà des portraits ; il avait fait déjà le portrait de son père et celui de son oncle d’une vérité frappante ; en un mot, le succès du jeune artiste fut si grand qu’à l’âge de quinze ans on confia à sa peinture la façade d’une très-honorable maison d’un bourgeois de Bâle, qui se risqua à la faire peindre par Holbein.

Vous allez peut-être sourire ; mais c’était la mode alors. Dans ce temps-là où, Dieu merci, les grands peintres ne manquaient pas, où la peinture était en honneur dans toute l’Europe comme une gloire à part et tout italienne, c’était cependant l’usage d’exposer sur les façades des principaux édifices de la ville les premières compositions des jeunes peintres qui voulaient se faire connaître. Un grand tableau était composé sous les regards de toute une ville ; la ville jugeait ou critiquait ; puis, quand tout était dit, la pluie et le vent et l’hiver effaçaient le tableau, ce qui n’était pas toujours un grand dommage. Holbein monta donc, lui aussi, sur l’échafaud du barbouilleur d’enseignes, il exposa ses premières idées en plein air ; et les Suisses arrivaient autour de lui, admirant ce qu’il faisait pour eux et ce qui devait être perdu pour nous. C’est ainsi qu’ont été exécutées deux grandes compositions qui firent à juste titre l’admiration de leur époque, une danse de paysans, au coin du marché de Bâle, et, sur le toit de planches qui recouvrait le pont, la danse des morts. On n’a conservé de la danse des morts que quelques gravures incomplètes, et cependant les faibles souvenirs de ce chef-d’œuvre ont eu sur la peinture une influence immense qui se fait encore sentir de nos jours. À la vérité, c’étaient de singuliers bourgeois que les bourgeois de Bâle, qui avaient de pareilles expositions au coin de leurs bornes, et ils auraient bien pu dire en voyant le Louvre ce que disait ce Gascon du bon temps des Gascons : Voilà qui ressemble à la façade délicieuse de la maison de mon père. Auriez-vous jamais cru que de véritables Suisses aient poussé à ce point-là l’amour et en même temps le luxe dans les arts ? Mais il est bien avéré que de nos jours nous ne savons pas un mot de l’histoire.

Quand il eut fait ses preuves sur les murs des maisons bourgeoises et sur les planches des ponts, et avec le visage de son père et de son oncle, Holbein fut enfin admis à d’autres preuves plus honorables : de la façade des maisons il passa dans les appartements ; les bourgeois et leurs femmes lui confièrent leurs visages : voilà comment il a jeté à Bâle une grande quantité de portraits, de tableaux d’histoire et de dessins originaux. Tout ce que Holbein a fait dans ce temps-là est admirable ; c’était une facilité merveilleuse, même pour cette époque où la fécondité était un des caractères du talent. Parmi les dessins d’Holbein, les plus beaux sont tirés de la Passion. Rien n’est beau comme la Passion d’Holbein : c’est une suite de dessins d’une perfection achevée ; ils forment eux seuls une galerie que l’on quitte toujours avec regret, et dans laquelle, après de longues réflexions, on découvre toujours des beautés nouvelles. Ici s’arrête la nomenclature des chefs-d’œuvre de notre Holbein avant son départ de la Suisse ; ici commence sa vie véritable, sa vie de roman et d’aventures, quand il devint grand seigneur à Londres, sous Henri VIII, comme les peintres ses égaux devenaient grands seigneurs en Italie sous les Médicis.

Holbein était marié. Un jour que sa femme était venue le troubler dans son travail par une de ces insupportables tracasseries féminines qui ont jeté tant d’hommes de talent dans le célibat le plus triste comme dans un port tranquille, un homme entra chez Holbein, et, le voyant si triste et si affligé, et l’âme dans ce grand désordre :

— Qu’avez-vous donc, lui dit-il, mon cher Hens ?

— Hélas ! dit Holbein, vous me voyez le plus malheureux des hommes ! Ma femme est acariâtre et méchante ; elle est sans cesse à mes côtés, me fatiguant de son oisiveté et de sa mauvaise humeur. C’est un lourd et cruel fardeau que j’ai là ! Mon Dieu ! quelle différence entre cette femme et la femme que j’ai cru épouser ! Avant ses noces c’était une jeune fille folâtre et rieuse, agaçante, et vive, et tremblante, pendue à mon chevalet toujours, toujours prête à me servir de modèle quand je peignais mes anges, une véritable beauté des montagnes, blanche, et ferme, et éclatante ! Je l’ai épousée, il y a de cela dix-huit mois, vienne le lundi de Pâques.

— Et à présent, reprit l’ami de Holbein, à présent voulez-vous que je vous dise ce qu’elle est, votre femme, Holbein ? C’est une acariâtre et volontaire maîtresse, c’est un démon à votre chevet le soir, un réveil-matin bruyant et disgracieux ; c’est un ouragan continuel qui vous opprime, pauvre Hens. À présent elle n’est plus belle pour toi ; elle ne songe même plus à être belle ; elle n’est plus parée que pour les autres : chez toi elle est négligée, triste, grondeuse ; elle ne croit plus à toi ni à ton art ; elle s’interpose entre toi et le soleil quand tu veux peindre, entre toi et le repos quand tu veux dormir, entre toi et le plaisir quand te livrer à tes folles bouffées de joie. À présent, et c’est la chose fatigante, cette femme t’apparaît toujours comme un triste point d’interrogation toujours dressé devant toi ; elle veut savoir la cause des moindres mouvements de ton âme, pourquoi tu es triste, pourquoi tu es gai, pourquoi tu n’es ni gai ni triste, secrets que tu ne sais pas toi-même. Ah ! pauvre homme, pauvre homme que tu es ! Tu es un homme perdu, mon Holbein !

— C’est bien vrai cela, dit Holbein. Quelle triste destinée d’avoir tant de couleur et d’idées ! avoir un si grand besoin de produire, une immense envie de liberté, de bonheur, de plaisir, et se trouver marié pour toujours ! C’est bien malheureux cela !

Et il se promenait de long en large. Son ami le regardait avec un sourire singulièrement fin et moqueur. Cet homme était d’une taille médiocre, d’une physionomie très-indécise, entre la malice et la bonhomie ; physionomie aux mille nuances, qui savait dire ce qu’elle voulait sans s’expliquer jamais ; cet homme était une puissance ; cet homme s’appelait tout simplement Érasme.

Il abandonna ainsi son ami Holbein à sa mauvaise humeur : il aurait craint de l’affaiblir en la dérangeant. Holbein se promenait, considérant sous toutes ses faces sa position misérable, la faiblesse de son âme, la volonté énergique de sa femme ; plus il se débattait dans cet abîme et moins il trouvait d’issue pour en sortir.

— As-tu connu Albert Durer ? dit Érasme.

— Un grand artiste ! reprit Holbein.

— Oui, dit l’autre, un grand artiste, simple, neuf, merveilleux, admiré, le roi de son art, travaillant nuit et jour pour vivre, et qui est mort battu par sa femme, lui, le noble Albert Durer !

Holbein leva les mains au ciel en poussant un soupir.

Érasme reprit, et comme s’il se parlait à lui-même :

— Oh ! malheureux, malheureux Albert ! toute sa vie tourmenté ! en proie toute sa vie à cette mégère ! Elle aussi, avant les noces, elle avait été bonne, et svelte, et jolie ; mais après les noces elle est devenue disgracieuse et méchante : voilà ce que deviendra ta femme bientôt. Prépare donc tes deux joues, pauvre Holbein.

Je n’ai pas la fin de cette conversation étrange, dans laquelle Érasme eut besoin d’appeler à son aide toute sa logique, tous ses sarcasmes, et, qui plus est, tout son sophisme, pour persuader à cet ami malheureux qu’il eût tout de suite à briser cette chaîne, à quitter ce despote, à se faire libre et heureux ; il fallut combattre longtemps l’incertitude d’Holbein. Quitter sa femme ! c’était là une action bien étrange pour ce siècle, une action incroyable. Sortir de la patrie, aller au loin, loin du foyer domestique, se faire jeune homme une seconde fois ! Et puis, où aller ? en quel lieu ? Qui empêchera sa femme de le rejoindre ? n’ira-t-elle pas le deviner en Hollande ou en Italie ? Holbein, songeant à tant de dangers, était prêt à reprendre ses fers.

Mais Érasme avait une de ces volontés qui ne s’effraient pas de peu. Érasme, ce petit être que vous voyez se glisser si haut avec tant d’esprit et une patience si courageuse, est peut-être la volonté la plus ferme du seizième siècle ; bien entendu que nous ne parlons pas de Luther. Érasme a fait tout ce qu’il a voulu : il a été l’ami des puissances les plus opposées, il a conservé sa neutralité au milieu de tant d’opinions, de guerres et de conflits de tout genre qui ont remué l’humanité dans sa base ; il a été tout ce que pouvait être un homme dans ce temps-là sans être esclave ; il a été moine, artiste et grand seigneur ; il a été tout cela en même temps, tout cela si bien mêlé, si bien lié, formant si bien un seul et même tout, qu’il eût été impossible de définir Érasme. Voilà l’homme qui le premier devina le génie d’Holbein, voilà l’homme qui eut pitié de lui le premier, voilà l’homme qui l’arracha malgré lui-même à sa femme, à l’obscurité et à la misère, pour l’envoyer être tout-puissant et très-heureux à la cour du souverain le plus despotique et le plus cruel de l’univers.

Il fallut donc bien qu’Holbein, maîtrisé par cette volonté toute-puissante, finît par obéir. Holbein obéit donc, résolut de quitter sa femme et son pays ; mais où aller ? Et quand Érasme lui parla de l’Angleterre, le grand peintre recula d’un pas : il se figurait l’Angleterre comme un pays au-delà du monde, inculte, sauvage, ennemi de tout ce qui ressemblait à l’art ; et puis quel ciel ! Mais Érasme l’ordonnait, il fallut partir : il partit.

Il partit, n’emportant avec lui que deux choses : une lettre d’Érasme, et le portrait d’Érasme, qu’il avait fait avant de partir.

Cette lettre était adressée au chancelier d’Angleterre Thomas Morus, cet homme qui eut le bonheur de mourir d’une belle mort, ce rêveur dont l’utopie précède d’un siècle le Télémaque de Fénelon. C’était alors un des plus grands seigneurs du monde, le confident et l’ami de Henri VIII, un des chefs de cette nation anglaise qui se préparait au règne d’Élisabeth et aux grandes révolutions qui l’ont suivi. Je me suis procuré à grand’peine la lettre d’Érasme à son illustre ami : elle est écrite en beau style latin. En voici une traduction aussi fidèle que j’ai pu la faire ; mais, malgré tous mes efforts, j’ai bien peur que toutes les grâces du modèle n’aient disparu dans ma version.

« Érasme de Roterdam à Son Excellence Thomas Morus, grand chancelier d’Angleterre, salut.

« Il y a longtemps, monseigneur, que votre humble ami Érasme de Roterdam n’a reçu de vos nouvelles que par l’active renommée, qui parle de vous à tant de titres comme éloquent, comme homme d’affaires, homme de style, comme ami d’un roi qui n’est pas des derniers de la chrétienté. Malgré vos honorables encouragements j’aurais eu peur, en mettant trop souvent mes indignes lettres sous vos yeux, de vous distraire de ces hautes pensées aux quelles est attaché le sort d’un peuple. Pardonnez-moi donc de vous avoir offert mes respects moins souvent que vous me l’aviez permis.

« Voici à présent que je vous adresse un grand peintre, comme vous verrez. Il s’appelle Hens Holbein, de la ville de Bâle. Il a fait ici beaucoup de merveilleux portraits ou dessins d’un caractère tout neuf ; c’est un homme de passion, d’originalité, et d’un travail incroyable. Entre autres choses, il a fait pour la ville, sur de méchantes planches, que Jupiter protège tout seul, une espèce de fantasmagorie qui serait fort de votre goût, monseigneur, ou je me trompe fort : on y voit une grande confusion de morts qui s’ébattent aussi joyeusement et aussi gaiement que des chrétiens vivants pourraient le faire. Cela était sans exemple avant mon ami Hens, et j’ignore où il a pris ses modèles. Il faut qu’il ait assisté au sabbat par un clair de lune d’hiver.

« Outre son talent, sa patience, sa sobriété, sa parfaite résignation à la Providence, ce pauvre cher Holbein a encore un grand titre à votre bienveillance, monseigneur : il est marié à une très-acariâtre et très-méchante femme. Sa résignation chrétienne a fini là ; il n’a pu se résoudre à cet enfer, et il a pris la fuite, obéissant à la Providence. Soyez sa providence, monseigneur.

« Quant aux nouvelles particulières, j’estime qu’il n’y a rien de nouveau. Vous avez entendu parler du moine Luther : il paraît que ce moine n’est pas si écrasé qu’on le dit tout d’abord. Mais ce sont là de ces sujets de conversation qui vous brûlent comme le fer en sortant de la fournaise. »

Ainsi vous retrouverez Luther partout et toujours.

Luther, ce moine si peu écrasé, avait cependant été fort attaché par Thomas Morus, et surtout par Henri VIII, qui devint son plus grand appui plus tard, et qui fut le premier roi du monde à confirmer ses doctrines. N’est-ce pas, je vous prie, une singulière existence que celle d’Holbein, pousse par Érasme hors de son pays d’adoption, accueilli en Angleterre par le chancelier Thomas Morus, et protégé par le roi Henri VIII ? Érasme, Thomas Morus, Henri VIII, Holbein, Luther, quels héros différents ! quel beau roman historique on pourrait faire avec ces noms-là !

Puisque nous sommes en sa présence, arrêtons-nous quelque peu devant ce terrible Henri VIII. C’est un des hommes les moins étudiés et les moins compris que nous ait laissés l’histoire. On sait qu’il a vécu, régné, et qu’il s’est battu concurremment avec deux hommes qui ont tiré à eux une grande partie de la renommée contemporaine, François Ier et Charles-Quint, ce qui était déjà trop pour que l’attention du monde y pût suffire. Henri VIII a été tellement entouré de sang, et de quel sang ! du sang de ses femmes versé par le bourreau, qu’on a bien de la peine, ou même de la répugnance, à le regarder en face. L’attention des peuples s’est bien mieux arrangée des exploits héroïques de ce fou couronné, si spirituel et si brave, François Ier, ou bien encore de la vie si grande et si habile de ce grand empereur Charles-Quint : voilà ce qui a nui à l’effet de Henri VIII. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est là une physionomie d’un intérêt puissant. Voyez-le, je vous prie, succédant à son père avare et tout-puissant, qui lui laisse une grande couronne, une grande fortune, et un peuple fatigué de bénir le feu roi, et qui ne demande pas mieux que de bénir le roi qui va venir. Tout va bien pour le jeune monarque anglais. Il commence, comme ont commencé tous les bons rois d’Angleterre avant lui, par faire une invasion dans le royaume de France. De retour de France, où il a vu François Ier, il trouve l’Écosse pacifiée, il trouve le parlement soumis à ses moindres ordres, il règne de près et de loin ; un instant il est l’arbitre des destinées de l’Espagne et de la France, il tient entre ses mains l’avenir de la cour de Rome ; la réforme qui gronde en Allemagne ne fait qu’augmenter la puissance de Henri VIII. il assiste aussi à la formation de la politique européenne ; il voit naître ces hautes questions tant débattues depuis lui, et par tant de révolutions, sur lesquelles nous nous débattons encore ; puis bientôt ses passions personnelles l’agitent autant que les guerres au dehors, lui et son royaume. Alors commence la triste et déplorable suite de ses amours légitimes ; alors ses femmes montent sur l’échafaud, aussi fort étonnées de sa colère qu’elles ont été étonnées de la violence de son amour. La cour, formée à ce caractère emporté, ne s’étonne de rien ; le peuple fait comme la cour ; tout va bien. Peu à peu le pape lui-même se voit exposé à ce redoutable monarque. Un matin, en se réveillant avec une nouvelle passion dans le cœur, le Roi sépare violemment le royaume d’Angleterre de la communion catholique. C’en est fait, le plus grand coup est porté à la religion du pape, elle ne se relèvera pas de ce grand exemple. Bien plus, Henri VIII se déclare grand pontife ; il réduit à trois le nombre des sacrements ; il renverse les monastères avec plus de fureur que Luther lui-même ; et Charles-Quint, le voyant faire, Charles-Quint lui-même, qui mourut moine, regrette tout haut de ne pouvoir plumer lui-même la poule aux œufs d’or. Et, quand une fois il fut entré un peu avant dans ses propres institutions religieuses, il les fonda, il les soutint, il les défendit, comme elles ont toutes été défendues et fondées, par le sang. Il a fait mourir à lui seul autant de misérables, pour le crime de croire ou de ne pas croire, que l’inquisition même de Philipe II. Il a bouleversé ainsi de fond en comble l’esprit de la nation ; il a ouvert ainsi la porte à ces hérésies religieuses dont le nombre égale les étoiles du firmament ; il a refait le dogme catholique cinq ou six fois avec l’imperturbable sang-froid d’un homme qui est soutenu à la fois par une bonne armée et par une révélation venue d’en haut. Du reste, rempli de qualités brillantes, spirituel, généreux, désintéressé, magnanime ; le jour d’après injuste, opiniâtre, cruel, avide, implacable, amoureux, jaloux et violent à outrance. Et cependant il fut aimé ; car il se fit peuple très-souvent, et très-souvent il allait à la taverne en vrai homme-peuple, portant à la main un gros bâton ferré sur lequel il s’appuyait et qui ressemblait tout à fait à la massue d’Hercule. Il est mort d’une colère rentrée après avoir ordonné des supplices ; il a été pleuré avec des larmes véritables par son peuple. Tout ce que je vous dis là serait fort incroyable si je ne faisais qu’un roman ordinaire ; mais ce que je dis là c’est de l’histoire, l’histoire, le plus vrai, le plus surnaturel et le plus singulier des romans.

Voilà donc en quelles mains et parmi quel peuple tomba Holbein. Holbein, en arrivant à Londres, se rendit chez le chancelier Thomas Morus. Le cœur lui battit bien violemment quand il se trouva en présence de l’ami de Henri VIII. Thomas Morus fait dans cette histoire un grand contraste avec Henri VIII. Homme de sang-froid et d’étude, de conscience et de calme, très-versé dans la science des lois, qui n’était pas une petite science à cette époque, aussi habile dans les belles-lettres qu’Érasme lui-même, poëte et philologue, vivant de peu, aimant à rêver de belles républiques bien tranquilles et perfectionnant encore l’idéal de Platon, homme éminent, qui eut tous les goûts élégants d’un grand seigneur et toute la pauvreté d’un magistrat intègre et d’un courtisan qui ne sait pas flatter : tel était le célèbre chancelier d’Angleterre Thomas Morus.

Il habitait alors une vaste maison ouverte à tous, et qui fut ouverte sur-le-champ au jeune artiste. Thomas Morus reçut avec empressement le portrait et la lettre. Il s’arrêta longtemps à regarder le portrait, qui nous est resté comme un des chefs-d’œuvre d’Holbein. À la fin il ouvrit la lettre, il la lût en souriant, car c’était un homme qui aimait à lire Érasme ; puis, prenant la main d’Holbein :

— Hens Holbein, lui dit-il, soyez le bienvenu en Angleterre ; vous êtes ici dans la maison d’un ami. Tout ce que je possède est à vous, jeune homme ; car vous m’avez apporté une recommandation puissante, le portrait d’Érasme. Restez donc ici, vivez-y tranquille ; et, si votre femme vient vous y chercher, eh bien ! nous mentirons une fois, et nous dirons à votre femme : — Hens Holbein n’est pas ici.

Ainsi parla le chancelier. Disant ces mots, il releva et embrassa Holbein ; et de ce jour il eut dans sa maison un enfant de plus.

De ce jour aussi Holbein fut heureux et libre. Il se voua tout entier à ses travaux, si misérablement interrompus. Il vivait ainsi caché à tous, prêtant à peine l’oreille aux grands événements qui se passaient autour de lui. Holbein n’en voulait qu’à l’histoire passée, aux actions mémorables d’autrefois, aux héros tombés glorieusement. Il poursuivait de son mieux, dans le silence de l’atelier, les idéales perfections dont il était obsédé sans cesse ; il n’avait jamais été si heureux ; la famille du chancelier était sa famille. Il resta ainsi trois ans, produisant de nombreux tableaux d’histoire et satisfait des suffrages et des éloges de son illustre ami. Mais ce n’était pas là le compte de Thomas Morus : il avait trop d’équité dans le cœur pour vouloir accaparer à son profit cette gloire cachée. Ces trois années furent trois années d’épreuves pour Holbein ; mais à la fin, quand il eut produit les tableaux dignes du grand nom qu’il s’est fait depuis, le chancelier jugea qu’il était temps de tirer son peintre de l’obscurité à laquelle il l’avait condamné. Ce jour-là fut un beau jour dans la vie d’Holbein. Son hôte attendait un convive ; mais Holbein ne savait pas quel convive était attendu. Cependant toute la maison est décorée avec pompe ; les serviteurs se hâtent et s’empressent ; le chancelier est inquiet ; l’inteneur du palais éclate de mille feux ; c’est une magnificence royale. Morus y perdit ce soir-là une partie de son patrimoine. L’heure arrive enfin. Alors vous auriez vu dans la ville de Londres la cour et le Roi, marchant à grande hâte, s’arrêter tout à coup à la porte de cette maison ordinairement si modeste. Le chancelier était en bas, présentant la main à son Roi. Le Roi prit son hôte sous le bras, et ils montèrent ensemble l’escalier. Alors Henri fut surpris de l’éclat de cette maison, lui qui avait vu le camp de drap d’or. Mais ce qui le surprit le plus ce fut la collection d’Holbein. À cet aspect le Roi s’arrêta, étonné et confondu. Il avait à un haut degré le sentiment des arts, et jamais il n’avait vu réunies tant de belles peintures. Il allait d’un tableau à l’autre, muet et transporté ; il les regardait tantôt en courant, tantôt en s’arrêtant ; quelquefois il poussait une exclamation, puis il retombait dans son silence. Il n’y eut jamais d’enchantement pareil. Holbein était dans un coin, attentif aux moindres gestes du prince. C’était donc là ce terrible Henri VIII ! lui, cet homme si ravi, si transporté, si occupé d’un artiste ! Cependant le Roi ne se lassait pas d’admirer ; surtout, ce qu’il admirait le plus, c’était la grâce des belles dames représentées dans ces tableaux, c’était la soie, c’était le velours, c’était l’hermine de tout ce monde, c’était ce luxe vraiment royal de broderies, et de manteaux, et de plumes ondoyantes. Tous ces personnages si bien vêtus semblaient vouloir s’échapper de leurs cadres, et le Roi était prêt à leur tendre les bras et à leur dire : — Venez à moi, belles dames ! — Il resta ainsi une heure entière dans la muette contemplation.

À la fin le Roi s’écria en levant les mains :

— Quel est l’artiste qui a fait cela ?

Holbein tremblait de tous ses membres ; son cœur battait violemment : sa destinée allait prendre une face nouvelle. Le Roi le remarqua à sa pâleur ; puis, comme c’était son habitude, il s’approcha tout près du peintre, et, lui parlant d’un ton irrité :

— C’est donc vous, monsieur, qui faites toutes ces choses ? c’est donc vous qui parez si bien les femmes et qui donnez tant de broderies aux hommes ? Vraiment ! vous effacez ma cour, et cela mérite une exemplaire punition.

Puis bientôt, voyant le pauvre Hens si fort interdit, le Roi se mit à sourire :

— En vérité aussi, j’ai besoin de vous à ma cour pour apprendre à nos dames à se faire belles et à nos jeunes seigneurs à s’habiller ; vous serez le grand maître de notre goût, monsieur… Mais comment donc l’appelle-t-on, Morus ?

— Il s’appelle Hens Holbein, sire, dit le chancelier ; il est venu ici recommandé à moi par Érasme de Roterdam, et il vous remercie dans son cœur de toutes vos bontés, sire. À présent, si Votre Majesté daigne les accepter, le peintre et les tableaux sont à vous.

— Et vous me faites un grand présent, mon féal ; mais le peintre me suffit. Je ne veux pas vous priver de toutes vos richesses ; gardez vos tableaux, j’emmène Holbein dès ce soir.

Voilà comment Holbein passa de la demeure du chancelier Thomas Morus à la cour du roi Henri VIII.

À cette cour Holbein devint le premier peintre du Roi ; puis il devint son ami, et d’autant plus son ami que le Roi n’avait à lui demander aucune injustice, aucune violence. Aussi, pendant que l’amitié de Henri était fatale à tous les siens, Holbein seul n’eut rien à en redouter ; il fut une exception à cette cour, où la plus grande fortune était voisine de la mort, où il n’y avait qu’un pas du palais épiscopal ou du lit nuptial à l’échafaud. Le succès d’Holbein, dans cette froide Angleterre si peu exercée encore aux beaux-arts, est une chose à peine croyable ; cependant il ne peut être mis en doute. Du jour où il fut protégé par le Roi il n’y eut pas à Londres une femme belle et riche qui ne voulût être peinte par le peintre du Roi ; d’ailleurs il les faisait si belles ! il les faisait si riches ! c’était un peintre si essentiellement grand seigneur ! Toute la cour ambitionna l’honneur de poser devant Holbein ; il n’y eut plus une illustration complète sans la consécration du peintre. Si François Ier avait pu voir quelle était la protection que Henri VIII accordait à l’artiste de son choix, François Ier aurait été jaloux de son bon cousin d’Angleterre, avec plus de raison que Henri le jour où il fut vaincu à je ne sais quel exercice du corps par son cousin de France.

La fortune et les honneurs vinrent donc trouver Holbein tout à coup et le combler de leurs faveurs les plus rares. On sollicitait un portrait de lui comme on sollicitait une faveur du Roi ; autour de lui se groupait, comme autour du Roi, tout ce qui était distingué par la naissance, la beauté ou la gloire ; ses tableaux historiques et ses dessins étaient payés au poids des guinées. Il devint le peintre national de l’Angleterre tout d’un coup. Encore aujourd’hui ses ouvrages sont regardés par les plus riches Anglais comme les plus précieux ornements de leurs palais et de leurs musées. Aussi a-t-il été déclaré Anglais par les Anglais, qui n’ont pas voulu se souvenir de sa véritable patrie, l’Allemagne. Aussi bien, en Allemagne il n’avait trouvé que sa femme ; en Angleterre il avait trouvé la fortune, l’estime, les honneurs, tout ce qui fait un grand artiste quand cet artiste a de l’instinct dans la tête et du génie dans le cœur.

Pour lui, il s’abandonna volontiers à ce nouveau genre de vie, qui dut lui paraître d’autant plus nouveau qu’il n’en avait aucune idée, n’étant jamais allé en Italie ; il reconnaissait tout bas combien son ami Érasme avait dit vrai, il était tout entier à l’art et à son bonheur. L’amitié de Henri VIII pour son peintre ordinaire n’avait pas de bornes. Il se fit peindre par Holbein, et plusieurs fois, dans son royal costume ; il lui fit peindre plusieurs salles de son palais de Witthall ; mais l’incendie a dévoré le palais, qu’on a rebâti, et les peintures d’Holbein, que personne n’a pu refaire. Holbein peignit encore plusieurs grandes compositions, dans lesquelles il représenta plusieurs grands personnages de l’État. Si l’on considère combien ses tableaux sont finis dans leurs moindres détails, on peut dire que l’activité d’Holbein n’avait pas de bornes ; et puis, si à ses innombrables compositions, à l’huile ou à l’eau, vous ajoutez tous les dessins qu’il composa pour les orfèvres et pour les graveurs sur cuivre, vous comprendrez à quel immense travail il a fallu se condamner pour suffire à tout cela. Il a acquis ainsi une immense fortune ; et, à mesure que sa fortune augmentait, son crédit sur l’esprit du Roi allait aussi en augmentant. À ce sujet, parmi toutes les anecdotes que je passe sous silence, il en est une que je ne puis m’empêcher de raconter.

Holbein, devenu grand seigneur, en avait pris naturellement et facilement toutes les allures : il s’était fait une indépendance complète ; il était très-flatté, très-estimé, très en faveur, très-volontaire. C’est le propre d’un grand artiste de se mettre tout de suite au niveau de toutes les fortunes, bonnes ou mauvaises, et celui-là s’était mis au niveau de sa haute fortune de façon à la dominer. Entre autres habitudes de sa maison, il avait pris l’habitude de fermer son atelier à tout le monde, excepté au Roi, quand il travaillait à quelque grande composition qu’il ne voulait montrer que tout à fait achevée. Vous sentez bien d’ailleurs qu’il était trop habile artiste pour s’exposer aux jugements et surtout aux conseils des oisifs peu exercés qui abondent dans tous les ateliers des grands peintres. Un jour qu’il était enfermé chez lui, tout entier à son travail, un certain pair du royaume, un très-grand personnage du temps, voulut forcer la porte de l’atelier et entrer malgré la consigne. Holbein, entendant du bruit dans son vestibule, sort de son atelier et explique au jeune seigneur qu’il lui est impossible de le recevoir. Le jeune lord insiste alors, disant que cette heure-là est la sienne, et qu’il ne pourra pas venir un autre jour, et qu’enfin il veut entrer absolument. Là-dessus la dispute s’échauffe ; le jeune homme se met tout à fait en colère et il veut entrer de vive force. Alors Holbein, hors de lui, saisit le jeune homme à travers corps, et le jette en bas de l’escalier si violemment que celui-ci tomba aux pieds de ses gens en poussant un cri de douleur. Vous remarquerez que c’est là une scène qui se passe entre un simple artiste étranger et un très-grand seigneur anglais à une époque où c’était beaucoup d’être un grand seigneur.

Voilà ce que comprit fort bien Holbein quand il vit au bas de son escalier le lord d’Angleterre ramassé par ses gens ; il comprit tout de suite quelles conséquences funestes son emportement pouvait avoir. Aussitôt le voilà qui monte au sommet de sa maison, et qui se sauve par le toit, et qui arrive par ce chemin jusqu’au roi Henri VIII, qu’il trouva dans son cabinet, occupé d’une dissertation religieuse. Holbein, arrivé jusqu’au Roi ; se jette à ses pieds, et lui demande pardon à deux genoux sans lui apprendre de quel crime il est coupable. Le Roi interdit le relève ; et, quand il apprend qu’il s’agit d’un lord du parlement jeté par la fenêtre, il reste interdit, car il aimait son parlement, le roi Henri VIII : il avait été si bon pour lui, le parlement ! il l’avait débarrassé de toutes ses femmes, il l’avait débarrassé du pape et l’avait reconnu le pape de son royaume. Holbein reçut donc de très-vives réprimandes ; puis le Roi, toujours bon pour lui, lui montra du doigt la porte d’une chambre, dont il lui défendit de sortir. Holbein resta là, renfermé chez son hôte royal, et fort peu inquiet au fond de l’âme, car il connaissait la toute-puissance de son protecteur. Au bout de quinze jours, quand le jeune lord trouva qu’il avait été assez long-temps malade, il se fit porter chez le Roi. Il était soutenu par ses domestiques, il était tout entouré de bandelettes, il s’était mis dans l’état le plus pitoyable qu’il avait pu imaginer.

— Sire, cria-t-il, sire, justice ! justice !

Et son visage était très-animé et aussi sa pantomime. Le Roi cependant, feignant de ne rien voir de cette comédie, écoutait toutes ces plaintes avec la plus grande indifférence. À cette indifférence, le jeune lord ne se contint pas.

— Il s’agit d’un lord et non pas d’un chien, dit-il, sire ; et, puisque Votre Majesté me refuse justice, je me ferai justice à moi-même !

C’était là tout ce que le Roi voulait.

— Vous oubliez vos bandelettes, cher lord, s’écria le Roi, et vous oubliez le respect que vous devez à ma personne royale. Vous voulez aller sur mes droits de souverain, cher lord ! Oh ! que non pas ! J’ai moi seul le droit de justice haute et basse : vous n’irez donc pas plus loin, car je ne veux pas. D’ailleurs la question change de face : ce n’est plus une dispute de peintre à gentilhomme, c’est mille fois plus que cela, cher lord ; c’est une dispute de gentilhomme à souverain. Ainsi donc, à présent que vous m’avez manqué de respect, vous devez bien plutôt crier grâce et demander merci que de crier vengeance. Quant à Holbein… Sortez, Holbein (et en même temps l’artiste sortait de sa chambre) quant à Holbein, apprenez cela, monsieur, et retenez bien mes avertissements, je vous prie. Voici un artiste qui est un des plus précieux joyaux de notre couronne d’Angleterre ; c’est un homme rare et que je ne saurais retrouver de longtemps si je venais à le perdre : voilà pourquoi il faut me le conserver, messieurs, et ne pas lui chercher querelle. À l’heure qu’il est, si je veux, je puis envoyer ramasser sept paysans, les premiers venus, et en faire sept comtes comme vous, milord ; mais de sept comtes tels que vous je ne ferais pas un peintre comme lui. Vous ferez comme vous l’entendrez, monsieur le gentilhomme ; mais je vous déclare ici hautement que s’attaquer à Holbein c’est s’attaquer à moi. — Adieu, Holbein ; rentrez dans votre atelier, et soyez tranquille : vous êtes sous le manteau du Roi.

Holbein s’en alla fort tranquillement, et depuis ce jour il n’y eut plus personne qui voulût entrer dans son atelier sans sa permission.

Vous voyez que c’était une mode alors, et une grande mode, de protéger l’art et les artistes : l’empereur Maximilien proclame, au milieu de sa cour, qu’Albert Durer vaut un duc ; le Roi Henri VIII proclame, dans la sienne, qu’Holbein vaut sept comtes ; à la cour de François Ier il se trouve de très-grandes dames pour protéger tout ce qui était artiste venu de loin, pour embrasser tendrement les poëtes endormis ; mode salutaire et honorable. C’est par l’art que le genre humain a commencé à s’affranchir ; ce sont les grands poëtes, les grands architectes et les grands peintres qui ont commencé les premiers à enseigner l’égalité parmi les hommes. Les philosophes sont venus ensuite, qui ont fait le reste quand tout était fait. Cela a duré jusqu’à Louis XIV, lorsqu’il livra, lui le Roi, à son ami Molière les petits marquis de sa cour. N’est-il pas vrai qu’en lisant ce trait de Henri VIII vous avez un peu moins d’horreur pour le mari d’Anne de Boleyn ?

Car, malgré nous, il faut bien arriver à ces horribles histoires de bourreau qui ont attristé la vie d’Holbein. L’amitié du roi Henri VIII était une de ces amitiés néfastes dont les conséquences sont horribles, et il était bien difficile de toucher la main de cet homme sans toucher le sang. Aussi, malgré tant de prospérités et d’honneurs, la vie d’Holbein était bien triste. Il avait beau se retirer dans la méditation et la retraite ; il avait beau ne rien comprendre aux événements qui se passaient devant lui : toujours il arrivait que les événements le frappaient au cœur sans qu’il eût le droit de se plaindre. Bien plus, le soir même des exécutions les plus cruelles il fallait porter un visage riant devant le soupçonneux monarque. C’est ainsi qu’il y eut un jour dans la vie d’Holbein où il vit monter sur l’échafaud son premier protecteur, son ami, son père, celui qui l’avait reçu dans sa maison, qui l’avait fait asseoir à sa table, celui qui l’avait donné à Henri VIII, le lord chancelier d’Angleterre lui-même, Thomas Morus. La mort de Thomas Morus couronna dignement sa vie. Il avait été longtemps captif à la Tour ; il avait défendu de son mieux, non pas sa tête, mais quelque chose de plus précieux que sa tête, sa croyance. Seul dans ce vaste royaume, qui obéissait en silence et qui soumettait au monarque jusqu’à sa conscience, Thomas Morus défendit la liberté de la foi. Ce fut un jour de grand deuil pour l’Angleterre et pour Holbein.

Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas ? de vous faire remarquer longuement quelle dut être la douleur de cet honnête artiste allemand quand il se vit, lui si heureux et si peu tremblant, devant un monarque si terrible ; car la mort de Thomas Morus n’est pas la seule mort qu’Holbein ait eu à pleurer, car ce n’est pas la seule disgrâce qu’il ait eu à subir. Holbein a pleuré sur toutes ces morts, il a partagé dans son cœur toutes ces disgrâces. Presque toutes les femmes qui ont passé par les amours de Henri VIII et qu’il a chassées violemment de son lit, soit par le fer, soit par le divorce, Holbein les avait admirées le premier ; il les avait vues presque toutes jeunes, et parées, et riantes, reines en espoir ; il avait fait leur portrait à toutes ; car lui aussi il donnait des couronnes : témoin Anne de Clèves, que le Roi épousa sur la foi d’un portrait d’Holbein, et qu’il renvoya quelques mois après, par arrêt du parlement, sous prétexte qu’elle ne parlait que l’allemand, qu’elle ne savait pas la musique, et qu’elle ressemblait à une grosse cavale flamande. Du reste, il n’eut pas un reproche pour Holbein.

Mais Holbein, quelle dut être sa frayeur quand il vit monter sur l’échafaud la reine Catherine d’Aragon, cette belle Espagnole ! Quelques jours après, comme l’échafaud n’était pas encore lavé, comme le sang royal fumait encore, Holbein fut appelé pour faire le portrait d’une autre reine, Anne de Boleyn. Il fit aussi le portrait de celle-là, songeant malgré lui à Catherine d’Aragon. Comme la main tremblait au peintre ! comme son cœur battait ! comme il la vit déjà mourante et condamnée, cette femme si fière alors, et si éclatante, et si belle, et si aimée, celle pour qui Henri VIII commettait son premier crime juridique ! Anne de Boleyn était loin de prévoir ce qui se passait dans la pensée de son peintre ; seulement elle le trouva triste et mélancolique. Lui cependant il peignait toujours. Pour la première fois il rencontrait dans son travail de ce genre des difficultés insurmontables ; pour la première fois la couleur lui manquait, le jour lui manquait ; je ne sais quelle ligne blafarde se prolongeait péniblement sur ce cou si frêle et si blanc. Le Roi lui-même s’en aperçut :

— Voilà une bien vilaine ligne noire sur le cou de notre souveraine, dit-il à Holbein.

Le pinceau tomba des mains d’Holbein.

Plus tard cette ligne noire lui revint en mémoire quand Anne de Boleyn à son tour monta sur l’échafaud de Catherine d’Aragon.

Ces pauvres femmes, comme elles ont souffert et comme elles ont aimé cet homme ! et comme elle a dû être peu étonnée cette pauvre Anne de Boleyn ! Après Anne de Boleyn vint Jeanne Seymour ; mais celle-là échappa à l’échafaud par sa mort naturelle ; Holbein lui-même n’eut pas le temps de la peindre, tant elle mourut vite, cette pauvre reine, la seule que son époux a pleurée ! Puis vint le tour de cette grosse cavale flamande qu’il répudia si vite, puis le tour de Catherine Howard, nièce du duc Norfolk, comme l’était la jeune femme décapitée ; Catherine Howard, bonne et douce, spirituelle, jolie, la plus jolie de toutes celles qui avaient posé devant Holbein. Le jour où Holbein la peignit il aperçut encore cette fatale ligne noire qui l’avait déjà tant épouvanté. Henri VIII l’aperçut à son tour. Cette fois il comprit Holbein, et pour le rassurer, et peut-être pour se rassurer lui-même, il se précipita dans les bras de Catherine, il baisas ses mains avec toutes sortes de transports ; Holbein pleurait, le Roi pleurait aussi ; Catherine les regardait pleurer sans rien comprendre à cette scène extraordinaire ; mais la fatale ligne noire ne disparut pas.

Et celle-là monta aussi à la Tour de Londres, où elle eut la tête tranchée avec lady Rocheford, un autre modèle de Holbein ; et Holbein la pleura plus qu’il n’avait pleuré l’autre, car il l’aimait, car il aimait toutes ces belles femmes qu’il avait vues dans le plus grand éclat et dont il avait prévu d’avance l’affreux destin.

Vous savez qu’en vieillissant le Roi devint furieux et que sa colère n’eut plus de bornes. Les plus illustres têtes de l’État tombèrent sous le couteau fatal. Il arrivait souvent qu’Holbein apprenait la mort d’un homme dont il avait fait le portrait, il n’y avait pas six mois, dans tous les attributs de la puissance. Son humeur se ressentit de cette position d’esprit : il se figurait qu’un portrait de lui était un arrêt de mort, et il refusa d’en faire davantage ; il fallait bien des instances ou bien du crédit pour le faire renoncer à cette résolution. Un jour même, comme il était à faire le portrait d’un vieux gentilhomme et celui de sa fille, on le vit tout à coup se jeter comme un furieux sur ces deux figures admirablement commencées et les détruire sans qu’il en restât une seule trace ; puis, quand tout ce tableau fut effacé, le pauvre peintre reprit sa sérénité ; et, avec son charmant sourire :

— Vous et votre père, madame, dit-il à la jeune fille, vous vivrez encore longtemps.

Ils vivaient ainsi ensemble, le peintre et le roi, vieillissant ensemble, le roi traitant son peintre comme un ami devant lequel on n’a pas à rougir, le peintre plein de respect et d’amitié pour son maître ; et c’est là une chose extraordinaire : Holbein, si doux, si humain, si grand artiste, aimait Henri VIII ; il plaignait sa férocité, il pleurait sur ses crimes, mais il se sentait entraîné vers lui malgré lui-même. Ils vivaient donc ainsi sans se rien dire de ce qu’ils avaient sur le cœur. Seulement un jour, un jour d’hiver, comme ils se promenaient dans le parc, arrivés à un certain endroit où le Roi avait appris la mort de Catherine, le Roi et son peintre s’arrêtèrent tout d’un coup, et ils se regardèrent sans se parler.

À la fin Henri rompit le silence :

— Elle était bien belle, Holbein ! lui dit-il.

— Oui, sire, dit Holbein ; et l’autre aussi était bien belle.

Puis il ajouta :

— Elles étaient bien belles toutes les six, votre majesté !

Le Roi se couvrit les yeux de sa main.

— Et laquelle regrettes-tu le plus, Holbein ?

La réponse était difficile. Heureusement le Roi fut saisi d’une atroce douleur qui le suffoqua.

Huit jours après il était mort. Il mourut le lendemain du jour où il avait fait décapiter le jeune comte de Surrey ; le lendemain il envoyait à la mort son oncle paternel le comte de Norfolk.

Toute l’Angleterre le pleura avec des larmes véritables.

Holbein le pleura plus que tous les autres : Henri VIII était son ami, son appui ; il lui devait tout, et il l’estimait.

Depuis ce temps Holbein vécut à Londres fort retiré et assez obscur ; il ne fit qu’un portrait mémorable, le portrait de la jeune Élisabeth, fille de Henri VIII, la même qui fut depuis roi d’Angleterre, qui régna avec Shakspeare comme son père avait régné avec Holbein, et qui suivit avec tant de cruauté les leçons d’échafaud et de majesté royale livrée au bourreau que lui avait léguées son père.

Sept ans après la mort du Roi, en 1554, surgit tout à coup dans la ville de Londres cette peste mémorable qui ravagea avec tant d’acharnement cette capitale si remplie de vie et de plaisirs. À proprement dire, ce fut une peste italienne, suivie de terreurs tout à fait italiennes : on se fuyait, on avait peur. Malheur alors à ceux qui sont seuls ! pour ceux-là la mort est horrible. Elle fut horrible pour Holbein, qui n’avait que soixante-six ans. Seul dans cette grande ville qui n’était pas sa patrie, seul, sans amis, sans parents, sans consolation, survivant à tous ses protecteurs, il attendit la peste, dont il sentait le souffle brûlant. Son agonie fut longue, il avait peine à mourir. En mourant il repassa en lui-même toute sa vie, il compta un à un ses jours de bonheur et ses jours de peine, et, tout bien compté, il jugea qu’Érasme lui avait rendu un mauvais service. En effet, qu’était-il venu chercher à Londres ? Une renommée qu’il eût trouvée partout, peut-être encore plus grande et plus illustre ; une fortune qu’il ne pouvait laisser à personne et qui ne le faisait pas mieux mourir. De combien de peines et de traverses sa vie avait été remuée ! à combien de funérailles il avait assisté en silence et dans l’ombre ! combien peu de ses modèles il pouvait retrouver vivants ! Et puis quelle triste histoire autour de lui ! quel triste ciel au-dessus de sa tête ! et puis toute sa vie suivre un roi et obéir aux moindres caprices de ses amours ; voir son portrait de la veille passer du palais au grenier, rongé par les vers pendant que la hache tombe sur le modèle ! Oh ! ce n’est pas là une vie faite pour l’artiste : il faut à l’artiste de l’air, de la liberté et du soleil ; il lui faut l’Italie et non pas l’Angleterre ; il lui faut des fêtes, des plaisirs, des amours folâtres, et non pas des dissertations religieuses et des échafauds. Voilà ce que comprit Holbein en mourant. Il comprit qu’il avait profané et gaspillé sa vie à la cour, il comprit qu’il avait manqué au bonheur, il comprit qu’à tout prendre mieux eût valu la tyrannie de sa femme, qui lui aurait donné des enfants, que l’amitié non moins tyrannique d’un roi qui ne lui avait donné que ce que peuvent donner les rois, de la fortune et des honneurs. Alors il eut une dernière pensée pour sa chère Allemagne, pour les montagnes de la Suisse, pour le pont joyeux où il avait représenté la Danse des morts, pour sa pauvre maison, si pleine de vie et si tranquille ; puis il mourut, cherchant vainement, parmi toutes les religions qu’avait semées son maître autour de lui, dans quelle religion il devait mourir.

Il mourut sans que la ville de Londres sût qu’il était mort, il mourut sans être pleuré par personne, il mourut de la mort du Titien, mais il n’eut même pas les honneurs funèbres du Titien. On n’a jamais su où reposait le cadavre pestiféré du plus grand peintre de son temps.

Au commencement du 17e siècle le comte Arundel, l’un des plus chauds admirateurs des chefs-d’œuvre de l’art, et particulièrement d’Holbein, voulut élever un monument funèbre à la mémoire de ce grand artiste, dont il rassemblait les moindres dessins à grandes peines et à grands frais ; on plongea, par ses ordres, dans le cimetière de la peste de 1554, mais on ne put rien découvrir ; on n’eut pas même un lambeau d’Holbein pour élever un tombeau à ses restes. Soyez donc l’ami du plus terrible roi du monde et le plus grand peintre de votre temps !

J’ai peu parlé des chefs-d’œuvre d’Holbein, d’abord parce qu’ils sont généralement trop connus pour qu’il soit nécessaire d’en parler, ensuite parce qu’il entre dans mon plan de finir le récit biographique de ces hommes à part, récit que personne n’a fait encore, pendant que plusieurs se sont occupés de leurs ouvrages dans les plus minutieux détails. Cette fois, autant que nous le pourrons, nous substituerons l’homme à l’œuvre, le peintre à son tableau ; nous ferons pour eux ce que Plutarque a fait pour les anciens héros : il a laissé de côté leurs batailles pour leurs histoires de ménage ; il leur a ôté leur cuirasse pour les revêtir de la robe de chambre ; et personne ne lui en a su mauvais gré.

On voit à Bâle plusieurs beaux tableaux d’Holbein, entre autres la Vierge dans une pose admirable, pleine de candeur et de pureté, ayant à ses pieds le bourguemestre de Bâle, sa fille, sa femme et ses sœurs. La galerie de Dresde possède plusieurs chefs-d’œuvre de cet artiste. On peut voir au Louvre un de ses plus beaux tableaux ; mais l’Angleterre a presque tout gardé. Plus riche et plus passionnée pour l’art que nous-mêmes, l’Angleterre, quand elle a un chef-d’œuvre, ne le lâche jamais.

fin du tome premier.
  1. Une de ces comédies, s’il m’en souvient, se terminait par ces deux vers :

    Tous les hommes sont fous ; il faut, pour n’en point voir,
    S’enfermer dans sa chambre et briser son miroir.

  2. Cette note a été faite sur la tête même du marquis de Sade par un savant phrénologiste, qui a été bien étonné quand je lui ai dit de quel marquis c’était la tête. Il est vrai qu’il avait reconnu sur ce crâne l’organe de la destruction.