Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 3

Ernest Leroux (p. 231-237).

III


C’est dans la race, dans les oppositions qui en dérivent, que la cherche M. Risley ; il est par là en contradition directe avec M. Nesfield. À l’en croire, la hiérarchie actuelle serait la consécration sociale de l’échelle ethnographique, depuis les âryens demeurés purs dans les castes les plus hautes jusqu’aux aborigènes les plus humbles parqués dans les basses castes. La race est, cette fois, substituée à la profession comme principe générateur. « L’index nasal » est la formule des proportions du nez ; c’est, paraît-il, le critérium le plus certain de la race. M. Risley aboutit à cette affirmation singulière, au moins d’aspect : « C’est à peine une exagération d’établir comme une loi de l’organisation des castes dans l’Inde orientale, que le rang social d’un homme varie en raison inverse de la largeur de son nez[1]. » Qui ne resterait un peu sceptique ?

Je ne me pique pas de discuter les mensurations et les classifications de M. Risley. Il faut avouer du moins que, jusqu’à présent, les théories qui ont prétendu résumer la situation ethnographique dans l’Inde se sont enlisées dans des contradictions et des difficultés inextricables. Il y a de quoi mettre les ignorans en défiance. Une concordance si parfaite, étant donnés les mélanges profonds et très accidentels de tant d’élémens, — et M. Risley les reconnaît lui-même, — tiendrait véritablement du prodige. M. Nesfield n’est pas moins décisif sur la concordance rigoureuse qu’il découvre entre le rang social et la série supposée de révolution industrielle. Par quel miracle les deux principes, issus de sources absolument différentes, s’ajusteraient-ils si parfaitement ? Je les laisse aux prises. Je le puis d’autant mieux qui ni l’un ni l’autre, dans la théorie de leur habiles avocats, n’engage véritablement le problème fondamental ; ils touchent moins l’origine des castes que la règle de leur hiérarchie.

S’autorisant de l’emploi ancien du mot varna et de la signification qui lui est habituellement attribuée dans la langue classique plus moderne, M. Risley voit dans l’opposition native entre la race conquérante et la rare conquise, la blanche et la noire, le germe d’une distinction de castes. Les lois endogamiques sont le fondement du régime. En présence d’une population méprisée, les âryens auraient élevé ce rempart pour protéger la pureté d’un sang dont ils tiraient gloire. La caste est, pour M. Nesfield, affaire de profession ; elle est pour M. Risley affaire de mariage. C’est l’analogie, c’est l’imitation de ce groupement primitif qui, se répandant de proche en proche avec l’autorité que lui prêtait la sanction des classes dirigeantes, aurait multiplié à l’infini les ramifications dérivées tour à tour et suivant les cas de causes ou d’occasions diverses : communauté de langue, voisinage ou indentité de profession, croyances ou convenances sociales.

Il en arrive par un détour à se rallier d’assez près au système orthodoxe des brâhmanes[2] : la prédominance peu à peu conquise par le sacerdoce serait la source principale de toute l’évolution[3]. En dépit d’une simplification outrée, la théorie des castes mêlées reste pour lui[4] un témoignage précieux de ce croisement incessant des populations dont le mélange en proportions variables est la cause capitale qui a multiplié les sectionnemens.

Si, dans sa rigueur, la règle endogamique de la caste appartient proprement à l’Inde, les règles exogamiques, dont nous avons constaté l’action parallèle, sont bien plus générales. À des degrés inégaux et sous des formes mobiles, l’exogamie est une loi universelle. Sous des noms changeans, les groupes exogames se retrouvent au sommet et à la base de la société hindoue : gotras éponymes chez les brahmanes, clans unis par le totem chez les populations aborigènes, se rencontrent, se fortifient et parfois se fondent les uns dans les autres ; les classes inférieures sont toujours jalouses d’assimiler leur vieille organisation à cette législation brahmanique dont l’adoption leur devient un titre de noblesse.

À ce point, nous retrouvons chez M. Risley comme chez M. Nesfield un sentiment très vif de l’action qu’ont exercée sur la condition définitive des castes les traditions et les coutumes des tribus autochthones. Mais, s’ils s’accordent à tirer nombre de castes du démembrement successif de peuplades autonomes, la part que chacun d’eux fait aux institutions de la tribu, plus exactement de la tribu aborigène, est singulièrement inégale : M. Nesfield y dénonce la source originale de plusieurs des lois qui régissent la caste, la règle endogamique par exemple ; M. Risley n’y cherche guère que des analogies curieuses avec les coutumes qu’a apportées de son côté l’élément aryen, telles que les restrictions exogamiques ; mais des faits si universels cessent d’être significatifs.

Les théories trop timides qui n’osent s’émanciper de la tradition hindoue restent impuissantes ; il ne faut pas moins se garder des théories trop vagues, trop compréhensives. Si la communauté d’occupation suffisait à fonder le régime des castes, il devrait régner dans bien d’autres pays que l’Inde. L’objection saute aux yeux. Elle ne condamne pas moins le système qui se contente, sans enchaînement historique, sans détermination précise, de signaler les lois de la caste comme une survivance de l’antique organisation de la tribu ou du clan.

Se réfère-t-on aux traits généraux d’une organisation si naturelle aux périodes archaïques de la sociabilité humaine qu’elle se retrouve chez les races les plus diverses ? On reste dans le vague ; on ne démontre rien. Si l’on songe uniquement ou même principalement à l’organisation des tribus aborigènes de l’Inde, si l’on admet qu’elle ait réagi avec une force si décisive sur la constitution générale du monde hindou, qu’une classe ambitieuse de prêtres s’en soit emparée, en ait fait une arme de combat, on retourne le courant probable de l’histoire, on prête à des mobiles trop minces une puissance disproportionnée. Tout indique que, dans la marche de la civilisation indienne, l’action déterminante appartient aux élémens âryens ; les élémens aborigènes n’ont exercé qu’une action modificatrice, partielle et secondaire.

Est-ce à dire que ce rapprochement de la caste et de la tribu soit stérile ? J’y vois au contraire, une notion neuve, capitale, mais à condition que l’on serre les faits d’un peu près, que l’éblouissement des généralités commodes ne fasse pas perdre de vue l’enchaînement nécessaire des réalités historiques. C’est ce qui me dispense d’entrer dans le détail des spéculations que les recherches récentes sur l’organisation juridique primitive ont occasionnellement consacrées à la caste. Celles mêmes qui se sont sagement confinées dans le domaine âryen[5], étant trop sommaires, ne sont guère entrées dans le vif de l’évolution. Nous en ferons à l’occasion notre profit. Mais nous avons touché du doigt le danger des thèses trop abstraites.

La caste n’existe que dans l’Inde. C’est donc qu’il en faut chercher la clef dans la situation spéciale de l’Inde. Sans fermer les yeux à d’autres clartés, c’est aux faits eux-mêmes qu’il faut demander des lumières, à l’analyse des élémens caractéristiques du régime, tels que l’observation nous les livre dans le présent et nous aide à les reconstituer dans le passé.

  1. Risley, Ethnograph. Gloss., p. XXXIV.
  2. P. XXXIV suiv.
  3. Art. Brahman, au commencement.
  4. P. XVIII, XXXVI-VII.
  5. Je pense, par exemple, à M. Hearn, The Aryan Household.