Les Castes dans l’Inde (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 596-636).
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LES
CASTES DANS L'INDE

I.
LE PRÉSENT

Nous parlons souvent de « caste ».Si la chose est mal vue, le mot a fait une belle fortune. Il est pourtant d’origine étrangère et d’importation assez récente. Il nous vient du portugais casta et signifie proprement « race ». Quand ils entrèrent en relations avec les populations hindoues de la côte de Malabar, les Portugais ne tardèrent pas à remarquer qu’elles étaient divisées en un grand nombre de sections héréditaires, fermées, se distinguant par la spécialité de leurs occupations. Elles se superposaient en une sorte de hiérarchie, les groupes plus élevés se gardant avec un soin superstitieux de tout rapprochement avec les groupes réputés plus humbles. C’est à ces sections qu’ils donnèrent le nom de castes. Dix-huit siècles auparavant, les premiers Grecs qui eussent entre tenu avec l’Inde des rapports un peu étroits avaient été frappés déjà de cette singularité. Mégasthène, l’ambassadeur de Séleucus, apprit à ses compatriotes que les Hindous étaient partagés en « fractions » (μέρη) où les individus étaient, en quelque sorte, confinés, ne pouvant ni passer personnellement ni se marier dans une section autre que celle où ils étaient nés, ni choisir d’autre profession que celle qui leur était dévolue héréditairement.

Le fait est donc assez apparent ; le détail, les conditions parti culières en sont beaucoup plus obscures. A l’égard de tous, mais surtout de l’étranger, la vie privée de l’Hindou se ferme, s’enveloppe avec une sorte de timidité digne ; il n’est point aisé d’y pénétrer. L’organisme social de l’Inde, le jeu de ses ressorts, est d’ailleurs réglé infiniment plus par la coutume, variable suivant les lieux, insaisissable dans sa complexité, que par des règles légales fixées en des textes authentiques, aisément accessibles. Les livres que l’on est accoutumé à considérer comme des recueils de lois, ne représentent pas des prescriptions rigoureusement obligatoires dans le domaine civil. Ce sont des œuvres sacerdotales. Elles laissent dans le vague une foule de points intéressans. A bien des égards, elles expriment plutôt un certain idéal théologique que des définitions strictes adaptées à la réalité. Embrouillée déjà par la diversité et par l’entre-croisement des faits, l’étude est donc plus embarrassée que servie par une théorie légale dont la précision est décevante. L’autorité en est placée si haut que cette barrière doctrinale laisse libre passage à une pratique très différente et à une variété extrême de combinaisons imprévues. Les effets en ont de tout temps paru flottans et incertains. S’étonnera-t-on que, égarés par des informations si imparfaites, les notions courantes aient, en un sujet si délicat, si éloigné de leurs prises directes, abouti à des simplifications qui leur sont aussi familières qu’elles sont en général contraires à la vérité ? La physionomie des faits en a été gravement déformée.

On se représente volontiers les castes hindoues comme un système politique d’une stabilité inviolable, qui emprisonne les individus dans d’inflexibles entraves, dans des occupations immuables de père en fils, qui coupe, qui a coupé de tout temps aux initiatives particulières toute perspective d’ascension sociale. Des brahmanes qui ne peuvent se consacrer qu’à la vie religieuse et aux occupations rituelles ; des soldats qui ne se peuvent recru ter que dans la classe des guerriers ; des chefs qui ne peuvent sortir que de la caste royale et militaire, sans que rien ait jamais dérangé ni puisse troubler jamais un ordre sévèrement protégé de temps immémorial : c’est ainsi, je pense, que l’on envisage communément la société hindoue.

Dès le siècle dernier, on a abondamment spéculé sur cette organisation ainsi comprise. Le préjugé s’est perpétué jusque de nos jours. Des hommes éclairés, que leurs fonctions ont mis en contact durable avec les faits, qui ont écrit récemment, depuis les modernes progrès du droit comparatif, traitent encore l’institution des castes et l’interprètent sous ce jour ; ils y dénoncent le calcul réfléchi et perfide d’une classe ambitieuse. On voit ainsi d’habiles gens reprendre en quelque manière sur ce terrain la notion déci dément vieillie d’un pacte conscient appliqué à l’origine des institutions sociales. Faut-il s’en étonner ? Ce serait oublier combien est tenace l’empire des conceptions toutes faites, monnayées en propositions courantes. Cela prouve au moins que la question est difficile. Elle est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’un phénomène unique, d’un régime que l’Inde seule a connu. La solution en mérite donc quelque effort.

Cette solution a pris aujourd’hui plus de prix que jamais ; elle est devenue aussi moins malaisée. La parenté constatée entre les langues indo-européennes a singulièrement rapproché de nous et recommandé à notre curiosité les conquérans Aryens de l’Inde. L’affinité qui s’est révélée peu à peu, non seulement dans les traditions religieuses, mais dans les élémens de l’organisation sociale, a resserré ces liens. N’a-t-on point parfois, de cette communauté de langue et de coutumes, tiré trop aisément sur la communauté du sang des conclusions trop absolues ? A coup sûr, l’origine commune des institutions qui, après avoir dominé le passé de nos ancêtres lointains, retentissent encore dans notre présent, prête pour nous aux évolutions qu’elles ont traversées, dans des circonstances et dans des milieux très différens, un intérêt singulier et, si j’ose ainsi dire, une saveur assez rare.

On a d’abord comparé les institutions chez des races dont leurs idiomes attestaient la parenté. La curiosité a vite débordé ce cercle, pour embrasser sans choix toutes les variétés des constitutions primitives. Je ne décide pas si l’étude n’a point perdu parfois en sûreté ce qu’elle gagnait en étendue. Même téméraires, ces reconnaissances un peu aventureuses dans l’illimité n’ont point été sans fruit. L’observation s’y est formée, le regard s’y est affiné, au grand profit des recherches plus timides ou, si l’on veut, plus prudentes. Pendant ce temps les documens s’accumulaient ; nous avons pris de l’état des choses dans l’Inde une connaissance plus complète et plus précise. Les publications officielles du gouvernement vice-royal jouissent d’une juste renommée. Nombre de rapports fon dés sur les derniers recensemens joignent à des données statistiques qui sont fort précieuses, des remarques, de véritables mémoires qui ne le sont pas moins. Nous recevons plus de lumière à l’heure où nous devenons plus capables d’en profiter.

Les habiles travaux de MM. Nesfield et Ibbetson sur les Provinces du nord-ouest et le Penjab se sont complétés récemment par les recherches de M. Risley sur les Tribus et les Castes du Bengale. Poursuivies avec tout le luxe des procédés propres à l’anthropologie, elles ont abouti en dernier lieu à un vaste Glossaire ethnographique. Avec un nombre infini de faits, l’auteur y a condensé ses vues d’ensemble. On peut juger avec quelles précautions, au prix de quels efforts combinés, ses élémens d’information ont été réunis et contrôlés. S’inspirant d’une foi légitime dans son vaste labeur, il a fait à la critique technique un appel pressant. Je ne me flatte nullement d’y répondre ici. Je voudrais simplement faire mon profit de quelques-uns de ses aperçus ou de ses renseignemens. Ils s’inspirent surtout des faits actuels. Il y a peut-être intérêt à les considérer du point de vue de l’archéologie et de l’histoire qui est proprement le mien.


I

Nous sommes enclins à considérer, hors de chez nous et de notre civilisation, les faits sociaux sous le même jour où ils nous apparaissent dans notre civilisation et parmi nous. C’est une habitude dont il faut se défaire, on se transportant dans l’Inde. Notre monde occidental est enfermé dans un réseau d’institutions, de lois fixes, qui laissent le moins de marge possible à l’imprévu, à la variété, aux conflits. L’Inde est essentiellement gouvernée par la coutume, autorité tenace à la fois et capricieuse, soumise à des influences locales infiniment variables, très puissante dans son action prochaine, fort insoucieuse des vues lointaines et de l’ordonnance des ensembles. C’est le règne de la complexité opposé au goût de la simplification, l’enchevêtrement hasardeux des organismes indépendans en face de la structure, plus ou moins heureuse, mais réfléchie et coordonnée, d’organes soigneusement distingués et contenus chacun dans une action définie. C’est que la société hindoue, en dépit de son long passé, a, jusqu’à nos jours, conservé un type très primitif. Il ne s’y est point développé un état politique, comparable, je ne dis pas à notre état moderne, mais même au régime plus étroit des cités antiques. En l’absence de toute loi politique proprement dite, l’influence à la fois religieuse et sociale des brahmanes a bien pu, par son impulsion séculaire et incessante, mais lente, successive, imprimer à l’ensemble une physionomie commune, réduire sous un certain niveau les antinomies les plus choquantes ; elle n’a pas fait l’unité, moins encore l’uniformité. Elle n’a même pas pu faire l’unité nationale ; lacune capitale et significative.

La pénétration aryenne s’est produite dans l’Inde peu à peu, inégalement. Il est douteux que, même dans le nord-ouest, l’afflux de la race envahissante ait été assez abondant pour refouler ou pour absorber complètement les populations antérieures, d’autre origine. Dans le sud, l’infiltration a été plus restreinte et plus tardive. En sorte que, dans l’Inde entière, les races non aryennes forment partout un contingent notable, quand ce n’est pas la majeure partie de la population. Malgré le vernis uniforme passé sur l’ensemble par la civilisation conquérante, des usages, des traditions, des penchans ont donc survécu qui lui sont étrangers ou contraires. Aujourd’hui encore des groupes plus ou moins larges de ces populations anciennes entrent, sous nos yeux, dans le cadre général de la vaste communauté brahmanique. On prévoit ce qu’un pareil mélange, si actif et si instable, doit entraîner de complications et d’incohérences, et à quel point il en faut tenir compte si l’on veut se faire de l’état des choses une image vivante. Les faits même les plus généraux supportent des exceptions infinies. Une exposition méthodique serait immense, tant le terrain est vaste ; tout résumé est nécessairement imparfait, et trompeur en un sens, tant les espèces sont variées. Je n’ai à tenter ici ni l’un ni l’autre. Au moins faut-il essayer de bien poser le problème.

Faisons abstraction de quelques populations décidément inférieures par la race, isolées par les circonstances géographiques et par l’histoire, secondaires par l’importance numérique : l’Inde tout entière nous apparaît, non pas comme une simple collection d’individus, mais comme une agglomération d’unités corporatives. Le nombre, le nom, les caractères, la fonction en varient à l’infini ; partout elles forment le cadre invariable et, semble-t-il, nécessaire de la population. La communauté de famille s’est, dans de vastes régions, maintenue ou restaurée ; la communauté de village doit une autonomie très large soit à l’usage traditionnel, soit surtout à l’impuissance du pouvoir central ; car, avant la domination anglaise, son héritière, il ne disposait guère de rouages savans : il limitait volontiers à la levée de l’impôt son action normale. Mais ce sont des groupes moins restreints que j’ai ici en vue. Ils ne sont de leur nature liés à aucune répartition géographique limitée ; ils embrassent beaucoup de villages ou s’enchevêtrent sur un même domaine avec une multitude de groupes analogues. Inégaux par le nombre, opposés par les usages, ils ont pourtant des traits communs qui les coordonnent en une même catégorie. Ils se distinguent par des dénominations particulières, se réunissent en assemblées pour connaître de certaines affaires ; ils s’isolent par un soin jaloux à ne se point marier entre eux et par la règle qui leur interdit des uns aux autres tout contact et toute communauté de repas ; ils se différencient par leurs occupations, qui sont pour chacun spéciales et héréditaires ; ils possèdent une juridiction qui veille à l’observation stricte des règles que sanctionne leur tradition. Ce sont autant de castes ; il faut ajouter : ou de quasi-castes.

En effet, malgré la ressemblance générale de tous ces groupes, malgré l’analogie des pratiques qu’ils maintiennent et du fonctionnement par lequel ils les maintiennent, les diversités sont profondes. Beaucoup ont une existence toute locale ; plusieurs, des lois très exceptionnelles. L’aristocratie militaire des Naïrs, confinée sur la côte du Malabar, est fondée sur la polyandrie. Dans le Penjab où la conquête musulmane et l’infiltration constante d’élémens étrangers a sensiblement agi sur la constitution sociale du pays, des classes nombreuses, celles par exemple des Pathans, des Beloochis, dont le nom atteste l’origine géographique pinson moins pure, sont affranchies de plusieurs lois qui caractérisent essentiellement la caste proprement dite. A un autre bout de l’Inde, dans le Bengale, nombre d’unités corporatives, tout en se rapprochant le plus qu’elles peuvent de la constitution consacrée pour la caste par les préceptes brahmaniques, sont dénoncées soit par leur nom, soit par l’autorité concordante de tous les témoins, comme des groupes anâryens imparfaitement assimilés ; elles ne sont enveloppées qu’assez arbitrairement dans les cadres de l’organisation hindoue. De même partout. En sorte que, partout, la notion de tribu ou de clan et la notion de caste se côtoient ou se pénètrent à des degrés divers. Il nous faut pourtant déterminer avec une approximation suffisante les traits les plus généraux qui caractérisent la caste, en tant qu’il est possible d’en ramener les dégradations à un type commun.

On a souvent, — particulièrement les Hindous élevés à l’anglaise, très jaloux au fond de l’approcher le plus qu’ils le peuvent leur race des noires et d’abaisser les barrières qui séparent l’Inde de l’Europe, — comparé les castes aux distinctions sociales qui existent parmi nous. La hiérarchie, assez instable suivant les régions, mais nettement établie dans chacune par le sentiment public entre les diverses castes, y fournissait un prétexte naturel. La caste pourtant ne correspond que de très loin à nos classes sociales. La constitution en est autrement forte, la portée autrement précise. C’est une institution, et une institution essentielle. Elle n’embrasse pas seulement la très grande majorité de la population de l’Inde ; elle y est si bien le cadre normal de la société, elle est si intimement liée à sa vie religieuse, que l’on a pu, non sans apparence, la considérer comme l’âme même de ce corps assez indéterminé, assez fluide, de coutumes et de croyances que l’on appelle l’hindouisme. Bien des doctrines plus ou moins hétérodoxes se sont élevées qui, — soit théoriquement et en termes exprès, soit indirectement et par la logique de leurs dogmes, — en attaquaient l’institution ou en minaient les fondemens ; ces doctrines ont disparu ou végété obscurément ; la caste a survécu indestructible. L’islamisme a de vive force pénétré dans l’Inde, il y a conquis une large place ; peu à peu la caste a triomphé de son opposition native, de ses répugnances ; presque toujours elle l’a enveloppé et retenu dans son invincible réseau. C’est en adoptant le type officiel de la caste que, de nos jours encore, les populations aborigènes qui sont demeurées le plus longtemps en dehors de la civilisation hindoue en forcent l’entrée et réclament une place au foyer commun.

Malgré les confusions que pourraient accréditer des inexactitudes de langage, il n’y a pas, à proprement parler, d’outcasts dans l’Inde. Les individus mêmes que des causes diverses chassent de leur caste native forment bien vite le noyau de nouveaux groupemens. Deux ressources seulement s’offrent à eux : ou de se faire incorporer dans des castes inférieures, ou de s’unir à des compagnons d’infortune pour constituer des castes nouvelles. Et de fait, on comprend que, dans le jeu normal de tous ces corps fermés, il n’y ait pas pour l’individu isolé de vie possible. Le Paria sur lequel, depuis Bernardin de Saint-Pierre, les âmes sensibles se sont attendries, n’est pas l’être esseulé et proscrit que l’on se figure. Le groupe auquel il appartient peut être très misérable, très méprisé : il appartient lui aussi à un groupe. Il y a des castes de Parias qui, malgré tout le dédain des brahmanes, ne se font pas faute d’avoir leurs prétentions : elles trouvent des voisines à dédaigner.

C’est dire combien fourmillent ces groupes de populations, castes ou tribus analogues à la caste. C’est par centaines qu’ils se comptent dans une province, J’en relève plus de cent vingt dans le seul district de Poona qui compte environ 900000 habitans. Encore ce chiffre ne donne-t-il qu’une idée imparfaite du morcellement réel. Il représente le nombre des castes proprement dites ; mais la plupart se partagent en subdivisions qui, malgré la communauté de nom générique, malgré l’analogie des usages et des coutumes, forment à plusieurs égards, notamment au point de vue du mariage, autant de castes distinctes. Dans ce même district de Poona, les Brahmanes, que, de loin et sur la foi des théories, nous sommes habitués à considérer comme une caste unique pour l’Inde entière, sont réellement fractionnés en quinze castes ; quelques-unes, et non des plus étendues, se scindent à leur tour en plusieurs subdivisions qui ne se marient point entre elles. Ainsi partout. Des tableaux d’ensemble, dressés sur les recensemens de 1881, ne consignent, pas moins de 855 castes différentes, comptant au moins mille membres ou réparties dans plus d’une province ou d’un État natif. En ajoutant celles qui sont moins nombreuses ou qui n’existent que dans une seule province ou un seul État, on arrive au chiffre de 1929. Combien encore ce calcul ne reste-t-il pas au-dessous de la vérité ! Il enregistre sous un seul article près de 14 millions de Brahmanes, 12 millions de Kounbis, 11 millions de Chamârs, etc. Or les uns et les autres, encore qu’ils revendiquent une dénomination identique, dans le fait, se résolvent en une multitude de castes secondaires qui constituent autant de corporations autonomes, qui se méprisent le plus souvent les unes les autres, et n’acceptent d’ordinaire ni de se marier entre elles, ni de manger en commun. C’est en effet chez toutes les castes une tendance caractéristique de se morceler en groupes de plus en plus multipliés : autant de coteries dans un milieu social commun.

Les noms que portent castes et sous-castes ne sont pas toujours transparens. A part deux ou trois titres, — comme celui de Brahmanes, de Râjpouts, qui sont génériques et d’emploi traditionnel, — la plupart de ceux dont la signification se laisse démêler remontent par leur origine à l’une ou à l’autre de ces quatre catégories : noms géographiques, empruntés suivant les cas soit à une simple localité, soit à une province ; noms professionnels, rappelant soit une occupation propre au groupe, soit, pour des castes brahmaniques, une spécialité dans leurs attributions sacerdotales ; noms d’objets ou d’animaux avec lesquels la corporation se reconnaît, en vertu de contes traditionnels ou de pratiques religieuses, des attaches particulières ; noms patronymiques, qui se rapportent à un ancêtre supposé, soit directement, soit par le détour d’un sobriquet. On pense bien que, pour la plupart des noms qui semblent appeler un commentaire, les castes qui les portent restent rarement à court de légendes, — d’ordinaire fort invraisemblables, — destinées à en expliquer l’origine. Il faudrait le plus souvent renverser la relation : le nom a inspiré le conte plus souvent que le fait incorporé dans le conte n’a suscité le nom.

De ces récits, ceux qui méritent le plus de crédit sont sans doute les traditions qui se réfèrent à des migrations plus ou moins lointaines dont le nom de la caste perpétue le souvenir ou la prétention. Elles nous montrent ces migrations, surtout parmi les castes supérieures, singulièrement fréquentes. Elles ne sont pas moins significatives. Le sentiment national n’existe guère. la vie se concentre dans un foyer plus étroit. Par les liens qu’elle noue, par la solidarité qu’elle crée, par les pratiques qu’elle consacre, la communauté de la caste ou de la tribu suffit à satisfaire les affections, à protéger les intérêts, à rassurer les préjugés. C’est ce cercle qui constitue la vraie patrie ; sous sa sauvegarde, l’instabilité est et surtout a été grande : les individus emportaient avec eux les attaches auxquelles ils mettent le plus de prix ; les groupemens qui essaimaient se reconstituaient sans peine, dans des milieux nouveaux, sous l’action permanente des moines instincts. Plus que jamais l’Inde nous apparaît ainsi comme un complexe immense d’organismes mobiles. Ils sont unifiés par des facteurs très divers. Il est d’abord certain que les variétés d’origine et de race y tiennent leur bonne place. Est-ce à la persistance des souvenirs, des inimitiés qu’elles éveillent que se doivent ramener les dissensions qui en maints endroits se perpétuent entre castes diverses ? Elles frappent d’autant plus que la population est naturellement plus pacifique. L’hostilité la plus durable, la plus fameuse, est celle qui, dans le sud de l’Inde, partage ce qu’on appelle la « main droite » et la « main gauche ». Les deux catégories correspondent, semble-t-il, au moins en gros, à une répartition en castes d’artisans et castes agricoles. L’origine et l’histoire n’en ont jamais pu être éclaircies. Ce qui est sûr, c’est que leur rivalité a été et est encore la source de conflits violens qui divisent la population en camps ennemis. Certains privilèges que revendique l’une ou l’autre « main », au moindre empiétement, allument la lutte. Elle a souvent provoqué des soulèvemens qui, « se communiquant de proche en proche, semaient le trouble sur une grande étendue de pays, donnaient occasion à des excès de tout genre et se terminaient souvent par des batailles sanglantes ». Des faits pareils, quoique plus circonscrits, sont signalés en bien des régions. Souvent ce sont des prétentions rivales à des avantages honorifiques qui, cause ou prétexte, donnent naissance à ces conflits. Elles sont à nos yeux assez futiles. Elles passionnent singulièrement les intéressés. C’est que, partout, l’organisation des castes est devenue le cadre d’une véritable hiérarchie ; chacune y a son rang marqué par la tradition ou par l’opinion ; chacune le maintient à tout prix ou s’efforce de s’élever dans l’échelle.

Il y a là un trait tout à fait caractéristique pour la physionomie générale de l’institution. Le pivot de cette hiérarchie c’est la supériorité reconnue de la caste brahmanique et de ses nombreuses ramifications. On a pu dire que la place attribuée à chaque caste dépendait essentiellement de sa relation avec la caste brahmanique, îles marques de ménagemens ou de dédain quelle en recevait. En dépit de la déconsidération relative qui a frappé nombre de leurs castes, les brahmanes tiennent presque partout la tête ; leur ascendant religieux a assuré une puissante autorité à des classifications qui, dans une large mesure, se fondent sur des préceptes et des préjugés religieux. Il est très rare que leur supériorité ait été contestée. Mais souvent, pour se rapprocher d’eux, la lutte a été, entre les classes moins favorisées, obstinée et ardente. Toutes les castes, même les plus déshéritées, sont animées d’un amour-propre, d’une passion d’exclusivisme qui a étrangement envenimé ces querelles. Tous les moyens, depuis la corruption et la ruse, jusqu’à la force ouverte, sont mis en œuvre par des groupes divers pour affirmer ou pour conquérir telles prérogatives qui les relèvent dans la considération publique. Les territoires sont immenses, des races diverses d’origine et d’aptitudes s’y coudoient et s’y mêlent, des groupes s’enchevêtrent inégalement développés, fractionnés à l’infini, faciles aux déplacemens, parfois engagés entre eux dans des luttes acharnées. Faut-il donc renoncer à présenter de l’institution un tableau d’ensemble ? Il ne peut manquer d’être incomplet ; il ne sera pas nécessairement décevant et faux. Quelques discordances qu’enveloppe l’unité apparente du système, il s’appuie en vérité sur beaucoup d’analogies fondamentales. Il suffira de se souvenir qu’aucune affirmation ne doit être considérée comme absolue, que la parenté des faits laisse place à une foule de nuances, que seuls les traits les plus généraux embrassent tout le domaine.


II

Figurons-nous un groupe corporatif fermé, et, en théorie du moins, rigoureusement héréditaire, muni d’une certaine organisation traditionnelle et indépendante, d’un chef, d’un conseil ; se réunissant à l’occasion en assemblées plus ou moins plénières ; uni souvent par la célébration de certaines fêtes ; relié par une profession commune, pratiquant des usages communs qui portent plus spécialement sur le mariage, sur la nourriture, sur des cas divers d’impureté ; armé enfin, pour en assurer l’empire, d’une juridiction de compétence plus ou moins étendue, mais capable, sous la sanction de certaines pénalités, surtout de l’exclusion soit. définitive soit révocable, de faire sentir efficacement l’autorité de la communauté. Telle au résumé nous apparaît la caste.

Nous sommes en présence d’une organisation héréditaire ; les règles du mariage doivent donc tenir, elles tiennent dans son mécanisme le premier rôle. Il est si frappant qu’on a pu présenter les règles et les restrictions qui le concernent comme l’essence même de la caste. C’est une exagération ; encore est-elle significative.

La polygamie est actuellement, — et quelle qu’ait pu être la règle à des époques antérieures, — le régime autorisé, reconnu, du mariage dans l’Inde. Ce n’est pas à dire qu’elle soit, je ne dis pas universellement, mais même ordinairement pratiquée. La pauvreté y met bon ordre, et aussi, dans un cercle restreint, une lente infiltration des idées de l’Occident. Mais enfin elle existe en droit absolument et souvent en fait. Cependant, sauf des cas particuliers, on en peut sans inconvénient faire abstraction en esquissant l’image de la caste ; d’autant mieux qu’une sainteté particulière parait avoir toujours été attribuée au premier mariage, une autorité ; et une dignité supérieures réservées à la première femme.

Ceci posé, il est permis de résumer dans une vue très compréhensive l’essentiel de la loi que la caste impose au mariage. Cette loi a un double aspect : elle est à la fois impérative et limitative. Elle détermine un double cercle : l’un plus large, dans lequel il faut se marier, l’autre plus étroit, inscrit dans le premier, où il est interdit de se marier. Nos degrés prohibés nous donnent une idée, quoique insuffisante, du second : les restrictions imposées par le premier nous sont, légalement au moins, étrangères. On peut formuler la double règle en disant : qu’il est obligatoire de se marier dans sa caste, et interdit de se marier dans sa famille. Encore ces termes, si généraux qu’ils soient, exigent-ils, pour demeurer exacts, une foule de commentaires, de limitations. Les sciences anthropologiques ont, dans ces dernières années, créé certains termes techniques passablement barbares, mais trop commodes, trop répandus déjà, pour que je ne demande pas la permission de les introduire ici à mon tour. Ils nous épargneront des périphrases moins élégantes que confuses. On a appelé endogamie la coutume qui impose le mariage dans un cercle déterminé ; exogamie la règle qui commande le mariage hors d’un cercle déterminé, c’est ainsi que, pour nous, il n’existe qu’une loi d’exogamie. celle qui interdit le mariage dans le rayon des degrés de consanguinité proches. La loi de la caste, au contraire, est une loi d’endogamie par rapport à la caste, d’exogamie par rapport à la famille. Dans ces termes vagues, elle est absolue. Mais il la faut voir à l’œuvre.

La première règle est très générale ; elle se présente pourtant avec des nuances marquées dans la caste proprement dite et dans la tribu. Elle est beaucoup plus stricte dans la première, plus stricte au moins que dans les tribus ou « quasi-castes » musulmanes. Ordinairement endogames, elles ne le sont pas strictement ; les Beloochis, les Pathans, exigent seulement que la première femme d’un chef soit prise dans la tribu. Les Gakkhars du Penjab s’allient à d’autres tribus, tandis que les Awâns ne s’unissent guère qu’à des femmes de leur race. Mais nous sommes ici sur la frontière, parmi des populations où survit le souvenir d’une origine étrangère. Plus avant dans l’Inde, et probablement à l’imitation des castes véritables, les musulmans sont d’ordinaire plus rigoureux ; ils ne se marient guère hors du kuff, c’est-à-dire d’un certain groupe de villages habités par des musulmans de leur caste. Les tribus demeurées plus ou moins barbares, qui, de l’avis général, sont en masse aborigènes, se rapprochent en somme de l’usage des castes. Les unes et les autres se fractionnent presque invariablement en un nombre quelquefois considérable de divisions ; bien qu’enveloppées dans une dénomination commune, elles constituent au fond autant de castes entre lesquelles le mariage n’est point permis. Comme le remarque lui-même un Hindou, « les brahmanes du Bengale ne se marient pas avec des brahmanes d’autres régions, ni les Kâyasthas (scribes) ou autres castes du Bengale avec leurs castes respectives dans d’autres parties de l’Inde. De plus, parmi les brahmanes du Bengale, les brahmanes Rahris ne se marient pas avec les brahmanes Varendras ou Vaidikas ou Dakkhinatwas. Les Vaidyas (médecins) Ballalsenis qui vivent dans le Bengale oriental, ne se marient pas avec les Vaidyas Lakmansenis qui habitent l’ouest du pays, et les quatre classes des Kâyasthas Bengalais ne se marient point entre elles. Dans l’Inde supérieure le mariage est interdit entre les sections des Kâyasthas, dont le chiffre ici s’élève à douze. » Ceci n’est qu’un exemple. L’avocat le plus résolu de l’origine purement professionnelle des castes, M. Nesfield, constate lui-même que toutes les castes nominales se résolvent ainsi en nombre de sections qui sont les castes réelles. Il en compte, pour les Provinces du nord-ouest, sept parmi les Barbais ou charpentiers, dix parmi les Kâyasthas ou scribes, trente parmi les Chattris, cultivateurs ou propriétaires fonciers, quarante parmi les brahmanes. Il n’en est pas autrement ailleurs. Il serait aussi superflu que fastidieux d’accumuler des noms.

Spontanée ou imitée de l’organisation brahmanique, la même tendance règne dans les populations que leur type, leurs usages ou leur barbarie font considérer comme aborigènes. C’est sous la forme de groupes endogames plus ou moins étendus qu’on les voit faire leur entrée dans le giron commun de l’hindouisme. M. Risley en répartit les fractionnemens en plusieurs catégories : ethniques, linguistiques, locales, professionnelles, sectaires, sociales, suivant le mobile qui semble avoir dans chaque cas cimenté le groupement. L’usage est en tout cas si universel et, pour ainsi dire, forcé, que nous le voyons parfois appliquer suivant un nombre conventionnel ; le morcellement en sept castes semble, si j’ose ainsi parler, être de style dans le Penjab.

Le principe est très répandu ; il n’est point absolu. Telle caste, comme celle des Khatris au Penjab, est réglée à cet égard par des combinaisons compliquées qui autorisent le mariage entre certaines sections de la caste, non entre d’autres. Chez diverses populations Râjpoutes, plusieurs dans se marient entre eux, tandis qu’ils en excluent d’autres de ce privilège. Bien des anomalies traversent et déconcertent la règle. Et l’on voit, par exemple, les brahmanes Gaurs accepter à Dehli avec les brahmanes Tagas des unions que leurs congénères repoussent dans le Doab et le Rohilkhand. Ceci entre cent bizarreries pareilles. Malgré le prix qu’une opinion unanime attache à l’égalité de caste entre époux, plus d’une, non des plus méprisables, observe dans la pratique d’assez larges accommodemens ; elle accepte des fiancés de caste inférieure. C’est un esprit de transaction qu’imposent des circonstances spéciales. Il renouvelle un état de choses qui a dû être anciennement considéré d’un œil moins sévère que depuis.

Ces exceptions n’entament pas le principe ; l’endogamie de la caste ou de la tribu est au contraire une des règles les plus cons tantes. Elle a sa contre-partie non moins essentielle dans l’exogamie de la famille ou du clan.

Le nom de ce petit cercle exogame, enveloppé dans la périphérie plus large de la caste, n’est point aisé à choisir. Les limites, la définition, la dénomination en varient à l’extrême. En revanche, il existe invariablement, ou à peu près ; ses. effets se font sentir partout. La confusion est si grande que les casuistes hindous ont dû renoncer à établir une réglementation systématique ; ils ont accepté comme faisant loi l’usage reconnu dans chaque famille ou dans chaque groupe. Malgré tout, la règle générale se détache en un relief très saillant. Elle se résume d’un mot ; il est interdit de se marier dans le gotra auquel on appartient. Telle est au moins la loi traditionnelle consacrée par les brahmanes. Le gotra désigne un groupe éponyme qui est réputé descendre tout entier d’un ancêtre commun, en bonne règle, d’un rishi, prêtre ou saint légendaire. Le nombre en est limité, en sorte que les mêmes gotras se retrouvent parmi des gens que la caste sépare absolument, si peu logique que l’arrangement nous puisse paraître. Le gotra est essentiellement propre à la caste brahmanique. Il est vrai que la législation religieuse l’étend aux autres hautes castes. Kshatriyas et Vaïçyas. C’est au prix d’artifices qui se jugent d’eux-mêmes. Des rishis brahmaniques n’ont guère, en bonne logique, pu faire souche que de Brahmanes. Il n’est pas plus sérieux d’attribuer à des familles le gotra de leurs prêtres, de leurs précepteurs religieux, nécessairement variables, que de comprendre toutes les familles qui ignorent leur gotra dans celui qui reconnaît Jamadagni pour auteur. En fait, les brahmanes sont seuls à posséder un peu généralement des gotras. Mais une imitation plus ou moins fidèle de l’institution et son nom même ont été transportés à une infinité de castes, surtout parmi les classes mercantiles qui se piquent de se conformer à la règle brahmanique. Le nom a pénétré si avant qu’il a fini, dans bien des cas, par s’éloigner fort de son acception primitive ; plus d’une confusion en est même résultée dans les relevés des recensemens.

Le groupe exogame existe jusque dans les tribus musulmanes de la zone frontière qui ne rentrent qu’à peine dans le cadre de l’hindouisme. Parfois il y est très restreint ; il ne manque nulle part, malgré la tendance des populations musulmanes à se marier dans un rayon limité. Les exceptions, s’il en existe, sont si rares et expliquées par des nécessités si particulières qu’on les peut négliger.

À plus forte raison en est-il de même en pays hindou. M. Risley a étudié avec soin cet ordre de faits. Il a distingué les moules très divers où semblent, suivant les cas, s’être coulées les sections exogames aux différens étages de la société hindoue, en particulier dans les castes très basses qui sont sorties des couches de population aborigènes : voisinage, descendance commune, authentique ou supposée, communauté de surnom, considérée comme signe de parenté, communauté de culte envers cette catégorie d’objets ou d’animaux que l’ethnographie désigne du nom de totem, et qui sont rattachés au clan par quelque légende superstitieuse. Plusieurs de ces principes de sectionnement, le dernier surtout, ont un aspect archaïque, incivilisé, qui nous reporte à une période lointaine, antérieure à toute influence aryenne. Ce n’est pas le moment de sonder la délicate question des origines. L’action brahmanique est en jeu depuis de longs siècles. On le reconnaît à certaines méprises. Le zèle d’imitation est moins éclairé qu’il n’est ardent. Telle caste basse, prétendant suivre les prescriptions brahmaniques, se résout en fractions exogames, tout en constituant un seul groupe éponyme, et même en se rattachant expressément à un gotra unique !

Si divers que soient les noms que, suivant les circonstances et suivant les lieux, prennent ces groupes, il est commode d’avoir pour les désigner dans leur ensemble un terme simple. Gotra peut être conservé à cet effet, puisque, aussi bien, le mot est consacré et par la langue technique, et par une adoption très habituelle, sinon toujours clairvoyante. L’empire en a pénétré partout ; il n’est point partout également étendu.

On peut dire que partout il est interdit de se marier dans le gotra dont on porte le nom, dans le gotra paternel par conséquent. Mais cette interdiction n’épuise pas les empêchemens légaux. La règle ordinaire est qu’un homme ne peut se marier davantage dans le gotra de sa mère, ni souvent dans celui de la mère de son père, ni quelquefois dans le clan de la mère de sa mère. L’exogamie du côté maternel est d’une portée très variable. On cite des castes ou tribus qui, à côté des gotras et au-dessous d’eux, connaissent des groupemens plus petits institués, semble-t-il, pour servir décadrée l’exogamie du côté maternel. En tous cas, les empêchemens résultant du gotra se compliquent d’une échelle de degrés prohibés. Elle-même varie suivant les castes, les lieux et les temps ; elle est, à tout prendre, bien plus compréhensive que celle où se résument parmi nous les restes survivans des réserves exogamiques. Le mariage est interdit entre fiancés qui sont dans la relation que désigne en sanscrit le mot sapinda. Cette parenté s’étend à six degrés quand l’ancêtre commun est un homme ; si c’est une femme, les opinions diffèrent ; la prohibition comprend, suivant les uns, six degrés, suivant d’autres, quatre seulement. Les commentateurs ont calculé que, tout compte fait, cette règle exclut le mariage pour 2121 parentés possibles. Il y a dans les usages, dans les variantes, les incertitudes, les exceptions qu’ils supportent, un beau nid à distinctions et à discussions scolastiques ; on pense s’il a tenté les spécialistes hindous ! Il n’est pas fait pour nous séduire ; il n’intéresse qu’indirectement la question qui nous préoccupe.

Du point de vue de la caste, le fait général, curieux, qu’il importe de garder en mémoire, c’est la règle double que nous avons énoncée d’abord ; l’interdiction de se marier hors de la caste, l’obligation de se marier hors du gotra. La parenté qui empoche le mariage est surtout la parenté agnatique, la parente par les hommes. Les effets de la parenté par les femmes sont toujours beaucoup moins prohibitifs. Dans certains cas, les empêchemens qu’elle fonde sont étroitement limités. On cite des castes où une certaine parenté, encore qu’éloignée, par les femmes, est considérée comme désirable, sinon nécessaire, entre les fiancés.


III

Une théorie récente, soutenue par un juge fort délié et fort expert, a prétendu faire de la communauté des occupations le fondement même et le principe de la caste. C’est peut-être l’idée qui surnage dans les esprits qui se contentent sur le sujet d’une certaine moyenne de notions approximatives. Il y aurait cependant une singulière exagération à se représenter la société hindoue, enfermée, d’après l’occupation, de chacun, dans un échiquier de cases immuables, infranchissables. Beaucoup de castes sont, il est vrai, désignées par le nom d’une profession que généralement elles exercent : potiers, forgerons, pêcheurs, jardiniers, etc. C’est le cas de se souvenir que les noms de métiers qui nous sont présentés comme noms de castes enveloppent en réalité une aire plus large ; et que la vraie caste, caractérisée et limitée par les règles du mariage, est beaucoup plus restreinte. C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, que les Banyas ou marchands, au Penjab, se résolvent en sections, comme les Aggarwals, les Oswals, etc., à noms géographiques, qui, étant endogames, forment bien autant de castes distinctes. Une caste professionnelle n’embrasse donc pas dans un cadre unique tous les gens qui vivent de la profession à laquelle son nom est emprunté. On voit même souvent, confondus sous une seule dénomination de métier, des gens qui relèvent très consciemment de castes et de tribus distinctes.

Inversement, les membres d’une même caste peuvent s’adonner à des occupations très diverses. Ce sont d’abord les castes basses et méprisées, réputées d’origine anâryenne. Vouées à toutes les taches serviles, elles se livrent, suivant les circonstances, un peu à tous les genres d’occupations intérieures. Les Bâris, dans les Provinces du nord-ouest, fabriquent des torches et font la barbe ; les Banjâras comprennent des marchands, des bardes, des pasteurs, des agriculteurs. Ailleurs des batteurs de coton, des presseurs d’huile et des bouchers se coudoient dans une caste unique. Les exemples seraient infinis. Ils ne sont pas confinés aux castes les plus humbles. M. Nesfield explique lui-même que, parmi les marchands, la distinction professionnelle est pratiquement nulle, que toutes leurs castes peuvent se livrer au négoce, sans qu’il y ait privilège pour aucun commerce. Il constate que nombre de gens changent d’occupations sans se séparer de leur caste. C’est l’évidence.

Il est non moins certain que le nombre énorme de castes vouées à la culture ne correspond pas à autant de distinctions professionnelles, ni actuelles ni anciennes. Les castes de cette catégorie ont sans cosse tendu à gagner du terrain. Au fur et à mesure que des tribus anâryennes se sont rapprochées de la civilisation hindoue, elles sont surtout devenues agricoles ; au fur et à mesure que la paix maintenue par la domination britannique a découragé le métier des armes, c’est l’agriculture qui a gagné des bras.

Ce n’est là qu’un des élémens qui, du point de vue des attributions, concourent à troubler la stabilité. Elevons-nous d’abord au plus haut degré de l’échelle. C’est peut-être parmi les brahmanes que le mélange des emplois, la confusion des métiers est plus enchevêtrée. Si nous en étions à l’idée vieillie d’une caste de brahmanes uniquement appliquée à l’étude sacrée, aux pratiques religieuses, à une vie de méditation ou d’austérité, il y aurait de quoi nous déconcerter. Ceux qui ont vu des brahmanes, ceints du cordon sacré, offrir de l’eau aux voyageurs dans les gares de l’Inde, qui les ont vus faire l’exercice parmi les cipayes de l’armée anglo-indienne, sont préparés à cet ordre de surprises. En fait, on trouve occupés à presque toutes les tâches des gens qui portent fièrement le titre de brahmanes, et auxquels ce titre assure partout de grandes démonstrations de respect : prêtres et ascètes, savans et mendians religieux, mais aussi cuisiniers et soldats, scribes et marchands, cultivateurs et bergers, voire maçons ou porteurs de chaise. Il y a mieux : les brahmanes Sanauriyas du Bandelkhand ont pour profession héréditaire le vol. Il est vrai qu’ils n’exercent que le jour. Et le respect des Hindous pour des brahmanes va si loin que, à en croire un proverbe, peut-être ironique, être volé par eux doit être considéré comme une faveur du ciel. Il ne manque pas du reste d’autres castes de voleurs, quoique de moins haut parage.

Cette diversité d’occupations dans la caste brahmanique n’est pas une nouveauté. Un état de choses très pareil est déjà sanctionné par les lois de Manou et par d’autres autorités également vénérables. Je m’empresse d’ajouter que, dans beaucoup de cas, ces distinctions engendrent de ces nouvelles sous-castes qui sont pour moi les castes véritables ; mais la conséquence est loin d’être constante.

L’intrusion de ces populations nombreuses qui, inférieures au niveau moyen des castes aryennes, apportent dans le système du trouble et du flottement, a pu contribuer aussi à entamer la rigueur du principe. C’est à merveille. Je reconnais volontiers que la spécialité et l’hérédité de l’occupation n’ont pas été seulement un lien puissant pour la caste, mais ont souvent été le centre d’attraction autour duquel ont essaimé de nouveaux groupes. Malgré tout, il est visible que la communauté héréditaire de la profession souffre bien des atteintes dans l’ordonnance des castes.


IV

A ceux pour qui la caste est affaire de métier, répond le proverbe au dire duquel « la caste n’est qu’une affaire de repas ». Il prouve au moins que l’habitude n’a pu émousser, même pour les Hindous, la surprise que nous inspire le soin scrupuleux avec lequel ils observent deux fois très compliquées et très gênantes : la première est de n’accepter aucune nourriture qui ait été préparée ou seulement touchée par des gens d’une caste qu’ils considèrent comme inférieure ; la seconde, de ne jamais prendre leur repas avec des gens de caste plus basse, ce qui, en vertu d’une réciprocité toute naturelle, revient à ne jamais prendre leur repas qu’avec des congénères. Voilà une règle qui troublerait étrangement nos mœurs démocratiques. Même pour l’Inde, elle n’est pas sans inconvéniens. Les scrupules qu’elle entretient ont beaucoup contribué à rendre plus rares et plus difficiles les communications entre Européens et indigènes, à empêcher les Hindous de puiser, en voyageant, aux sources de la civilisation occidentale. Les Hindous se montrent en toute circonstance grands amis des fêtes ; les repas communs reviennent dans toutes les occasions solennelles. Ces restrictions eu sont plus significatives. L’autorité en est si absolue qu’on a vu les Santals — une caste très basse du Bengale — se laisser, en temps de disette, mourir de faim plutôt que de toucher à des alimens préparés même par des brahmanes. Cette réserve s’appliquant à la caste réputée la plus haute et entourée de respects si prosternés, montre combien le scrupule est ici ingénieux et fécond, ce qu’il sait, à l’ordinaire, broder de variantes sur le canevas primitif.

On peut considérer que, en termes généraux, les gens seuls peuvent manger ensemble qui pourraient se marier ensemble. Donc, ici encore, il faut entendre la caste dans le sens étroit. Les douze sections des Kâyasthas du Bengale ne peuvent pas plus manger de compagnie qu’elles n’acceptent entre elles d’alliances. Cependant, à tout prendre, la prohibition est ici moins stricte ; bien des sections de castes entre lesquelles le mariage est illicite ne laissent pas de partager le même repas. D’ailleurs, plus encore que pour les règles du mariage, les habitudes varient à cet égard, d’une région à l’autre, et jusque dans la même caste, suivant les districts où elle est cantonnée. La loi n’en subsiste pas moins partout. Mais partout elle se complique de distinctions bizarres en apparence, pour nous fort curieuses.

« D’une façon générale, dit un rapport cité par M. Ibbetson, aucune tribu n’accepte à manger ou à boire des mains d’une tribu inférieure. Mais l’action purifiante attribuée au feu, spécialement quand elle s’exerce sur le beurre et le sucre, la pureté supérieure supposée au métal par comparaison avec les récipiens de terre, servent de fondement à une large distinction. Toute nourriture est divisée en pakki rôti, frite au sel avec du beurre, et kacchi rôti, qui est traitée autrement. Un brahmane Goujarâlî mangera du pakki rôti, mais non du kacchi rôti, d’un brahmane Gaur, un Gaur d’un Taga, un brahmane ou un Taga d’un Râjpout, un brahmane, un Taga ou un Râjpout d’un Jat, d’un Goûjar ou d’un Ror. A l’exception des brahmanes et des Tagas, toutes les castes, dans un vase de métal préalablement écuré avec de la terre, accepteront l’eau des mêmes gens avec lesquels ils mangeraient du pakki rôti ; mais ils ne boiront dans un vase de terre qu’avec ceux dont ils pourraient manger le kacchi rôti. Jais, Goûjars, Rors, Bahbâris, Abîrs, mangent en commun sans aucun scrupule. Ils accepteront le pain pakki d’un orfèvre, mais pas dans sa maison… Un musulman mangera et boira de la main d’un Hindou, mais un Hindou ne touchera ni pakki ni kacchi d’un musulman, et souvent il jettera sa nourriture si seulement l’ombre d’un musulman vient à s’y projeter… Le sucre et presque tous les gâteaux peuvent s’accepter à peu près de toutes les mains, fût-ce d’un homme qui travaille le cuir, ou d’un balayeur ; mais, dans ce cas, il faut qu’ils soient entiers et non divisés. » Ce détail suffira, je pense, à titre d’exemple : on m’excusera, on me bénira, de ne pas aspirer à être complet. Un seul trait, pour montrer en quelles bizarreries se peut égarer ce point d’honneur de délicatesse. On cite deux castes très méprisées du Penjab, les Choûhras et les Dhânaks, qui refusent de manger réciproquement leurs restes, quoiqu’ils acceptent ceux de toutes les autres castes, à l’exception de la classe très basse des Sânsis ! Nous n’en finirions pas s’il fallait distinguer, même dans la mesure assez limitée de ce qui nous est connu, entre les règles qui régissent le riz cuit et les autres alimens ; entre le Bengale, où toutes les castes, ou peu s’en faut, acceptent la nourriture préparée par des brahmanes, et la coutume plus stricte qui, dans plusieurs castes du reste de l’Inde septentrionale, exclut la cuisine des brahmanes et ne tolère que la cuisine d’un membre de la caste même. Il suffit de donner une impression de cette fatigante variété.

Il reste au moins une distinction très caractéristique et très générale à signaler ; c’est celle qui, dans la plus grande partie de l’Inde, — dans l’Inde entière, dit-on, excepté Madras, — sépare les castes en deux catégories : celles de qui on peut accepter de l’eau, celles dont le contact la souille. Les catégories sont très variables ; car, au dire de Guru Proshad Sen, tous les Bengalis, y compris les brâhmanes, sont à cet égard, et sauf de rares exceptions, mis à l’index par le reste des Hindous. La division n’est que plus remarquable. Elle s’inspire visiblement d’une importance particulière qui s’attache à l’eau. N’est-ce pas la même préoccupation qui inspire d’autres différences singulières que fait la superstition entre le grain préparé à sec ou mélangé de liquide ? Autre exemple significatif. Au Penjab, les Hindous acceptent bien du lait pur de la tribu musulmane des Ghosis ; ils le repousseraient avec horreur s’ils avaient quelque raison de craindre qu’il eût été mélangé d’eau. Il est vrai que des mobiles plus ou moins obscurs, peut-être de simples nécessités pratiques, ont dans plus d’un cas détendu la règle. Tout le monde accepte de l’eau au Penjab des mains de la caste très basse des Jhiiuvars ; mais c’est une tribu qui fournit surtout des serviteurs domestiques. Dans beaucoup de villages le potier peut distribuer de l’eau atout le monde ; c’est du moins à la condition qu’un vase spécial soit réservé à chaque caste. Dans des repas communs de villages, toutes les castes se retrouvent ; encore chacune mange-t-elle séparément. Ces accommodemens mêmes prouvent la vitalité du principe. Il se rattache étroitement à des préoccupations de pureté extérieure.

C’est en vertu de scrupules similaires que les castes supérieures sont tenues d’éviter soigneusement le contact des castes inférieures, La profession de certaines castes est si méprisée qu’on ne leur permet même pas d’habiter l’intérieur des villages ; elles sont reléguées hors des agglomérations, en dépit de tous les services qu’elles leur rendent, soit comme gens de service, soit comme gens de métier. A plus forte raison sont-elles éliminées rigoureusement des repas communs où le village se rassemble. Il y a même des villages de brahmanes d’où toutes les autres castes sont rigoureusement consignées. Inutile d’ajouter que cette préoccupation n’est pas égale dans toutes les castes ; elle se manifeste diversement ; elle ne manque nulle part. Un proverbe panjabi déclare que, si un Bishnoï est monté sur un chameau suivi de vingt autres, et qu’un homme d’autre caste touche ; le dernier, il jettera aussitôt sa nourriture. On attendrait moins de façons chez des gens plus humbles. Et cependant M. Hunter raconte assez plaisamment une aventure qui lui fut personnelle. C’était en Orissa ; il avait recruté, pour porter son palanquin, des hommes de plusieurs castes. Non seulement les représentans de deux castes refusaient de s’associer pour opérer de compagnie, mais chaque fois qu’une caste relevait l’autre, il fallait que le palanquin eût été dûment posé sur le sol, avant que le nouveau relais y mît la main. Il n’est guère de famille hindoue qui, si elle le peut, ne consulte pas, dans les circonstances graves, les prédictions et les avis de l’astrologue ; eh bien ! malgré l’importance de son rôle, s’il doit entrer dans une maison, on a grand soin d’en enlever les nattes de crainte qu’elles ne soient polluées par son attouchement. L’impureté ne s’attache pas au seul contact de la personne, elle se communique par l’intermédiaire des objets.

De nouvelles distinctions viennent aggraver le cas. Un seul témoignage. Nous sommes dans un intérieur de brahmane Chitpâvan, à Poona : « Les règles très strictes en vertu desquelles certains objets peuvent être touchés, d’autres non, par un serviteur de classe moyenne ou çoûdra, compliquent tous les arrangemens. Un serviteur kounbi ne peut entrer dans l’oratoire, la cuisine, ni la salle à manger. Il peut toucher la literie et les vêtemens de laine, mais non des vêtemens de coton fraîchement lavés. Il peut toucher du grain humide. Même des serviteurs de caste brahmanique sont encombrés de règles. Quand ils se sont baignés et qu’ils ont endossé des vêtemens de laine, de chanvre ou de lin, ils sont purs, ils peuvent tout toucher. Ils deviennent impurs, s’ils touchent un objet impur tel qu’un matelas ou quelque partie d’habillement, un manteau ou un turban. S’ils touchent un soulier ou un morceau de cuir, il faut qu’ils se baignent. Un écolier, une fois son bain pris, est obligé de faire appel à un domestique, à un frère ou à une sœur plus jeune, pour tourner les pages de son livre relié en cuir. »


V

Nous confinons ici à une autre catégorie de faits. A côté des lois les plus générales qui gouvernent la caste, qui lui sont pour ainsi dire essentielles, en caractérisent et en maintiennent l’organisation, — les lois qui fixent les limites ouvertes et les barrières imposées au mariage, qui protègent l’hérédité de la profession, qui, en prévenant les mélanges trop aisés, sauvegardent chaque classe dans son isolement, dans son individualité, — règnent encore, dans chaque caste particulière, certaines prohibitions, certains usages, quelques-uns fort étendus, aucun universel. De leur nature, ils se rattachent, directement ou indirectement, à l’un ou l’autre de ces points de vue principaux. L’ensemble en constitue un petit code coutumier, dont la stricte observation est, dans le cercle où il prévaut, maintenu avec une rigueur intransigeante. Moins uni formes dans leur application, moins graves par leurs conséquences, ces règles n’en ont pas moins d’autorité. Elles concourent à marquer les diverses castes d’un trait individuel. Il convient d’en prendre au moins quelque notion.

Il est assez naturel, étant interdit de manger en commun, qu’il l’ait été de fumer ensemble au même houkha. Il est naturel aussi que cette prohibition ne soit pas mise sur le même plan que la première. Ainsi arrive-t-il, d’une part, que le mélange est, dans les deux cas, évité à l’égard des mêmes castes ou sous-castes, d’autre part que la tolérance est, dans le second cas, beaucoup plus ordinaire que dans le premier. Il suffira par exemple que le tuyau ne soit pas commun pour que l’usage du même fourneau paraisse acceptable, s’il est en métal. Cependant la crainte de cette souillure est bien vivante : dans certaines régions, pour éviter toute confusion fâcheuse, les pipes, étant souvent laissées dans les champs ou dans les lieux de réunion, sont munies au tuyau de quelque signe de reconnaissance, un lambeau bleu pour un musulman, rouge pour un Hindou, un morceau de cuir pour un Chamâr, une corde pour un balayeur, etc. On voit que le souci pénètre avant ; il se maintient même entre des castes qui pourraient y échapper par leur commune abjection.

Pareillement, les précautions prises contre une nourriture qu’auraient souillée d’impurs contacts se complètent par des restrictions qui portent sur les alimens eux-mêmes. Tout le monde sait de quelle vénération les Hindous entourent la vache, quelle horreur ils ressentent à en voir manger la chair. Le respect de toute vie animale est un trait qui traverse le passé entier de l’Inde ; le bouddhisme et le jaïnisme l’ont poussé aux dernières limites. Sans être aussi catégorique, le brahmanisme en est aussi très pénétré. Chez les bouddhistes comme chez les Hindous, les liqueurs spiritueuses sont de même sévèrement réprouvées ; l’usage en est considéré comme une faute des plus graves. Il est visible aussi, il ressort et de coutumes persistantes et de textes autorisés, que certains alimens sont, quoique la raison en échappe, l’objet d’une particulière réprobation : les oignons, l’ail, les champignons. Et pourtant le confit est si fréquent entre les usages locaux, la mêlée si obscure entre les passages d’un même livre, les pratiques an ciennes ont reçu et reçoivent chaque jour, sous l’action des exemples étrangers, de si sensibles atteintes, qu’un rapporteur prudent hésite devant toute affirmation générale. Qui oserait dire que, aujourd’hui, les brahmanes, fussent-ils de haute caste, s’abstiennent de viande, même avec l’exception qu’autorise l’usage en faveur des viandes provenant des sacrifices ou servies aux repas funèbres ? On nous assure que, maintenant encore, l’usage des boissons fermentées marque une ligne de démarcation entre les hautes et les basses castes. Comment savoir exactement où se fait le partage dans chaque région ? La vérité est que chaque caste, c’est-à-dire chaque groupe endogame, observe à cet égard des règles qui, sans être absolument immuables, font partie de l’héritage commun et qui, tant qu’elles demeurent généralement en vigueur, sont strictement observées. Elles sont parfois très particulières, comme dans cette caste très infime des Halalkhors, à Poona, qui, malgré un genre de vie fort peu délicat, refuse la chair du lièvre ; elle en donne pour motif que son patron, Lal Beg, aurait été allaité par une hase.

Que certains brahmanes mangent de la viande tandis que d’autres s’en abstiennent, que certaines classes admettent sur leur table ou en repoussent le porc ou le poulet, ce détail, à vrai dire, nous intéresse ici assez peu. Ce qu’il nous importe de constater, c’est que partout la caste, comme telle, accepte, en ce qui touche la nourriture, une série de prescriptions ou plutôt d’interdictions auxquelles, malgré la bizarrerie qu’elles accusent souvent à nos yeux, elle attache une haute autorité, parfois une sanction très sévère. Et, qu’on le note bien, il ne s’agit pas seulement d’une casuistique un peu mince, réservée à des classes raffinées. Dans telle tribu d’aspect fort grossier et passablement primitif, qui se nourrit sans scrupule des animaux morts qu’elle rencontre à l’occasion, il suffira de l’exclusion de ces charognes, de certains animaux sauvages ou particulièrement répugnans, pour jeter les bases d’une section de caste nouvelle qui s’estimera supérieure à ses congénères et bientôt leur refusera fièrement le connubium. Voilà pour nous le genre de faits instructifs : ce sont ceux qui nous montrent la caste liée, pour ce qui touche la nourriture, à des coutumes qui sont une partie ; de sa constitution traditionnelle, un des élémens sur lesquels s’exercent, par les quels se manifestent légitimement son pouvoir et son unité.

Il n’on est pas autrement de pratiques diverses qui se rattachent au domaine si important du mariage, et qui, dans nombre de cas, s’ajoutent aux règles essentielles d’endogamie et d’exogamie. Plus que jamais il devient impossible ici d’entrer dans le monde de détails qu’exigerait la description de cérémonies et d’usages prodigieusement compliqués.

Diverses castes, je l’ai indiqué déjà, à côté des règles d’exogamie très sévères dans la ligne paternelle, manifestent une tendance singulière, favorable aux unions qui associent le fiancé à une parente relativement rapprochée dans la ligne maternelle. Un cas plus rare est celui où la polygamie est punie de l’exclusion. La coutume du lévirat autorisait, en l’absence d’enfant mâle, le frère du mari ou, à son défaut, un parent très proche, à se substituer à lui après sa mort, ou même de son vivant, auprès de sa femme pour lui donner un héritier. Elle est très curieuse par sa large diffusion, elle est très caractéristique pour le prix extrême qu’attachait l’antique constitution familiale à la continuité de mâle en mâle du culte de la famille. Très ancienne dans l’Inde, elle y survit atténuée, et détournée de sa signification première, là où est pratiqué le mariage de la veuve avec le frère cadet de son mari défunt. Beaucoup de castes la connaissent sous cette forme. Mais ce qui est parmi elles beaucoup plus ordinaire, c’est l’interdiction absolue du second mariage pour les veuves.

On sait combien l’hindouisme est rigoureux à l’égard des veuves. On se souvient de la peine qu’a eue l’administration, anglaise à supprimer l’usage barbare qui condamnait la femme survivante à suivre son mari sur le bûcher. La coutume qui encourageait par tous les moyens, si elle ne l’exigeait pas expressément, un pareil sacrifice, ne pouvait pas être tendre aux secondes noces des veuves. Si la condamnation n’en remonte pas aux périodes primitives, elle est à coup sûr fort ancienne : la tradition littéraire en fait loi. Elle a pris une singulière autorité dans l’Inde tout entière. Il s’en faut et de beaucoup que la prohibition soit universelle ; elle est générale dans les hautes castes. Propagée, semble-t-il, avec ardeur par l’exemple et le conseil des brahmanes, elle est devenue comme une pierre de touche pour le niveau social des castes ; celles qui la mettent en pratique sont seules estimées. L’abandon en est une cause de déchéance pour des castes plus élevées d’origine ; l’adoption en est pour les plus basses un moyen de s’élever, d’affirmer leur rang dans l’organisation brahmanique. Au sentiment des meilleurs juges, cette règle, si elle n’est point védique, est d’origine brahmanique et s’est étendue de proche en proche. Quoiqu’il en puisse être, c’est encore une loi de caste, relativement à laquelle chacun suit la coutume héréditaire, réputée immémoriale, du groupe auquel il appartient par sa naissance.

D’autres particularités se lient à celle-là. Et, par exemple, le divorce, qui n’existe pas légalement pour l’Hindou fidèle à la loi, se pratique, à côté du second mariage des veuves, dans nombre de castes inférieures. Inversement, la coutume qui exige que les filles soient mariées enfans, plusieurs années souvent avant que la vie commune devienne possible, est considérée comme un signe de supériorité sociale. Là encore, la tradition de la caste exerce une pression souveraine. Un Hindou a ingénieusement tenté d’expliquer cette coutume comme un moyen d’assurer l’intégrité de la caste. En attendant l’âge où le désir s’éveille, on risquait que le goût des intéressés parlât plus haut que le scrupule familial et religieux. L’intérêt de la caste joue un rôle plus certain dans un cas qui mérite d’être signalé en passant, moins encore pour son extension que pour la tendance qu’il révèle.

Un homme n’est, en bonne règle, autorisé à chercher une fiancée que dans sa caste. Il est certain pourtant que la pratique, tempérée par les facilités que donne la polygamie, a toujours supporté bien des exceptions. Il subsiste en fait beaucoup du sentiment primitif en vertu duquel l’homme, élevant à lui, par le fait qu’il l’associe à son culte domestique, la femme qu’il épouse, peut jouir dans son choix d’une liberté plus large. De l’aveu même de la théorie brahmanique, l’union d’une femme de haute caste avec un homme de caste basse entraîne pour leur postérité une déchéance beaucoup plus profonde que l’association inverse. La préoccupation de ne point mimer leurs filles au-dessous d’eux, et, mieux encore, de les marier dans une classe plus haute, est devenue chez beaucoup de castes un penchant assez caractérisé, assez dominant, pour mériter un nom spécial. On l’a appelé hypergamie. Signalé sur bien des points, c’est parmi les brâhmanes dits Koulînas du Bengale qu’il a, jusqu’à ces derniers temps, produit les conséquences les plus frappantes, à telles enseignes, que, pour cette caste au moins, le cas est devenu caractéristique. Le désir passionné chez des brahmanes moins bien nés d’unir leurs filles à des Koulînas, joint à l’impossibilité pour ceux-ci de marier les leurs dans un rang plus humble, à la facilité qui leur est laissée de prendre, sans déchéance sensible, des femmes dans des castes de brahmanes moins relevées, a eu pour effet de produire chez les Koulînas un développement absolument anormal de la polygamie. Il en est résulté une situation morale et sociale qui a provoqué des plaintes trop justifiées. Mais, en somme, il s’agit ici d’une conséquence extrême, non d’une de ces règles positives dont je m’efforce de dégager les principales pour donner au lecteur une idée vivante d’un système si éloigné de nos habitudes.

On pourra s’étonner que je n’aie point encore envisagé l’aspect religieux de la caste. Dans une société de type en somme très primitif comme la société hindoue, l’idée religieuse n’est étrangère à aucun fait, à aucun rouage. C’est justement un des caractères les plus saillans de la civilisation brahmanique que l’inspiration religieuse est partout présente, qu’elle règle tous les ressorts. Notre analyse n’en a pas moins le droit de distinguer entre les élémens spécialement religieux et ceux qui, encore que sous des influences religieuses plus ou moins lointaines, relèvent de ce que nous considérons couramment comme l’organisation sociale. En elle-même la caste ne se présente guère sous un jour religieux. Les croyances diverses s’y coudoient souvent sans hostilité et sans gêne apparente. La conversion religieuse ne change rien pur elle-même à la condition de l’individu dans la caste. Telles castes mixtes sont composées de Jaïnas et d’Hindous. La variété des opinions n’y fait point obstacle au connubium. L’influence même que l’islamisme a pu exercer sur le régime a été lente et surtout indirecte. C’est en vertu de certaines règles de pureté violées ou minées par des pratiques contraires, non pas au nom d’un dogme nouveau, que s’est faite la dissolution, là où elle s’est produite. Le système de la caste est pratiqué régulièrement, par des tribus anâryennes dont les croyances particulières sont en médiocre harmonie avec les théories des brahmanes dégradés qui leur servent de prêtres. On a, je pense, été trop loin en refusant aux évolutions, aux actions religieuses toute influence sur le groupement des castes ; encore est-il visible qu’une influence de cette sorte ne s’exerce plus en somme qu’assez rarement et dans une mesure assez faible.

Les diverses castes observent dans des circonstances qui relèvent de la vie religieuse, mariages, funérailles, etc., une foule de pratiques souvent très particulières ; ce sont des usages chers à ceux parmi lesquels ils sont de tradition ; ils n’engagent en rien la croyance et n’intéressent la conscience religieuse que fort indirectement. Ces usages pourraient être piquans à décrire ; l’institution de la caste n’en recevrait pas de lumière nouvelle. Tout au plus serviraient-ils, par leur originalité et par leur diversité, à faire apparaître la caste une fois de plus, telle que tant d’autres indices nous la montrent, comme un organisme assez indépendant dans son isolement, s’enveloppant de tout un réseau de menues institutions qui, dans tous les genres, contribuent à marquer et à fortifier son individualité. Toutes, sous une forme ou sous une autre, avec un cérémonial plus ou moins méticuleux, célèbrent chacune a sa façon ces rites qui par tous pays scandent la carrière humaine à ses différentes étapes. Il est cependant. une cérémonie qui n’appartient qu’à certaines castes, pour laquelle les autres ne possèdent aucun équivalent, et dont la signification religieuse primitive est certaine. Elle mérite d’être relevée ; la suite nous y ramènera en nous mettant en présence de l’enseignement brahmanique. Je veux parler de « l’initiation, » l’oupanayana du sanscrit.

La théorie distingue tous les Hindous en deux grandes catégories, coudras et dvijas. Les dvijas, c’est-à-dire « deux fois nés », comprennent tous les membres des trois hautes castes, — sur lesquelles nous allons revenir tout à l’heure, — tous ceux qui ont reçu une sorte de naissance religieuse par cette initiation dont le point essentiel est l’investiture du cordon sacré. Les trois hautes castes n’existent plus, — si elles ont jamais existé, — dans leur condition théorique ; mais on continue de rencontrer dans l’Inde une multitude de gens qui portent en bandoulière, passant sur l’épaule gauche et descendant jusque sur la hanche droite, un mince cordon formé de neuf fils de coton tressés trois par trois. Ils considèrent cet insigne comme la plus précieuse de leurs prérogatives. Il marque en effet qu’ils ont été dûment introduits dans la vie religieuse, qu’une cérémonie essentielle leur a ouvert l’accès du Véda et des saintes études, leur a donné le droit de participer aux actes du culte, a fait d’eux enfin, si je puis dire, des Hindous de plein exercice, un peu à la façon dont le baptême fait des chrétiens. C’est vers sept, huit ou neuf ans que l’investiture est ordinairement pratiquée. Elle ne s’applique qu’aux hommes. La femme, toujours plus ou moins mineure dans l’organisation archaïque de la famille, n’appartient à la communauté sacrale que par son père avant son mariage ; après le mariage par son mari qui l’associe à son caractère semi-religieux de père de famille. Cette investiture est donc chose grave. Elle est entourée de rites et de fêtes qui remplissent plusieurs journées. Ce qui nous intéresse surtout, c’est l’extension qu’a prise la coutume. Quelle qu’elle ait pu être jadis, la situation a certainement bien changé. L’investiture devrait aujourd’hui en bonne justice être réservée tout au plus à quelques castes de brahmanes. Il va sans dire que bien d’autres se la sont appropriée, comme la consécration souveraine de leurs prétentions sociales. Non seulement tous les brahmanes, même les plus déchus, les moins fondés à se prévaloir d’une imaginaire pureté de race, non seulement les Rajpouts de tout acabit, non seulement, les classes mercantiles qui affectent d’être les héritières des Vaïçyas de la tradition, mais plus bas encore, les Kâyasthas du Bengale ont revêtu le cordon sacré. Il a été usurpé même par des classes très humbles, comme les Soûds du Penjab, que cette prétention n’empêche ni de manger de la viande ni de boire des liqueurs ni d’autoriser le mariage des veuves. En général, il y a incompatibilité entre cet extrême relâchement et le port du cordon. Mais il faut ici encore s’attendre à toutes les irrégularités. Je relève, par exemple, au Penjab, la caste des Kanets, caste assez basse, dont une division porte le cordon, tandis que l’autre ne s’en revêt pas. Partout où l’usage s’en est propagé, il est sévèrement maintenu, il forme un des traits importans, une des règles le plus exactement surveillées.

C’est l’ensemble de ces règles, souvent si minutieuses, qui constitue la physionomie propre de chaque caste. Chacune en effet a un sentiment de sa cohésion qui fait sa durée et sa force. Il se personnifie quelquefois dans un culte spécial rendu à quelque patron divin ou légendaire : Citragoupta, le greffier infernal, pour les scribes ; Lal Gourou ou Lal Beg pour les balayeurs, pour les forgerons ; Râja Kidar pour certains pêcheurs, etc. On pourrait. ailleurs citer, à défaut de protecteurs aussi spéciaux, des divinités qui, quoique appartenant au Panthéon commun, reçoivent de telle ou telle classe un culte de prédilection. Les traces d’un culte ancestral proprement dit paraissent rares. On a pu justement le faire remarquer. On a eu tort d’édifier sur ce fait îles conclusions positives. Car, là où nous avons des renseignemens un peu circonstanciés, nous trouvons que presque toutes les castes possèdent, sur leur origine, sur leurs migrations, des souvenirs ou des légendes qui supposent, de sa cohésion généalogique, un sentiment aussi net que pourrait le révéler l’invention de quelque éponyme commun. Cet éponyme même ne l’ait pas toujours défaut.


VI

Si fort que soit le lien du sang dans la caste, c’est son organisation corporative, sa juridiction reconnue, qui manifeste et garantit sa perpétuité.

M. Beames nous a conté une aventure dont il fut témoin et qui nous met en contact immédiat avec cette organisation, ses attributions, son mécanisme. Elle mérite d’être rapportée en raccourci. C’était à Purneah ; un homme de basse caste, un dhobi ou blanchisseur, était suspecté d’entretenir avec une sienne tante un commerce coupable. Il niait, mais refusait d’éloigner de sa maison sa complice présumée. Il finit par l’épouser ouvertement. Personne de sa caste ne consentit à assister au mariage ; le sentiment public était très monté contre le couple. Finalement tous les membres de la caste habitant le district, — plusieurs centaines, — se réuniront et élurent un nombreux jury qui, après un examen attentif des faits, reconnut les accusés coupables et prononça leur exclusion. Une circulaire dûment signée par les juges, transmise de main en main, avertit, dans tous les districts voisins tous les gens de la caste qu’un tel, ayant été convaincu de conduite immorale et contraire aux pratiques héréditaires, avait été privé de tous ses droits, que personne ? ne pouvait par conséquent, sous peine de partager son sort, manger, boire ni fumer avec lui. Le malheureux condamné, après avoir supporté pendant quelques semaines les effets de la sentence, trouva vite intolérable la vie qui lui était faite. Peu après il se soumettait, se séparait de sa femme. Il dut, à titre d’expiation et d’amende, donner un grand repas ; toute la confrérie y mangea avec lui, et il fut dès lors réintégré dans ses droits.

Cette organisation n’est, bien entendu, réglée que par la coutume ; elle est donc soumise à toutes les incertitudes, à tout le décousu des institutions que le temps, les circonstances, voire des fantaisies accidentelles, peuvent modifier, sans être contenues par aucun frein strictement légal. Les élémens essentiels n’en varient guère. Ce sont les mêmes qui président de tous temps à l’organisation de la famille élargie, du clan. Dans l’Inde, ils se retrouvent ailleurs encore que dans la caste, dans la constitution du village avec ou sans propriété commune, dont les rouages, fonctionnant côte à côte, peuvent même pour nous, observateurs trop lointains, prêter à plus d’une confusion avec ceux de la caste.

Les deux organes constans sont le Chef et le Conseil ou panchâyet. Il y a bien certaines castes dont on nous dit qu’elles n’ont pas de chef, comme les Kâchis à Poona. C’est à coup sûr une exception peu fréquente. Et le confirmerait, ce qui est d’ailleurs apparent, que c’est au Conseil représentatif de la caste qu’appartient l’autorité principale. A vrai dire, c’est dans la caste tout entière qu’elle repose, et cette constitution rudimentaire est singulièrement démocratique. S’il est question d’une juridiction directement exercée et d’amendes prononcées proprio motu par un chef ou son représentant, c’est dans une caste de Jaïnas, essentiellement ecclésiastique, dont le chef est un véritable Gourou, un supérieur de confrérie religieuse, plus qu’un chef de caste. J’ai, pour ma part, peine à croire que, comme Elliot le répète, sans rien affirmer du reste, à propos des chefs de la caste des Banjâras, l’autorité de leurs décisions personnelles ait jamais pu aller jusqu’à infliger la peine capitale.

Ces chefs reçoivent, suivant les classes et suivant les régions, des titres très variés : Mihtar, Choudry, Naïk, Patel, Parganait, Sardar, etc. L’emploi est généralement héréditaire et, à moins de forfaiture qui justifie une déposition et un choix nouveau, se transmet dans la même famille. La caste n’intervient guère par l’élection qu’à défaut d’héritier. faire sur laquelle s’exerce son autorité est variable. Ce pouvoir ne peut d’ordinaire, à cause de la dispersion de la plupart des castes, s’étendre qu’à une fraction plus ou moins large de chacune d’elles ; il n’exclut naturellement pas, dans les circonstances graves, les assemblées plénières. Le chef jouit de privilèges honorifiques auxquels sa femme est associée, et d’avantages matériels, tels que présens, participation à certains revenus, exemption de certaines charges.

Dans son ressort il préside à toutes les fêtes, à celles qui accompagnent les mariages ou suivent les funérailles, à celles qui intéressent le temple du village. Les profits afférens à la fonction font que, dans quelques castes au moins, elle se peut vendre ou engager. Son rôle a quelque chose de patriarcal : il réunit et préside la caste, arrange les mariages, règle en arbitre les cas litigieux. On le voit, chez certaines classes mercantiles, servir d’intermédiaire et de garant dans les marchés. Aussi sa dignité est-elle protégée contre toute désobéissance, tout manque d’égards, par le Panchâyet qui l’assiste.

Il est en effet toujours entouré d’un Conseil d’anciens où les représentans les plus considérés de la caste prennent place. Ce conseil n’est pas nécessairement permanent ; il peut, suivant les circonstances, être désigné spécialement en vue de telle ou telle affaire. Quelle que soit la part d’action qui lui appartient et qui lui est spécialement attribuée dans certains cas de mariage et de divorce, il semble que son autorité soit rarement décisive. C’est aux assemblées de la caste qu’appartient le dernier mot.

Elles sont plus ou moins étendues suivant les cas ; mais elles paraissent en général fonctionner comme représentant la caste entière et revêtues de la plénitude de son autorité. Convoquées par le chef, spontanément ou sur l’invitation de quelques membres, elles ont seules qualité pour trancher, de concert avec lui, dans les cas graves, tels que l’exclusion provisoire ou définitive, des points controversés du droit coutumier. Tous les hommes en âge de mener par eux-mêmes leurs affaires, y sont appelés. Le droit de se faire représenter dans la discussion et dans le vote n’est pas partout admis. Les questions se décident en somme à la majorité des votons ; mais, faute d’un pouvoir effectif de coercition, il arrive que des partis à peu près égaux, restant en présence ou opposant assemblée à assemblée, tiennent en suspens le point contesté. On imagine, sans que j’y insiste, combien tout ce petit droit parlementaire est indécis. Il suffit qu’où en entrevoie les lignes maîtresses. On y reconnaît les principaux traits qui reparaissent un peu partout dans la vie des tribus qui ne se sont point élevées encore à une véritable organisation politique. Et nous ne nous étonnerons pas que des assemblées et des usages analogues règnent parmi les populations nomades anâryennes aussi bien que chez les castes qui sont encadrées dans l’organisation brahmanique.

Le point intéressant, c’est la compétence de la caste ; c’est de ce côté que nous pouvons attendre les indications les plus instructives sur le vrai caractère de l’institution. Elle est à la fois civile, familiale, judiciaire. La caste intervient dans la plupart des circonstances solennelles qui intéressent uniquement à nos yeux la vie de famille. Je n’entends pas parler seulement des solennités qui réunissent la caste, ou au moins ses représentans principaux, à l’occasion des naissances, — quelquefois même à une certaine période de la grossesse, — des noces, des funérailles. Le cas n’est pourtant pas si futile qu’il pourrait paraître ; ces réunions n’ont pas le caractère de simples divertissemens facultatifs. Dans certaines classes, ou nous assure que leur omission entraîne jusqu’à l’exclusion de la caste. Mais je pense surtout à l’intervention de la caste dans les mariages ; son autorité en cette matière n’est guère contestée. Elle se manifeste dans plusieurs coutumes singulières, comme chez les Ghisâdis, où le père d’un fils à marier réunit pour lui chercher un parti ses compagnons de caste, comme chez les brahmanes Kânojis de Poona, où une assemblée de la caste propose les mariages à faire dans son sein. Là où le divorce est admis, ainsi que les secondes noces, c’est avec le concours, l’approbation et sous la responsabilité de la caste, quelle que puisse être aujourd’hui la tendance des juges anglais à limiter de ce chef son pouvoir. Son rôle dans la procédure de l’adoption est donc parfaitement naturel ; il est logiquement indiqué. Et, en effet, le consentement de la caste à l’adoption est ordinairement jugé nécessaire. Non seulement elle intervient à l’occasion pour la faciliter ; mais une adoption dont elle n’a pas dûment reçu connaissance est généralement estimée nulle. A plus forte raison, faut-il son agrément pour qu’une veuve sans enfans puisse adopter. En tout ceci la caste est assimilée aux parens dont la présence est requise, en signe d’acquiescement ; et, sous ce jour, elle apparaît rigoureusement comme un prolongement de la famille ; elle en figure le grand conseil commun. C’est encore à ce titre que, au besoin, elle procède aux arrangemens nécessaires pour assurer la tutelle des orphelins ; à défaut de parens, cette tutelle est dévolue à son chef.

Elle est aussi un véritable tribunal. Ou cite des cas où elle a prononcé la peine capitale. Ils sont déjà anciens, et aujourd’hui, sous la domination anglaise, pareille chose ne serait plus possible. Mais, en théorie, sa juridiction s’étend à de véritables crimes ; le meurtre d’un brahmane, d’une femme, d’un enfant sont parmi les péchés graves dont la caste aurait le droit de connaître. En fait, son pouvoir s’exerce beaucoup moins sur des crimes ou des délits de droit commun que sur les règles particulières à la caste. Ces règles nous paraissent et bien minutieuses et bien frivoles, mais le maintien strict en importe à la caste autant qu’il préoccupe les consciences enfermées de tout temps dans ce réseau d’observances tyranniques. C’est une juridiction des mœurs et des usages. Elle veille à ce que les coutumes soient fidèlement observées ; elle punit les infractions qui s’ébruitent. Dans son domaine elle est souveraine ; les décisions favorables ou contraires des magistrats civils l’inquiètent peu.

Il serait malaisé de dresser une liste même approximative des fautes contre lesquelles s’exerce l’autorité judiciaire de la caste. Celles mêmes qui sont communes à toutes, l’inobservance de l’interdiction de certains alimens estimés impurs, de rapports avec des castes dont le contact imprime une souillure, surtout de toute communauté de repas avec elles, sont susceptibles, suivant les cas, d’une foule de nuances qui ne sont point indifférentes. L’usage des liqueurs fermentées n’est pas également proscrit ni puni partout. L’adultère est poursuivi ; il est d’ailleurs, chez la femme, envisagé d’un œil fort différent, suivant que le complice est un homme de haute caste ou de caste inférieure. D’autres cas sont plus spéciaux à certains groupes. Il y en a où la prostitution, n’étant pas reconnue comme la profession normale de la caste, entraîne des châtimens. Négliger les funérailles d’un parent ou tuer une vache sont au contraire des fautes si graves qu’elles doivent presque partout appeler la vindicte de la loi. En revanche, un certain nombre seulement parmi les castes sont assez strictes pour punir l’homme qui a eu le tort de ne pas marier une fille avant l’âge de la puberté, de négliger, au-delà d’une certaine date, l’initiation de son fils et l’investiture du cordon sacré.

lue juridiction de cette nature, uniquement assise sur la coutume, nécessairement contrariée par l’action rivale de la justice qu’applique pour sa part le pouvoir territorial, si faible qu’il puisse être, fractionnée entre une foule de corporations inégales, indépendantes, hostiles même, — une pareille juridiction ne peut manquer d’être capricieuse. Et puis de notre temps, sous la forte main de l’administration britannique, ces justices particulières se détendent, comme s’alanguissent plusieurs des notions ou des préjugés d’où dérivait leur autorité. Ce n’est pourtant pas un portrait après décès que nous esquissons. L’institution incline vers sa décadence ; les ressorts ne sont pas immobilisés ; ils ont des irrégularités et des lenteurs. Ajoutez que nous sommes, sur le détail, renseignés vaguement. Le maniement direct, personnel, de la charrue, la culture des légumes, sont, par exemple, partout dans les hautes castes, réputés des causes de déchéance ; sont-ce des délits qui puissent, dans certains groupes, faire l’objet d’une condamnation en forme. Je le pense, mais n’oserais l’affirmer. Ce qui est clair, c’est que la vindicte de la caste s’attaque essentiellement aux irrégularités qui, portant soit sur les questions de mariage et d’hérédité, soit sur des observances de pureté, soit sur des coutumes propres au groupe, intéressent directement son intégrité.

Dans cette tâche, la justice de la caste use de moyens de répression gradués. Elle prononce des amendes, en général peu élevées, comme il convient en un pays assez pauvre, et mesurées aux ressources des coupables. Le produit en est appliqué, soit à quelques charités, soit à des têtes communes. Ses armes propres et caractéristiques sont des pénitences purificatoires, des repas où le condamné doit convier la caste, enfin et surtout l’exclusion ou absolue ou temporaire. La peine, bien entendu, varie non pas seulement suivant la faute, mais, pour la même faute, suivant les usages, suivant la gravité de la décadence qu’ils ont pu subir. La fantaisie des juges, certaines considérations personnelles plus ou moins avouées, plus ou moins avouables, y jouent aussi leur rôle. Tel cas entraînera ici l’exclusion perpétuelle qui, là, paraîtra suffisamment, châtié par une expiation bénigne, Les informations ne sont pas concordantes.

L’exclusion irrévocable se fait, je pense, de plus en plus rare. Même pour des fautes très graves, elle ne doit guère être maintenue contre des gens qui disposent de quelque influence sur leurs compagnons ou de ressources suffisantes pour désarmer leur sévérité. On en parle surtout là où il s’agit de punir des relations et une communauté prolongées avec des classes méprisées et impures, ou encore des crimes véritables. C’est, à vrai dire, un châtiment beaucoup plus redoutable qu’il ne nous paraît à première vue. Comme le disait l’abbé Dubois, « cette exclusion de la caste qui a lieu pour la violation des usages ou pour quelque délit public qui déshonorerait toute la caste s’il restait impuni, est une espèce d’excommunication civile, qui prive celui qui a le malheur de l’encourir de tout commerce avec ses semblables. Elle le rend, pour ainsi dire, mort au monde… En perdant sa caste, il perd non seulement ses parens et ses amis, mais même quelquefois sa femme et ses enfans, qui aiment mieux l’abandonner tout à fait que de partager sa mauvaise fortune. Personne n’ose manger avec lui ni même lui verser une goutte d’eau… Il doit s’attendre que, partout où on le reconnaîtra, il sera évité, montré au doigt et regardé comme un réprouvé… Un simple Coudra, pour peu qu’il ait d’honneur et de délicatesse, ne voudra jamais s’allier ni communiquer même avec un brahme ainsi dégradé. » Le cérémonial est significatif : on célèbre proprement les funérailles du coupable exclu de la caste ; c’est bien la mort ci vile avec tous ses effets. Si l’exclu est un homme, sa femme et ses enfans ne peuvent rester purs et garder leur place dans la caste qu’en abandonnant le maudit. Il devient inhabile à hériter, à adopter. Ce qui est fort naturel, puisque les enfans mêmes qui lui naîtraient après son éviction, partagent son sort ; ils ne peuvent être réintégrés que s’ils délaissent leur père, s’ils se soumettent à une pénitence.

Les pénitences sont variées : ce sera un pèlerinage à quelque temple renommé, un bain dans le Gange, ou simplement un jeûne. Le coupable pourra être condamne à avoir les moustaches rasées, à être marqué au fer, à subir une brûlure sur la langue ; ou bien il devra absorber le breuvage réputé purificatoire, à coup sûr très répugnant pour nous, du panchagavya, mixture des cinq produits de la vache : lait, petit-lait, beurre… et le reste. Dans tous les cas, il devra s’humilier devant la caste assemblée, donner des témoignages publics de sa docilité et de son repentir. Par-dessus tout, il offrira à sa caste un repas dont les frais seront à sa charge.

On ferait tort aux Hindous, d’attribuer à leurs seuls instincts de sociabilité le prix qu’ils mettent à cette sorte de banquets. Leur inclination, la propension qu’on a souvent constatée pour les réjouissances collectives et bruyantes chez les populations les plus sevrées par la vie quotidienne d’aisance et de plaisirs, ont bien pu contribuer à en exagérer le déploiement. L’origine même en est sûrement plus grave et mieux justifiée. Si l’exclusion du repas commun est un des effets les plus apparens, les plus inévitables, de la déchéance, l’admission du coupable réhabilité à la table de ses congénères doit être la consécration publique de sa réintégration. Les deux cas sont inverses, mais solidaires ; les deux découlent d’une même source que la suite va nous découvrir, et, pour le dire tout de suite, d’un ordre de préoccupations plus nobles qu’un jugement frivole ne serait tenté de le croire d’abord.

J’ai parlé jusqu’ici comme si cette justice particulière était exercée uniquement par la caste elle-même ou par ses représentans autorisés, au nom de ses usages traditionnels. C’est bien ainsi que se présentent les faits. Mais ces usages ont été incorporés dans le code religieux du brahmanisme, ils sont appliqués au nom d’une autorité religieuse qui se retrempe, si elle n’y prend pas sa source, dans la tradition écrite. Souvent c’est un brahmane qui dirige la procédure, c’est avec l’aide de ses lumières que décide la caste ou son conseil. Quelquefois même, le brahmane semble agir seul. C’est le fait d’une délégation plus ou moins facile.


VII

Dès le début j’ai mis le lecteur en garde contre l’illusion commune qui fait concevoir l’organisation des castes comme un cadre immuable, coupé de cloisons infranchissables, comme un système où l’autorité d’une construction harmonique et réfléchie serait soutenue par le prestige d’une identité toujours intacte. Il faut que j’y revienne. L’esquisse des traits fixes risquerait d’égarer les impressions, si l’on ne voyait en action quelques-uns au moins des agens qui portent la variété, la mobilité, la vie, dans ce vaste organisme. Des fermens de rénovation l’agitent, le modifient incessamment ; le principe hiérarchique qui le pénètre tend à la conservation et à la stabilité. Ce sont deux grands courans qui le traversent en sens contraire.

Tous les hommes qui ont observé de près la société hindoue sont unanimes à y constater un actif va-et-vient dans la composition, le rang, les occupations des castes. Un des plus perspicaces va jusqu’à déclarer que, si la descendance constitue une présomption en faveur des prétentions de la génération présente, c’est une simple présomption, que modifient ou infirment un nombre infini de circonstances. On ne peut ouvrir aucun des documens qui nous sont accessibles sans se heurtera une foule de témoignages ou de faits, d’indices ou d’affirmations, qui présentent ce monde de corporations juxtaposées et enchevêtrées, dans un mouvement continuel et double, de désintégration, de reconstitution. Les grandes castes à nom générique, — les Brahmanes, les Râjpouts, les Jats, — ne sont, à vrai dire, que des collections de castes ; l’unité réelle est dans les subdivisions, sous-castes, clans, ou comme on voudra les appeler. Je l’ai dit ; il importe de s’en souvenir. Le nom de Râjpouts n’est qu’un titre honorifique dont l’unité embrasse une foule de tribus, de castes, différentes d’origine, de profession, de coutume. Les Jats du Penjab sont, à n’en pas douter, un mélange de populations fort diverses. Et le Jat n’a pas si tort, quand on le questionne sur sa caste, de répondre par le nom d’un clan, qui est sa vraie patrie corporative. Ces sections mêmes se morcellent. Les noms se diversifient, le penchant sécessionniste continue son œuvre. C’est ainsi que, parmi les castes de Brahmanes, de Vaidyas, de Kâyasthas, au Bengale, se constituent de petits groupes appelés dals, samâjas, quelquefois melas, qui ne tardent pas à fermer, pour ceux qui en font partie, l’horizon de la caste, soit que le voisinage seul les rapproche d’abord, soit qu’ils se distinguent par quelque usage qu’un homme d’autorité exceptionnelle a su leur faire adopter. C’est même là, dans ces petits groupes, que réside l’élément novateur par l’intermédiaire duquel peut, de proche en proche, grâce à l’infusion discrète de pratiques nouvelles, se propager un déplacement plus général d’idées et d’habitudes. En attendant, le premier résultat est de multiplier les fractionnemens et les castes. Des sections se constituent, numériquement très faibles ; la porte s’ouvre d’autant plus large aux modifications de tout ordre que l’entente d’un petit groupe est suffisante, pour les fonder. D’un usage particulier une caste nouvelle peut naître. Il y a d’autres facteurs. La répartition géographique d’abord. C’est en raison de leur dispersion que les Jaïnas de l’Inde du Nord ont formé six castes que ne distingue aucune particularité professionnelle. Les migrations constituent invariablement en une caste spéciale la branche qui s’est détachée du tronc principal. Nulle part le fait n’est plus apparent que parmi les castes de brâhmanes, qui ont conservé des souvenirs généralement plus précis de leurs origines ; mais il se vérifie à tous les degrés de l’échelle.

La religion intervient aussi. Bien que la caste ait su résister à l’action contraire de l’islamisme, qu’elle se soit imposée souvent aux sectateurs d’une croyance qui théoriquement ne lui est guère sympathique, il est certain que l’islamisme a, en envahissant l’Inde, porté il cet égard quelque perturbation dans les régions où il s’est le plus solidement assis. Beaucoup de classes professionnelles, dans l’ouest, se divisent en tribus hindoues et tribus musulmanes qui se font pendant. À elle seule la différence des idées sur la pureté extérieure est de nature, sinon à supprimer les dénominations communes, du moins à relâcher le faisceau, à créer des schismes réels. Et il semble bien que la conquête musulmane ait, en détendant les liens de la caste, ramené, en certains cas, à la situation de simples tribus les castes guerrières qu’elles ont pénétrées. La propagation de la doctrine des Sikhs a, elle aussi, contribué à l’évolution de certaines castes. En adhérant à la secte, elles trouvaient un moyen de relever leur niveau social. Le calcul est d’autant plus naturel que le Sikhisme élimine théoriquement la notion de caste. Il est du reste sensible que cette ascension est toujours accompagnée, et sans doute justifiée en partie, par l’abandon de certaines occupations réputées dégradantes. Les superstitions mêmes des tribus anâryennes ont pu agir pour leur part, s’il est vrai, comme l’estiment de bons juges, que des sections entières de prêtres sorciers aient été incorporées, à titre de brâhmanes, que, par exemple, les brahmanes Ojhas des Provinces nord-ouest, d’autres encore, n’aient pas une origine plus brillante.

Dans le sein de l’hindouisme proprement dit, plusieurs castes ou sous-castes doivent leur individualité à des sécessions religieuses. Les Lingayets du Dekhan forment bien une classe spéciale fondée sur leur attachement au culte çivaïte du Linga. Et quelles que soient les raisons particulières qui les ont morcelés eu cinq castes, c’est encore en vertu d’une considération religieuse, en vertu du rôle sacerdotal qui lui est dévolu, que la première, celle des Jângamas, s’est séparée et a assuré sa prépondérance.

De tous temps, les sectes ont pullulé dans l’Inde ; cette végétation est loin d’être arrêtée. Il en naît presque d’année en année. Il est vrai que c’est d’ordinaire pour s’absorber bien vile dans la marée montante de l’hindouisme qui, malgré son caractère compo site, est réputé orthodoxe. En général ces mouvemens religieux, très circonscrits, donnent naissance seulement à des groupes d’ascètes qui, étant voués à la pénitence et au célibat, excluent la condition première de la caste, l’hérédité. Ils se recrutent par les affiliations volontaires ou s’adjoignent des enfans empruntés à d’autres castes. Cependant, nombre de ces confréries, étant composées d’associés des deux sexes, tournent, plus ou moins en castes héréditaires, quelquefois très restreintes, tels que les Arâdis et les Bharâdis de Poona. Les Vaïragis sont autrement nombreux ; subdivisés en plusieurs sections, à l’exemple des vraies castes, ils ne forment pas encore une caste strictement héréditaire. L’évolution est plus avancée chez les Gosaïns, qui, ayant admis le mariage, constituent maintenant des castes de plein exercice. Certaines sectes, comme celle des Bishnoïs, au Penjah, fondée au XVe siècle par un Râjpout, de Bikanir, n’ont jamais eu l’aspect ni la règle d’un ordre religieux ; elles fournissent un exemple tout à fait net de gens abandonnant, sous l’empire d’une commune hérésie, leur groupe primitif, pour se former eu corporation autonome.

Les mouvemens qui se produisent ainsi dans les castes et en modifient incessamment l’assiette sont individuels ou sont collectifs. Certaines gens trouvent moyen, grâce à des protections puissantes ou à des subterfuges, à des fictions ou à la corruption, de s’introduire isolément dans des castes diverses ; le fait est fréquent surtout dans les pays frontières, d’une observance moins stricte. On a vu des hommes de toute caste créés brahmanes par le caprice d’un chef. Telle caste peu sévère, sous certaines conditions, ouvre aisément ses rangs à tout venant. Telles tribus nomades et criminelles, moyennant paiement, s’adjoignent volontiers des compagnons. C’est par masses plus ou moins compactes que se font les changemens caractéristiques.

Ainsi qu’on le peut prévoir, ils obéissent à deux courans opposés. Certaines castes ou sections se constituent en s’élevant dans l’échelle sociale ; d’autres, plus nombreuses, se résignent à une déchéance que les circonstances leur imposent. C’est dans les règles qui, d’après le système brahmanique, dominent la vie de la caste, règles de pureté, lois familiales ou croyances religieuses, qu’est le pivot autour duquel se prononcent ces mouvemens. Des populations aborigènes, peu civilisées, se brâhmanisent graduellement. Elles entrent peu à peu dans le cercle de l’hindouisme par une procédure qu’a ingénieusement mise en lumière sir A. Lyall, M. Risley, analysant à son tour cette évolution, en distingue quatre types. Un certain nombre de chefs, ayant acquis quelque propriété foncière et la considération qui s’y attache, s’entourent de brahmanes qui leur fabriquent une généalogie et une origine légendaire ; ou bien, des aborigènes se jettent dans les bras de quelque secte hindoue en abandonnant leur nom primitif ; ou encore, une tribu entière s’enrôle sous la bannière de l’hindouisme en créant une caste nouvelle ; ou enfin, l’évolution se produit lentement et se manifeste par le changement de nom. Dans tous les cas c’est l’adoption des fêtes, des usages religieux hindous, l’adoption des pratiques de purification et des lois qui règlent le mariage, surtout le respect prodigué aux brahmanes reconnus comme prêtres et maîtres religieux de la tribu, qui marquent et autorisent cette ascension. De tous côtés les exemples affluent : Minas de l’Inde Centrale, Bâgrî des Provinces nord-ouest, Khands et Santias de l’Orissa, que sais-je encore ? Le mécanisme est toujours le même. Ainsi s’explique que plusieurs clans râjpouts portent le nom de tribus anâryennes ; c’est sans doute qu’ils en sont nés. Il ne serait pas plus surprenant que beaucoup de Râjpouts du Penjab se fussent constitués des débris de plusieurs clans ou castes, au fur et à mesure que leur accession à la propriété du sol leur conférait une importance sociale grandissante et colorait leurs ambitions.

Il en arrive de même, bien entendu, pour des castes constituées dès longtemps dans les milieux hindous. Tel clan d’Ahîrs se forme en caste spéciale, dédaigneuse de ses anciens congénères, au prix de quelques réformes, en condamnant les femmes à la réclusion réglementaire, en supprimant les secondes noces pour les veuves ; les Chamârs qui abandonnent la manipulation déshonorante du cuir pour le tissage deviennent des Chamârs Joulâhas, en attendant qu’ils soient réputés Joulâhas de plein droit ; des Choûhras, qui renoncent au métier de vidangeurs, se transforment en Mourallis. Les cas ne se comptent plus.

Plus fréquente encore est la marche inverse. Les enfans illégitimes de la caste des Karanas, en Orissa, se sont formés en un groupe spécial. Dans la même province, une caste de Chattarkhaïs s’est recrutée des gens de toute origine qui ont perdu leur respectabilité pour s’être nourris aux « cuisines de secours » pendant la dernière famine. Elle s’est même rapidement subdivisée en deux sections, suivant le rang antérieur des nouveaux venus. Tout en conservant leur titre et l’usage du cordon sacré, les brahmanes qui prêtent leur office à des classes méprisées tombent eux-mêmes dans un discrédit qui les met vis-à-vis de leurs congénères dans un état de rigoureuse quarantaine. Le maniement de la charrue ne leur est pus moins fatal. On en voit, parmi les Thâvîs, les Dhoûnsars, les Dharoûkras, qui, par ces infractions ou par d’autres, ont aliéné, dans un passé récent, jusqu’au titre qui leur assurait, naguère un reste de supériorité et de respect. Quoiqu’ils prétendent à une origine brahmanique, qu’ils en ferment leurs femmes et portent le cordon, les Tagas ne sont plus au Penjab qu’une caste criminelle de voleurs. On peut imaginer que la même déchéance frappe plus facilement encore des castes plus modestes, Râjpouts, Banyas et autres. Il serait sans profit de grossir la liste.

Par les facteurs qui modifient la condition des groupes, on peut juger des considérations principales qui en règlent la hiérarchie. Elle est très pointilleuse ; elle n’est pas invariable, il s’en faut. Des circonstances spéciales, surtout les hasards historiques qui, à un moment donné, ont porté au pouvoir dans une province le représentant de telle classe qui, d’origine, n’y paraissait pas destinée, peuvent altérer l’harmonie des lignes générales. La race agricole des Kounbis à Poona va jusqu’à séparer de la qualité de Kshatriyas ; le grand rôle qu’a joué au XVIIe siècle un de ses membres, Çivajî, comme fondateur de la puissance mahratte, n’est pas étranger à la prétention. Mais, à tout prendre, ce qui règle la préséance, c’est le degré de fidélité avec lequel chaque caste se conforme, ou fait profession de se conformer, aux enseignemens brahmaniques, soit pour le mariage ou la pureté extérieure, soit pour les occupations ou les coutumes accessoires dont j’ai tenté de donner quelque idée. C’est avant tout l’impureté supposée de leurs métiers ou de leur nourriture qui fait l’abjection des castes les plus basses, celles pour lesquelles prévaut la dénomination impropre d’outcasts. On conçoit que les scrupules de chacun soient ici en éveil, puisque la prescription essentielle revient à ne jamais frayer avec des individus inférieurs et souillés. Chose caractéristique, la vanité généralement très exaltée des divers groupes s’attache surtout à revendiquer des liens parfaitement chimériques avec des castes comme les Kshafriyas, les Vaïçyas, du système brahmanique, qui n’ont aucune réalité au moins actuelle. Elle ne se peut donc autoriser d’aucune tradition sincère. Elle est tardive et s’inspire, comme le système hiérarchique tout entier, de la théorie sacerdotale.

Il n’est pas étonnant que le couronnement de toute l’ordonnance soit la primauté qu’elle assure aux brahmanes. Les privilèges de toutes sortes dont ils bénéficient, les respects souvent extravagans qu’ils obtiennent ont été plus d’une fois décrits. La domination et le prestige de la caste brahmanique, on le peut affirmer sans exagération, sont la caractéristique la plus certaine de l’hindouisme. Cette disposition est si forte que telle caste contre laquelle s’élèvent bien des préjugés, des rancunes et des mépris, est, malgré tout, entourée d’une considération durable, par la seule raison qu’elle se montre plus fidèle aux pratiques des brahmanes. Si bas que soient certains groupes, quelque tache qu’imprime leur fréquentation aux brahmanes qui consentent à officier pour eux, le concours que prêtent des brahmanes à leurs cérémonies religieuses suffit à assurer a ceux qui l’obtiennent une supériorité manifeste sur ceux qui le négligent. Le seul nom de brahmane est un titre très éminent. Les sections mêmes que les brahmanes de bonne souche méprisent le plus, comme les Joshis des Provinces du nord-ouest, sont, pour ce seul nom, profondément révérées par la grande masse de la population. Ce respect pour les « dieux de terre » ne se lie pas uniquement à leur caractère religieux ; il s’étend aux représentans de la classe auxquels ni leurs occupations, ni leur rôle ordinaire ne donneraient de ce chef aucun titre. Le respect proprement religieux se prodigue à toutes sortes d’ascètes et de docteurs dont un très grand nombre ne sont pas brahmanes. Inversement, des sectes que leur croyance hétérodoxe devrait détacher aisément des brahmanes et des préjugés de caste, comme les Jaïnas, des musulmans même, continuent de témoigner aux brahmanes une déférence prosternée ; elles veulent des brahmanes pour prêtres de leur culte. A plus forte raison la prérogative brahmanique plane-t-elle au-dessus des conflits sectaires de l’hindouisme proprement dit, entre Vishnouïtes et Çivaïtes. Les brahmanes affectent volontiers de s’en montrer dédaigneux.

Parmi tant de complications confuses, il n’est pas aisé d’orienter rapidement et de haut les yeux qu’une expérience continue n’a pas préparés à ces rectifications spontanées telles qu’en comporte toute vue perspective. Cette esquisse est destinée à vieillir rapidement ; peut-être la situation qu’elle résume a-t-elle, dans les derniers temps, subi plus d’une atteinte. Si puissante que soit la force de conservation et d’inertie propre à l’Orient, l’organisation traditionnelle est attaquée par l’influence occidentale, par les notions, par les habitudes qu’elle patronne. Dans le choix de ses auxiliaires de tout genre, le gouvernement anglo-indien ne tient aucun compte de la caste ni de ses préjugés ; il ne s’inspire que des titres personnels. Armée et administration rapprochent des gens de toutes classes dans une intimité qui eût paru naguère in tolérable. La coutume est battue en brèche et par les idées et par les faits. Malgré leur superbe dédain pour les barbares, les Mlecchas, qu’ils considèrent théoriquement comme de véritables outcasts, il est difficile aux Hindous de se soustraire, pour leurs puissans maîtres, à une admiration craintive qui prête à ces soi-disans parias un singulier prestige. Les relations de tout genre avec ces barbares si supérieurs en civilisation, ne sont pas seulement fréquentes ; elles apparaissent, au fond, comme honorables et flatteuses. La vanité de l’imitation mine incessamment l’instinct traditionnel et ses scrupules. La viande envahit la table de bien des brahmanes ; la souillure contractée par un voyage au-delà des mers et par les infractions qu’il entraîne n’est plus guère prise au tragique. Sur tous les points la règle s’énerve, la coutume désarme, et de proche en proche, de petit groupe en petit groupe, l’évolution s’ébranle. En face de l’administration régulière et forte de l’Angleterre, la juridiction de la caste nécessairement s’atrophie ; elle perd à la fois en étendue, en précision, en autorité. Cette décadence est attestée de toutes parts. Il ne faut pas exagérer les effets acquis ; la tendance et les conséquences prochaines ne s’en peuvent méconnaître. Il est. temps d’étudier la caste, si on la veut saisir bien vivante et sur le fait. Sans doute cette infiltration des idées et de l’imitation européennes est fort extérieure ; sans doute elle ne pénètre pas encore bien avant dans les couches profondes de cette population immense et tenace. Mais c’est justement l’ébranlement des hautes castes qui pourra entraîner rapidement tout le système. Le prestige de la classe brahmanique est pour toute l’organisation la pierre angulaire. C’est par là que la complexité aboutit à quelque unité. Ce fouillis qui déconcerte est ramené à une sorte de consistance et d’harmonie par les observances brahmaniques qu’il accepte, par la domination brahmanique qu’il consacre.

Qu’est-ce à dire ? cette unité est-elle primitive ? L’organisation brahmanique des castes est-elle à la racine même du régime ou n’en marque-t-elle que la forme dernière ? La question est capitale. Les longs détails qui précèdent ont pour but, — et c’est leur excuse, — d’en préparer l’examen[1].


EMILE SENART.

  1. Cette étude était achevée et le présent travail déjà imprimé quand me sont parvenus les rapports généraux de M. J.-A. Baines, sur le dernier recensement de l’Inde, en 1891. Ce vaste travail, œuvre d’un esprit ingénieux et pénétrant, couronne dignement la série des documens de même genre auxquels je me suis référé. Je suis heureux de le signaler ici. On me permettra d’ajouter que, destiné surtout à résumer et à mettre à jour les données statistiques, il ne pouvait être de nature à modifier ni l’esquisse générale ni les vues historiques que je me suis proposé de présenter ici.