Les Caresses (Richepin)/Brumaire

Les Caresses (Richepin)
Les Caresses (p. 147-213).
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I

sonnet d'automne


Ah ! l’automne vient aux amours comme aux années !
On a beau n’y pas croire et ne l’attendre pas,
La navrante saison arrive pas à pas
Et se fait un bouquet de nos heures glanées.

Dans sa robe flottante aux nuances fanées,
Faite de velours jaune et de rouge lampas,
Sa chair de fruit trop mûr garde encor des appas ;
Mais sa bouche a l’odeur des pâles solanées.


Ses grands yeux sont brouillés comme un ciel orageux.
Orgueilleuse, méchante et folle, elle a pour jeux
De tuer les oiseaux et d’arracher les feuilles.

Ô mauvaise saison, semeuse de remords,
Te voilà donc ! Bientôt, pour peu que tu le veuilles,
Tous mes bois seront nus et tous mes oiseaux morts.

II

ses yeux


Les beaux yeux bleus de notre reine
Hier par ma faute ont pleuré.
Je m’en accuse ; et pour ma peine
En les chantant je veillerai.

Beaux yeux bleus aux lueurs profondes,
Comment mes vers oseront-ils
Voguer sur les mouvantes ondes
Que font vos changements subtils ?


Quelles nuances sont les vôtres ?
Votre azur n’est pas un moment
Comme l’azur banal des autres.
Vous êtes bleus étrangement.

Quand votre surface reflète
Un coin du ciel au ton très doux,
Je ne sais quelle violette
Fleurit, sombre et triste, au-dessous ;

Et vraiment on ne peut pas lire,
Dans ce mélange qui se fond,
Si l’espérance y va sourire
Ou si le regret pleure au fond.

Sous les brouillards de la colère
Vous devenez noirs et couverts ;
Et quand la gaîté vous éclaire.
Vous étincelez de feux verts.

Parfois c’est gris à fendre l’âme ;
Parfois brûlant d’éclat moqueur ;
Puis, soudain, froid comme une lame
Qui plonge en sifflant dans un cœur.

Passe un rayon dans une larme,
Rire du soleil sur la mer,
Et vos tristesses ont un charme
Délicieusement amer.


Mais surtout, ô chère maîtresse,
J’aime tes regards de velours,
Alors qu’à mon cœur en détresse
Ils versent les opiums lourds,

Et qu’ils font taire les querelles
De mon désespoir soucieux
Qui s’endort en ouvrant les ailes
Dans le firmament de tes yeux.

III


Ne sois donc pas méchante, ô ma petite fille !
C’est si doux, c’est si bon, vois-tu, d’être gentille.

Ne me fais pas ta lippe, enfant ! souris-moi donc !
Qu’est-ce que je t’ai fait ? J’en demande pardon.

Tu sais bien que c’est mal de t’obstiner quand même.
Et qu’un tout petit rien fait souffrir lorsqu’on aime.

Ton geste de colère et ton dépit moqueur
Me font venir de gros sanglots au fond du cœur.


Ton regard qui me fuit, ta main qui me résiste.
C’en est assez pour que tout le jour je sois triste.

Viens, je veux à deux mains te prendre par le cou.
Donne-moi tes baisers. Un ? Ce n’est pas beaucoup.

Mais j’ai beau la baiser, ta bouche reste close.
J’aimerais mieux avoir mâché du laurier-rose.

IV

la forge


Dans la forge qui s’allume
Tu chantonnes en forgeant
Avec un marteau d’argent,
Et mon cœur est sur l’enclume.

En veux-tu pour le bourreau
Faire une tranchante épée ?
Que la lame en soit trempée
Avec mes larmes pour eau.


En veux-tu pour ta poitrine
Faire un bijou délicat ?
Cherche au centre, où se piqua
Ton image purpurine.

En veux-tu faire des clous ?
Lors il faudrait que tu prisses
Pour modèles tes caprices
Ou bien mes soupçons jaloux.

Veux-tu l’arrondir en sphère ?
C’est le mouler sur ton sein.
Mais ton désir assassin
Le forge pour n’en rien faire.

Tu ne veux que t’amuser,
Et tu frappes, forges, cognes,
Pour voir mon cœur que tu rognes
Sur ton enclume s’user ;

Et tu ris comme une folle,
Quand, sous ton marteau vainqueur,
Du bloc rouge de mon cœur
Le feu vivant qui s’envole,

Pétillant, éblouissant,
Semant d’étoiles la forge,
Vient éteindre sur ta gorge
Ses étincelles de sang.

V


Ses cheveux formant sa coiffure lumineuse,
Elle se promenait, la belle matineuse,
Dans le petit jardin planté de grands rosiers.
Vous la trouviez si belle, oiseaux, que vous n’osiez,
Voyant qu’elle rêvait, troubler sa rêverie
Même de votre voix amoureuse et fleurie.
Elle portait, la fée, une baguette en main.
Nonchalante, parmi les herbes du chemin
Traînant les plis brumeux de sa robe légère,
On eût dit, sous le ciel très tendre, une bergère

Dans un pays tout bleu, tout rose, tout riant,
Où la brise rimait des vers de Florian.
Quoi ! c’est bien elle ? Où donc est son regard farouche
Et le rire qui mord les deux coins de sa bouche ?
Je ne reconnaissais rien d’elle en cet instant.
Mais tout à coup, parmi les rosiers s’arrêtant.
Du bout de sa baguette ainsi que des rebelles
Elle décapita les roses les plus belles,
M’en offrit une, la plus rouge, en rougissant,
Et sourit de m’y voir mettre les doigts en sang ;
Et, comme j’effeuillais la fleur dans sa poitrine.
Ses yeux aigus m’entraient au cœur comme une épine.

VI

façon de madrigal


Vous comptez trop sur mon amour ;
Vos beautés vous rendent trop sûre ;
La nuit vous pansez la blessure
Que vous égratignez le jour.

Mais si j’aime trop ma blessure
Pour renoncer à votre amour,
Je profiterai quelque jour
D’une heure où vous serez moins sûre,


Et pour m’enfuir de mon amour
Prenant la route la plus sûre,
Je me ferai quelque blessure
Qui mettra tout mon cœur à jour.

Alors, chère, soyez-en sûre,
Vous pleurerez ce triste jour
Où je vomirai votre amour
Par la bouche de ma blessure.

VII

les deux lits


Jadis, quand vous m’étiez douce,
Vous me faisiez de vos mains
Un lit bien chaud dans la mousse,
Plein d’œillets et de jasmins.

Aujourd’hui vous m’êtes dure ;
Tous deux nous nous maudissons ;
Et je couche à la froidure
Sur des peaux de hérissons.

VIII

le dernier cadeau


Lorsque je serai mort, mignonne,
Je ne veux pas être enterré,
Car ma chair ne serait pas bonne
Pour engraisser l’herbe d’un pré.
J’ai trop pleuré.

Tu t’en iras chez les orfèvres,
Portant dans un coin de ton drap
Ma mâchoire, mon nez, mes lèvres,
Mes yeux que ta main séchera,
Et cœtera.


Tu diras : « Voici l’héritage
Que m’a laissé mon cher amant.
Las ! il n’avait pas davantage.
Mais tout cela vaut bien vraiment
Un diamant. »

Et comme leurs bouches épaisses
Riront de nous et de ce troc,
Tu mépriseras ces espèces,
Et tu laisseras là leur stock
D’objets en toc.

Mais tu feras de tes mains prestes,
Avec quelques fils de laiton,
Des bijoux taillés dans mes restes
Pour ton doigt, ton oreille, et ton
Rose téton.

Mes lèvres rouges comme braise,
En cercle dur s’arrondissant,
Autour de ton doigt qui les baise
Formeront un éblouissant
Anneau de sang.

À tes oreilles délicates
Mes yeux jaunes scintilleront
Ainsi que de claires agates,
Et de tout près contempleront
Ton beau col rond.


Mes dents, collier de perles fines,
Aimant tes seins, iront entre eux
Juste au milieu des deux collines,
Ainsi qu’un ruisselet pierreux
Dans un val creux.

Mais au lieu de la croix chrétienne,
Comme un rubis plein de soleil
Tu pendras au bout de leur chaîne
Mon nez que mes pleurs au réveil
Ont fait vermeil.

Et, parée ainsi qu’une idole,
Prenant pour avirons mes bras
Et ma carcasse pour gondole,
Aussi loin que tu le pourras
Tu vogueras,

Remontant, à la découverte
De nos anciens paradis,
Le fleuve où, noyés sous l’eau verte,
Flottent nos amours de jadis.
De profundis !

IX

journée faite


Le temps n’est plus où nous allions courir les champs
Pour voir l’Aube frileuse en sa robe coquette
Au seuil de l’Orient jouer à la raquette
Avec les flocons d’or des nuages changeants.

Le temps n’est plus où nous allions ouïr les chants
Du peuple matineux qui sous les bois caquette.
Midi lui-même est loin. Le soir brun s’empaquette
Dans le manteau doublé de pourpre des couchants.


Mignonne, il est bien tard déjà. Notre journée
Dans le four de la nuit sera vite enfournée,
Et bientôt notre amour dormira son sommeil.

Il s’éteint. Je le sens devenir une image.
Il est parti, l’oiseau matin, l’oiseau vermeil !
J’entends chanter minuit, l’heure au sombre plumage.

X

billet de faire part


De profundis ! Monsieur, madame,
Vous êtes priés d’assister
Aux funérailles de ma flamme
Que dans la terre on va porter.

Elle avait nom mademoiselle
Rose, Blanche, Espérance, Amour.
Mais elle n’était plus pucelle,
Bien qu’elle eût sept ans moins un jour.


Hier, à dix heures et demie,
Elle est morte d’un mot moqueur,
Et peut-être aussi d’anémie,
En son domicile, mon cœur.

De la part de son pauvre père,
Qu’elle rendit heureux jadis
Et qui maintenant désespère.
Priez pour lui ! De profundis !

XI

l'herbe sans nom


Je connais un pré rempli
De marguerites fanées,
Où, parmi les solanées,
Pousse l’herbe de l’oubli.

Cette fleur au suc étrange
Verse le sommeil épais
Et procure un peu de paix
Au malheureux qui la mange.


Lorsqu’un loup vorace mord
Un agneau, la pauvre mère
En broutant la plante amère
Plus ne pense à l’enfant mort.

Contre la voix carnassière
Du vieux souvenir vainqueur
Qui hurle au fond de mon cœur,
J’ai cueilli l’herbe sorcière.

Dans le plus grand plat qu’on eût
Je l’ai mangée en salade.
Je me suis rendu malade ;
Mais l’oubli n’est pas venu.

XII


Quand je suis loin, je suis cependant près de toi,
Car toute ma pensée habite sous ton toit.

Comme un bélier laissant de sa laine à la crèche,
J’ai laissé des baisers chauds sur ta gorge fraîche.

J’ai beau ne point t’avoir près de moi ; si je veux,
Mon souffle peut d’ici chanter dans tes cheveux.

C’est en vain que l’absence à mes mains te dérobe ;
Je suis sûr que tu sens mes mains froisser ta robe.


Mes désirs caressants traînent dans tes chiffons.
Tu dois me voir passer dans tes miroirs profonds.

Mon amour a muré ton corps dans une geôle.
Mon souvenir jaloux t’a marquée à l’épaule.

Mon souvenir te tient comme dans un gluau.
Cette chemise en soufre est collée à ta peau.

Le jour, quand ton pouls bat la charge de la fièvre,
C’est que mon souvenir vient te mordre à la lèvre.

Le soir, quand ton sang bout comme un damné d’enfer,
C’est que mon souvenir vient allumer ta chair.

La nuit, quand ton sommeil est un combat sans trêves,
C’est que mon souvenir vient violer tes rêves.

XIII

air retrouvé


Rien n’est fini. Tout recommence.
Rupture toujours ajournée !
C'est comme un vieux bout de romance
Qu’on chanta toute une journée.

Un moment on croit qu’on l’oublie.
On marche sans en avoir cure.
Mais la ritournelle abolie
Couve dans la mémoire obscure.


Un beau jour qu’on prête l’oreille
À des bruits vagues, l’on s’étonne
D’entendre la petite abeille,
Qui dans sa ruche encor chantonne.

Et voilà qu’on redit sans trêve
Le bout oublié de romance.
On retourne à son ancien rêve.
Rien n’est fini. Tout recommence.

XIV

regains


Le fruit mûr tombe en automne,
L’arbre sec meurt en hiver ;
Et c’est pourquoi je m’étonne
De la fraîcheur monotone
Qu’a notre amour encor vert.

Oui, depuis plusieurs années
Que notre Avril est passe,
Bien des fleurs se sont fanées,
Bien des herbes, qui sont nées
Avec nous, ont trépassé.


Plus d’une espérance folle
A germé sous notre ciel,
Puis, triste, a clos sa corolle
Sans qu’une abeille qui vole
Y vînt parfumer son miel.

Nos voluptés apaisées
Ont ressemblé bien des fois
Aux feuilles mortes, brisées
Par la lourdeur des rosées
Qui sont les larmes des bois.

Tes rancœurs et mes colères,
Comme un soleil irrité,
Ont tari des sources claires
Où nos bêtes familières
Aimaient à boire l’été.

Capricieux et sans causes,
Tes feux en glace changés
Ont, Thermidors et Nivôses,
Tour à tour roussi des roses
Et gelé des orangers.

Mes désirs fous et sans trêves,
Comme des vents furibonds
Ont dispersé sur nos grèves
Le sable uni de tes rêves
Dans leurs vertigineux bonds.


Et malgré tout, ô mignonne,
Malgré le soleil, l’hiver,
L’orage, le vent, l’automne,
Dans son Avril monotone
Notre amour est encor vert.

Notre amour est la prairie
Où, malgré les fenaisons,
L’herbe n’est jamais flétrie ;
Et la luzerne fleurie
Qu’en chantant nous y faisons

A des pousses toujours fraîches,
Regains jamais épuisés,
Où nous menons hors des crèches
Paître loin des herbes sèches
Le troupeau de nos baisers.

XV

le violon


Mon cœur est un violon
Sur lequel ton archet joue,
Et qui vibre tout du long,
Appuyé contre ta joue.

Tantôt l’air est vif et gai
Comme un refrain de folie,
Tantôt le son fatigué
Traîne avec mélancolie.


C’est la chanson des baisers
Qui d’abord court, saute et danse,
Puis en rhythmes apaisés
S’endort sur une cadence.

C’est la chanson des seins blancs
Qui s’enflent comme des vagues,
Puis qui se calment, tremblants
Comme un lac aux frissons vagues.

C’est la chanson de ton corps
Qui fait chanter ses caresses,
Puis s’éteint dans des accords
De langoureuses paresses.

C’est la chanson qui rend fou.
Rends-moi fou, ça te regarde ;
Mais si tu fais trop joujou
Sur le violon, prends garde !

Prends garde ! l’âme est debout ;
Les quatre cordes, tordues
Sur les clefs tout près du tout,
Jusqu’à casser sont tendues.

Et pourtant, ô fol archet,
Sur ces cordes tu gambilles
Comme ce clown qui marchait
En dansant sur des coquilles.


Ta vas, tu les prends d’assaut,
Et tu mords leur nerf qui vibre,
Et tu bondis, et d’un saut
Tu leur fais grincer la fibre ;

Et pleurant à pleine voix,
Pour si peu que tu le veuilles,
Les cordes, l’âme et le bois,
Tremblent ainsi que des feuilles.

À force de t’amuser
En caprices trop agiles,
Tu finiras par user
Les pauvres cordes fragiles.

Rompu comme un vieux tremplin,
Déjà le bois perd sa force,
Et sur l’âme qui se plaint
Il se fend comme une écorce.

Un jour, sous un dernier coup,
La merveilleuse machine
Entre tes doigts et ton cou
Laissant craquer son échine,

Dans un tradéridéra
Ou quelque autre galipète
L’instrument éclatera
Comme une bulle qui pète.


Prends garde ! le bois méchant
Entrera dans ta main douce ;
Les cordes en se lâchant
Te cingleront la frimousse.

Alors l’archet, mais en vain,
Regrettera ses folies ;
Car du violon divin
Et des cordes abolies

Il ne te restera plus
Qu’un trait bleu sur ta peau mate,
Des repentirs superflus,
Et puis du sang sur la patte.

XVI

révolte


J’étais las, je m’éloignais,
Quand tu m’as pris les poignets.
Je l’implore ;
Mais, serrant tes doigts nerveux,
Tu me dis : « Non, je le veux,
Reste encore. »

Puis, comme j’osais nier
Que je fusse prisonnier
Et ta proie,
Tu m’as mis deux bracelets
Faits de tes cheveux follets,
Or et soie.


Et, vaincu, je suis resté,
Abdiquant ma liberté
Reconquise ;
Et, lâche, j’ai derechef
Ployé mon cœur et mon chef
À ta guise.

Toi, tu t’amuses beaucoup
De ta force encore un coup
Saine et sauve,
Et tu dis que mon orgueil
Se dompte au doigt et à l’œil
Comme un fauve.

Mais approche, et tu verras
Que les muscles de mes bras,
En pelotes,
Gonflés, plus durs que du fer,
Sont prêts à jeter en l’air
Les menottes.

Songe à ma force. Tu sais
Avec quels poids insensés
Ma main jongle.
Songe, et tremble, tu le dois ;
Car le sang perle à mes doigts
Sous chaque ongle.


Lis dans mes yeux : on y lit
Que la colère m’emplit
Fibre à fibre,
Qu’à la fin je suis à bout,
Et qu’en moi le désir bout
D’être libre.

Donc, folle, ne ris pas tant !
Il est tout proche, l’instant,
Le suprême,
Où je broierai sans rien voir
Mon amour et ton pouvoir
Et toi-même.

XVII

les poisons inutiles


J’avais pris en dégoût les fadeurs de la rose,
Héliotropes, lis, violettes, œillets.
C’étaient les sombres fleurs que de pleurs on arrose,
C’étaient les fleurs de deuil qu’en ce temps je cueillais.

Absinthe blanchissante aux feuilles découpées,
Ombelles de ciguë à l’ombre des vieux murs,
Langues de jusquiame ayant des fils d’épées,
Pommes de mandragore, astres des lieux obscurs,


Ellébore de nuit qui rosis les collines,
Aconits d’or, ors verts, ors jaunes, ors vermeils,
Datura, dont le fruit armé de javelines
Berce en son orbe creux un nid de lourds sommeils,

Pétale blanc piqué de points noirs, belladone,
Fleurs de deuil, fleurs de mort embaumant les poisons,
Vous formiez le bouquet dont j’ornais ma Madone,
Vous qui soûlez les cœurs et tuez les raisons.

J’espérais la dompter quand elle serait morte,
Et je comptais ainsi n’en être plus jaloux.
Mais plus que vos poisons la Madone était forte.
Elle riait, montrant ses dents comme les loups ;

Elle noyait sa face au fond de vos calices,
Buvait à pleins poumons la mort qui débordait,
Et sa bouche si rose, avec d’âpres délices,
Etait plus rose encor quand elle vous mordait.

XVIII


Sur mon beau jasmin d’Espagne
Trois oiseaux de la campagne
Ce matin se sont posés.
J’ai dit : « Puisque je vous loge,
Chantez-moi deux mots d’éloge
Pour ma mie et ses baisers. »

Le pinson et l’alouette
Ont fait une pirouette,
Et sont partis tout à coup.
Le troisième, d’un air grave,
Pour qu’en mon cœur je le grave,
Reste et dit : « Coucou ! coucou ! »

XIX


Et pourtant la marguerite
Où notre amour est écrite,
Blanche autour d’un bouton d’or,
La fleur charmante et fatale
Toujours au dernier pétale
Dit que tu m’aimes encor.

Elle dit, la pâquerette :
« Un peu, beaucoup » et s’arrête
Avec « passionnément ».
Mais c’est une fleur, et dame !
Une fleur n’est qu’une femme.
Peut-être bien qu’elle ment.

XX

jalousie


Ah ! n’entame pas la lutte,
Desdemona ;
Car hier en moi la brute
Se démena.

Dans la cage, ton alcôve,
Gare au danger !
Ma jalousie est un fauve
Qui peut manger.


Une rage me rend ivre
En y pensant,
Et mes yeux couleur de cuivre
Sont pleins de sang.

Je sens grincer mes mâchoires.
Tu le sais bien
Que dans mes colères noires
Je ne vois rien.

J’oublierais tout, notre joie,
Tes baisers frais.
Tu ne serais qu’une proie
Que je mordrais.

Ou, comme Othello le More,
Comme je dois,
Je prendrais ton cou d’aurore
Entre mes doigts,

Et ne voulant pas, farouche,
T’ouïr crier,
Je te mettrais sur la bouche
Un oreiller.

XXI

le carnet


Ah ! je suis une canaille !
Je ne sais rien garder pur.
J’avais un carnet d’azur
Avec des coins en écaille ;

Sur le papier japonais
Plus fin qu’une peau de rousse,
Fleurissait toute une pousse
De rondeaux et de sonnets ;


Comme une bande écolière
Les vers peuplaient ces buissons ;
Le carnet plein de chansons
Avait l’air d’une volière ;

Mais un matin, j’étais fou,
Pour que son bec la saccage
Je fais entrer dans la cage
La jalousie, un hibou.

Et tous mes chanteurs d’aurore
Ont été mangés par lui.
Les plus alertes ont fui
Et je les attends encore.

Sur mon carnet, sur le sol
Où s’effeuillaient lis et roses,
Sur ces délicates choses
J’ai versé du vitriol.

XXII

le bouquet


Dans un verger d’avril tout peuplé de fleurs brèves
J’ai dépouillé gaîment l’arbre où croissent les rêves.

Avec un beau ruban du bleu le plus coquet,
Pour porter sur mon cœur j’en ai fait un bouquet.

Puis je l’ai mis dans l’or, au milieu de ma chambre
Qu’il emplissait d’anis, de miel, de poivre et d’ambre.

J’ai humé les parfums capiteux et subtils
Et j’ai mêlé ma bouche au pollen des pistils.


Je me suis endormi soûl d’un sommeil étrange,
Pendant lequel j’ai cru que j’épousais un ange.

Tous ses désirs étaient pour les miens complaisants,
Et le songe a duré des jours, des mois, des ans.

Mais lorsque je me suis réveillé de mon somme,
L’ange était une femme et se moquait de l’homme ;

Et mon bouquet splendide, avec son rêve fou,
Etait noir et fané comme un bouquet d’un sou.

XXIII


Sous son joug las de ployer,
De gros pleurs sous la paupière,
Je dis : « Je vais me noyer. »
Elle dit : « Prends une pierre. »

Je mis la pierre à mon cou ;
Mais le nœud fait, je l’accorde,
Ne me serrait pas beaucoup.
Elle dit : « Tire la corde. »


Un ruisseau coulait tout près,
Un gué, clair comme une glace,
Très peu d’eau, fait tout exprès.
Elle dit : « Changeons de place. »

Plus loin, dans un entonnoir,
Bouillonnant avec colère
L’eau faisait un grand trou noir.
Elle dit : « Voici l’affaire. »

Je dis : « Quoi ! dans un tel puits !
Mais c’est la mort sans ressource !
Elle dit : « Qui sait ?… » Et puis
Elle empoisonna la source.

XXIV

nuit d'adieu


Dans les bois roux, dans les bois sourds,
Entends la chanson monotone
Des bises d’octobre aux vols lourds.
Les bois enterrent dans l’automne
Leurs amours.

Ah ! dans mon cœur qui se recueille
Pleure un chant plus sourd, quand je vois
Sous ta main lourde qui les cueille
Tomber nos bonheurs d’autrefois
Feuille à feuille.


Je veux l’aimer encore. Attends !
La sève bout sous mon écorce.
Je veux, comme à notre printemps,
Reverdir. J’ai toute ma force
De vingt ans.

Ô mignonne, aime-moi toi-même,
Reviens au vieil amour vainqueur.
L’arbre vit d’un bourgeon suprême.
Avril dure aux roses du cœur
Quand on aime.

Et si notre amour n’est plus vert,
S’il perd ses branches à la bise,
Au moins dans l’àtre large ouvert
Chauffons à son bois qui se brise
Notre hiver.

Que notre nuit d’adieu rougeoie
Comme le vin, la pourpre et l’or.
Flamme folle, flambe, flamboie !
Que ce dernier feu soit encor
Feu de joie !

XXV

indifférence


J’étais tout pantelant encor de ses caresses,
Imprégné de l’odeur subtile de ses tresses,
Parfumé de sa peau, brûlant de ses baisers,
Et les hoquets d’amour, un à un apaisés,
Dans ma gorge râlante avec des plaintes douces
À peine assourdissaient leurs dernières secousses,
Quand elle se leva, calme, l’air somnolent.
Elle ne m’embrassa pas même en s’allant.
Là-bas, près du miroir, sans jouir de ma joie,
Elle remit nonchalammsnt ses bas de soie,

Comme, après le dessert dans un dîner banal,
La bourgeoise en causant met ses gants pour le bal.
Et je sentis alors l’abominable doute
Au profond de mon cœur s’infiltrer goutte à goutte ;
Je compris ce que sa froideur me laissait voir,
Que son amour pour moi n’était plus qu’un devoir,
Qu’elle ne savait plus la volupté jalouse,
Que la maîtresse enfin prenait des airs d’épouse.

XXVI

insomnie


Ah ! le sommeil aussi maintenant m’est un leurre.
Plein de regrets, comme un cadavre est plein de vers,
Je veille, le corps veule et l’esprit à l’envers.
Aucun songe riant de l’aile ne m’effleure.

Et j’écoute sonner la demie après l’heure,
L’heure après la demie, et toujours, à travers
Les ténèbres, mes yeux restent tout grands ouverts.
Comme le jour est long à venir, quand on pleure !


Du temps que nous dormions l’un à l’autre enlacés,
Quoique las, nous trouvions qu’il venait vite assez.
Même il venait trop tôt dans nos nuits d’insomnie.

Mais mon cœur n’ayant plus le tien auprès de lui,
L’attente du malin me paraît infinie.
Comme le jour est long à venir aujourd’hui !

XXVII

les sorcières


 
Ô colère, ô jalousie,
Sorcières aux doigts crochus,
À la figure roussie,
Anges des amours déchus,

J’ai pénétré dans votre antre
Pour savoir la vérité.
Le cœur malade on y entre,
On en sort le cœur gâté.


Vous m’avez dans votre filtre
Et votre noir alambic
Distillé l’horrible philtre
Qui me mord comme un aspic.

Dans votre infernale forge
Dont la haine est le marteau,
Votre patte a pour ma gorge
Forgé le fil d’un couteau.

Et c’est avec votre lame,
C’est avec votre liqueur,
Que j’ai meurtri ma pauvre âme
Et soûlé mon pauvre cœur.

Sorcières de la caverne,
Ô gueuses, je vous maudis.
Vous avez fait un Averne
De mon divin paradis.

XXVIII

sourire poli


Je regrette le temps où nos deux cœurs jumeaux
Se querellaient. Un rien vous mettait en colère.
Vos caprices, changeants comme un spectre solaire,
Boudaient, criaient, mordaient ainsi que des marmots.

Aujourd’hui, dans vos yeux plus durs que des émaux,
L’orgueil calme fleurit tel qu’une fleur polaire.
Indifférente à tout, votre humeur me tolère
Et ne se cabre plus sous l’éperon des mots.


Ah ! qu’un éclair de rage en tes regards s’allume !
Fâche-tei ! frappe-moi ! prends mon front pour enclume !
Déchire-moi le cœur en lambeaux ! manges-en !

Réveille-toi, terrible, en tigresse des jungles !
Mais ne me jette pas, avec l’air méprisant,
Ce sourire poli, poli comme tes ongles.

XXIX


Mon cœur fut un fruit dans une haie,
Un beau fruit sanglant comme une plaie.

Chantez ! l’automne s’en va.
Le petit oiseau
Sans grain et sans eau
Un beau matin se trouva.

Pour voir s’il est mûr, toutes les filles
Ont piqué le fruit de leurs aiguilles.


Chantez ! l’automne s’en va.
Le petit oiseau
Au bout d’un roseau
Ferma son aile et rêva.

Une mit le fruit entre ses lèvres.
Or le fruit gâté donnait les fièvres.

Chantez ! l’automne s’en va.
Sans grain et sans eau,
Au pied du roseau
Le petit oiseau creva.

Pourquoi me mords-tu ? Mais la cruelle
Mange tout le fruit. Tant pis pour elle !

XXX

la mort de l’automne


Au vent du nord
Qui le bâtonne,
Le pauvre Automne
Fuit sans remord.

Le vent le mord.
Lui, dans sa tonne
Se pelotonne.
L’Automne est mort.


Et son glas tinte
Comme une plainte
Dans les derniers

Refrains de fête.
Adieu, paniers !
Vendange est faite.

XXXI


Le cadavre est lourd
Qu’en mes bras je porte,
Car ma pauvre amour
Est morte.

Loin, bien loin d’ici
Que la mer m’emporte !
Qu’elle emporte aussi
La morte !

Loin ! il faut m’enfuir.
Au diable ! n’importe !
Je veux enfouir
Ma morte.

XXXII


Ah ! c’est en vain que je m’en vais !
Je pourrais fuir dans les étoiles,
J’emporte, figé dans mes moelles,
Ton souvenir doux et mauvais.

Dans les labeurs et les paresses
Ton souvenir me hante seul.
Tu m’as cousu dans un linceul
Fait de baisers et de caresses.

Partout ton souvenir me suit,
Femme, car ton souvenir pue,
Odeur suave et corrompue,
La chair, la mer, le rut, la nuit.

XXXIII

le bateau noir


Je veux prendre un bateau sans boussole,
Sans rames, sans agrès et sans voiles,
Pour aller, sous un ciel sans étoiles,
Chevaucher au hasard la mer folle.

Ô vapeur, bous et hurle avec rage !
Tourne, tourne, âpre vis de l’hélice !
Sifflet, crie avec joie et délice,
Comme un pétrel repu dans l’orage !


Au branle étourdissant des marées,
Mouillé par les embruns et la pluie,
Les yeux pleurant de sel et de suie,
Dans les glaces du Nord démarrées,

Dans les puits des malströms qui tournoient,
Dans les rocs des écueils aux dents noires,
Près des requins ouvrant leurs mâchoires,
Tombeaux vivants des morts qui se noient,

Grevant de faim, de soif et de fièvres,
J’irai je ne sais où, seul, farouche.
Et peut-être qu’alors sur ma bouche
Je n’aurai plus le goût de tes lèvres.