Les Caractères/Édition Flammarion 1880/Discours sur Théophraste

Flammarion (p. 3-14).

DISCOURS
SUR THÉOPHRASTE


Je n’estime pas que l’homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimerique que de pretendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échaper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.

Car, sans m’étendre sur la difference des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de speculation et aux autres celles de pratique, qui fait que quelques-uns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement ; qu’entre ceux qui lisent, ceux-cy aiment à être forcez par la demonstration, et ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raisonnemens et des conjectures, je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caracteres ; et j’ose dire que, sur les ouvrages qui traitent des choses qui les touchent de si prés et où il ne s’agit que d’eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à contenter.

Quelques sçavans ne goûtent que les apophtegmes des anciens et les exemples tirez des Romains, des Grecs, des Perses, des Égyptiens ; l’histoire du monde present leur est insipide, ils ne sont point touchez des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes, au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n’ont que beaucoup d’esprit sans érudition, indifferens pour toutes les choses qui les ont précédés[1], sont avides de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont comme sous leur main, ils les examinent, ils les discernent, ils ne perdent pas de vûë les personnes qui les entourent, si charmez des descriptions et des peintures que l’on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur ressemblent et à qui ils ne croyent pas ressembler, que jusque dans la chaire l’on se croit obligé souvent de suspendre l’Évangile pour les prendre par leur foible et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goust et de leur portée.

La cour ou ne connoît pas la ville, ou, par le mépris qu’elle a pour elle, neglige d’en relever le ridicule, et n’est point frappée des images qu’il peut fournir ; et si au contraire l’on peint la cour, comme c’est toûjours avec les ménagements qui lui sont dûs, la ville ne tire pas de cette ébauche de quoy remplir sa curiosité, et se faire une juste idée d’un païs où il faut même avoir vécu pour le connoître.

D’autre part, il est naturel aux hommes de ne point convenir de la beauté ou de la délicatesse d’un trait de morale qui les peint, qui les désigne, et où ils se reconnoissent eux-mêmes : ils se tirent d’embarras en le condamnant, et tels n’approuvent la satyre que lors que, commençant à lâcher prise et à s’éloigner de leurs personnes, elle va mordre quelque autre.

Enfin, quelle apparence de pouvoir remplir tous les goûts si differens des hommes par un seul ouvrage de morale ? Les uns cherchent des définitions, des divisions, des tables, et de la methode : ils veulent qu’on leur explique ce que c’est que la vertu en général et cette vertu en particulier ; quelle différence se trouve entre la valeur, la force et la magnanimité, les vices extrêmes par le défaut ou par l’excès entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : tout autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres, contens que l’on reduise les mœurs aux passions et que l’on explique celles-cy par le mouvement du sang, par celuy des fibres et des arteres, quittent un auteur de tout le reste.

Il s’en trouve d’un troisiéme ordre qui, persuadez que toute doctrine des mœurs doit tendre à les reformer, à discerner les bonnes d’avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu’il y a de vain, de foible et de ridicule, d’avec ce qu’ils peuvent avoir de bon, de sain et de loüable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres ; qui, supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d’abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres par ces images de choses qui leur sont si familieres, et dont neanmoins ils ne s’avisoient pas de tirer leur instruction.

Tel est le Traité des Caractères des mœurs que nous a laissé Theophraste. Il l’a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales d’Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes definitions que l’on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe, et le fond des caracteres qui y sont décrits est pris de la même source. Il est vray qu’il se les rend propres par l’étenduë qu’il leur donne et par la satyre ingenieuse qu’il en tire contre les vices des Grecs et sur tout des Atheniens.

Ce livre ne peut gueres passer que pour le commencement d’un plus long ouvrage que Theophraste avoit entrepris. Le projet de ce philosophe, comme vous le remarquerez dans sa Preface, étoit de traiter de toutes les vertus et de tous les vices. Et, comme il assure luy-même dans cet endroit qu’il commence un si grand dessein à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il y a apparence qu’une prompte mort l’empêcha de le conduire à sa perfection. J’avouë que l’opinion commune a toujours été qu’il avoit poussé sa vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme, dans une lettre qu’il écrit à Nepotien, assure qu’il est mort à cent sept ans accomplis : de sorte que je ne doute point qu’il n’y ait eu une ancienne erreur ou dans les chiffres grecs qui ont servi de regle à Diogene Laërce, qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, ou dans les premiers manuscrits qui ont été faits de cet historien, s’il est vrai d’ailleurs que les quatre-vingt-dix-neuf ans que cet auteur se donne dans cette Preface se lisent également dans quatre manuscrits de la Bibliotheque Palatine, où l’on a aussi trouvé les cinq derniers chapitres des Caracteres de Theophraste, qui manquoient aux anciennes impressions, et où l’on a vu deux titres, l’un du goût qu’on a pour les vicieux, et l’autre du gain sordide, qui sont seuls et dénuez de leurs chapitres.

Ainsi cet ouvrage n’est peut-être même qu’un simple fragment, mais cependant un reste précieux de l’antiquité, et un monument de la vivacité de l’esprit et du jugement ferme et solide de ce philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a toûjours été lu comme un chef-d’œuvre dans son genre ; il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer et où l’élegance grecque éclate davantage ; on l’a appelé un livre d’or. Les sçavans, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées et à la manière naïve dont tous les caracteres y sont exprimez, et la comparant d’ailleurs avec celle du poète Menandre, disciple de Theophraste, et qui servit ensuite de modele à Terence, qu’on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s’empêcher de reconnoître dans ce petit ouvrage la premiere source de tout le comique, je dis de celuy qui est épuré des pointes, des obscenitez, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux.

Mais peut-être que, pour relever le merite de ce traité des Caracteres et en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de celui de leur auteur. Il étoit d’Erese, ville de Lesbos, fils d’un foulon ; il eut pour premier maître dans son par un certain Leucippe[2], qui étoit de la même ville que luy ; de là il passa à l’École de Platon, et s’arrêta ensuite à celle d’Aristote, où il se distingua entre tous ses disciples. Ce nouveau maître, charmé de la facilité de son esprit et de la douceur de son élocution, luy changea son nom, qui étoit Tyrtame, en celui d’Euphraste, qui signifie celui qui parle bien ; et, ce nom ne répondant point assez à la haute estime qu’il avoit de la beauté de son genie et de ses expressions, il l’appela Theophraste, c’est à dire un homme dont le langage est divin. Et il semble que Ciceron ait entré dans les sentimens de ce philosophe lorsque, dans le livre qu’il intitule Brutus, ou des Orateurs illustres, il parle ainsi : « Qui est plus fecond et plus abondant que Platon ? plus solide et plus ferme qu’Aristote ? plus agreable et plus doux que Theophraste ? » Et dans quelques-unes de ses épîtres à Atticus on voit que, parlant du même Theophraste, il l’appelle son amy, que la lecture de ses livres luy étoit familiere, et qu’il en faisoit ses délices.

Aristote disoit de luy et de Calistene, un autre de ses disciples, ce que Platon avoit dit la première fois d’Aristote même et de Xenocrate : que Calistene étoit lent à concevoir et avoit l’esprit tardif, et que Theophraste, au contraire, l’avoit si vif, si perçant, si penetrant, qu’il comprenoit d’abord d’une chose tout ce qui en pouvoit être connu ; que l’un avoit besoin d’éperon pour estre excité, et qu’il falloit à l’autre un frein pour le retenir.

Il estimoit en celuy-cy sur toutes choses un caractere de douceur qui regnoit également dans ses mœurs et dans son style. L’on raconte que les disciples d’Aristote, voyant leur maître avancé en âge et d’une santé fort affoiblie, le prierent de leur nommer son successeur ; que, comme il avoit deux hommes dans son ecole sur qui seuls ce choix pouvoit tomber, Menedeme[3] le Rhodien et Theophraste d’Erese, par un esprit de ménagement pour celuy qu’il vouloit exclure, il se déclara de cette maniere : il feignit, peu de temps après que ses disciples luy eurent fait cette prière, et en leur presence, que le vin dont il faisoit un usage ordinaire luy étoit nuisible ; il se fit apporter des vins de Rhodes et de Lesbos : il goûta de tous les deux, dit qu’ils ne démentoient point leur terroir, et que chacun dans son genre étoit excellent ; que le premier avoit de la force, mais que celui de Lesbos avoit plus de douceur, et qu’il luy donnoit la preference. Quoy qu’il en soit de ce fait, qu’on lit dans Aulu-Gelle, il est certain que, lorsqu’Aristote, accusé par Eurimedon, prêtre de Cérès, d’avoir mal parlé des dieux, craignant le destin de Socrate, voulut sortir d’Athènes et se retirer à Calcis, ville d’Eubée, il abandonna son école au Lesbien, luy confia ses écrits à condition de les tenir secrets ; et c’est par Théophraste que sont venus jusques à nous les ouvrages de ce grand homme.

Son nom devint si célèbre par toute la Grèce que, successeur d’Aristote, il put compter bien-tôt dans l’école qu’il luy avait laissée jusques à deux mille disciples. Il excita l’envie de Sophocle[4], fils d’Amphiclide, et qui pour lors étoit préteur : celuy-cy, en effet son ennemi, mais sous prétexte d’une exacte police et d’empêcher les assemblées, fit une loy qui défendoit, sur peine de la vie, à aucun philosophe d’enseigner dans les écoles. Ils obéïrent ; mais l’année suivante, Philon ayant succédé à Sophocle, qui était sorti de charge, le peuple d’Athènes abrogea cette loy odieuse que ce dernier avoit faite, le condamna à une amende de cinq talens, rétablit Théophraste et le reste des philosophes.

Plus heureux qu’Aristote, qui avait été contraint de céder à Eurimédon, il fut sur le point de voir un certain Agnonide puni comme impie par les Athéniens, seulement à cause qu’il avoit osé l’accuser d’impiété : tant étoit grande l’affection que ce peuple avoit pour luy, et qu’il méritoit par sa vertu.

En effet, on luy rend ce témoignage qu’il avoit une singulière prudence, qu’il étoit zélé pour le bien public, laborieux, officieux, affable, bienfaisant. Ainsi, au rapport de Plutarque, lorsque Érèse fut accablée de tyrans qui avoient usurpé la domination de leur pays, il se joignit à Phidias[5], son compatriote, contribua avec luy de ses biens pour armer les bannis, qui rentrèrent dans leur ville, en chassèrent les traîtres, et rendirent à toute l’île de Lesbos sa liberté.

Tant de rares qualitez ne luy acquirent pas seulement la bienveillance du peuple, mais encore l’estime et la familiarité des rois : il fut ami de Cassandre, qui avoit succédé à Aridée, frère d’Alexandre le Grand, au royaume de Macédoine ; et Ptolomée, fils de Lagus et premier roi d’Égypte, entretint toûjours un commerce étroit avec ce philosophe. Il mourut enfin, accablé d’années et de fatigues, et il cessa tout à la fois de travailler et de vivre. Toute la Grèce le pleura, et tout le peuple athénien assista à ses funérailles.

L’on raconte de lui que dans son extrême vieillesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se faisoit porter en litière par la ville, où il étoit vû du peuple, à qui il étoit si cher. L’on dit aussi que ses disciples, qui entouraient son lit lorsqu’il mourut, lui ayant demandé s’il n’avait rien à leur recommander, il leur tint ce discours : « La vie nous séduit, elle nous promet de grands plaisirs dans la possession de la gloire ; mais à peine commence-t-on à vivre qu’il faut mourir. Il n’y a souvent rien de plus stérile que l’amour de la réputation. Cependant, mes disciples, contentez-vous : si vous négligez l’estime des hommes, vous vous épargnez à vous-mêmes de grands travaux ; s’ils ne rebutent point votre courage, il peut arriver que la gloire sera votre récompense. Souvenez-vous seulement qu’il y a dans la vie beaucoup de choses inutiles, et qu’il y en a peu qui mènent à une fin solide. Ce n’est point à moi à délibérer sur le parti que je dois prendre, il n’est plus temps : pour vous, qui avez à me survivre, vous ne sauriez peser trop sûrement ce que vous devez faire. » Et ce furent là ses dernières paroles.

Cicéron, dans le troisième livres des Tusculanes, dit que Théophraste mourant se plaignit de la nature, de ce qu’elle avait accordé aux cerfs et aux corneilles une vie si longue et qui leur est si inutile, lorsqu’elle n’avait donné aux hommes qu’une vie très courte, bien qu’il leur importe si fort de vivre longtemps ; que si l’âge des hommes eût pu s’étendre à un plus grand nombre d’années, il serait arrivé que leur vie aurait été cultivée par une doctrine universelle, et qu’il n’y aurait eu dans le monde ni art ni science qui n’eût atteint sa perfection. Et saint Jérôme, dans l’endroit déjà cité, assure que Théophraste, à l’âge de cent sept ans, frappé de la maladie dont il mourut, regretta de sortir de la vie dans un temps où il ne faisait que commencer à être sage.

Il avait coutume de dire qu’il ne faut pas aimer ses amis pour les éprouver, mais les éprouver pour les aimer ; que les amis doivent être communs entre les frères, comme tout est commun entre les amis ; que l’on devait plutôt se fier à un cheval sans frein qu’à celui qui parle sans jugement ; que la plus forte dépense que l’on puisse faire est celle du temps. Il dit un jour à un homme qui se taisait à table dans un festin : « Si tu es un habile homme, tu as tort de ne pas parler ; mais s’il n’est pas ainsi, tu en sais beaucoup. » Voilà quelques-unes de ses maximes.

Mais si nous parlons de ses ouvrages, ils sont infinis, et nous n’apprenons pas que nul ancien ait plus écrit que Théophraste. Diogène Laërce fait l’énumération de plus de deux cents traités différents et sur toutes sortes de sujets qu’il a composés. La plus grande partie s’est perdue par le malheur des temps, et l’autre se réduit à vingt traités, qui sont recueillis dans le volume de ses œuvres. L’on y voit neuf livres de l’histoire des plantes, six livres de leurs causes. Il a écrit des vents, du feu, des pierres, du miel, des signes du beau temps, des signes de la pluie, des signes de la tempête, des odeurs, de la sueur, du vertige, de la lassitude, du relâchement des nerfs, de la défaillance, des poissons qui vivent hors de l’eau, des animaux qui changent de couleur, des animaux qui naissent subitement, des animaux sujets à l’envie, des caractères des mœurs. Voilà ce qui nous reste de ses écrits, entre lesquels ce dernier seul, dont on donne la traduction, peut répondre non seulement de la beauté de ceux que l’on vient de déduire, mais encore du mérite d’un nombre infini d’autres qui ne sont point venus jusqu’à nous.

Que si quelques-uns se refroidissaient pour cet ouvrage moral par les choses qu’ils y voient, qui sont du temps auquel il a été écrit, et qui ne sont point selon leurs mœurs, que peuvent-ils faire de plus utile et de plus agréable pour eux que de se défaire de cette prévention pour leurs coutumes et leurs manières, qui, sans autre discussion, non seulement les leur fait trouver les meilleures de toutes, mais leur fait presque décider que tout ce qui n’y est pas conforme est méprisable, et qui les prive, dans la lecture des livres des anciens, du plaisir et de l’instruction qu’ils en doivent attendre ?

Nous, qui sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles. Alors l’histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges, c’est-à-dire le pouvoir de protéger l’innocence, de punir le crime, et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une métairie ; la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs. L’on entendra parler d’une capitale d’un grand royaume où il n’y avait ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, qui était pourtant une ville merveilleuse. L’on dira que tout le cours de la vie s’y passait presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d’un autre ; que d’honnêtes femmes, qui n’étaient ni marchandes ni hôtelières, avaient leurs maisons ouvertes à ceux qui payaient pour y entrer ; que l’on avait à choisir des dés, des cartes et de tous les jeux ; que l’on mangeait dans ces maisons, et qu’elles étaient commodes à tout commerce. L’on saura que le peuple ne paraissait dans la ville que pour y passer avec précipitation : nul entretien, nulle familiarité ; que tout y était farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu’il fallait éviter, et qui s’abandonnaient au milieu des rues, comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course. L’on apprendra sans étonnement qu’en pleine paix et dans une tranquillité publique, des citoyens entraient dans les temples, allaient voir des femmes, ou visitaient leurs amis avec des armes offensives, et qu’il n’y avait presque personne qui n’eût à son côté de quoi pouvoir d’un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connaissance du plus beau règne dont jamais l’histoire ait été embellie ?

Ayons donc pour les livres des anciens cette même indulgence que nous espérons nous-mêmes de la postérité, persuadés que les hommes n’ont point d’usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles, qu’elles changent avec les temps, que nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé, et trop proches de celles qui règnent encore, pour être dans la distance qu’il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. Alors, ni ce que nous appelons la politesse de nos mœurs, ni la bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre magnificence ne nous préviendront pas davantage contre la vie simple des Athéniens que contre celle des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures qui ont été depuis inventées pour suppléer peut-être à cette véritable grandeur qui n’est plus.

La nature se montrait en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n’était point encore souillée par la vanité, par le luxe, et par la sotte ambition. Un homme n’était honoré sur la terre qu’à cause de sa force ou de sa vertu ; il n’était point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs ; sa nourriture était saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis ; ses vêtements simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons ; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le mariage de ses enfants, l’union avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n’est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses ; mais l’éloignement des temps nous les fait goûter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères.

Ils racontent une religion, une police, une manière de se nourrir, de s’habiller, de bâtir et de faire la guerre, qu’on ne savait point, des mœurs que l’on ignorait. Celles qui approchent des nôtres nous touchent, celles qui s’en éloignent nous étonnent ; mais toutes nous amusent. Moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes de peuples si éloignés, qu’instruits et même réjouis par leur nouveauté, il nous suffit que ceux dont il s’agit soient Siamois, Chinois, Nègres ou Abyssins.

Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses Caractères étaient Athéniens, et nous sommes Français ; et si nous joignons à la diversité des lieux et du climat le long intervalle des temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière année de la CXVe olympiade, trois cent quatorze ans avant l’ère chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce peuple d’Athènes dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant de siècles soit si entière. En effet, les hommes n’ont point changé selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient alors et qu’ils sont marqués dans Théophraste : vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, querelleux, superstitieux.

Il est vrai, Athènes était libre ; c’était le centre d’une république ; ses citoyens étaient égaux ; ils ne rougissaient point l’un de l’autre ; ils marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible et spacieuse, entraient dans les boutiques et dans les marchés, achetaient eux-mêmes les choses nécessaires ; l’émulation d’une cour ne les faisait point sortir d’une vie commune ; ils réservaient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le service intérieur des maisons, pour les voyages ; ils passaient une partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d’une ville dont ils étaient également les maîtres. Là le peuple s’assemblait pour délibérer des affaires publiques ; ici il s’entretenait avec les étrangers ; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient leur doctrine, tantôt conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à la fois la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces mœurs quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je l’avoue ; mais cependant quels hommes en général que les Athéniens, et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police ! quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts ! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage ! Théophraste, le même Théophraste dont l’on vient de dire de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui s’exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d’attique qui lui manquait et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il n’était pas Athénien ; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique et en ayant acquis l’accent par une habitude de tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans nulle peine. Que si l’on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des Caractères, de certaines mœurs qu’on ne peut excuser et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu’elles ont paru telles à Théophraste, qu’il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.

Enfin, dans l’esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n’estiment que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L’on a cru pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu’il est toujours pernicieux de poursuivre le travail d’autrui, surtout si c’est d’un ancien ou d’un auteur d’une grande réputation ; soit encore parce que cette unique figure qu’on appelle description ou énumération, employée avec tant de succès dans ces vingt-huit chapitres des Caractères, pourrait en avoir un beaucoup moindre, si elle était traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.

Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des traités de ce philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve un sous le titre de Proverbes, c’est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines Ecritures, on s’est trouvé excité par de si grands modèles à suivre selon ses forces une semblable manière d’écrire des mœurs ; et l’on n’a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans les mains de tout le monde, et d’où, faute d’attention ou par un esprit de critique, quelques-uns pourraient penser que ces remarques sont imitées.

L’un, par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l’homme chrétien. L’autre, qui est la production d’un esprit instruit par le commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l’amour-propre est dans l’homme la cause de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il le trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l’expression, la grâce de la nouveauté.

L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères ; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l’examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode et selon que les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les faibles et le ridicule qui y sont attachés.

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur et à tout l’intérieur de l’homme que n’a fait Théophraste ; et l’on peut dire que, comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu’ils font remarquer dans l’homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son dérèglement, tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d’abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

Il faut avouer que sur les titres de ces deux ouvrages l’embarras s’est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s’ils ne plaisent point assez, l’on permet d’en suppléer d’autres ; mais à l’égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté n’est pas accordée, parce qu’on n’est point maître du bien d’autrui. Il a fallu suivre l’esprit de l’auteur, et les traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec leurs chapitres ; ce qui n’est pas une chose facile, parce que souvent la signification d’un terme grec, traduit en français mot pour mot, n’est plus la même dans notre langue : par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique, et chez Théophraste c’est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre, mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

Et d’ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez différents pour exprimer des choses qui le sont aussi et que nous ne saurions guère rendre que par un seul mot : cette pauvreté embarrasse. En effet, l’on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces d’avarice, deux sortes d’importuns, des flatteurs de deux manières, et autant de grands parleurs : de sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres, au désavantage du titre ; ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu’il a de faire des portraits, se trouve déterminé à ces changements par le caractère et les mœurs du personnage qu’il peint ou dont il fait la satire.

Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la forme du grec et le style d’Aristote, qui lui en a fourni les premières idées : on les a étendues dans la traduction pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable ; il s’y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout à fait interrompus, et qui pouvaient recevoir diverses explications ; et pour ne point s’égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n’est qu’une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu’il vise moins à les rendre savants qu’à les rendre sages, l’on s’est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations, ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l’antiquité. L’on s’est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l’on a cru le mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d’avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caractères et douter un moment du sens de Théophraste.

  1. Précédé n’est accordé dans aucune des édition originales.
  2. Un autre que Leucippe, philosophe célèbre et disciple de Zénon.
  3. Il y en a eu deux autres de même nom : l’un philosophe cynique, l’autre disciple de Platon.
  4. Un autre que le poète tragique
  5. Un autre que le fameux sculpteur