Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 1

Ernest Leroux (p. 207-215).

I


Si les Hindous ont confondu les deux notions et les deux termes de classes et de castes, on a parmi nous suivi leurs errements avec une docilité fâcheuse. J’entends surtout les indianistes. Représentans de l’école philologique, ils obéissent à une pente presque irrésistible en envisageant de préférence le problème sous cet aspect traditionnel. La théorie brâhmanique est comme leur atmosphère propre. La chronologie littéraire est leur point de départ invariable.

Fidèles à un principe qui, semble-t-il, s’impose a priori, — mais dont j’ai déjà dénoncé, dans son application à l’Inde, les périls et la fragilité — la plupart ont admis de fait, comme une certitude évidente, que la suite des monumens littéraires devait correspondre à l’évolution historique et en refléter exactement les phases. Les Brâhmanas, qui, dans l’ordre des temps, se lient de plus près aux Hymnes, ne pourraient rien contenir qui ne fût le prolongement ou le développement normal des données qui y sont contenues. D’où ce dilemme : ou bien l’existence des castes est attestée dans le Véda, ou, au cas contraire, elles se sont nécessairement établies dans la période qui sépare la composition des hymnes, auxquels elles seraient inconnues, de la composition des Brâhmanas qui en supposent l’existence ; à quoi s’ajoute ce corollaire, toujours tacite, mais toujours agissant, que c’est au moyen des élémens expressément fournis par les Hymnes que s’en devraient justifier les origines.

Personne, que je sache, ou presque personne, ne s’est affranchi de ce postulat. On s’est cru tenu à considérer comme le point de départ certain les divisions qui, de l’aveu de tous, se révèlent dans le Véda, castes complètes et avérées suivant les uns, classes sociales suivant les autres ; les premiers, d’autant plus passionnés à retrouver les castes dans les Hymnes, qu’ils sentaient justement combien il est difficile de leur attribuer, suivant le mode ordinaire, une origine trop récente ; les seconds, concluant du silence des Hymnes que l’époque où ils remontent n’en aurait rien su, que le mouvement n’a donc pu se prononcer que plus tard ; les uns et les autres s’accordant pour considérer comme primitif, indissoluble, le lien qui rattache les quatre varnas du système à la naissance même de l’institution des castes.

Sous cette impression on croit volontiers avoir assez fait quand, de considérations générales étayées d’analogies approximatives, on a déduit une explication rationnelle. Des prétentions et des intérêts de la classe sacerdotale, grâce à une alliance qui s’est vue ailleurs avec le pouvoir séculier, on fait sortir, par de savans calculs persévéramment poursuivis, cet état de fractionnement, maintenu par des règles sévères, qu’on n’envisage qu’à travers le prisme des Livres de lois. De ces constructions, les lignes sont communément un peu molles ; elles peuvent séduire par leur régularité, par l’appel commode qu’elles font à des notions courantes. On n’est pas impunément si clair.

Maîtres de l’analyse qui tire tout le vocabulaire indo-européen de quelques centaines de racines, certains explorateurs du langage ont bien cru toucher, dans les langues qui ont gardé le plus de transparence étymologique, aux premiers bégaiemens de la parole humaine. Ils estimaient que le pas à franchir de là jusqu’à la source était négligeable ou peu s’en faut. Parmi les explications qu’à suscitées la caste, il en est qui font songer à ce facile optimisme. Il a exercé ses ravages jusque sur des esprits qui paraissaient des mieux armés pour s’en défendre.

M. Sherring, par exemple, a consacré de vastes travaux à l’étude directe des castes contemporaines[1]. Quand, un jour, il a songé à coordonner ses vues d’ensemble, à résumer son sentiment sur l’Histoire naturelle de la caste[2], il a posé les termes du problème avec une fermeté qui n’était pas pour démentir les promesses de son titre. Chose curieuse, qu’un système préconçu ait pu stériliser tant d’observations et de savoir. M. Sherring ne nous a montré dans la caste que le fruit de la politique sournoise de prêtres ambitieux, fabriquant de toutes pièces et modelant à leur profit la constitution du monde hindou !

La comparaison des jésuites et de leurs visées théocratiques joue en général dans ces exposés un rôle véritablement excessif. Nous la retrouvons jusque chez un des représentais les plus récens de l’école philologique. M. de Schrœder[3] ne semble pas d’abord enclin à exagérer l’autorité du système brahmanique : il sent que la quadruple division en prêtres, guerriers, etc., ne peut correspondre qu’à une distinction de classes. Ce n’en est pas moins d’elles, et par-dessus tout de la constitution particulière aux brahmanes, qu’il dérive les castes. S’il fallait l’en croire, le régime serait lié à la réaction victorieuse du brâhmanisme contre le bouddhisme expirant. La formation s’en trouverait donc ainsi rabaissée jusqu’à l’époque où parut l’homme dans lequel se personnifie ce mouvement, d’ailleurs si hypothétique, jusqu’à Çankara, le philosophe orthodoxe du viiie siècle !

Ce sont là les systèmes que j’appellerai traditionalistes. Ils se répètent, se transmettent sans grand effort de renouvellement. Si ingénieux qu’ils puissent être dans quelques unes de leurs parties, l’analyse n’en serait guère fructueuse. Roth[4] a, par exemple, expliqué les premiers progrès de la caste sacerdotale par l’importance qu’aurait prise peu à peu le purohita ou prêtre domestique des chefs. En se répandant dans les plaines de l’Inde, les peuplades aryennes se seraient résolues en fractions nombreuses ; elles se seraient émiettées ; les familles royales y auraient perdu et en puissance et en autorité : elles seraient tombées au rang d’une simple noblesse ; les kshatriyas seraient la monnaie des anciens rois. Leur faiblesse aurait fait l’empire des brahmanes. Toutes les vues d’un esprit si fin et si bien informé ont leur prix. Mais celle-ci n’intéresse réellement que l’histoire des classes, non pas la genèse des castes.

Confondre les unes avec les autres, c’est, à mon avis, tout brouiller. J’en ai indiqué plusieurs raisons. La classe et la caste ne se correspondent ni par l’étendue, ni par les caractères, ni par les tendances natives. Chacune, parmi les castes mêmes qui se rattacheraient à une seule classe, est nettement distinguée de ses congénères ; elle s’en isole avec une âpreté que ne désarme aucun souci d’une unité supérieure. La classe sert des ambitions politiques ; la caste obéit à des scrupules étroits, à des coutumes traditionnelles, tout au plus à certaines influences locales, qui n’ont d’ordinaire aucun rapport avec les intérêts de classe. Avant tout, la caste s’attache à sauvegarder une intégrité dont la préoccupation se montre ombrageuse jusque chez les plus humbles. C’est l’écho lointain de luttes de classes qui, transmis par la légende, retentit dans la tradition. Les deux institutions ont pu, par la réaction des systèmes sur les faits, devenir solidaires ; elles n’en sont pas moins essentiellement indépendantes.

La répartition hiérarchique de la population en classes est un fait presque universel ; le régime des castes est un phénomène unique. Que l’ambition brahmanique en ait tiré parti pour mieux asseoir sa domination, c’est possible. Ce n’est pas évident. Une théocratie n’a pas pour base nécessaire un régime de castes. Si la théorie a confondu les deux ordres d’idées, c’est un fait secondaire : nous l’avons vu par la critique même de la tradition. Pour comprendre le développement historique, il les faut distinguer soigneusement, sauf à s’enquérir comment les deux notions ont pu finalement se solidariser. La spéculation sacerdotale a interposé entre les faits et notre regard un système artificiel. Gardons-nous de prendre pour le spectacle le rideau qui nous le dérobe.

Il peut paraître très simple de dériver, à la façon brahmanique, un nombre infini de groupes du fractionnement successif de larges catégories primitives. Comment ne pas voir que ce morcellement s’inspire d’intérêts et de penchans directement opposés à l’esprit de classe, qui devrait bien plutôt resserrer sans cesse le faisceau ? Soumise à des principes d’unification variables, géographiques, professionnels, sectaires, etc., la caste se montre invariablement insensible aux considérations d’ordre général. L’esprit de classe ne rend compte d’aucune des particularités, d’aucun des scrupules qui font l’originalité de la caste, qui, même entre des groupes qui relèveraient en somme d’une classe commune, dressent tant et de si hautes barrières.

Ces systèmes posent donc mal la question ; ils partent d’un principe arbitraire qu’ils ne démontrent pas, qui, à l’application, révèle une évidente insuffisance. Ce n’est pas tout. Leur respect excessif pour les prétendus témoignages de la littérature les force à ramener les commencemens du régime jusqu’à une époque trop basse, où tout indique que la vie de l’Inde était déjà fortement établie dans son assiette définitive. Nouvelle invraisemblance ! Une institution si universelle dans la société hindoue, douée d’une vitalité souple jusqu’à paraître indestructible, ne peut pas manquer d’être liée aux racines mêmes du développement national. Surgissant tardivement, au moins eût-elle, à prendre tant d’empire, laissé de ses commencemens des traces plus précises.

Un trait est commun à tous les systèmes de cette catégorie : ils perdent trop de vue les faits actuels ; ils se privent des rapprochemens et des idées qu’évoque la vie des populations imparfaitement ou récemment assimilées à l’hindouisme dominant.

Cette préoccupation tient au contraire une place d’honneur dans des travaux qui obéissent à d’autres directions, qui procèdent soit des doctrines sociologiques, soit de l’anthropologie.

  1. Tribes and Castes in Benares.
  2. Natural history of Caste, dans la Calc. Review.
  3. Indien’s Litteratur und Cultur, p. 152 suiv., 410 suiv.
  4. Zeitschr. der Deutschen Morgenl. Gesellsch., I, p. 81 suiv.