Les Carrières de marbres de l’Altissimo et de Carrare

Les Carrières de marbres de l’Altissimo et de Carrare
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 125-161).
LES MARBRES
DE
L’ALTISSIMO ET DE CARRARE


I

Le voyageur parti de Livourne sur la voie ferrée qui relie le port principal de la Toscane à sa vieille capitale Florence est bientôt arrivé à Pise, première station du parcours. Là, si au lieu de continuer sa route vers l’ouest, il suit l’embranchement nord de la voie qui atteindra prochainement Gênes, unissant ainsi deux villes autrefois rivales, il peut d’abord admirer tout à son aise, sans descendre de wagon, les quatre monumens qui font la gloire de Pise. Réunis sur la même place, comme pour épargner au touriste la peine de les chercher les uns après les autres, le Dôme, la Tour penchée, le Baptistère et le Campo-Santo sont presque effleurés par la locomotive. Les travaux d’art de la voie et les vieux remparts crénelés de Pise la gibeline, trop étendus pour la ville moderne, tant elle a perdu de son ancienne importance, se touchent pour ainsi dire, et l’on peut embrasser du même regard les merveilles de notre siècle et celles des âges passés. La campagne est riante ; l’olivier y croît au milieu des blés, la vigne s’y enlace à l’ormeau comme au temps de Virgile. À gauche est la mer, qui reçoit les eaux paresseuses de l’Arno. L’embouchure du fleuve est presque barrée par les sables, et une tour en ruine, qui servait jadis de phare, indique l’emplacement de l’ancien port de Pise. Parallèlement à l’Arno court le fleuve Serchio, dont l’embouchure est également marquée par une tour. À droite se profilent de hautes montagnes aux tons bleuâtres, celles dont par le Ugolin dans le poème de Dante, et qui empêchent les Pisans de voir Lucques.

C’est à travers cette contrée, si belle dans sa végétation naissante, si riche en souvenirs, que m’entraînait la vapeur par une de ces magnifiques journées d’hiver comme on en voit beaucoup en Italie. On était au mois de décembre 1863. Parti de Livourne le matin, j’avais franchi la station de Pise, puis, tournant au nord, celle de Viareggio, caressée par les flots de la Mer-Tyrrhénienne, et j’arrivais à Pietra-Santa, terme de mon voyage par la voie ferrée. Un ami, que j’avais rencontré quelques années auparavant dans la Maremme toscane et qui depuis avait pris la direction d’une mine d’argent dans les Alpes apuanes, au nord du grand-duché, était venu m’attendre à la station ; il me disputa aux nombreux vetturini qui s’emparaient déjà de mes bagages. Montés sur un léger calessino attelé d’un cheval fringant, nous dépassâmes bientôt tous les voiturins de louage qui nous avaient suivis à la course en vociférant, et en moins de trois quarts d’heure nous atteignîmes la jolie petite ville de Seravezza[1]. J’allai aussitôt frapper à une maison hospitalière qu’un Français, M. Henraux-Sancholle, propriétaire des plus belles exploitations de marbre du pays, avait mise gracieusement à ma disposition, et je trouvai dans cette maison, au pied des Alpes toscanes, des hôtes aimables qui me rappelèrent la France.

Seravezza était un point de départ des mieux choisis pour quelques tournées qui devaient me conduire aux points les plus curieux de la Toscane, si riche en mines et en carrières, et surtout à deux centres d’exploitation justement célèbres, l’Altissimo et Carrare, — l’Altissimo, où le génie de Michel-Ange, obéissant à la volonté patriotique d’un Médicis, Léon X, découvrit, il y a plus de trois siècles, des gisemens de marbres qui, retrouvés il y a quarante ans, n’ont pas cessé depuis d’être exploités ; — Carrare, où tous les habitans tiennent le ciseau comme sculpteurs ou comme carriers, et dont les marbres, connus bien avant ceux de Seravezza, ont depuis deux mille ans fourni tant de précieux matériaux à l’architecture et aux arts d’ornement comme à la statuaire.

La ville de Seravezza est située au confluent de deux ruisseaux, la Serra et la Vezza. À partir de Seravezza, ces deux ruisseaux n’en forment plus qu’un, connu sous le nom de Versilia, qui va mourir à la mer après avoir fertilisé la plaine de Pietra-Santa. Que l’on remonte le cours de la Serra ou celui de la Vezza, ce ne sont partout, aux flancs des montagnes, qu’exploitations de marbre étagées à diverses hauteurs, et reconnaissables à la longue traînée de déblais qui descend du seuil de la carrière jusqu’au niveau de la vallée. À la couleur que revêt d’habitude la pierre extraite, on dirait de loin un vaste ossuaire ou encore un amas de neige.

Le long du cours d’eau, la scène change ; on n’entend que le bruit monotone et continu des scieries, où le marbre est débité en planches par des lames d’acier disposées sur un châssis, et le grincement des frulloni, sortes de meules horizontales tournantes, où les carreaux, dégrossis à la carrière, reçoivent sur une de leurs faces le poli exigé pour la vente. Des roues hydrauliques, mues par les eaux des deux torrens, donnent la vie à tous les appareils, et le travail ne cesse ni le jour ni la nuit. Parfois des usines d’une autre espèce, comme les forges où l’on étire le fer, les moulins où l’on fabrique la poudre, les établissemens du Bottino, où l’on traite les minerais de plomb et d’argent du pays, viennent prouver au voyageur que le travail du marbre n’est pas le seul dont les habitans tirent profit. Ils exploitent même, concurremment avec le marbre, les ardoises de Cardoso, dont on se sert pour couvrir les toitures, et les schistes lustrés de la même localité, qui, réfractaires à l’action du feu, ont été employés de tout temps en Toscane pour le revêtement intérieur des foyers métallurgiques, entre autres des hauts-fourneaux à fondre le minerai de fer. Les chars à bœufs qui descendent de la montagne de Cardoso, chargés d’ardoises et de blocs de schistes, se croisent avec ceux qui portent le marbre, et le long du chemin on rencontre les bouviers des diverses carrières allant fraternellement de compagnie.

Les deux vallées de la Serra et de la Vezza sont étroites, rarement visitées du soleil. L’horizon est partout limité. Aux pentes et jusqu’aux cimes des hautes montagnes sont attachés quelques pauvres villages qu’habitent les mineurs et les carriers. Des champs de vignes, quelques prairies, des bois de chênes et de châtaigniers, plus haut le hêtre, enfin les bruyères, composent toute la végétation. L’oranger et l’olivier, le blé et le maïs sont réservés à la plaine, et ce n’est qu’entre Seravezza et la mer que la terre déploie toutes ses richesses. Là s’étend une vaste campagne qui, sous le ciel clément de l’Italie, est un véritable jardin. Des fleurs de toute espèce, aux couleurs vives et variées, s’épanouissent autour des gracieuses villas ; le long des murs l’oranger s’étale en espalier, et marie le ton doré de ses fruits au vert sombre de son feuillage. Des deux côtés de la route qui conduit de Seravezza à Pietra-Santa ou à la station de Querceta, et de là au port d’embarquement des marbres, ce ne sont que bois d’oliviers. L’arbre chéri des Grecs, qui l’ont transplanté sur ces rivages, empiète, tant le terrain lui est favorable, sur les fossés et jusque sur les accotemens de la route.

Si l’on revient sur ses pas, si l’on remonte la Vezza aux eaux vives et poissonneuses, on trouve à droite les carrières de la Costa ; où le marbre prend toutes les couleurs, depuis le blanc clair ou ordinaire (le blanc par excellence, le marbre statuaire seul manque) jusqu’au bleu commun ou fleuri : bianco chiaro, bianco ordinario, bardiglio comune, bardiglio fiorito, comme disent les praticiens de l’endroit[2]. Un peu plus loin, la route, déjà fort étroite et montante, se resserre et dévient plus raide. On traverse le petit village de Ruosina, puis on aperçoit à gauche, perchés à mi-hauteur, Retignano et Stazzema, et l’on arrive au Rondone, où sont les dernières carrières. Des deux côtés du chemin, d’immenses ouvertures béantes annoncent d’importantes exploitations. À la surface moussue des déblais, aux tas volumineux qu’ils forment, on peut juger à la fois de l’ancienneté et de l’étendue des travaux. La pierre, dans sa cassure fraîche, indique une autre nature de marbre ; c’est le marbre-brèche, formé d’assemblages divers, — galets de calcaire blanc ou violacé, débris de roches éruptives verdâtres, réunis et comme soudés entre eux par un ciment ferrugineux de couleur jaune ou rouge. Tous ces élémens d’origines si différentes, produits à des époques géologiques éloignées les unes des autres, se sont un jour trouvés ensemble, roulés par un de ces torrens antédiluviens dont les plus furieux parmi les torrens de l’époque actuelle peuvent à peine donner une idée. Puis toutes ces roches, broyées, pulvérisées, réduites à des échantillons de grosseurs variables, se sont rassemblées dans un milieu aqueux plus tranquille ; elles se sont déposées au fond d’un lac, d’un estuaire, ou sur les bords d’un golfe d’une de ces mers anté-historiques. Un ciment argilo-ferrugineux, mêlé d’oxyde noir de manganèse, a rapproché, agglutiné ensemble toutes les parties ; il a lié toutes ces matières hétérogènes comme par une espèce d’affinité chimique, à l’instar de nos mortiers modernes dans la fabrication du béton. Ainsi s’est formé et déposé le marbre brèche, qui de toute antiquité a été recherché par l’architecture. Celui du Rondone, ou, pour le désigner par le nom sous lequel on le connaît dans les arts et le commerce, celui de Seravezza, est le plus estimé. Il prend un beau poli et affecte une infinité de tons où dominent toutefois le blanc, le rouge, le violet. La variété la plus recherchée est celle dite fleur de pêcher à cause de sa couleur dominante. La brèche de Seravezza est connue plus particulièrement en Toscane sous le nom de mischio, qui lui vient du mélange des élémens variés qui la composent, ou d’affricano par analogie avec une brèche pareille fort célèbre que les Romains avaient exploitée en Afrique en même temps que celle de Seravezza, et qu’ils employaient surtout pour leurs colonnes. Le mischio de Seravezza a été aussi fort recherché au moyen âge et à l’époque de la renaissance. Dans la plupart des vieilles églises d’Italie, les piliers, les frontons et les colonnettes des chapelles, les revêtemens et les placages intérieurs sont faits avec cette brèche précieuse. Depuis, le goût a changé, et ces marbres ont injustement perdu la faveur dont ils jouissaient. Des deux carrières du Rondone, une seule est en ce moment exploitée[3].

Quand on entre dans la vaste excavation, le bruit particulier de la scie d’acier sans dents glissant à travers le marbre sur un lit de sable arrosé par un filet d’eau, l’éclat fumeux des lampes, les coups de marteau du mineur tombant répétés sur la pointerolle et le ciseau, ou frappant en cadence sur la tête des fleurets ; par momens, l’explosion d’une mine retentissant dans la caverne et en ébranlant les parois, puis les cris des ouvriers, ceux-ci pressant sur les leviers, ceux-là chassant les coins de fer, ou disposant les rouleaux de bois sous les blocs de marbre, tout cela produit une vive impression sur le visiteur. Au moment où je pénétrai dans la carrière du Rondone, de jeunes filles au teint frais en sortaient pieds nus, la robe retroussée, un foulard noué autour des cheveux, portant dans un panier sur leur tête les déblais provenant des travaux. Elles se suivaient à la file, et, arrivées au dehors, jetaient nonchalamment le contenu de leur canestre sur le tas commun où s’amoncelaient les éclats de marbre formant talus de chaque côté. Sans doute la brouette eût été un moyen de transport plus expéditif, mais comment circulerait-elle au milieu des blocs de marbre amoncelés çà et là, dans un lieu éclairé à peine ? Cosi fan tutti, ainsi fait-on partout, me dit l’un des mineurs auquel je témoignai mon étonnement.

Attentif à tout ce qui se faisait, donnant ses ordres d’une voix brève et quelquefois sévère, un vieux surveillant, petit de taille, mais vigoureux, l’ispettore Niccolino, allait et venait, coiffé d’un bonnet phrygien qui annonçait un ancien marin. Il était vêtu de cette veste aux larges et nombreuses poches particulière à la Toscane, et qu’on appelle cacciatora ou veste de chasseur. Niccolino y entassait les paquets de cartouches destinés aux mineurs et tous les échantillons de marbre qu’il voulait montrer à son chef, le padrone ou directeur des travaux. C’est avec ce digne Génois, qui avait passé toute sa vie au milieu des marbres, que je visitai le Rondone. Marin, comme je l’ai dit, avant d’être carrier, Niccolino avait porté des marbres de la Rivière de Gênes en France et remonté le Rhône jusqu’à Arles. Aussi me parlait-il avec orgueil une espèce de langue franque que je ne comprenais guère mieux que son affreux patois de Gênes ; mais c’était là le moindre de ses soucis. Son père avait servi « dans les marbres, » comme il disait ; lui-même servait comme son père, et avait aussi poussé son fils dans le rude métier des carrières. Depuis 1806, cette triple génération de braves ouvriers était ainsi attachée au même établissement, et donnait raison à l’adage que « les bons maîtres font les bons serviteurs. »

Les marbres blancs, clairs ou ordinaires, dont on fait des chambranles de cheminée, des baignoires, des vasques de fontaine, des colonnes, des dessus de meubles ; les marbres bleus communs, dont on fabrique surtout des dalles et des carreaux pour parquets, des vases et des balustrades de jardins ; les marbres bleus fleuris, qu’on emploie de préférence pour l’ornementation, urnes, colonnettes, consoles ; enfin les marbres brèches, dont on fait essentiellement des colonnes ou des placages, — voilà ceux que l’on exploite communément à Seravezza. Est-ce à dire que le marbre statuaire y manque ? Non sans doute, et Carrare, qui avait eu jusqu’ici le privilège de fournir des blocs irréprochables pour statues, bustes ou bas-reliefs, n’est plus sans rivale ; les qualités jadis si vantées de ses marbres statuaires ne sont plus hors ligne dans l’estime des connaisseurs. Le premier rang semble désormais appartenir à Seravezza, et c’est aux flancs de l’Altissimo, à plus de 1,000 mètres de hauteur, qu’il faut aller chercher maintenant le marbre blanc pur de tout défaut et de toute tache.

Le statuaire de Seravezza est plus beau encore que celui de Carrare. Le grain est serré, homogène, cristallin, rappelant la cassure du sucre, d’où l’épithète de saccharoïde donnée en minéralogie au marbre statuaire. La couleur est d’un blanc mat, prenant sous le poli un ton de cire vierge, sans aucune ligne jaune ou bleuâtre. Le ciseau se promène facilement sur le bloc et enlève des éclats réguliers. Guidé par Niccolino, je visitai d’abord les carrières du Giardino, situées sur le penchant méridional du mont Altissimo, dont la cime est à près de 1,800 mètres de hauteur. À partir du village de Buosina, on quitte la Vezza pour prendre une vallée transversale remontant au nord. Le chemin s’élève avec le torrent. Construit pour la descente des marbres par le propriétaire du Giardino, il mesure une lieue et demie de longueur (6 kilomètres), et rachète une différence de niveau d’environ 350 mètres ; il n’a pas coûté moins de 50,000 francs.

Les pentes raides des montagnes latérales sont plantées de pins, de châtaigniers, de hêtres, et recouvertes d’un gazon toujours vert. Quelques cascades, descendues des plus hautes cimes, tombent en lames argentées, éparpillant au soleil une poussière blanchâtre où étincellent, sous le jeu capricieux de la lumière, toutes les nuances du prisme. La route dispute la place au torrent, resserrée entre les deux montagnes. Çà et là sont quelques cahutes, refuge des bergers qui mènent paître leurs chèvres sur ces sommets ardus, quelques vieilles masures abandonnées où l’on fait griller les châtaignes destinées au moulin à l’époque de la cueillette, en octobre. Sur le chemin, une escouade de terrassiers modenais, désignés ironiquement sous le nom de lombardi (synonyme ici de lourdauds) par les ouvriers toscans plus policés, répare la voie, comble les ornières de sable ou de cailloutis. Ces terrassiers sont restés fidèles, comme les jeunes filles du Rondone, à l’usage du panier, qu’ils préfèrent à la brouette. Le terrain, formé de micaschistes noirâtres, a une teinte sombre qui va bien au tableau, et tout l’ensemble du paysage revêt un caractère d’austère majesté. Les Modenais, que les beautés de la nature inquiètent peu, ne suspendent un moment leur travail que pour surveiller la confection de la polenta, pâtée de farine de maïs ou de châtaignes qu’on fait bouillir avec un peu de graisse dans une immense marmite en fonte. Sur un coin du chemin, dans le fond du fossé, l’un des ouvriers auxquels le suffrage de ses camarades a délégué les fonctions de maître coq agite la pâte fumante avec une latte de bois qui rappelle l’arme d’Arlequin. Quelques branchages secs font tous les frais du combustible, et deux pierres sur lesquelles est placée la marmite composent tout le fourneau. La cuisson terminée, on découpe le gâteau en tranches où chacun mord à belles dents.

Assis sur une borne du chemin, je contemplais le groupe des lombards dévorant leur frugal repas, quand Niccolino me montra devant nous, de l’autre côté du torrent, un précipice escarpé que couronnait un bouquet de pins. Questo è il paradiso de’ cani, c’est là le paradis des chiens, me dit-il. — Et d’où vient ce nom ? Alors il me raconta que les chiens, quand ils étaient sur le plateau supérieur, à la poursuite du gibier, se précipitaient quelquefois tête baissée dans l’abîme que leur masquait le bouquet de pins. E cosi se ne vanno al paradiso de’ cani (et c’est ainsi qu’ils s’en vont au paradis des chiens), termina-t-il avec un sourire en manière de péroraison. Au pied de la carrière du Giardino est la cabane du forgeron où l’on affûte les fleurets des mineurs et où l’on retrempe les têtes des marteaux. Un plan incliné, dont le seuil est formé de larges dalles de marbre, conduit à la place où l’on charge les blocs. Des chars aux roues basses et massives, serrées par les mâchoires des freins que commandent deux fortes vis à l’arrière, se tenaient prêts pour le chargement lors de ma visite au Giardino. Cinq ou six paires de bœufs, encore suans de la montée, soufflaient avec bruit en attendant le signal du départ. La vapeur de leurs naseaux, se dissipant avec lenteur au soleil, formait une traînée transparente. Quelques-uns, moins fatigués, broyaient une poignée de foin que leur présentait un des bouviers, fixant sur lui leurs gros yeux ronds avec un air calme et débonnaire. Autour du char étaient disséminés les manœuvres, prêts à mettre en mouvement leviers, crics et rouleaux.

C’est à cet endroit où les bœufs s’arrêtent que commence réellement l’ascension du voyageur. Je levai la tête et regardai mon guide, qui semblait me dire comme la sibylle à Enée : munc animis opus, c’est maintenant qu’il faut du courage. Une différence de niveau de près de 200 mètres en verticale séparait le point où nous étions de celui que nous devions atteindre. Le sentier suivait d’abord une pente rapide, inclinée de 30 à 40 degrés ; puis c’étaient des marches comme celles d’un escalier avec la montagne d’un côté, l’abîme de l’autre. Enfin aux marches succédaient des encoches taillées à pic dans le roc. Il y avait tout juste place pour le pied, et le long de cette échelle d’un nouveau genre tombait en guise d’appui une chaîne aux anneaux de fer, sur laquelle il fallait s’élever par la seule force des poignets. On mettait les pieds l’un après l’autre dans les entailles du rocher, à peu près comme sur les barreaux d’une échelle toute droite, mais avec infiniment moins de commodité. Dans ce passage dangereux, que je gravis tant bien que mal, un ouvrier pris tout à coup de vertige, ou perdant la chaîne des mains, s’était laissé choir un samedi du mois de juin 1861. Son corps, qui avait roulé dans l’abîme, fut ramassé en lambeaux au pied de la montagne et rapporté dans un sac. Le lundi suivant, on eut toutes les peines du monde à ramener à la carrière les camarades de la victime, qui ne voulaient plus revoir le théâtre de ce lamentable accident.

Sur ces escarpemens où l’homme à peine peut atteindre, on conçoit qu’il n’y ait pas d’autres moyens de transport pour les blocs extraits des carrières que de les précipiter dans le vide. De distance en distance règnent des murs énormes, des bastions, comme les appellent si bien les carriers italiens. Ils sont dressés en talus, et de loin en loin sont ménagées des plates-formes horizontales qui permettent aux ouvriers de travailler, et où s’amortit la vitesse des blocs tombés des plus hautes cimes. La descente de ces monolithes, qui atteignent parfois jusqu’à trente mètres cubes de volume et pèsent plus de quatre-vingt mille kilogrammes (ce sont alors des bancs entiers détachés de leur lit de carrière), est vraiment magnifique à voir. Le géant de pierre roule avec fracas sur les débris de marbre rejetés de l’exploitation et formant talus ; il franchit dans une immense parabole les corniches des bastions et se remet à descendre. Le bruit ressemble au grondement du tonnerre répété par tous les échos des vallons. L’énorme masse est emportée par une vitesse qui va s’accélérant de plus en plus, selon les lois de la pesanteur. Si un arbre, si un autre bloc se rencontre sur sa route, alors un choc terrible a lieu : l’arbre est déraciné, tordu, broyé ; ses débris sont projetés au loin. Si ce sont deux blocs de marbre qui se choquent, le plus volumineux brise l’autre et le fait voler en éclats. Pour prévenir ces accidens, on accumule parfois devant les masses arrêtées à mi-chemin, et qui peuvent gêner la descente d’un bloc supérieur, des monticules de débris de marbre qui forment une espèce de matelas protecteur. Souvent la descente seule suffit, sur le cailloutis de la montagne, à mettre un bloc en pièces pour peu qu’il ait quelque défaut. Il se divise avec un tel fracas qu’on dirait un coup de mine, et l’analogie est d’autant plus frappante que du milieu de ces débris se dégage une poussière fumante que l’on prendrait pour la vapeur produite par l’ignition de la poudre. Après toutes ces péripéties de la chute, le bloc s’arrête enfin, comme épuisé, non sans tracer un profond sillon dans le sol, où il s’enfonce quelquefois jusqu’à un mètre. C’est alors qu’arrivent les ouvriers, munis de pinces et de rouleaux.

Cependant j’étais parvenu au point culminant où se développent les magnifiques filons de marbre statuaire, capables d’alimenter une exploitation de plusieurs siècles[4]. Je m’arrêtai à la cabane des ouvriers ; elle est toute construite en beau marbre blanc saccharoïde, la seule pierre qu’on trouve en cet endroit. De l’éminence où j’étais placé, je contemplais avec un certain plaisir la pente que j’avais gravie. Le retour ne m’effrayait guère, car la descente, même par les étranges échelons dont j’ai parlé, est plus facile que la montée. Çà et là se dressaient les cimes neigeuses des points culminans de la contrée, entre autres la Pania et la Corchia, dont les pics isolés s’élevaient comme d’immenses pains de sucre. Quelques prairies se déroulaient en tapis de verdure aux flancs des montagnes, et trois lignes de végétation bien apparentes, en quelque sorte trois courbes horizontales, se dessinaient franchement, de quelque côté qu’on portât les yeux, comme si on les avait tracées au niveau. Chacune de ces lignes marquait une région botanique distincte : la région des châtaigniers, celle des hêtres, enfin celle des bruyères et des graminées.

Au pied de la carrière du Giardino, exposée au midi et défendue contre toute brise, poussaient à l’aise quelques plantes aux feuilles vertes, des choux sauvages montés déjà en graines, des violettes et des fraisiers qui n’attendaient que le printemps pour étaler leurs fleurs ou leurs fruits, et mériter à la carrière le nom de Giardino, dont on l’a décorée. Çà et là, on voyait quelques villages bâtis sur d’étroits plateaux, entre autres celui de Basati, d’où les ouvriers du Giardino pouvaient à leur tour être aperçus de leur famille ; partout ailleurs un horizon restreint, des vallées taillées en précipices, véritables déchirures du sol, s’entrecoupant en divers sens ; partout des roches abruptes de couleur sombre, soulevées à d’énormes hauteurs, aux époques des bouleversemens géologiques, par des agens plutoniques qui n’ont pas trouvé d’issue au dehors. Ces agens sont sans doute les mêmes qui, calcinant sur placé les argiles anciennes de ces localités, les ont transformées en schistes micacés ou talqueux, en stéaschistes et en ardoises, les mêmes qui ont ouvert ces fissures profondes, ces failles, comme on les nomme, où ont été injectés de bas en haut la galène argentifère, le cuivre gris, le fer oxydulé magnétique, le vermillon natif ou sulfure de mercure, enfin le quartz aurifère, car tous ces minerais ont été découverts et exploités sur différens gîtes de la contrée. Dirai-je de plus que ces agens restés cachés, granités, serpentines ou porphyres, roches ignées bouillonnant dans le laboratoire central toujours en travail sous la faible croûte de notre globe, sont les mêmes qui, grâce à un excès de chaleur et de pression, ont transformé en marbres, c’est-à-dire en calcaires cristallins, les calcaires primitifs du pays[5]. C’est là une hypothèse qu’encouragent parfaitement les leçons de la géologie moderne ; mais quel maître possède à fond la science de la formation du globe ? La vérité de la veille ne devient-elle pas trop souvent l’erreur du lendemain ? La vérité même, sur ce point comme sur tant d’autres, sera-t-elle jamais dévoilée ? Et un poète, un penseur, qu’on est tenté de citer sans cesse quand on aborde la philosophie des sciences naturelles, n’écrivait-il point récemment : « Le chaos ne lâchera pas sa proie, et le mot mystère est écrit sur le berceau de la vie terrestre[6] ? »


II

Après avoir parcouru le Giardino, je devais une visite aux autres carrières de l’Altissimo, à ces gisemens que découvrit et exploita un moment Michel-Ange, heureux de voir sa patrie fournir le marbre du tombeau de Jules II et de la façade de l’église Saint-Laurent de Florence. Mon guide ordinaire, Niccolino, qui connaissait si bien toutes les traditions et légendes locales, ayant été appelé à Carrare le jour même où je voulais tenter cette nouvelle ascension, me présenta comme cicérone pour le remplacer son fils Antonio et le capocava (chef de carrière) Agostino Falconi. « Ce sont mes lieutenans, dit-il, vous pouvez avoir en eux toute confiance. » Antonio était un vigoureux garçon, à la jambe alerte, au regard vif, à la figure franche, et habitué dès son enfance aux carrières. Agostino, plus solidement bâti encore, était moins allègre. Une surdité précoce, contractée dans son état de marin ? lui donnait un certain air de mélancolie. Il avait fait jusqu’à six voyages au Havre et à Rouen, toujours pour porter des marbres, ceux entre autres destinés au tombeau de l’empereur. Sa surdité l’avait forcé de renoncer à la mer, et alors il était entré dans les carrières, afin, disait-il, de ne pas déroger, et de continuer à servir dans les marbres.

C’est en compagnie de ces deux guides que je partis le matin dès l’aube de Seravezza. Remontant le cours de la Serra, nous traversâmes d’abord le village de Rimagno, où les scieries de marbre et les frulloni faisaient entendre leur bruit habituel. Malgré l’heure matinale, les actives ménagères se montraient déjà aux fenêtres, et de petits gamins en haillons préludaient à leurs jeux bruyans dans l’unique rue du hameau. « E un Francese (c’est un Français), » disaient quelques-uns en me regardant avec cette curiosité inquiète et pleine d’intuition particulière à l’enfance. « Dove andate, demandaient d’autres plus hardis à mes guides ; où allez-vous donc ainsi ? »

Bientôt nous nous croisâmes avec les femmes des villages environnans, qui, pendant que leurs maris se rendaient aux chantiers, allaient au marché voisin faire leurs provisions de la semaine ou porter des fruits, du lait, des légumes. Un panier sur la tête, les mains occupées à tricoter des bas, elles marchaient nu-pieds sur les pavés froids et glissans du chemin, et charmaient la longueur de la route en récitant le rosaire. L’une d’elles entonnait les versets d’une voix monotone, et les autres répondaient machinalement sur le même rhythme, tout en faisant courir l’aiguille agile entre leurs doigts. À la manière dont elles débitaient l’Ave Maria, on devinait que c’était affaire d’habitude, de pratique superstitieuse, plutôt que de vraie dévotion.

Après avoir tourné à droite, nous gravîmes une pente raide, pavée, sans doute une de ces vieilles routes qui reliaient jadis la Toscane au duché de Modène, et nous atteignîmes bientôt le village d’Azzano, au-delà duquel il fallut prendre un petit sentier à mi-côte. À nos pieds s’étendait la vallée étroite de la Serra. Le bruit du torrent, roulant sur les galets de son lit, montait vaguement jusqu’à nous. Sur le versant qui nous faisait face se développaient presque à pic les carrières de la Capella et celles de Trambiserra, où avait travaillé Michel-Ange. Celles-ci étaient pour le moment abandonnées ; mais des chantiers étaient ouverts sur d’autres points, et déjà l’écho était troublé par le bruit des coups de mine ébranlant les vallons, par le son métallique du ciseau d’acier sur le marbre, ou le roulement des blocs à la descente. À gauche le Mont frappé de la foudre (il Monte Fulgorito), à droite l’Altissimo, deux immenses murs parallèles de calcaire, s’unissant par un col d’une dépression à peine sensible, fermaient la vallée. Sur ce col, des schistes mêlés de noyaux siliceux venaient buter contre les marbres, qui, violemment soulevés à cette hauteur, s’étaient inclinés sur eux-mêmes. Les schistes, plus flexibles, s’étaient simplement contournés sans se rompre. On voyait ainsi sur ce point une coupe de terrain naturelle et une division bien tranchée entre deux dépôts d’âges différens. Il y avait là comme une sorte d’arête de rebroussement, un de ces points de repère auxquels se rattache le géologue dans l’étude d’une localité.

Antonio me montra vers la droite un passage étroit, un défilé portant le nom caractéristique de Serr’alta, où il y avait place à peine pour un homme, et c’est par là que nous quittâmes le versant tributaire de la Serra pour entrer dans celui de la Vezza. Nous avions atteint à cette altitude le niveau de la carrière du Giardino, située derrière nous, et qu’un pan de montagne, qui se déroulait comme un gigantesque rideau, masquait entièrement à nos regards. Il y avait quatre heures que nous montions ; le sentier, de plus en plus raide et étroit, pendait sur l’abîme, et nous avions hâte d’arriver. Le temps, fort beau le matin, s’était couvert à cette hauteur, comme il arrive quelquefois. Des vapeurs, d’abord presque invisibles, s’étaient formées au bas des montagnes, et, s’élevant, n’avaient pas tardé à devenir plus denses. Un brouillard épais, puis de véritables nuages nous environnèrent, masquant tout à coup à nos yeux et la cime de l’Altissimo, à laquelle nous touchions presque, et celle de la Pania et de la Corchia, qui se dressait à droite. On voyait venir l’orage du côté de la Corchia, sombre, menaçant ; c’était comme une immense nappe qui apportait l’eau dans ses plis. Enfin la nuée se déchire. « Vite, vite ! crie Antonio, courons à la caverne. » Nous y entrons, non sans avoir été fortement atteints par l’ondée. Cette caverne, délaissée l’hiver, est le refuge habituel des carriers pendant la tempête, quand ils travaillent l’été à cette hauteur ; elle est tapissée d’une mousse verte et moelleuse : une source d’eau fraîche, s’échappant goutte à goutte entre deux lits du rocher, tombe par un bec de canne dans un petit bassin creusé dans le marbre. À terre sont des sièges naturels, de grosses pierres en forme de dés. Sur le pourtour de la salle sont des inscriptions, des dates, quelques-unes fort récentes. Le W traditionnel (viva Vittorio !), le cri de ralliement patriotique à double sens, viva Verdi ! dessinés sur le marbre en lettres rouges ou gravés au ciseau, rappellent au voyageur qui franchit ces montagnes que l’unité italienne compte des partisans jusqu’en ces endroits presque inaccessibles.

Pendant que je déchiffrais toutes ces inscriptions lapidaires, l’orage avait cessé. À cette hauteur, la grêle s’était mêlée à l’eau, et sur les cimes la neige avait remplacé la pluie et les grêlons ; mais nous étions presque parvenus au terme de notre excursion : encore quelques efforts, et le sommet de l’Altissimo était atteint. Antonio était triste. Comme je lui en fis la remarque : « Ah ! monsieur, ne m’en parlez pas ! être monté si haut pour ne rien voir ! D’ici, quand il fait beau temps, nous apercevons la Corse et la Sardaigne, toutes les montagnes qui nous séparent d’avec le pape, toutes les îles de l’archipel toscan : Monte-Cristo, la Pianosa, l’île d’Elbe, la Gorgone et la Capraia ; nous voyons la mer de Massa et de Carrare et le golfe de la Spezzia, le golfe de Gênes, celui du Lion, les îles d’Hyères, et les ports de Toulon, de Marseille, enfin la silhouette du cap Creus, qui annonce les côtes d’Espagne. » Heureusement j’avais, en tentant cette ascension, un autre but que celui de jouir du spectacle magique que présente la mer infinie ; j’étais venu pour voir des carrières de marbre statuaire, et je fus amplement satisfait.

À notre droite s’étendait Falcovaja, d’où est sorti tout le marbre destiné à Saint-Isaac, la nouvelle cathédrale de Saint-Pétersbourg. Dans le concours ouvert à ce sujet par l’empereur de Russie, vers l’année 1842, les marbres de l’Altissimo obtinrent la préférence sur ceux de Carrare. En trois ans, les trois carrières réunies de Falcovaja, la Polla et la Vincarella livrèrent ainsi près de 2,000 mètres cubes de marbre des plus belles qualités, blanc clair ou statuaire. À Falcovaja, les filons sont fort beaux ; seulement, comme disait Antonio dans son gros bon sens de carrier, la madre natura li porta troppo alto (la mère nature les a portés trop haut). Après notre visite à Falcovaja et un coup d’œil jeté sur les énormes bastions en contre-bas, nous entrâmes dans la cabane des carriers. Là, tout en me chauffant à un feu de broussailles, je regardai par la fenêtre la végétation rabougrie qui couvrait le plateau : c’étaient de petits hêtres souffreteux, aux feuilles jaunies, desséchées par les frimas. Non loin étaient les carrières abandonnées, entourées de déblais de marbre dont la blancheur se confondait avec celle de la neige. Les faucons, les corneilles et les aigles, ces oiseaux des abîmes, planaient au-dessus de nous avec des cris rauques et sauvages. Après notre déjeuner, arrosé de libations abondantes que justifiaient assez le froid, la fatigue et la hauteur, il fallut penser à la descente. Nous prîmes un sentier différent de celui du matin, et passant devant la carrière qui porte le nom caractéristique de Cava del Saltetto, à cause du saut que l’on fait faire aux blocs de marbre par-dessus la corniche de son énorme bastion, nous quittâmes bientôt les eaux de la Vezza pour celles de la Serra. Nous suivions, aux flancs de la montagne, un chemin encore plus dangereux peut-être que celui qui conduit aux plus hauts chantiers du Giardino. Nous nous engageâmes à la file sur un cordon horizontal taillé dans le marbre, et si étroit qu’il y avait à peine de quoi poser un pied devant l’autre. Inutile d’ajouter que la main n’eût pu un instant abandonner la chaîne de fer fixée par ses deux bouts le long de cette corniche à pic. Au-dessus de nos têtes surplombait le calcaire, sous nos pieds s’ouvrait l’abîme vertigineux. La corniche, encore mouillée de la pluie, polie d’ailleurs par le passage fréquent des ouvriers, était glissante comme si elle eût été recouverte d’une couche de verglas. Nous la franchîmes toutefois sans encombre, et je fus récompensé de n’avoir pas reculé devant ce mauvais pas, car j’entendis Antonio, déjà arrivé à la nouvelle carrière vers laquelle nous nous dirigions, me crier de toute la force de ses poumons en agitant les bras : la Cava del Buonarotti ! J’étais donc enfin parvenu au principal but de cette pénible excursion, à l’une des carrières jadis fouillées par Michel-Ange. C’était là le champ d’exploration où le grand homme, pour complaire à son protecteur Léon X, avait, à force de fatigue et de courage, découvert des marbres statuaires qui devaient faire concurrence à ceux de Carrare. En 1518 et 1519, Michel-Ange put à grand’peine extraire de ce chantier cinq colonnes et quelques blocs qui ne furent pas même employés. Une partie fut toutefois transportée jusqu’à la mer par la route qu’on avait ouverte sur les flancs de l’Altissimo, et l’une des colonnes arriva brute à Florence ; mais ni la façade de l’église Saint-Laurent, où sont les tombeaux des Médicis, ni la tombe même de Jules II, ne furent jamais achevées. Léon X d’ailleurs n’avait pas tardé à mourir. Tout ce que gagna Michel-Ange à l’extraction des marbres de l’Altissimo fut de se brouiller à mort avec son ami le marquis Albéric, seigneur de Carrare, auquel appartenaient les carrières de cette dernière localité, et qui ne pardonna jamais à Michel-Ange d’avoir ouvert celles de l’Altissimo.

Environ une quarantaine d’années s’étaient écoulées depuis ces événemens, quand Cosme Ier de Médicis, aussi profond politique qu’habile administrateur, appelé à régner sur la Toscane, reprit heureusement les traditions de Léon X. On conserve dans les archives grand-ducales à Florence une lettre où Cosme exige que, pour les ouvrages dont il embellit sa capitale, les marbres de Seravezza soient seuls employés à l’exclusion de ceux de Carrare. La direction des travaux fut confiée aux plus célèbres artistes du temps, et Vasari, l’Ammanati, Mosca, Jean de Bologne, qui ont orné Florence de leurs chefs-d’œuvre sous le long règne de Cosme Ier, se succédèrent dans la surveillance et l’administration des carrières de Seravezza. Les lettres échangées à ce sujet entre ces vaillans artistes et leur royal protecteur ont toutes été conservées et sont curieuses à plus d’un titre. On y voit Cosme suivre d’un œil attentif les progrès de l’extraction des marbres. Jour par jour sont notés les frais de l’exploitation, et il les acquitte de sa bourse. Lui-même venait quelquefois à Seravezza : il aimait à y séjourner dans une villa qu’il avait fait construire et qui existe encore ; il occupait ses loisirs à visiter l’exploitation des carrières de marbre, les travaux des mines de plomb et d’argent qu’il avait fait également rouvrir.

Au règne de Cosme Ier succédèrent des règnes moins glorieux, moins favorables aux beaux-arts et aux carrières de l’Altissimo. Ces gîtes avaient d’ailleurs à lutter contre des difficultés d’extraction et de transport presque insurmontables à cette époque ; aussi tombèrent-ils pour la seconde fois dans l’oubli. Les choses en étaient là quand, vers le milieu du dernier siècle, puis vers le commencement de celui-ci, on songea derechef à l’Altissimo. M. Borrini de Seravezza et MM. Henraux, soutenus du reste et encouragés par la protection éclairée du grand-duc Léopold, et indirectement favorisés par les entraves que le gouvernement, voisin de Modène apportait à l’exploitation des marbres de Carrare, tentèrent une épreuve qui fut décisive. En 1840, une société anonyme réussit enfin à se constituer sur de larges bases, avec des ressources assurées, pour l’extraction des marbres de l’Altissimo. Cette exploitation, dont la marche n’a cessé d’être progressive, est aujourd’hui si prospère qu’on peut prévoir le moment peu éloigné où les marbres statuaires de l’Altissimo auront le pas sur ceux naguère si vantés de Carrare. De la carrière de Michel-Ange, connue sous le nom de la Vincarella, nous passâmes à celle de la Piastra, puis nous visitâmes celle de la Polla. Cette dernière a pris son nom d’une source d’eau vive fort abondante, qui sort d’une petite grotte voisine. La nappe s’échappe en bouillonnant entre deux lits de calcaire, comme la fontaine de Vaucluse. À chaque pas, dans ces montagnes, des phénomènes naturels du plus gracieux effet viennent ainsi embellir le paysage. On a déjà vu que c’est de la Vincarella et de la Polla qu’ont été tirés, en même temps que de Falcovaja, les 2,000 mètres cubes de marbre commandés par la Russie pour la cathédrale de Saint-Pétersbourg. C’est aussi de la Polla qu’a été extrait récemment le bloc réclamé par Florence pour la statue de Dante, hommage tardif que cette cité rend au grand poète. Ce bloc, au sortir de la carrière, ne cubait pas moins de 2,000 palmes et pesait par conséquent 80,000 kilog.[7]. Grâce à la pente du chemin, il fut descendu sur un traîneau jusqu’à Seravezza. Il était retenu par de gros câbles attachés derrière le bloc et enroulés sur des poteaux ménagés, de distance en distance. La corde se déroulait peu à peu à mesure que le bloc descendait. Les ouvriers gouvernaient avec des pinces cette lourde masse, et une armée d’auxiliaires les accompagnait, mettant la main où besoin était. Le chemin était pavé de bois savonnés couchés à plat et sur lesquels s’avançait le colosse de marbre. En plaine, les bœufs vinrent s’atteler au traîneau. Ce spectacle de la descente des blocs, toujours fort animé, prend, lorsqu’il s’agit de grandes masses, un caractère vraiment majestueux. Au départ, les ouvriers se découvrent et font leurs prières, puis les signaux sont donnés comme dans la manœuvre d’un navire. Parvenu à destination, le monolithe extrait pour la statue de Dante mesurait encore 800 palmes, et pesait par conséquent près de 33 tonnes ou 33,000 kilogrammes. Comme je contemplais avec admiration ces masses énormes, que les carriers de l’Altissimo manœuvrent si habilement, Agostino me rappela avec orgueil que le bloc amené en 1824 par son oncle Domenico de Carrare à Paris, pour la statue équestre de Louis XIII sur la Place-Royale, pesait 52,000 kilogrammes. Quoi qu’il en soit, le bloc d’où sortira la statue de Dante n’en représente pas moins un des monolithes les plus imposans extraits jusqu’ici des carrières de marbre. Chargé sur le chemin de fer à Seravezza, on l’a transporté à Florence sans rompre charge, c’est-à-dire sans transbordement ; il a été amené enfin dans l’atelier de l’artiste, où on le dégrossit en ce moment.

Pour aller de Seravezza à la mer, à Forte de’ Marmi, le port d’embarquement des marbres, on suit une route des plus animées et des plus pittoresques : elle longe d’abord le cours de la Versilia, qui reçoit les eaux des deux torrens de la Serra et de la Vezza. Les berges sont plantées de peupliers, et ce rideau de verdure borde agréablement la rivière. La vallée est étroite au début ; à gauche se montrent encore des marbres, à droite s’élèvent à de grandes hauteurs les schistes, dont la cime déchiquetée, fendillée, revêt des formes bizarres : on dirait de vieux châteaux en ruine, de ces nids d’aigle comme les seigneurs du moyen âge en bâtissaient volontiers sur les sommets les plus ardus. La fiction côtoie ici la réalité, et non loin de là existent en effet des restes de vieux manoirs, d’antiques tours, à Corvaja, à Vallechia. On dit que les seigneurs de ces contrées soutinrent même des sièges en règle contre la république de Lucques, qui leur disputa longtemps la possession des mines d’argent de Val di Castello et du Bottino vers le milieu du XIVe siècle[8]. Les fiers barons durent avoir d’autant moins de peine à résister que le pays, par sa disposition, se prête à une défense facile. On voit encore sur la route, près de Seravezza, au point où la Versilia se resserre, un vieux pan de muraille où devait exister une porte avec ses mâchicoulis et ses ponts-levis, pour fermer complètement le passage en cet endroit. Et sans vouloir faire ici de l’étymologie, Valléchia ne nous paraît être que la contraction de valle chiusa (Vaucluse) ou vallée fermée : c’était assez l’habitude, on le sait, au moyen âge, de barrer ainsi les routes pour obtenir des péages et faire composer les passans. Louis IX lui-même, partant pour la croisade, fut plusieurs fois arrêté le long du Rhône par les seigneurs riverains, qui le mirent à contribution, ce à quoi le saint roi se prêta d’assez bonne grâce malgré les récriminations de Joinville, qui eût préféré payer d’autre monnaie, et guerroyer un peu en chemin avant d’aller s’embarquer à Aigues-Mortes.

En se dirigeant de Seravezza vers Forte de’ Marmi, on quitte bientôt la Versilia, et on laisse à droite la mine de mercure de Ripa, dont une des galeries débouche sur le chemin. La plaine alors s’élargit et présente de beaux bois d’oliviers ou des prairies bien arrosées. On traverse la route de Lucques à Massa et à Carrare, et immédiatement après, à la station de Querceta, le chemin de fer, qui a détrôné la route de terre, qu’il côtoie sur tout son parcours. On rencontre ensuite les vestiges de la voie Emilienne (via Emilia Scaura), plus tard connue sous le nom de voie Aurélienne : c’était, nul ne l’ignore, la grande route qui de Rome menait dans les Gaules en suivant le littoral tyrrhénien. Enfin on arrive à la mer. La plage est basse, sablonneuse. Une immense quantité de blocs, dont la couleur blanche et l’éclat cristallin, reluisant au soleil, éblouissent les yeux, gît sur le rivage. Chaque propriétaire reconnaît son lot à sa marque. Çà et là sont des tas de planches de marbre sciées, placages, dessus de table, etc., des marmetti ou carreaux en paquets. Quelques blocs de couleur insolite se détachent vigoureusement sur l’ensemble. C’est le portor aux veines jaunes sur fond noir venu du golfe de la Spezzia, le vert de Gênes ou vert de mer, la griotte du Languedoc au ton rouge cerise, ce qui lui a valu son nom. Ces marbres étrangers ont été portés jusque-là pour être amenés aux scieries de Seravezza et débités en tables. Les carrières d’où ils ont été tirés ne donnent pas lieu à une extraction assez importante pour qu’on y ait établi des appareils de sciage, ou peut-être manquent-elles de chutes d’eau, forcé toujours plus économique que la vapeur et souvent la seule possible dans les montagnes.

La manière dont on embarque les marbres est primitive, mais originale. La balancelle ou lancia est tirée à sec. Avec des grues et des palans, on élève les blocs et on les descend à fond de cale, puis le navire est lâché à la mer glissant sur des bois savonnés comme si l’on procédait au premier lancement. Cette méthode date des Romains, et les Grecs eux-mêmes n’opéraient pas autrement quand ils chargeaient le marbre de Paros. Les balancelles portant les marbres jaugent de 20 à 50 tonneaux ; elles s’en vont ainsi à Gênes, à Livourne, où l’on transborde les blocs sur de plus grands bâtimens. Quelquefois des navires de 150 à 200 tonneaux sont expédiés directement de Marseille à la marine de Seravezza. En ce cas, les lancie prennent toujours les blocs au rivage, et les portent aux navires qui attendent en rade. Si le mauvais temps survient dans l’intervalle, ceux-ci sont obligés de s’éloigner sans compléter leur chargement.

La vue dont on jouit de la plage de Forte de’ Marmi est des plus pittoresques. Quand le temps est clair, on découvre toute la mer de Toscane, depuis le Montenero de Livourne jusqu’à la pointe de Porto-Venere, qui ferme au couchant le beau golfe de la Spezzia. Sur le rivage, au-delà du dépôt des marbres, présentant un amas de blocs disséminés dans un désordre qu’on pourrait prendre pour un effet de l’art, s’étend une rangée de maisons proprettes où sont établis les marins et les carriers. Deux édifices plus imposans, situés orgueilleusement à l’écart, attirent les yeux, C’est d’un côté l’inévitable douane, bâtisse sans art, n’appartenant à aucun ordre d’architecture, et d’autre part le fort (d’où le nom de Forte de’ Marmi donné à la localité). Le style à la fois élégant et sévère de la forteresse révèle le siècle des Médicis, l’époque où Michel-Ange, précurseur de Vauban, dessinait des citadelles de la même main qui peignait la chapelle Sixtine ou sculptait le David. Sur la façade qui regarde la mer, l’écusson grand-ducal aux six boules s’est effacé devant la croix de Savoie. Des artilleurs piémontais à la tenue mâle et irréprochable ont également remplacé les carabinieri peu redoutables du vieux Léopold. Par l’une des embrasures du fort, un respectable canon de fonte et un antique fusil de rempart, faisant ensemble bon ménage, sont toujours dirigés sur la mer, menaçant les forbans sarrasins, contre lesquels la citadelle a été bâtie. Il y a des forts de cette espèce tout le long du rivage toscan, et bien que les pirates barbaresques ne s’y montrent plus pour faire comme autrefois des razzias jusque dans les grandes villes maritimes, l’autorité militaire continue à occuper les forts. L’artillerie tient à ses privilèges. Une des premières mesures du Piémont devenu le royaume d’Italie a été de garnir les citadelles du littoral de canonniers bien disciplinés.


III

En quittant Seravezza, je me dirigeai vers Carrare par la route de terre, plus courte que la voie ferrée, qui, par raison d’économie et pour éviter les tunnels, a longé le bord de la mer au lieu de se rapprocher des grands centres d’industrie et de population, Seravezza, Massa et Carrare, groupés autour des carrières. Je partis aux premières lueurs du jour avec le vetturino Galibardi, tout fier d’être désigné par un sobriquet qui n’est autre que le nom sous lequel les gens du peuple connaissent Garibaldi en Italie. Les chevaux et le conducteur étaient pleins d’entrain, et nous ne tardâmes pas d’arriver sur la voie Émilienne. La route moderne a conservé le nom de son aînée, la voie romaine, qu’elle côtoie ou dont elle suit le parcours en se superposant à elle. Le chemin est large et bien tracé, sans montée ni descente. Fouettant vigoureusement les chevaux, Galibardi les mena d’un train de poste, voulant sans doute faire concurrence à la locomotive qui passa un moment près de nous, puis disparut bientôt avec son blanc panache de vapeur derrière un rideau de peupliers.

Assis familièrement à côté de mon voiturin, qui parlait le toscan comme un académicien de la Crusca, je l’interrogeai sur les habitudes et les mœurs du pays, sur les progrès qu’y faisait l’idée unitaire. — Illustrissimo, me dit-il, l’unité, il y en a qui la veulent, il y en a qui ne la veulent point. Pour moi, je suis Italien avant tout, et j’abhorre le Tedesco ; mais les impôts ont augmenté, la conscription ne fait grâce à personne. Sous les ducs, on payait peu, et il n’y avait de soldats que les Autrichiens. — On payait peu, répliquai-je, mais l’industrie était souffrante, et avec elle le commerce et l’agriculture ; puis vous n’aviez presque pas de routes, pas de chemins de fer, pas de ports, presque aucune école, aucun lien surtout entre vous, et ceci s’applique trait pour trait à ce duché de Modène où nous touchons, naguère isolé de toute l’Italie, renfermé obstinément dans des idées d’un autre âge. — Oh ! pour cela, oui ! et j’aime mieux Victor que François ou Léopold ; mais je voudrais qu’on mît la Toscane à la tête de la péninsule. Di Toscana non ce n’è che una, il n’y a qu’une Toscane, — ajouta mon conducteur en faisant allusion à la gloire historique et littéraire du pays des anciens Étrusques. J’interrompis la conversation pour mieux admirer le paysage. D’un côté s’étendait la mer calme et azurée, de l’autre on découvrait un rideau de montagnes calcaires couvertes de pins. La plupart des variétés de l’essence résineuse s’y trouvaient représentées, pin maritime, sylvestre, laricio, pin d’Alep ; par bouquets isolés se montrait le pin parasol, au port original, et qui se rencontre partout en Toscane. Sur les hauteurs se dressaient les murs d’un vieux donjon démantelé, celui de Montignoso, datant de l’époque lombarde, et jusqu’à ces derniers temps refuge de hardis contrebandiers. Au niveau de la route, la cernant de chaque côté, on voyait également une espèce de château-fort. Comme à Montignoso, les soldats avaient disparu, les fenêtres étaient démontées, les portes défaites : c’était la ruine, l’abandon. — Qu’est cela ? demandai-je à mon cicérone. — C’est l’ancienne douane, il forte di porta ; voyez si l’on est joyeux qu’elle ait disparu ! les murs sont couverts d’inscriptions chantant la gloire de Victor. — C’était là en effet une de ces douanes maudites où le voyageur qui parcourait l’Italie entre Gênes et Livourne, par la route maritime ou la Corniche du Levant, était obligé de s’arrêter, de descendre pour montrer son passeport, ses malles, son visage. C’était perte de temps et d’argent, car il fallait donner le pourboire, la mancia, à tous ces importuns. Sous le moindre prétexte, on vous renvoyait en arrière. Celui-ci portait des moustaches ! ce devait être un carbonaro, et il lui était défendu de passer outre. Cet autre couvrait son chef d’un chapeau pointu : carbonaro ! il n’allait pas plus loin. Toute discussion était inutile ; la douane rendait ses décrets sans appel, il fallait rebrousser chemin[9]. Aujourd’hui plus de douane, plus de gendarmes tracassiers, plus de passeports, plus de ces mancie honteuses qui déshonorent autant ceux qui les donnent que ceux qui les reçoivent, plus d’exploitation d’aucune sorte. Le pays a changé d’aspect depuis la formation de l’unité italienne, depuis le jour où les habitans étonnés ont entendu le sifflet strident de la vapeur et vu la locomotive rouler sur un chemin de fer.

Cependant nous étions entrés sur le territoire de Massa, autrefois Massa ducale, maintenant Massa di Carrara. Nous gravîmes une côte partout couverte d’oliviers et de vignes. La ville, cachée au milieu de ses bois d’orangers, qui poussent ici en pleine terre, laissait seulement apercevoir les campaniles et les rotondes de quelques-unes de ses églises. Sur un monticule élevé se dessinait la forteresse, le Castello, comme on le nomme, et sur le rivage on entrevoyait la marine de Saint-Joseph, où Massa va charger ses marbres. Parallèlement à la côte, et protégeant la ville, se dressaient les hautes montagnes modenaises, le Monte-Sagro, le Monte-Brugiano, la Tambura, la Penna-di-Sumbra, se rattachant à l’Altissimo. C’est des contreforts de ces alpes littorales que Massa tire ses marbres blancs et veinés qui essaient de faire concurrence à ceux de Carrare et de Seravezza.

La ville de Massa est bien bâtie. Ce sont partout de belles maisons aux vastes fenêtres, aux balcons de fer s’ouvrant sur la rue. La grande place, plantée d’orangers, est ornée d’une pyramide de marbre blanc où on lit qu’en 1848 comme en 1859 Massa a été la première à adopter les idées nouvelles. Les citoyens du pays, sous ces ombrages odorans, devisent des affaires publiques comme des bourgeois du moyen âge. De la grande place de Massa on peut aller jeter un coup d’œil sur le Frigido, qui arrose la partie nord de la ville. Descendu des hautes montagnes aux flancs desquelles sont attachées les carrières de marbre, le Frigido, dont le nom latin a été si bien conservé, promène au-dessous de Massa ses eaux toujours vives et claires. Il s’est glissé dans une vaste anfractuosité qu’on dirait ouverte pour lui, et, resserré entre ses berges de calcaire, il prend quelquefois les allures d’un vrai torrent. Alors ce sont d’énormes blocs de roches qu’il roule, ce sont des ponts qu’il emporte. Il a ainsi violemment abattu l’ancien pont qui reliait Massa à ses faubourgs et promené jusqu’à la mer une partie de ses débris. Les plus gros blocs sont restés en place, et l’eau, dans les momens de crue subite, vient s’y abattre à la façon d’un bélier, comme si la lutte était ouverte entre la pierre et l’élément liquide, et qu’il s’agît de décider lequel des deux l’emportera.

Le Frigido, au sortir de Massa, se déroule dans une verdoyante plaine, et vient se jeter paisible à la mer, après avoir fait dans la montagne un vacarme d’enfant terrible. La route de Massa à Carrare le traverse sur un beau pont de marbre. À l’une des extrémités de ce pont est le Château-d’eau, où un canal vient déverser dans un vaste siphon de fonte l’eau d’arrosage pour les jardins environnans. Le siphon traverse le pont sur un de ses tympans, et vient reparaître à l’autre extrémité, où le canal coule de nouveau à découvert. Une cascade venue d’un autre point se déverse au même endroit dans le Frigido ; elle tombe à pic d’une hauteur de près de 20 mètres, et cette abondance de l’eau explique la beauté, la richesse de la nature en ces lieux favorisés. Le coup d’œil sur la mer est magique. Massa est véritablement la Nice de cette partie de l’Italie, plus agréable, mieux située, et d’un climat bien plus doux que celui de la Nice provençale.

À Massa, je remarquai des scieries peut-être plus belles encore que celles que je venais de visiter, et je pus voir aussi des ateliers presque inconnus à Seravezza, et que j’allais retrouver en grand nombre à Carrare : je veux parler des études de sculpteurs[10]. Je m’arrêtai un moment à celle du professeur Isola, qui, le ciseau à la main, la figure blanchie par le marbre, la blouse de l’artiste sur le dos, me convia gracieusement à entrer. Des muses, des Vénus, presque toutes du style de l’empire inauguré en Italie par Canova, c’est-à-dire coquettement coiffées et retroussant galamment leurs tuniques pour mieux montrer leurs jambes nues, semblaient joindre leurs sollicitations à celles du chiarissimo professore. J’entrai donc et donnai partout un coup d’œil. Les élèves, les ébaucheurs, étaient çà et là occupés, qui autour d’une colonne, qui devant un bas-relief. Celui-ci dégrossissait une statue dont on voyait encore le réseau des points de repère, comme sur l’esclave de Michel-Ange qui est au Louvre ; celui-là traçait un dessin pour préparer la pierre d’un tombeau. Je remerciai le maître de m’avoir si poliment ouvert son étude, et je hélai Galibardi impatient, qui était venu me rejoindre, et dont les chevaux, excités par l’avoine, n’attendaient que le signal du départ sur le pont de marbre du Frigido. L’art importait peu au voiturin ; il avait hâte d’arriver. Pour lui, le but était Carrare, — Carrare, avec son théâtre, ses jolies filles et ses cafés. Je me livrai à lui, et d’un trait il me porta à destination. J’avais à peine réfléchi à tout ce que je venais de voir, que déjà il s’arrêtait devant la porte de M. Th. Robson, un Anglais, l’un des premiers exploitans de Carrare, pour lequel j’avais une lettre, et qui me reçut en ami. Dès qu’il me vit en présence du maître du logis, Galibardi remonta sur son siège, et, faisant claquer son fouet, prit triomphalement le chemin de l’Albergo nazionale : c’est le grand hôtel de Carrare, qui étale dans la principale rue sa façade bariolée peinte aux trois couleurs de Savoie.

Un des plaisirs les plus vifs qu’éprouve le voyageur, quand il arrive dans une ville qu’il voit pour la première fois, c’est d’aller seul à la découverte. À Carrare, ce plaisir est encore augmenté par l’intérêt qui s’attache à l’industrie même des habitans ; tous sont carriers, marbriers ou sculpteurs. Les études vous arrêtent à chaque pas, portant sur une plaque de marbre, au-dessus de la large porte d’entrée donnant sur la rue, le nom du professeur. À côté des études sont les ateliers plus modestes des simples marbriers, ébauchant, dans le marbre blanc bleuâtre que le pays produit en si grande abondance, les baignoires, les mortiers, les vases, les balustrades et les statues de jardin. Les vibrations métalliques du ciseau d’acier résonnant sur la pierre frappent l’oreille à chaque pas, et parfois on entend aussi le grincement monotone de la scie glissant à travers un bloc qui interrompt le passage au détour d’une rue. La lame de fer, montée sur un châssis vertical que retiennent des cordes latérales, va et vient, manœuvrée par le scieur nonchalant. Bien que payé suivant la besogne faite, c’est-à-dire à tant le palme d’avancement, l’ouvrier ne se hâte guère. Il sait d’ailleurs que la scie descend lentement, de quelques centimètres par jour au plus. Avant tout, il aime ses aises. Si la pluie ou le soleil l’incommode, il dispose au-dessus de sa tête soit une tente, soit l’ombrello traditionnel, qui font dès lors partie intégrante du mécanisme fixé autour du bloc.

Aux environs de la ville, le spectacle n’est pas moins curieux pour l’étranger. À chaque moment, il rencontre des chars traînés par plusieurs paires de bœufs, souvent cinq et six à la fois, qui servent au transport des cubes de marbre. Ces lourds véhicules sont construits sans doute sur le même modèle que les chars étrusques de l’ancienne Luna, dont les habitans exploitèrent les premiers les carrières de ces localités. Les roues sont basses, massives, pesantes, à six rayons. Elles ressemblent à celles que Carrare porte sur son écusson, autour duquel se lit le vieux nom latin de la cité, civitas carrariœ, ou la ville des carrières. Les couples attelés, d’un pas tranquille et lent, promènent le bloc sur la route. Les bouviers vont et viennent, criant, piquant violemment de l’aiguillon les pauvres bœufs, qui n’en peuvent mais. Cependant la lourde masse continue à s’avancer péniblement, ballottée dans les profondes ornières. La route de ceinture que traversent ces chars, et qui relie la ville aux carrières, porte le nom caractéristique de via Carrareccia.

Quelques-unes des études de Carrare méritent de fixer l’attention, et les professeurs Lazzerini, Franchi, Pelliccia, Bonanni, sont cités parmi les plus connus ; tous les quatre du reste sont professeurs de nom et de fait, puisque, outre les leçons données à l’atelier, ils font un cours à l’école des beaux-arts de Carrare, qui relève de l’académie de sculpture de la ville. Cette académie, dont Carrare s’enorgueillit à juste titre, a formé des maîtres célèbres, et Canova le Vénitien, le célèbre Danois Thorwaldsen, ont été au nombre de ses associés étrangers. Depuis l’époque de la renaissance, il est du reste peu de sculpteurs qui ne soient venus à Carrare pour choisir des marbres, et les habitans montrent avec fierté la maison où descendait Michel-Ange. La ville elle-même a produit des sculpteurs célèbres : Pietro Tacca, élève, puis émule de Buonarotti, comme le dit l’inscription placée sur la façade de la maison où il est né ; Carlo Finelli, qu’une autre inscription plus orgueilleuse, à peine excusable même chez des compatriotes, appelle un sculpteur à nul autre second ; Franzoni, qui sous Pie VI travailla au Vatican ; enfin Tenerani, encore aujourd’hui à Rome[11].

Les maîtres contemporains fixés à Carrare, bien que n’ayant pas le renom de leurs prédécesseurs, n’en tiennent pas moins fort dignement le ciseau. M. Bonanni est dans la sculpture d’ornement d’une habileté rare, et nul mieux que lui ne sait détacher du marbre un bouquet ou une couronne de fleurs. MM. Pelliccia, Lazzerini, Franchi et d’autres sculpteurs carrarais réussissent également bien dans la statuaire, et de leur ciseau sont sorties des œuvres du plus grand mérite. Au-dessous des maîtres vient le cortège nombreux des faiseurs. Ceux-ci réduisent les statues connues, antiques ou modernes, et les vendent aux touristes de passage à des prix généralement très modérés. On trouve chez eux des Vénus de Milo, de Médicis ou du Capitole, des Dianes de Gabies ou des Dianes à la biche, des Hercules, des Antinous, des Bacchus, des gladiateurs mourans, des Mercures, puis tout l’œuvre de Canova ou de Pradier. Tout cela se vend, s’expédie, s’exporte pour ainsi dire au poids ou au mètre cube. C’est tant pour une réduction de moitié, tant pour une réduction d’un quart, tant pour un groupe, tant pour une statue détachée. Tout l’olympe antique est coté, et il y a peu de différence entre les copies de deux concurrens. Dans le Nouveau-Monde les deux Amériques sans exception, en Europe l’Angleterre, la Russie et l’Espagne sont surtout friandes de ces produits, et les marbres ouvrés de Carrare font concurrence aux albâtres de Volterra. Cependant, depuis que le chemin de fer, passant assez loin de la ville, a détourné les voyageurs, on se plaint d’une diminution dans la vente. Autrefois le commerce allait mieux ; au sortir de la table d’hôte où la diligence s’arrêtait, on entrait chez le sculpteur, on y trouvait tous les chefs-d’œuvre étalés, et l’on achetait une statue tout comme on eût fait à Montélimart pour une boîte de nougats ou pour une caisse de pruneaux à Tours. Outre les statues, les réductions, les bustes-portraits, Carrare se charge encore de l’ornement : panneaux, trumeaux, chambranles de cheminées de luxe ; enfin le style funéraire lui-même n’est pas dédaigné, et plus d’un tombeau de prix, commandé par le Chili, le Pérou, la Russie ou l’Espagne, est dessiné, puis ciselé dans les ateliers carrarais[12].

L’académie de Carrare renferme la copie de tous les modèles antiques ou modernes de quelque renom. C’est là que la jeunesse du pays vient se former dans l’art délicat de l’imitation du relief par le dessin et le moulage. Il y a aussi une école de nu, où l’on travaille d’après le modèle vivant. Enfin ceux que la statuaire n’attire pas étudient l’ornement et demandent à la feuille d’acanthe, aux griffons ailés ou aux arabesques le secret de leurs capricieux contours. Les élèves couronnés chaque année sont envoyés à Rome. La municipalité carraraise et quelquefois le gouvernement italien acquittent une partie de leur pension.

On remarque à l’académie de Carrare un bas-relief antique fort curieux au point de vue de l’archéologie et de l’histoire. Ce bas-relief, transporté depuis six mois seulement à l’académie, a été sculpté, au temps de l’exploitation romaine, sur un bloc de marbre tenant à la montagne. La carrière d’où ce bloc a été tiré a pris au moyen âge et a conservé le nom de Fantiscritti (mot à mot, soldats sculptés), à cause du sujet même que représente le bas-relief, ou plutôt de l’explication qu’en donnaient les gens du peuple. Voici maintenant comment les artistes et les archéologues italiens interprètent généralement ce sujet. Jupiter, Hercule et Bacchus se présentent ensemble, de face. Le père des dieux et des hommes, reconnaissable à sa barbe et à ses cheveux olympiens, tient le milieu ; il appuie paternellement ses bras sur les épaules de ses compagnons. À gauche est Bacchus, que l’on devine au thyrse qu’il tient dans sa main[13] ; à droite est Hercule portant la massue, couvert de la dépouille du lion. Tous les carriers, tous les artistes de passage à Carrare, sont allés visiter ce bas-relief. Bien des sculpteurs ont inscrit leurs noms sur la pierre ; ceux de Pietro Tacca, Gian Bologna, Canova, semblent être d’hier. À l’élégance, à la profondeur des entailles, on voit que ces noms ont été gravés par des mains habituées à tenir le ciseau. Il paraît que le nom de Buonarotti se lisait également sur ce marbre, et qu’il a disparu, soit dans un éclat qui a tronqué l’un des angles, soit emporté par quelque fanatique.

Dans une autre carrière romaine près de Carrare, à Colonnata[14], l’attention des visiteurs était également attirée par les restes d’un autel votif, dont l’inscription témoigne qu’il a été dressé par Villicus, décurion des esclaves attachés aux carrières. Cet autel a depuis un an été transporté aussi à l’académie de Carrare ; il certifie le renom dont jouissait le marbre de Carrare chez les Romains. Avant eux, les Étrusques ont excavé les montagnes de Carrare, et la ville de Luna, qu’ils avaient construite sur ces rivages, vivait surtout du commerce des marbres. Ce ne fut qu’à partir du temps de César et d’Auguste, quand les carrières de la Grèce commencèrent à s’épuiser, quand le Pentélique et Paros refusèrent aux maîtres, du monde ce qu’ils avaient si abondamment donné à Ictinus, à Phidias et à leurs élèves, que les Romains s’adressèrent à Carrare[15]. Les marbres blancs cristallins de Luna reprirent leur premier renom, et pendant plusieurs siècles, jusqu’à la chute de l’empire, fournirent à tous les artistes de Rome, sculpteurs ou architectes, la matière indispensable. À l’époque de l’invasion des Barbares, l’exploitation des carrières cesse ou demeure fort languissante. Luna, qui a essayé de revivre et qui de païenne s’est faite chrétienne, est ruinée une seconde fois par le passage des hordes du nord. Malheur aux villes que traverse la voie Aurélienne sur le littoral de la péninsule ! C’est par là que les Goths, les Lombards, et plus tard les Normands et les Allemands, font successivement irruption. Les Sarrasins eux-mêmes viennent à plusieurs reprises porter le fer et le feu sur ces rivages. Luna, de nouveau dévastée, disparaît cette fois pour toujours, et les hommes sont sur le point de perdre jusqu’au souvenir du marbre de Carrare ; mais c’est alors que Pise, avec ses valeureux enfans, commence la première la renaissance des arts en Italie. Dès le XIe siècle, il faut du marbre aux architectes pour édifier le Dôme, le Baptistère, la Tour penchée et le Campo-Santo : c’est vers Carrare qu’on se tourne. Depuis lors, les carrières n’ont plus cessé d’être exploitées. Les belles églises de Lucques, modèles d’architecture lombarde, les palais de Gênes, de Pise, sont faits du marbre de Carrare. Quand les arts ont été à leur apogée, en quelque lieu de l’Europe que ce fût, l’exploitation des carrières a atteint sa période la plus brillante, comme elle a déchu dans les momens de décadence. Le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV ont ainsi marqué pour Carrare, comme déjà le siècle d’Auguste, et avant lui la période étrusque, les plus célèbres époques de l’exploitation et du commerce des marbres. La prospérité des carrières a, comme de raison, marché de pair avec celle de l’architecture et de la statuaire. Louis XIV surtout a demandé à Carrare ses masses les plus belles pour orner Versailles. Le marbre pur et sans tache n’a pas été seulement réservé aux statues, on l’a prodigué dans les vasques des fontaines, dans les balustrades des jardins, jusque dans les parquets[16]. La consommation a été énorme, et si aujourd’hui quelques-unes des montagnes de Carrare ne produisent plus de statuaire, c’est que les filons sont épuisés après des demandes si répétées, après plus de deux mille ans d’une exploitation presque continue. Cependant la tracé laissée par la main de l’homme est à peine visible sur les imposantes masses calcaires dont sont formés les monts carrarais, tant il est vrai que les forces de l’homme se réduisent à bien peu de chose, mises en opposition avec celles de la nature.


IV

Les montagnes voisines de Carrare sont coupées d’anfractuosités profondes, aux pentes desquelles sont attachées les carrières. Les trois principales de ces coupures naturelles portent les noms de Ravaccione, Canal grande ou Fantiscritti et Colonnata ; elles se ramifient derrière Carrare comme les branches d’un éventail.

La vallée de Ravaccione est surtout intéressante à visiter : elle est à trois kilomètres de Carrare, tandis que Fantiscritti et Colonnata partent presque des faubourgs de la ville. On trouve à gauche de la route le gracieux village de Torano, pittoresquement perché sur une hauteur, et dont la vieille église et les toits de tuile se détachent sur le fond du tableau. Au pied du riant coteau sont des scieries et des frulloni d’une construction toute primitive ; les appareils sont mis en mouvement par une roue pendante ou une grossière turbine qui empruntent leur force à l’eau du torrent. On passe devant une vallée transversale, celle de Pescino, où sont aussi de nombreuses carrières. On les laisse derrière soi, et bientôt on arrive à une première exploitation, — la Mossa, — qui marque la première étape dans le parcours des travaux de Ravaccione. C’est de là, ainsi que de la carrière voisine de la Bettuglia, que l’on tire le marbre statuaire le plus renommé aujourd’hui à Carrare. Il ne se vend pas moins de 20 francs le palme, soit 1,280 francs le mètre cube, sur les lieux, à pied d’œuvre. Le jour où je visitai l’excavation, un beau bloc de 800 palmes gisait à terre, attendant les bouviers. La valeur du statuaire indique le haut prix que l’on attache à un bloc bien homogène et cristallin, pur et sans mélange, et les bénéfices élevés qu’en peut procurer l’exploitation. Le marbre blanc clair descend bien vite à des prix moitié moindres, et cependant le coût de l’extraction et du transport est absolument le même que pour le statuaire.

Si l’on continue à remonter dans le vallon de Ravaccione, on rencontre à Polvaccio une ancienne carrière romaine qui a fourni jusqu’à ces derniers temps un marbre statuaire très renommé[17]. Le roc conserve encore la trace des outils d’extraction ; la marque horizontale que le travail a laissée sur la pierre de distance en distance indique bien le mode d’exploitation adopté par les anciens. On dégageait la masse sur cinq de ses faces. La face antérieure, la face supérieure et les deux faces latérales étaient préparées par la précédente excavation. La face postérieure était ouverte à la pointerolle, puis, avec le ciseau, des pinces et des coins, on faisait sauter le bloc, en dégageant ainsi violemment la face inférieure. Jusqu’au XVIIe siècle, ce mode d’opérer a été en usage dans l’exploitation du marbre. À cette époque, la poudre a été appliquée aux mines et aux carrières. Les acides qui attaquent et dissolvent les calcaires sont ensuite venus faciliter l’action de la poudre. En versant de l’acide sulfurique (vulgairement huile de vitriol) dans le canal ménagé par le fleuret du mineur, on en a singulièrement agrandi le fond : on a formé ainsi une véritable poche qui, chargée de quantités considérables de poudre, a détaché des blocs énormes. À Marseille, pour les travaux du nouveau port et le nivellement de l’ancien lazaret, au Teil, près de Montélimart, dans l’extraction des calcaires à ciment et à chaux hydraulique, on a disloqué des montagnes entières. La poudre employée par centaines de kilogrammes dans les chambres ouvertes par les acides a fait voler en éclats des centaines de mètres cubes de rocher dans une seule explosion. On a procédé par de véritables fourneaux de mines comme quand il s’agit de faire sauter des citadelles. À Carrare, à Seravezza, on n’a point à opérer sur une aussi grande échelle, mais souvent cinq ou six mines profondes y sont allumées du même coup. Le bruit épouvantable de l’explosion est répété par tous les échos, et court de vallons en vallons comme les grondemens du tonnerre. Le bloc soulevé en l’air retombe lourdement et roule sur les flancs abrupts de la carrière. On charge jusqu’à plusieurs kilogrammes de poudre à la fois dans le même trou, et l’on y met le feu au moyen d’une mèche de sûreté. Ces mines à l’acide sont appelées par les ouvriers mines à la française, parce que l’usage en est passé de France en Italie.

Le point supérieur de l’exploitation dans la vallée de Ravaccione est à 650 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les chars à bœufs arrivent jusqu’au pied des dernières carrières par une bonne route, et le long du chemin on les rencontre qui se suivent à la file, se croisent, les uns montant à vide, les autres descendant les blocs. Pour arriver aux points de chargement, on a ménagé sur les diverses carrières des plans inclinés pavés en marbre, et sur lesquels les masses sont descendues. On en modère la course au moyen de câbles, et elles glissent sur des rouleaux savonnés. Ceux-ci fument ou s’enflamment sous le frottement du marbre, comme les supports sur lesquels se meut le navire qu’on lance à la mer. La descente naturelle des blocs n’a lieu que de la carrière aux plans inclinés. Le trajet est court, la différence de niveau assez faible. Le spectacle est donc loin de présenter ici la même grandeur qu’à Seravezza, sur les flancs de l’Altissimo ; mais ce qu’on perd en pittoresque, on le regagne en économie, et les carriers ne s’en plaignent pas.

Le lieu où se trouvent les dernières exploitations de Ravaccione porte le nom caractéristique de concha, parce qu’en cet endroit la vallée, partout fermée, présente la forme d’une conque. Le paysage est d’une désolante aridité : pas un arbre ne pousse sur ces calcaires dénudés ; on y distingue à peine quelques herbes, et ça et là quelques mauvaises cahutes en pierres sèches, servant de refuge aux ouvriers. L’agriculture n’a que faire ici. Jusqu’aux points les plus élevés sont étagées des carrières. La qualité partout exploitée est le marbre blanc clair ou ordinaire et le veiné passant au bleu. Il n’y a plus de statuaire. À Carrare, cette qualité se tient volontiers vers le bas des vallées, à l’inverse de Seravezza, où elle semble affectionner les hauteurs les plus inaccessibles. L’aspect que présente la concha est des plus animés ; il résume bien le spectacle auquel on a assisté tout le long du chemin en remontant le Ravaccione. Partout des carrières en exploitation : une armée d’ouvriers est occupée autour des blocs pour l’extraction, le sciage, la descente, le chargement. Quand vient midi, tous se réunissent fraternellement, au soleil en hiver, à l’ombre en été, pour faire en commun un frugal déjeuner. Il n’y a guère d’inimitié entre les ouvriers de deux carrières rivales, et quand souvent les patrons se jalousent ou se poursuivent dans des procès sans fin, les ouvriers, heureusement rebelles à l’usage, ne croient pas devoir prendre parti, dans ces querelles. Aussi bien le dangereux métier de carrier compte assez de victimes déjà sans qu’on aille encore ensanglanter les chantiers par des rixes meurtrières.

Au-dessus des ouvriers sont les chefs des travaux, sortes de tâcherons, qui se chargent d’ordinaire, pour un prix fixé d’avance, de l’extraction du marbre. Ils traitent ensuite avec les simples carriers, soit à la journée, soit à prix fait, épargnant ainsi au patron le souci des menus détails et des discussions interminables avec l’ouvrier. Le patron, propriétaire ou locataire de l’excavation, ouvre un compte-courant à son entrepreneur. Au crédit passe le nombre de palmes extraits, au débit figurent les avances faites en poudre ou autres fournitures et en argent. On traite généralement à tant le palme rendu au bord de la mer, à la marine de Carrare, et l’entrepreneur doit par conséquent s’occuper encore de l’engagement des bouviers.

L’exploitation du marbre est de beaucoup plus importante à Carrare qu’à Massa et à Seravezza. À Carrare, le nombre des ouvriers directement attachés aux carrières est de deux mille cinq cents environ. Un millier d’hommes sont en outre employés au transport, à l’expédition et à la mise en œuvre des marbres : bouviers, portefaix de la marine, scieurs, ouvriers des usines ou des ateliers, tailleurs de pierre, etc. On estime le montant de l’extraction annuelle à quinze cent mille palmes[18] au moins (soit, en nombre rond, 60,000 tonnes), dont au plus un cinquième ou un sixième pour la production de Massa et de Seravezza réunies, cette dernière ville d’ailleurs primant Massa de beaucoup. En prenant donc douze cent mille palmes pour la part afférente à Carrare, ce serait une somme de 3,600,000 fr. répandue dans le pays. Le statuaire, le marbre blanc clair et ordinaire, le blanc bleuâtre, sont les seules qualités qu’on rencontre ; le bardiglio commun ou fleuri et la brèche manquent complètement. La moyenne du prix qu’on paie aux entrepreneurs est de 2 fr. 50 c. à 3 fr. le palme rendu à la marine. Sur ce prix, le transport entre en moyenne pour 1 franc. En somme, chacun est satisfait, personne ne se plaint. L’ouvrier est heureux, le patron s’enrichit, et tout le monde vit des marbres. Carrare compte quinze mille habitans, et dans ce nombre pas un malheureux. La population augmente encore tous les jours. En prenant le quart à peu près du chiffre de l’extraction à Carrare, on aura celui de Seravezza et de Massa ; mais cette dernière localité est encore de beaucoup la moins importante : elle est cependant en grand progrès depuis quelques années, et l’on y compte de magnifiques établissemens de marbrerie.

La plus belle de toutes les scieries de Carrare appartient à un Américain, M. Walton : elle ne renferme pas moins de douze châssis pouvant marcher à la fois et portant jusqu’à trente lames chacun. Les blocs sont amenés sous les châssis sur des rails. Un filet d’eau, promené au-dessus de chaque scie par un mécanisme automatique, arrose dans son mouvement de va-et-vient la surface supérieure des blocs, empêchant ainsi réchauffement du fer contre le marbre. Une roue hydraulique noyée, à réaction, en un mot une turbine du système le plus perfectionné, met toutes les scies en mouvement. Tout cet ensemble est disposé dans un vaste bâtiment, bien dessiné, sous une élégante charpente.

À Massa, à Seravezza, on rencontre également de fort belles scieries, mais les principaux produits de Seravezza sont les marmetti ou carreaux de marbre pour parquets. L’ouvrier les prépare bruts à la carrière, en frappant à la masse sur le petit côté des blocs, de manière à les fendre en longueur. Les blocs ainsi travaillés sont ceux d’ailleurs qui présentent déjà des fissures ou des joints naturels, mais il n’en faut pas moins une très grande habileté pour détacher les pavés. Le coup d’œil pratique du carrier lui fait deviner les plus imperceptibles fissures, dont il sait très bien profiter. Les carreaux sont ensuite refendus en largeur avec le ciseau, et amenés de la sorte à la forme voulue. Alors on les porte à l’usine, où commence le travail du frullone. Qu’on s’imagine un axe vertical, un arbre, comme on dit en mécanique, monté directement au centre d’une roue hydraulique. Celle-ci est le plus souvent assez grossièrement installée, l’eau du torrent vient battre contre ses cuillères, et l’appareil se met en mouvement. À l’axe vertical sont attachées deux poutrelles en croix, régnant sur toute la largeur d’une auge circulaire. Dans chacun des compartimens ainsi formés, on dispose un certain nombre de marmetti reposant par la face à polir sur une meule gisante en pierre. Quand l’arbre se meut, il entraîne ainsi poutrelles et carreaux. On jette du sable sur la meule, qui reste fixe, et le frottement polit les marmetti. Cette fabrication et ce polissage des carreaux sont des plus répandus à Seravezza, mais presque nuls à Carrare, où l’on ne voit que quelques frulloni établis le plus souvent dans la campagne, tant bien que mal.

Le port d’embarquement des marbres à Carrare présente un aspect encore plus animé que celui de Seravezza. Partout sur la plage ce ne sont que blocs de marbre, et dans la rade, quand le temps est beau, navires qui attendent ou complètent leur chargement. Un magnifique pont-embarcadère, monté sur pilotis, a été construit par M. Walton. Il s’avance au loin sur la mer, et permet aux plus gros navires de recevoir directement les blocs en se rangeant le long du pont, qui forme quai. Cela vaut mieux que le système primitif des lancie en usage à Seravezza. Le tablier du pont est d’ailleurs muni d’une voie ferrée sur laquelle roulent les wagons portant les marbres. Des grues en fonte, manœuvrées par des roues dentées, prennent les blocs dans les wagons et les amènent lentement à fond de cale.

De la plage de Carrare, les navires vont à Gênes, à Livourne, à Marseille, les trois principaux entrepôts des marbres dans la Méditerranée. Près de la moitié de la production totale va dans l’Amérique du Nord, le pays qui consomme le plus de marbres de Carrare, même encore aujourd’hui, malgré la guerre. À Marseille, il y a de grandes usines pour le sciage et le polissage des marbres, puis de nombreux ateliers pour la mise en œuvre. Les marbres qu’on travaille à Marseille sont non-seulement ceux d’Italie, mais encore tous ceux du midi de la France, notamment le blanc verdâtre ou marbré campan des Pyrénées, le rouge cerise ou griotte du Languedoc, la brèche de Tholomet près d’Aix, connue sous le nom de brèche d’Alep. On y travaille aussi les beaux marbres veinés de l’Algérie, l’onyx, aujourd’hui si connu à Paris, enfin les marbres de Belgique, le noir de Liège, la lumachelle, le petit granite. De tous ces marbres, on fait surtout des chambranles de cheminées, des socles de pendules, des dessus de table, des coupes. Aucun autre pays que Carrare, Massa et Seravezza n’expédie de marbres blancs ou bleus. Les carrières jadis si fameuses des Grecs sont depuis longtemps épuisées, ou du moins n’attirent plus l’attention de l’Occident. Quant aux anciennes carrières que les Romains et avant eux les Étrusques avaient également exploitées en Italie en même temps que celles de Carrare, par exemple à l’île d’Elbe et à Campiglia (dans la Maremme toscane), on a vainement essayé de les reprendre. Plus d’une fois on a voulu rouvrir des travaux à Campiglia, où toutes les variétés de Carrare et de Seravezza se retrouvent. Le marbre statuaire y est aussi beau, plus beau même en certains filons, puisqu’il rappelle, par sa texture lamelleuse et sa translucidité sur les bords, le marbre de Paros, qui donne aux chairs tant de morbidezza, mais ces travaux n’ont pas réussi, bien que les difficultés de transport soient moindres à Campiglia qu’à Carrare. Cosme Ier d’abord, puis une société livournaise il y a quelques années, ont successivement échoué. Aujourd’hui une nouvelle compagnie vient de se former. Sera-t-elle plus heureuse que ses aînées ? Pour notre part, nous croyons qu’une industrie comme celle des marbres, assurée à Carrare par une durée de vingt siècles, ne peut être ainsi déplacée tout à coup.

En Afrique, à Filfila, de magnifiques veines de statuaire, jadis largement excavées par les Romains, ont également tenté, mais sans plus de succès, les efforts d’une société d’exploitans. Malgré le droit énorme de près de 50 francs la tonne qui pesait alors sur l’entrée des marbres en France, droit dont les marbres de Filfila avaient été exonérés, la société africaine n’a pu tenir contre la concurrence de Carrare. Le gouvernement italien fait du reste tous ses efforts pour encourager le commerce et l’exploitation des marbres. Tous les droits plus ou moins onéreux qui grevaient l’exploitation sous le dernier gouvernement ont été supprimés. De plus, aucune loi, aucun règlement administratif, aucune surveillance gênante de la part de l’état, n’apportent de restriction au travail libre des carrières[19]. Dès que le chemin de fer sera terminé jusqu’à la Spezzia (et ce moment n’est pas éloigné), dès qu’un embranchement sur Carrare, qui est à l’étude ou même commencé, aura rejoint la station d’Avenza, le prix du transport diminuera de moitié, et les propriétaires des carrières échapperont surtout aux exigences des facchini, ces insolens portefaix de la plage. Massa et Seravezza pourront voir également les blocs descendre des carrières sur des embranchemens ferrés ou de simples tram-roads[20], et arriver jusqu’à la Spezzia traînés par la locomotive. Là, dans ce magnifique golfe, où la nature a tracé d’avance le plus beau port de l’Italie, les marbres s’embarqueront à prix réduit, et souvent comme lest, pour tous les ports de la Méditerranée et tous ceux de l’Atlantique.

Le port actuel où Carrare embarque ses marbres est connu sous le nom de Spiaggia d’Avenza, du nom du village qui se trouve tout près de là. Un large ruisseau, le Carrione, descendu des carrières, vient mourir à la marine, et c’est une remarque à faire que partout, dans les trois districts marbriers, Seravezza, Massa et Carrare, les conditions topographiques sont les mêmes. Aux flancs des vallées transversales sont les carrières. Sur chaque point, ces vallées se réunissent en une seule : la Versilia à Seravezza, le Frigido à Massa, le Carrione à Carrare ; toutes trois sont parallèles, et chacune vient finir à la mer en y marquant le port d’embarquement. Enfin toutes les carrières sont contenues dans la même chaîne de montagnes, vaste contre-fort détaché du massif principal des Alpes apuanes et courant parallèlement au rivage.

La vue dont on jouit de la plage de Carrare en se tournant vers les montagnes n’est pas moins pittoresque que celle de Forte de’ Marmi à Seravezza. Non loin du dépôt des marbres est Avenza, avec son vieux château-fort aux tourelles massives, aux fenêtres ogivales, aux élégans créneaux. La pierre a été taillée avec amour par un artiste du temps. Ce château commandait la voie Émilienne, et au moyen âge, au commencement des temps modernes, il arrêta plus d’une fois les armées qui descendaient en Italie. Le célèbre capitaine lucquois Castruccio Castracani, qui a mérité d’avoir Macchiavel pour historien, fit construire au XIVe siècle cette magnifique citadelle.

Les étymologistes font venir le nom d’Avenza de l’italien avanzi (ruines) : non loin du château de Castruccio sont en effet les ruines de la fameuse Luna, deux fois détruite, sous les Romains d’abord, après la soumission des Étrusques, puis au commencement du moyen âge, à la suite des incursions des Barbares, dont les hordes indisciplinées arrivaient dans l’Italie du centre par la voie Émilienne, qui traversait Luna. Du temps de Pline, la ville s’était relevée de ses premiers désastres, et faisait de nouveau le commerce des marbres. L’écrivain latin, dans la partie géographique de son Histoire naturelle, la désigne ainsi : primum Etruriœ oppidum Luna, portu nobile. Strabon la cite également sous le nom grec de Σελήνη. Luna a donc été pour les Romains le port d’entrepôt des marbres extraits des montagnes voisines. Ce port était à l’embouchure du fleuve Magra. Avec le temps, l’embouchure s’est ensablée, la mer elle-même s’est retirée, ou, si l’on veut, le sol s’est peu à peu soulevé sur ces rivages, et aujourd’hui la côte est à un kilomètre plus loin. Peut-être ces phénomènes physiques expliquent-ils en partie l’état d’abandon où se trouve de nouveau Luna. Il y a là plusieurs couches de ruines superposées ; la terre végétale a recouvert les débris du passé, et le laboureur modenais, comme celui de Virgile, voit souvent des casques, des fers de lance, des ossemens, se dégager sous le soc de la charrue. On a trouvé aussi beaucoup de monnaies, des vases, des poteries de tout genre, des mosaïques, des pierres gravées, des statues, des ornemens et ustensiles divers. Dans tout cela, rien de bien saillant : Luna n’était qu’une ville de marbriers et de marins ; le travail du marbre, comme aujourd’hui à Carrare, y occupait seul les habitans, et j’ai vu, en parcourant ces ruines, cinq ou six larges dalles de beau marbre blanc empilées derrière une haie, et retirées il y a quelque temps de dessous terre par un contadino du voisinage.

Une grosse tour massive, en pierres de petit appareil, reliées par du ciment, construction évidemment romaine et qu’on suppose avoir été un phare, des restes de salles voûtées qui ont pu être des magasins publics ou des prisons, à côté une des portes de la ville, puis un amphithéâtre elliptique, dont une partie de la galerie couverte, celle où s’ouvraient les vomitoires, est encore debout, enfin des pans d’épaisses murailles se profilant çà et là au milieu des terres, tels sont les seuls restes de la Luna romaine. L’agriculture a tout envahi, tout détruit sur ce sol fertile, et l’arène même de l’amphithéâtre, du Colisée, comme on l’appelle dans le pays, a été transformée en un champ de blé. De la Luna des Étrusques il ne reste plus rien, et de la Luna chrétienne on aperçoit seulement les ruines d’une église à fleur de sol. Les murs devaient être intérieurement revêtus de bas-reliefs en marbre, s’il faut en juger par les débris que l’on découvre çà et là. C’est entre les XIe et XIIe siècles, à la suite des nombreuses dévastations des Barbares, qui ont si longtemps prolongé leurs incursions sur cette partie du territoire italien, que Luna aura dû entièrement disparaître. Les Goths, les Lombards, les Sarrasins, les Normands, les Allemands eux-mêmes, la pillèrent tour à tour. Au Ve siècle, elle était encore très florissante. Rutilius Numatianus, qui nous a laissé une si élégante description du voyage qu’il entreprit vers l’an 471, allant de Rome dans la Gaule sa patrie, appelle Luna la ville aux blanches murailles, la « terre fertile en marbre, » — dives marmoribus tellus. Les environs de Luna méritent aussi bien que cette ville en ruine l’attention du voyageur. De vertes montagnes, véritable ceinture de vignes et d’oliviers, dominent une plaine riante. Traçant une courbe gracieuse, formant comme les anneaux disjoints d’une chaîne, de nombreux villages, perchés sur les hauteurs, semblent sortir du milieu des arbres. San-Niccolo, Ortonovo, Cassano, Castel-Novo, San-Lazaro, Ameglia, San-Marcello, entourent Luna disparue de sites vivans, et les clochers de leurs églises, leurs vieilles murailles percées de portes, se dessinent heureusement sur le second plan du tableau. Aux flancs d’une haute montagne se déroule comme un large ruban la route de Carrare à Modène, que le duc François V, qui n’aimait guère les Carrarais, mit tant d’années à construire. À droite, à l’horizon, se profilent les monts de Carrare, dont le Sagro, d’où descend la vallée de Colonnata, forme le point culminant. Au pied des montagnes est la ville même de Carrare, qui disparaît dans ses jardins d’orangers et de lauriers-roses. Çà et là se détachent les blanches façades des villas qui l’avoisinent, et, quelques vieux bourgs à mi-côte, comme Moneta. À gauche, dans un paysage enchanteur, s’étend la plaine de Sarzana. En se retournant vers la mer, on découvre l’embouchure de la Magra, barrée par les galets ; à côté se dresse le promontoire sévère du Corvo, dont les roches volcaniques d’un noir sombre se détachent vigoureusement sur l’azur de la mer et du ciel. Derrière le Corvo est le golfe de la Spezzia. Là sont encore des exploitations de marbres, parmi lesquels se distinguent ceux de Porto-Venere, si heureusement employés dans l’ornementation. Ils sont connus sous le nom de portor, qu’ils ont pris soit, par contraction, du lieu de leur provenance, soit des lignes dorées qui se détachent sur le fond noir et qui en font des marbres porte-or.

Tel est ce coin pittoresque de l’Italie qui s’étend entre la Spezzia et Pietra-Santa, en passant par Carrare et Massa, et dont le commerce des marbres a fait de tout temps la fortune. Aujourd’hui plus que jamais, avec l’établissement de l’unité italienne, la prospérité de ces heureuses contrées ira croissant. Les chemins de fer, les ports que l’on y établit, seconderont l’industrie locale, qui de plus en plus se développera. Les institutions libérales dont le Piémont a doté l’Italie viennent elles-mêmes favoriser ce progrès matériel, et cet exemple prouve une fois de plus tout ce que peut gagner la péninsule à vivre sous les mêmes lois.


L. SIMONIN.

  1. Il est d’usage en Toscane d’écrire Seravezza avec un seul r, contrairement à l’étymologie. On a évité ainsi le concours de deux syllabes longues dans le même mot et obéi à la règle qui ne veut qu’un seul accent tonique. La prosodie italienne, digne fille de la prosodie latine, est pleine de ces délicatesses.
  2. Tous ces marbres doivent leur origine à des carbonates de chaux ou calcaires qui se sont déposés dans les mers qui couvraient cette partie du globe au temps des révolutions géologiques. Dans les marbres statuaires, le calcaire est chimiquement pur ; dans les marbres de couleur, il est mêlé de matières bitumineuses qui donnent à ces roches la teinte qui les distingue. Les matières sont répandues dans la masse, non-seulement par taches sombres ou uniformément, mais encore en filamens déliés et d’un noir très vif dans les marbres fleuris. Le bitume qui a pénétré toutes ces couches est dû soit à des matières végétales mêlées aux calcaires et qui se sont déposées avec eux, soit à des émanations souterraines. — Les marbres de Seravezza et de Carrare ne renferment aucune empreinte de coquilles ou de plantes, nul fossile, nulle pétrification. Les géologues les rattachent à l’époque jurassique, ainsi nommée parce qu’elle correspond à la période où se sont formés les immenses dépôts calcaires du Jura.
  3. C’est de là que sont sorties les dix-huit colonnes monolithes qui doivent orner la façade du nouvel Opéra de Paris : on était en train de les extraire à l’époque où je visitai le Rondone ; aujourd’hui elles sont rendues à destination, et on les polit sur le tour dans râtelier du marbrier. La brèche de Seravezza a été fort employée dans les embellissemens de Versailles en placages, colonnes intérieures, dessus de table, etc. On la rencontre également au Louvre. À Florence, outre un grand nombre d’églises, elle orne le palais Pitti, et a servi à tailler les deux obélisques de la place de Sainte-Marie-Nouvelle.
  4. On emploie à dessein le mot filon, que la géologie réserve pour d’autres gîtes. Non-seulement ce mot est l’expression technique dont se servent tous les carriers italiens, mais il indique encore très bien la nature toute particulière du gisement du marbre statuaire. Ce marbre est loin en effet de se rencontrer en bancs stratifiés régulièrement, comme on pourrait le croire ; il est au contraire disséminé en amas limités au milieu des autres couches de marbre, où il prend toutes les allures des véritables filons. Des plans de séparation dus à des infiltrations talqueuses ou a des dépôts ferrugineux, et que les carriers appellent les madri-macchie, les taches-mères, forment comme les salbandes ou les épontes, c’est-à-dire les lits de pose, le toit et le mur des filons. Ces filons se rendent, diminuent, disparaissent, varient de qualité d’un point à un autre, comme ceux des gites métallifères.
  5. On suppose aujourd’hui en géologie que les calcaires, pour passer à l’état de marbres, ont dû être soumis à un excès de pression et de chaleur, et l’on cite à l’appui de cette opinion la fameuse expérience des physiciens anglais Hutton et Hall, qui, ayant fait chauffer de la craie dans un canon de fusil hermétiquement fermé, la transformèrent en marbre. Faut-il passer ainsi du particulier au général ? Les marbres n’ont-ils pas pu se déposer a l’état cristallin dans les eaux qui les renfermaient en dissolution ? La célèbre fontaine de Sainte-Allyre, à Clermont, donne des dépôts calcaires rappelant parfaitement la cristallisation du marbre statuaire. Il n’est donc pas besoin forcément de recourir au métamorphisme par la chaleur et la pression pour expliquer la formation des marbres en géologie.
  6. George Sand, Voyage dans le cristal ; voyez la Revue du 1er et du 15 janvier 1864.
  7. Le palme est une ancienne mesuré d’Italie dont on se sert exclusivement aujourd’hui dans le commerce des marbres. Le palme linéaire de Gènes, le seul adopté, vaut environ 0m25 ou un quart de mètre ; il faut donc 64 palmes cubes pour faire un mètre de volume. Le mètre cube de marbre est estimé en moyenne à, 2,650 kilogr., soit un peu plus de 41 kilog. au palme.
  8. De ces deux mines, la première, reprise a diverses époques, est maintenant abandonnée ; la seconde, réexploitée avec fruit d’abord sous les Médicis, puis de nos jours, est à cette heure une des plus productives de la Toscane, qui renferme tant de riches gisemens. Sous l’habile direction de l’ingénieur actuel, M. F. Blanchard, la mine du Bottino est entrée dans une période d’exploitation des plus heureuses. Le gîte est parfaitement aménagé ; une machine à vapeur d’extraction a été établie dans la galerie principale, pour remonter le minerai par un puits incliné intérieur, le long du plan du filon. Un tunnel de plus de 800 mètres atteindra bientôt la partie inférieure du gîte. Au sortir de la galerie, les produits extraits sont amenés au bas de la montagne par un chemin de fer automoteur, c’est-à-dire où les wagons pleins descendent par leur propre poids, remorquant les wagons vides. Arrivé aux ateliers de préparation, le minerai est trié à la main, puis broyé en poudre sous les bocards ou pilons mécaniques, et enfin divisé en différentes qualités et teneurs au moyen d’appareils classificateurs fort ingénieux. Les matières isolées dans ces opérations (galène et cuivre gris argentifères) sont alors fondues dans des fours spéciaux. L’argent se concentre dans le plomb, et des saumons ainsi obtenus on extrait & la coupelle un gâteau d’argent, résultat final de l’opération. Les litharges ou oxydes de plomb provenant de la coupellation sont refondues et réduites pour en tirer du plomb marchand. Tout cet ensemble de travaux mériterait d’être étudié, et prouve que l’industrie des marbres n’est pas la seule intéressante dans le district de Seravezza.
  9. Pour éviter toutes ces tracasseries, les voyageurs avaient l’habitude de descendre de diligence avant l’arrivée aux limites douanières, et rejoignaient la voiture au-delà, à travers champs. Le Piémont, Modène, Lucques, la Toscane exerçaient tour à tour leur droit de visite, et souvent à plusieurs reprises, car les limites, les enclaves allaient s’enchevêtrant. Le Piémont avant 1848, et Modène de tout temps, se sont distingués par le zèle que mettaient douaniers et gendarmes à molester les voyageurs. On ne pouvait leur opposer en ce sens que Rome et Naples.
  10. A Carrare, à Massa, on dit une étude de sculpteur, comme en France une étude de notaire.
  11. Carrare ne s’est pas seulement illustrée dans les arts ; elle a encore produit dans la politique et les sciences des hommes justement célèbres, comme l’économiste Rossi, et le géographe Repetti.
  12. A Carrare, tout le monde est sculpteur, plus ou moins, n semble qu’il y ait une relation Becrète, mystérieuse, entre les qualités physiques et morales d’un peuple et les caractères lithologiques des terrains qu’il habite. On ingénieur, M. A. Burat, a fort bien exprimé ce fait dans sa Géologie appliquée ; il cite à ce propos Carrare et ses marbres, Volterra et ses albâtres, et fait justement observer que l’existence de quelques roches propres aux ouvrages d’art peut rendre communes des qualités rares partout ailleurs. Le géographe Repetti, étudiant surtout le côté physique de la question, avait déjà remarqué que les Carrarais, ses compatriotes, manifestaient dans leur caractère je ne sais quelle souplesse, quelle malléabilité en rapport avec celles des marbres de leur pays. L’habitant d’un territoire calcaire ne pense et n’agit pas comme celui qui habite un sol schisteux ou granitique. En France, dit avec raison le père de la géologie moderne, M. Élie de Beaumont, les expressions de Provençal, Gascon, Auvergnat, Parisien, correspondent à autant de régions géologiques différentes.
  13. D’autres y voient Mercure : Le thyrse deviendrait alors un caducée, supposition bien permise, vu l’état de dégradation du bas-relief. Dans ce cas, on aurait les trois dieux protecteurs des chemins.
  14. De colonia, colonie, à cause de la colonie d’esclaves établie sur ce point.
  15. Pline, Hist. nat., lib. XXXVI.
  16. À cette époque, les marbres de Carrare arrivaient en France par le Rhône. On transbordait les blocs à Arles. À Lyon, on prenait la Saône, puis les canaux, et l’on atteignait Paris et Versailles par la Seine : il fallait quelquefois deux ans pour le voyage. Aujourd’hui, par l’Atlantique et Rouen, c’est l’affaire de deux mois. Quand une voie ferrée continue reliera l’Italie à la France, le même transport ne demandera que quelques jours.
  17. C’est de là que les Romains ont tiré le marbre du Panthéon, de la colonne Trajane, de l’arc de triomphe de Titus et de celui de Septime-Sévère. L’Apollon du Belvédère est également en marbre de Polvaccio. Les blocs qui ont servi à Michel-Ange pour le David et pour les célèbres statues allégoriques couchées qui ornent les tombeaux de Julien et de Laurent de Médicis ont été aussi extraits de ces carrières. Enfin on peut citer encore comme sculptés en marbre de Polvaccio le Neptuno de l’Ammanati et le groupe d’Hercule assommant Cacus qui ornent la place du Palais-Vieux à Florence. On ne dit pas si c’est à Polvaccio que s’adressa Louis XIV, mais nous savons que les marbres fournis pour le tombeau de l’empereur, une des constructions modernes qui en ont consommé le plus, ont été tirés de Colonnata, qui en a aussi fourni beaucoup aux Romains.
  18. On sait qu’il faut 64 palmes pour faire un métro cube, et que le mètre cube pèse 2,650 kilogrammes ou 2 tonnes 2/3.
  19. Les droits de douane à la sortie des marbres et les droits de péage pour l’entretien des routes ont été réduits au minimum à 2 fr. la tonne de 1,000 kilog., soit environ 5 fr. le mètre cube. En signant récemment le traité de commerce avec la France, le roi d’Italie a de plus demandé la suppression des droits énormes qui grevaient chez nous, à l’entrée, les marbres statuaires de Carrare, comme si nous avions eu quelque exploitation rivale à protéger. Aujourd’hui ces marbres sont exempts de tous droits, et l’on ne paie plus à Marseille que 10 fr. la tonne pour l’entrée des autres qualités. Le fret de Carrare à Marseille est encore assez élevé : de 16 à 20 francs la tonne, suivant les cas.
  20. Chemins à l’américaine comme celui de Paris à Versailles par le Cours-la-Reine.