Les Caractères/Édition 1696/Des biens de fortune




Des biens de fortune

1. — Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ſes lambris & ſes alcoſves, jouir d’un palais à la campagne & d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans ſa famille, & faire de ſon fils un grand ſeigneur : cela eſt juſte & de ſon reſſort ; mais il appartient peut-eſtre à d’autres de vivre contents.

2. — Une grande naiſſance ou une grande fortune annonce le mérite, & le foit plus toſt remarquer.

3. — Ce qui diſculpe le fat ambitieux de ſon ambition eſt le ſoyn que l’on prend, s’il a foit une grande fortune, de luy trouver un mérite qu’il n’a jamais eu, & auſſi grand qu’il croit l’avoir.

4. — À meſure que la faveur & les grands biens ſe retirent d’un homme, ils laiſſent voir en luy le ridicule qu’ils couvraient, & qui y étoit ſans que perſonne s’en aperçût.

5. — Si l’on ne le voyoit de ſes yeux pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange diſproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ? Ce plus ou ce moins détermine à l’épée, à la robe ou à l’Égliſe : il n’y a preſque point d’autre vocation.

6. — Deux marchands étaient voiſins & faiſaient le meſme commerce, qui ont eu dans la ſuite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique ; elles ont été nourries enſemble, & ont vécu dans cette familiarité que donnent un meſme age & une meſme condition : l’une des deux, pour ſe tirer d’une extreſme misère, cherche à ſe placer ; elle entre au ſervice d’une fort grande dame & l’une des premières de la cour, chez ſa compagne.

7. — Si le financier manque ſon coup, les courtiſans diſent de luy : « C’eſt un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réuſſit, ils luy demandent ſa fille.

8. — Quelques-uns ont foit dans leur jeuneſſe l’apprentiſſage d’un certain métier, pour en exercer un autre, & fort différent, le reſte de leur vie.

9. — Un homme eſt laid de petite taille, & a peu d’eſprit. L’on me dit à l’oreille : « Il a cinquante mille livres de rente. » Cela le concerne tout ſeul & il ne m’en fera jamais ni pis ni mieux ; ſi je commence à le regarder avec d’autres yeux, & ſi je ne ſuis pas maître de faire autrement, quelle ſottiſe !

10. — Un projet aſſez vain ſeroit de vouloir tourner un homme fort ſot & fort riche en ridicule ; les rieurs ſont de ſon coſté.

11. — N**, avec un portier ruſtre, farouche, tirant ſur le Suiſſe, avec un veſtibule & une antichambre, pour peu qu’il y faſſe languir quelqu’un & ſe morfondre, qu’il paraiſſe enfin avec une mine grave & une démarche meſurée, qu’il écoute un peu & ne reconduiſe point : quelque ſubalterne qu’il ſoyt d’ailleurs, il fera ſentir de luy-meſme quelque choſe qui approche de la conſidération.

12. — Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le beſoin que j’ai de vous me chaſſe de mon lit & de ma chambre : plût aux Dieux que je ne fuſſe ni votre client ni votre facheux ! Vos eſclaves me diſent que vous eſtes enfermé, & que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, & ils me diſent que vous eſtes ſorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de ſi laborieux, qui vous empeſche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un regiſtre, vous ſignez, vous parafez. Je n’avais qu’une choſe à vous demander, & vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui, ou non. Voulez-vous eſtre rare ? Rendez ſervice à ceux qui dépendent de vous : vous le ſerez davantage par cette conduite que par ne vous pas laiſſer voir. Ô homme important & chargé d’affaires, qui à votre tour avez beſoin de mes offices, venez dans la ſolitude de mon cabinet : le philoſophe eſt acceſſible ; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez ſur les livres de Platon qui traitent de la ſpiritualité de l’ame & de ſa diſtinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les diſtances de Saturne & de Jupiter : j’admire Dieu dans ſes ouvrages, & je cherche par la connaiſſance de la vérité, à régler mon eſprit & devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous ſont ouvertes, mon antichambre n’eſt pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant ; paſſez juſqu’à moy ſans me faire avertir. Vous m’apportez quelque choſe de plus précieux que l’argent & l’or, ſi c’eſt une occaſion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je faſſe pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui eſt commencée ? Quel le interruption heureuſe pour moy que celle qui vous eſt utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires eſt un ours qu’on ne ſauroit apprivoiſer ; on ne le voit dans ſa loge qu’avec peine : que dis-je ? on ne le voit point ; car d’abord on ne le voit pas encore, & bientoſt on ne le voit plus. L’homme de lettres au contraire eſt trivial comme une borne au coin des places, il eſt vu de tous, & à toute heure, & en tous états, à table, au lit, nu, habillé, ſain ou malade : il ne peut eſtre important, & il ne le veut point eſtre.

13. — N’envions point à une ſorte de gens leurs grandes richeſſes ; ils les ont à titre onéreux, & qui ne nous accommoderoit point : ils ont mis leur repos, leur ſanté, leur honneur & leur conſcience pour les avoir ; cela eſt trop cher, & il n’y a rien à gagner à un tel marché.

14. — Les P. T. S. nous font ſentir toutes les paſſions l’une après l’autre : l’on commence par le mépris, à cauſe de leur obſcurité ; on les envie enſuite, on les hait, on les craint, on les eſtime quelquefois, & on les reſpecte ; l’on vit aſſez pour finir à leur égard par la compaſſion.

15. — Soſie de la livrée a paſſé par une petite recette à une ſous-ferme ; & par les concuſſions, la violence, & l’abus qu’il a foit de ſes pouvoirs, il s’eſt enfin, ſur les ruines de pluſieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne luy manquoit que d’eſtre homme de bien : une place de marguillier a foit ce prodige.

16. — Arfure cheminoit ſeule & à pied vers le grand portique de Saint **, entendoit de loin le ſermon d’un carme ou d’un docteur qu’elle ne voyoit qu’obliquement, & dont elle perdoit bien des paroles. Sa vertu étoit obſcure, & ſa dévotion connue comme ſa perſonne. Son mari eſt entré dans le huitième denier : quelle monſtrueuſe fortune en moins de ſix années ! Elle n’arrive à l’égliſe que dans un char ; on luy porte une lourde queue ; l’orateur s’interrompt pendant qu’elle ſe place ; elle le voit de front, n’en perd pas une ſeule parole ni le moindre geſte. Il y a une brigue entre les preſtres pour la confeſſer ; tous veulent l’abſoudre, & le curé l’emporte.

17. — L’on porte Créſus au cimetière : de toutes ſes immenſes richeſſes, que le vol & la concuſſion luy avaient acquiſes, & qu’il a épuiſées par le luxe & par la bonne chère, il ne luy eſt pas demeuré de quoy ſe faire enterrer ; il eſt mort inſolvable, ſans biens, & ainſi privé de tous les ſecours ; l’on n’a vu chez luy ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l’ait aſſuré de ſon ſalut.

18. — Champagne, au ſortir d’un long dîner qui luy enfle l’eſtomac, & dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, ſigne un ordre qu’on luy préſente, qui oſteroit le pain à toute une province ſi l’on n’y remédiait. Il eſt excuſable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digeſtion, qu’on puiſſe quelque part mourir de faim ?

19. — Sylvain de ſes deniers a acquis de la naiſſance & un autre nom : il eſt ſeigneur de la paroiſſe où ſes aïeuls payaient la taille ; il n’auroit pu autrefois entrer page chez Cléobule, & il eſt ſon gendre.

20. — Dorus paſſe en litière par la voie Appienne, précédé de ſes affranchis & de ſes eſclaves, qui détournent le peuple & font faire place ; il ne luy manque que des lecteurs ; il entre à Rome avec ce cortège, où il ſemble triompher de la baſſeſſe & de la pauvreté de ſon père Sanga.

21. — On ne peut mieux uſer de ſa fortune que foit Périandre : elle luy donne du rang, du crédit, de l’autorité ; déjà on ne le prie plus d’accorder ſon amitié, on implore ſa protection. Il a commencé par dire de ſoy-meſme : un homme de ma ſorte ; il paſſe à dire : un homme de ma qualité ; il ſe donne pour tel, & il n’y a perſonne de ceux à qui il preſte de l’argent, ou qu’il reçoit à ſa table, qui eſt délicate, qui veuille s’y oppoſer. Sa demeure eſt ſuperbe : un dorique règne dans tous ſes dehors ; ce n’eſt pas une porte, c’eſt un portique : eſt-ce la maiſon d’un particulier ? eſt-ce un temple ? le peuple s’y trompe. Il eſt le ſeigneur dominant de tout le quartier. C’eſt luy que l’on envie, & dont on voudroit voir la chute ; c’eſt luy dont la femme, par ſon collier de perles, s’eſt foit des ennemies de toutes les dames du voiſinage. Tout ſe ſoutient dans cet homme ; rien encore ne ſe dément dans cette grandeur qu’il a acquiſe, dont il ne doit rien, qu’il a payée. Que ſon père, ſi vieux & ſi caduc, n’eſt-il mort il y a vingt ans & avant qu’il ſe fît dans le monde aucune mention de Périandre ! Comment pourra-t-il ſoutenir ces odieuſes pancartes qui déchiffrent les conditions & qui ſouvent font rougir la veuve & les héritiers ? Les ſupprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouſe, maligne, clairvoyante, & aux dépens de mille gens qui veulent abſolument aller tenir leur rang à des obsèques ? Veut-on d’ailleurs qu’il faſſe de ſon père un Noble homme, & peut-eſtre un Honorable homme, luy qui eſt Meſſire ?

22. — Combien d’hommes reſſemblent à ces arbres déjà forts & avancez que l’on tranſplante dans les jardins, où ils ſurprennent les yeux de ceux qui les voient places dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, & qui ne connaiſſent ni leurs commencements ni leurs progrès !

23. — Si certains morts revenaient au monde, & s’ils voyaient leurs grands noms portez, & leurs terres les mieux titrées avec leurs chateaux & leurs maiſons antiques, poſſédées par des gens dont les pères étaient peut-eſtre leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de noſtre ſiècle ?

24. — Rien ne foit mieux comprendre le peu de choſe que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richeſſes, l’argent, les grands établiſſements & les autres biens, que la diſpenſation qu’il en fait, & le genre d’hommes qui en ſont le mieux pourvus.

25. — Si vous entrez dans les cuiſines, où l’on voit réduit en art & en méthode le ſecret de flatter votre goût & de vous faire manger au delà du néceſſaire ſi vous examinez en détail tous les appreſts des viandes qui doivent compoſer le feſtin que l’on vous prépare ſi vous regardez par quelles mains elles paſſent, & toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, & d’arriver à cette propreté & à cette élégance qui charment vos yeux vous font héſiter ſur le choix, & prendre le parti d’eſſayer de tout ; ſi vous voyez tout le repas ailleurs que ſur une table bien ſervie, quelles ſaletez ! quel dégoût ! Si vous allez derrière un théatre & ſi vous nombrez les poids les roues, les cordages qui font les vols & les machines ; ſi vous conſidérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvemens, quelle force de bras, & quelle extenſion de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes & les reſſorts de ce ſpectacle ſi beau, ſi naturel, qui paraît animé & agir de ſoy-meſme ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! quelle violence ! » De meſme n’approfondiſſez pas la fortune des partiſans.

26. — Ce garçon ſi frais, ſi fleuri & d’une ſi belle ſanté eſt ſeigneur d’une abbaye & de dix autres bénéfices : tous enſemble luy rapportent ſix vingt mille livres de revenu, dont il n’eſt payé qu’en médailles d’or. Il y a ailleurs ſix vingt familles indigentes qui ne ſe chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour ſe couvrir, & qui ſouvent manquent de pain ; leur pauvreté eſt extreſme & honteuſe. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?

27. — Chryſippe, homme nouveau, & le premier noble de ſa race, aſpirait, il y a trente années, à ſe voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien : c’étoit là le comble de ſes ſouhaits & ſa plus haute ambition ; il l’a dit ainſi, & on s’en ſouvient. Il arrive, je ne ſais par quels chemins, juſques à donner en revenu à l’une de ſes filles, pour ſa dot, ce qu’il déſiroit luy-meſme d’avoir en fonds pour toute fortune pendant ſa vie. Une pareille ſomme eſt comptée dans ſes coffres pour chacun de ſes autres enfants qu’il doit pourvoir, & il a un grand nombre d’enfants ; ce n’eſt qu’en avancement d’hoirie : il y a d’autres biens à eſpérer après ſa mort. Il vit encore, quoyque aſſez avancé en age, & il uſe le reſte de ſes jours à travailler pour s’enrichir.

28. — Laiſſez faire Ergaſte, & il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent ſur la terre ferme : il ſçait convertir en or juſques aux roſeaux, aux joncs & à l’ortie. Il écoute tous les avis, & propoſe tous ceux qu’il a écoutez. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaſte, & ne leur foit de graces que celles qui luy étaient dues. C’eſt une faim inſatiable d’avoir & de poſſéder. Il trafiqueroit des arts & des ſciences, & mettroit en parti juſques à l’harmonie : il faudrait, s’il en étoit cru, que le peuple, pour avoir le plaiſir de le voir riche, de luy voir une meute & une écurie, pût perdre le ſouvenir de la muſique d’Orphée, & ſe contenter de la ſienne.

29. — Ne traitez pas avec Criton, il n’eſt touché que de ſes ſeuls avantages. Le piège eſt tout dreſſé à ceux à qui ſa charge, ſa terre, ou ce qu’il poſſède feront envie : il vous impoſera des conditions extravagantes. Il n’y a nul ménagement & nulle compoſition à attendre d’un homme ſi plein de ſes intéreſts & ſi ennemi des voſtres : il luy faut une dupe.

30. — Brontin, dit le peuple, foit des retraites, & s’enferme huit jours avec des ſaints : ils ont leurs méditations, & il a les ſiennes.

31. — Le peuple ſouvent a le plaiſir de la tragédie : il voit périr ſur le théatre du monde les perſonnages les plus odieux, qui ont foit le plus de mal dans diverſes ſcènes, & qu’il a le plus haïs.

32. — Si l’on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales, la première, vive & agiſſante, eſt toute occupée à vouloir affliger le peuple, & la ſeconde, voiſine de la mort, à ſe déceler & à ſe ruiner les uns les autres.

33. — Cet homme qui a foit la fortune de pluſieurs, qui a foit la voſtre, n’a pu ſoutenir la ſienne, ni aſſurer avant ſa mort celle de ſa femme & de ſes enfants : ils vivent cachez & malheureux. Quelque bien inſtruit que vous ſoyez de la misère de leur condition, vous ne penſez pas à l’adoucir ; vous ne le pouvez pas en effet, vous tenez table, vous batiſſez ; mais vous conſervez par reconnaiſſance le portroit de votre bienfacteur, qui a paſſé à la vérité du cabinet à l’antichambre : quels égards ! il pouvoit aller au garde-meuble.

34. — Il y a une dureté de complexion ; il y en a une autre de condition & d’état. L’on tire de celle-ci comme de la première, de quoy s’endurcir ſur la misère des autres, dirai-je meſme de quoy ne pas plaindre les malheurs de ſa famille ? Un bon financier ne pleure ni ſes amis, ni ſa femme, ni ſes enfants.

35. — Fuyez, retirez-vous : vous n’eſtes pas aſſez loin. — Je ſuis dites-vous ſous l’autre tropique. — Paſſez ſous le poſle & dans l’autre hémiſphère, montez aux étoiles, ſi vous le pouvez. — M’y voilà. — Fort bien, vous eſtes en sûreté. Je découvre ſur la terre un homme avide, inſatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui ſe trouvera ſur ſon chemin & à ſa rencontre, & quoy qu’il en puiſſe coûter aux autres, pourvoir à luy ſeul, groſſir ſa fortune, & regorger de bien.

36. — Faire fortune eſt une ſi belle phraſe, & qui dit une ſi bonne choſe, qu’elle eſt d’un uſage univerſel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers & aux barbares, elle règne à la cour & à la ville, elle a percé les cloîtres & franchi les murs des abbayes de l’un & de l’autre ſexe : il n’y a point de lieux ſacrez où elle n’ait pénétré, point de déſert ni de ſolitude où elle ſoyt inconnue.

37. — À force de faire de nouveaux contrats, ou de ſentir ſon argent groſſir dans ſes coffres, on ſe croit enfin une bonne teſte, & preſque capable de gouverner.

38. — Il faut une ſorte d’eſprit pour faire fortune, & ſurtout une grande fortune : ce n’eſt ni le bon ni le bel eſprit, ni le grand ni le ſublime, ni le fort ni le délicat ; je ne ſais préciſément lequel c’eſt, & j’attends que quelqu’un veuille m’en inſtruire. Il faut moins d’eſprit que d’habitude ou d’expérience pour faire ſa fortune — l’on y ſonge trop tard, & quand enfin l’on s’en aviſe, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loiſir de réparer : de là vient peut-eſtre que les fortunes ſont ſi rares. Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne penſe du matin au ſoyr, il ne reſve la nuit qu’à une ſeule choſe qui eſt de s’avancer. Il a commencé de bonne heure & dès ſon adoleſcence, à ſe mettre dans les voies de la fortune : s’il trouve une barrière de front qui ferme ſon paſſage, il biaiſe naturellement, & va à droite ou à gauche, ſelon qu’il y voit de jour & d’apparence, & ſi de nouveaux obſtacles l’arreſtent, il rentre dans le ſentier qu’il avoit quitté ; il eſt déterminé, par la nature des difficultez, tantoſt à les ſurmonter, tantoſt à les éviter, ou à prendre d’autres meſures : ſon intéreſt, l’uſage, les conjectures le dirigent. Faut-il de ſi grands talents & une ſi bonne teſte à un voyageur pour ſuivre d’abord le grand chemin, & s’il eſt plein & embarraſſé, prendre la terre, & aller à travers champs, puis regagner ſa première route, la continuer, arriver à ſon terme ? Faut-il tant d’eſprit pour aller à ſes fins ? Eſt-ce donc un prodige qu’un ſot riche & accrédité ? Il y a meſme des ſtupides, & j’oſe dire des imbéciles, qui ſe placent en de beaux poſtes, & qui ſavent mourir dans l’opulence, ſans qu’on les doive ſoupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre induſtrie : quelqu’un les a conduits à la ſource d’un fleuve, ou bien le haſard ſeul les y a foit rencontrer ; on leur a dit : « Voulez-vous de l’eau ? puiſez » ; & ils ont puiſé.

39. — Quand on eſt jeune, ſouvent on eſt pauvre : ou l’on n’a pas encore foit d’acquiſitions, ou les ſucceſſions ne ſont pas échues. L’on devient riche & vieux en meſme temps : tant il eſt rare que les hommes puiſſent réunir tous leurs avantages ! & ſi cela arrive à quelques-uns, il n’y a pas de quoy leur porter envie : ils ont aſſez à perdre par la mort pour mériter d’eſtre plaints.

40. — Il faut avoir trente ans pour ſonger à ſa fortune, elle n’eſt pas faite à cinquante, l’on batit dans la vieilleſſe, & l’on meurt quand on en eſt aux peintres & aux vitriers.

41. — Quel eſt le fruit d’une grande fortune, ſi ce n’eſt de jouir de la vanité, de l’induſtrie, du travail & de la dépenſe de ceux qui ſont venus avant nous, & de travailler nous-meſmes, de planter, de batir, d’acquérir pour la poſtérité ?

42. — L’on ouvre & l’on étale tous les matins pour tromper ſon monde ; & l’on ferme le ſoyr après avoir trompé tout le jour.

43. — Le marchand foit des montres pour donner de ſa marchandiſe ce qu’il y a de pire ; il a le cati & les faux jours afin d’en cacher les défauts, & qu’elle paraiſſe bonne ; il la ſurfoit pour la vendre plus cher qu’elle ne vaut ; il a des marques fauſſes & myſtérieuſes, afin qu’on croie n’en donner que ſon prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu’il ſe peut ; & il a un trébuchet, afin que celuy à qui il l’a livrée la luy paye en or qui ſoyt de poids.

44. — Dans toutes les conditions, le pauvre eſt bien proche de l’homme de bien, & l’opulent n’eſt guère éloigné de la friponnerie. Le ſavoir-faire & l’habileté ne mènent pas juſques aux énormes richeſſes. L’on peut s’enrichir, dans quelque art ou dans quelque commerce que ce ſoyt, par l’oſtentation d’une certaine probité.

45. — De tous les moyens de faire ſa fortune, le plus court & le meilleur eſt de mettre les gens à voir clairement leurs intéreſts à vous faire du bien.

46. — Les hommes, preſſez par les beſoins de la vie, & quelquefois par le déſir du gain ou de la gloire, cultivent des talents profanes, ou s’engagent dans des profeſſions équivoques, & dont ils ſe cachent long temps à eux-meſmes le péril & les conſéquences : ils les quittent enſuite par une dévotion diſcrète, qui ne leur vient jamais qu’après qu’ils ont foit leur récolte, & qu’ils jouiſſent d’une fortune bien établie.

47. — Il y a des misères ſur la terre qui ſaiſiſſent le cœur ; il manque à quelques-uns juſqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces, l’on force la terre & les ſaiſons pour fournir à ſa délicateſſe, de ſimples bourgeois, ſeulement à cauſe qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un ſeul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de ſi grandes extrémitez : je ne veux eſtre, ſi je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette & me réfugie dans la médiocrité.

48. — On ſçait que les pauvres ſont chagrins de ce que tout leur manque, & que perſonne ne les ſoulage ; mais s’il eſt vrai que les riches ſoyent colères, c’eſt de ce que la moindre choſe puiſſe leur manquer, ou que quelqu’un veuille leur réſiſter.

49. — Celuy-là eſt riche, qui reçoit plus qu’il ne conſume ; celuy-là eſt pauvre, dont la dépenſe excède la recette. Tel, avec deux millions de rente, peut eſtre pauvre chaque année de cinq cent mille livres. Il n’y a rien qui ſe ſoutienne plus longtemps qu’une médiocre fortune, il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune. L’occaſion prochaine de la pauvreté, c’eſt de grandes richeſſes. S’il eſt vrai que l’on ſoyt riche de tout ce dont on n’a pas beſoin, un homme fort riche, c’eſt un homme qui eſt ſage. S’il eſt vrai que l’on ſoyt pauvre par toutes les choſes que l’on déſire, l’ambitieux & l’avare languiſſent dans une extreſme pauvreté.

50. — Les paſſions tyranniſent l’homme ; & l’ambition ſuſpend en luy les autres paſſions, & luy donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru ſobre, chaſte libéral humble & meſme dévot : je le croirais encore, s’il n’eût enfin foit ſa fortune.

51. — L’on ne ſe rend point ſur le déſir de poſſéder & de s’agrandir : la bile gagne, & la mort approche, qu’avec un viſage flétri, & des jambes déjà faibles, l’on dit : ma fortune, mon établiſſement.

52. — Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par ſa propre induſtrie, ou par l’imbécillité des autres.

53. — Les traits découvrent la complexion & les mœurs ; mais la mine déſigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente ſe trouve écrit ſur les viſages.

54. — Chryſante, homme opulent & impertinent, ne veut pas eſtre vu avec Eugène, qui eſt homme de mérite, mais pauvre : il croiroit en eſtre déſhonoré. Eugène eſt pour Chryſante dans les meſmes diſpoſitions : ils ne courent pas riſque de ſe heurter.

55. — Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilitez, attendre au contraire que je les ſalue, & en eſtre avec moy ſur le plus ou ſur le moins, je dis en moi-meſme : « Fort bien, j’en ſuis ravi, tant mieux pour eux : vous verrez que cet homme-ci eſt mieux logé, mieux meublé & mieux nourri qu’à l’ordinaire ; qu’il ſera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà foit un gain raiſonnable. Dieu veuille qu’il en vienne dans peu de temps juſqu’à me mépriſer ! »

56. — Si les penſées, les livres & leurs auteurs dépendaient des riches & de ceux qui ont foit une belle fortune, quelle proſcription ! Il n’y auroit plus de rappel. Quel ton, quel aſcendant ne prennent-ils pas ſur les ſavants ! Quelle majeſté n’obſervent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni places ni enrichis, & qui en ſont encore à penſer & à écrire judicyeuſement ! Il faut l’avouer, le préſent eſt pour les riches, & l’avenir pour les vertueux & les habiles. HOMÈRE eſt encore & ſera toujours : les receveurs de droits, les publicains ne ſont plus, ont-ils été ? leur patrie, leurs noms ſont-ils connus ? y a-t-il eu dans la Grèce des partiſans ? Que ſont devenus ces importants perſonnages qui mépriſaient Homère, qui ne ſongeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne luy rendaient pas le ſalut, ou qui le ſaluaient par ſon nom, qui ne daignaient pas l’aſſocier à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’étoit pas riche & qui faiſçait un livre ? Que deviendront les Fauconnets ? iront-ils auſſi loin dans la poſtérité que DESCARTES, né Français & mort en Suède ?

57. — Du meſme fonds d’orgueil dont l’on s’élève fièrement au-deſſus de ſes inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui ſont au-deſſus de ſoy. C’eſt le propre de ce vice, qui n’eſt fondé ni ſur le mérite perſonnel ni ſur la vertu, mais ſur les richeſſes, les poſtes, le crédit, & ſur de vaines ſciences, de nous porter également à mépriſer ceux qui ont moins que nous de cette eſpèce de biens, & à eſtimer trop ceux qui en ont une meſure qui excède la noſtre.

58. — Il y a des ames ſales, pétries de boue & d’ordure, épriſes du gain & de l’intéreſt, comme les belles ames le ſont de la gloire & de la vertu, capables d’une ſeule volupté, qui eſt celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuſes & avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes ſur le rabais ou ſur le décri des monnaies enfoncées & comme abîmées dans les contrats, les titres & les parchemins. De telles gens ne ſont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-eſtre des hommes : ils ont de l’argent.

59. — Commençons par excepter ces ames nobles & courageuſes, s’il en reſte encore ſur la terre, ſecourables, ingénieuſes à faire du bien, que nuls beſoins, nulle diſproportion, nuls artifices ne peuvent ſéparer de ceux qu’ils ſe ſont une fois choiſis pour amis ; & après cette précaution, diſons hardiment une choſe triſte & douloureuſe à imaginer : il n’y a perſonne au monde ſi bien liée avec nous de ſociété & de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous foit mille offres de ſervices & qui nous ſert quelquefois, qui n’ait en ſoy, par l’attachement à ſon intéreſt, des diſpoſitions tres-proches à rompre avec nous, & à devenir noſtre ennemi.

60. — Pendant qu’Oronte augmente, avec ſes années, ſes fonds & ſes revenus, une fille naît dans quelque famille, s’élève, croit, s’embellit, & entre dans ſa ſeizième année. Il ſe foit prier à cinquante ans pour l’épouſer, jeune, belle, ſpirituelle : cet homme ſans naiſſance, ſans eſprit & ſans le moindre mérite, eſt préféré à tous ſes rivaux.

61. — Le mariage, qui devroit eſtre à l’homme une ſource de tous les biens, luy eſt ſouvent, par la diſpoſition de ſa fortune, un lourd fardeau ſous lequel il ſuccombe : c’eſt alors qu’une femme & des enfants ſont une violente tentation à la fraude au menſonge & aux gains illicytes, il ſe trouve entre la friponnerie & l’indigence : étrange ſituation ! Épouſer une veuve, en bon français, ſignifie faire ſa fortune ; il n’opère pas toujours ce qu’il ſignifie.

62. — Celuy qui n’a de partage avec ſes frères que pour vivre à l’aiſe bon praticyen veut eſtre officyer le ſimple officyer ſe foit magiſtrat & le magiſtrat veut préſider ; & ainſi de toutes les conditions, où les hommes languiſſent ſerrez & indigents, après avoir tenté au delà de leur fortune, & forcé, pour ainſi dire, leur deſtinée : incapables tout à la fois de ne pas vouloir eſtre riches & de demeurer riches.

63. — Dîne bien, Cléarque, ſoupe le ſoyr, mets du bois au feu, achète un manteau, tapiſſe ta chambre : tu n’aimes point ton héritier, tu ne le connais point, tu n’en as point.

64. — Jeune, on conſerve pour ſa vieilleſſe ; vieux, on épargne pour la mort. L’héritier prodigue paye de ſuperbes funérailles, & dévore le reſte.

65. — L’avare dépenſe plus mort en un ſeul jour, qu’il ne faiſçait vivant en dix années ; & ſon héritier plus en dix mois, qu’il n’a ſu faire luy-meſme en toute ſa vie.

66. — Ce que l’on prodigue, on l’oſte à ſon héritier ; ce que l’on épargne ſordidement, on ſe l’oſte à ſoy-meſme. Le milieu eſt juſtice pour ſoy & pour les autres.

67. — Les enfants peut-eſtre ſeraient plus chers à leurs pères, & réciproquement les pères à leurs enfants, ſans le titre d’héritiers.

68. — Triſte condition de l’homme, & qui dégoûte de la vie ! il faut ſuer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l’agonie de nos proches. Celuy qui s’empeſche de ſouhaiter que ſon père y paſſe bientoſt eſt homme de bien.

69. — Le caractère de celuy qui veut hériter de quelqu’un rentre dans celuy du complaiſant : nous ne ſommes point mieux flattez, mieux obéis, plus ſuivis, plus entourez, plus cultivez, plus ménagez, plus careſſez de perſonne pendant noſtre vie, que de celuy qui croit gagner à noſtre mort, & qui déſire qu’elle arrive.

70. — Tous les hommes, par les poſtes différents, par les titres & par les ſucceſſions, ſe regardent comme héritiers les uns des autres, & cultivent par cet intéreſt pendant tout le cours de leur vie, un déſir ſecret & enveloppé de la mort d’autrui : le plus heureux dans chaque condition eſt celuy qui a plus de choſes à perdre par ſa mort, & à laiſſer à ſon ſucceſſeur.

71. — L’on dit du jeu qu’il égale les conditions ; mais elles ſe trouvent quelquefois ſi étrangement diſproportionnées, & il y a entre telle & telle condition un abîme d’intervalle ſi immenſe & ſi profond, que les yeux ſouffrent de voir de telles extrémitez ſe rapprocher : c’eſt comme une muſique qui détonne ; ce ſont comme des couleurs mal aſſorties, comme des paroles qui jurent & qui offenſent l’oreille, comme de ces bruits ou de ces ſons qui font frémir ; c’eſt en un mot un renverſement de toutes les bienſéances. Si l’on m’oppoſe que c’eſt la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’eſt peut-eſtre auſſi l’une de ces choſes qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, & que les Orientaux qui viennent juſqu’à nous remportent ſur leurs tablettes : je ne doute pas meſme que cet excès de familiarité ne les rebute davantage que nous ne ſommes bleſſez de leur zombaye & de leurs autres proſternations.

72. — Une tenue d’états, ou les chambres aſſemblées pour une affaire tres-capitale, n’offrent point aux yeux rien de ſi grave & de ſi ſérieux qu’une table de gens qui jouent un grand jeu : une triſte ſévérité règne ſur leurs viſages ; implacables l’un pour l’autre, & irréconciliables ennemis pendant que la ſéance dure, ils ne reconnaiſſent plus ni liaiſons, ni alliance, ni naiſſance, ni diſtinctions : le haſard ſeul, aveugle & farouche divinité, préſide au cercle, & y décide ſouverainement ; ils l’honorent tous par un ſilence profond, & par une attention dont ils ſont partout ailleurs fort incapables, toutes les paſſions, comme ſuſpendues, cèdent à une ſeule, le courtiſan alors n’eſt ni doux, ni flatteur, ni complaiſant, ni meſme dévot.

73. — L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu & le gain ont illuſtrez la moindre trace de leur première condition : ils perdent de vue leurs égaux, & atteignent les plus grands ſeigneurs. Il eſt vrai que la fortune du dé ou du lanſquenet les remet ſouvent où elle les a pris.

74. — Je ne m’étonne pas qu’il y ait des brelans publics, comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe & ſe précipite ſans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent ſe briſer & ſe perdre ; qu’il parte de ces lieux des émiſſaires pour ſavoir à heure marquée qui a deſcendu à terre avec un argent frais d’une nouvelle priſe, qui a gagné un procès d’où on luy a compté une groſſe ſomme, qui a reçu un don, qui a foit au jeu un gain conſidérable, quel fils de famille vient de recueillir une riche ſucceſſion, ou quel commis imprudent veut haſarder ſur une carte les deniers de ſa caiſſe. C’eſt un ſale & indigne métier, il eſt vrai, que de tromper ; mais c’eſt un métier qui eſt ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d’hommes que j’appelle des brelandiers. L’enſeigne eſt à leur porte, on y liroit preſque : Ici l’on trompe de bonne foi ; car ſe voudraient-ils donner pour irréprochables ? Qui ne ſçait pas qu’entrer & perdre dans ces maiſons eſt une meſme choſe ? Qu’ils trouvent donc ſous leur main autant de dupes qu’il en faut pour leur ſubſiſtance, c’eſt ce qui me paſſe.

75. — Mille gens ſe ruinent au jeu, & vous diſent froidement qu’ils ne ſauraient ſe paſſer de jouer : quelle excuſe ! Y a-t-il une paſſion, quelque violente ou honteuſe qu’elle ſoyt, qui ne pût tenir ce meſme langage ? Serait-on reçu à dire qu’on ne peut ſe paſſer de voler, d’aſſaſſiner, de ſe précipiter ? Un jeu effroyable, continuel, ſans retenue, ſans bornes, où l’on n’a en vue que la ruine totale de ſon adverſaire, où l’on eſt tranſporté du déſir du gain, déſeſpéré ſur la perte, conſumé par l’avarice, où l’on expoſe ſur une carte ou à la fortune du dé la ſienne propre, celle de ſa femme & de ſes enfants, eſt-ce une choſe qui ſoyt permiſe ou dont l’on doive ſe paſſer ? Ne faut-il pas quelquefois ſe faire une plus grande violence, lors que, pouſſé par le jeu juſques à une déroute univerſelle, il faut meſme que l’on ſe paſſe d’habits & de nourriture, & de les fournir à ſa famille ? Je ne permets à perſonne d’eſtre fripon ; mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu : je le défends à un honneſte homme. C’eſt une trop grande puérilité que de s’expoſer à une grande perte.

76. — Il n’y a qu’une affliction qui dure, qui eſt celle qui vient de la perte de biens : le temps, qui adoucit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous ſentons à tous moments, pendant le cours de noſtre vie, où le bien que nous avons perdu nous manque.

77. — Il foit bon avec celuy qui ne ſe ſert pas de ſon bien à marier ſes filles à payer ſes dettes, ou à faire des contrats, pourvu que l’on ne ſoyt ni ſes enfants ni ſa femme.

78. — Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous ſoutenez virilement contre une nation puiſſante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un ſuperbe édifice : l’air y eſt ſain & tempéré, la ſituation en eſt riante, un bois ſacré l’ombrage du coſté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choiſir une plus belle demeure. La campagne autour eſt couverte d’hommes qui taillent & qui coupent, qui vont & qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain & le porphyre ; les grues & les machines gémiſſent dans l’air, & font eſpérer à ceux qui voyagent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, & dans cette ſplendeur où vous déſirez de le porter avant de l’habiter, vous & les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande Reine ; employez-y l’or & tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias & les Zeuxis de votre ſiècle déploient toute leur ſcience ſur vos plafonds & ſur vos lambris ; tracez-y de vaſtes & de délicyeux jardins, dont l’enchantement ſoyt tel qu’ils ne paraiſſ ent pas faits de la main des hommes ; épuiſez vos tréſors & votre induſtrie ſur cet ouvrage incomparable ; & après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces patres qui habitent les ſables voiſins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maiſon, pour l’embellir, & la rendre plus digne de luy & de ſa fortune.

79. — Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous enchantent & vous font récrier d’une première vue ſur une maiſon ſi délicyeuſe, & ſur l’extreſme bonheur du maître qui la poſſède. Il n’eſt plus ; il n’en a pas joui ſi agréablement ni ſi tranquillement que vous : il n’y a jamais eu un jour ſerein, ni une nuit tranquille ; il s’eſt noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit. Ses créanciers l’en ont chaſſé : il a tourné la teſte, & il l’a regardée de loin une dernière fois ; & il eſt mort de ſaiſiſſement.

80. — L’on ne ſauroit s’empeſcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du haſard ou les jeux de la fortune. Il y a cent ans qu’on ne parloit point de ces familles, qu’elles n’étaient point : le ciel tout d’un coup s’ouvre en leur faveur les biens les honneurs, les dignitez fondent ſur elles à pluſieurs repriſes ; elles nagent dans la proſpérité. Eumolpe, l’un de ces hommes qui n’ont point de grands-pères, a eu un père du moins qui s’étoit élevé ſi haut, que tout ce qu’il a pu ſouhaiter pendant le cours d’une longue vie, ç’a été de l’atteindre & il l’a atteint. Était-ce dans ces deux perſonnages éminence d’eſprit, profonde capacité ? était-ce les conjonctures ? La fortune enfin ne leur rit plus ; elle ſe joue ailleurs, & traite leur poſtérité comme leurs anceſtres.

81. — La cauſe la plus immédiate de la ruine & de la déroute des perſonnes des deux conditions, de la robe & de l’épée, eſt que l’état ſeul, & non le bien, règle la dépenſe.

82. — Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre choſe, quel repentir !

83. — Giton a le teint frais, le viſage plein & les joues pendantes, l’œil fixe & aſſuré, les épaules larges, l’eſtomac haut, la démarche ferme & délibérée. Il parle avec confiance, il foit répéter celuy qui l’entretient, & il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il luy dit. Il déploie un ample mouchoir & ſe mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, & il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, & profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table & à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en ſe promenant avec ſes égaux ; il s’arreſte, & l’on s’arreſte ; il continue de marcher, & l’on marche : tous ſe règlent ſur luy. Il interrompt, il redreſſe ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute auſſi longtemps qu’il veut parler ; on eſt de ſon avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’aſſied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiſer les jambes l’une ſur l’autre, froncer le ſourcil, abaiſſer ſon chapeau ſur ſes yeux pour ne voir perſonne, ou le relever enſuite, & découvrir ſon front par fierté & par audace. Il eſt enjoué, grand rieur, impatient, préſomptueux, colère, libertin, politique, myſtérieux ſur les affaires du temps ; il ſe croit des talents & de l’eſprit. Il eſt riche. Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps ſec & le viſage maigre ; il dort peu, & d’un ſommeil fort léger ; il eſt abſtrait, reſveur, & il a avec de l’eſprit l’air d’un ſtupide : il oublie de dire ce qu’il ſçait, ou de parler d’événements qui luy ſont connus ; & s’il le foit quelquefois, il s’en tire mal, il croit peſer à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement ; il ne ſe foit pas écouter il ne foit point rire. Il applaudit, il ſourit à ce que les autres luy diſent, il eſt de leur avis ; il court, il vole pour leur rendre de petits ſervices. Il eſt complaiſant, flatteur, empreſſé ; il eſt myſtérieux ſur ſes affaires, quelquefois menteur ; il eſt ſuperſtitieux, ſcrupuleux, timide. Il marche doucement & légèrement, il ſemble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baiſſez, & il n’oſe les lever ſur ceux qui paſſent. Il n’eſt jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour diſcourir ; il ſe met derrière celuy qui parle, recueille furtivement ce qui ſe dit, & il ſe retire ſi on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules ſerrées, le chapeau abaiſſé ſur ſes yeux pour n’eſtre point vu ; il ſe replie & ſe renferme dans ſon manteau ; il n’y a point de rues ni de galeries ſi embarraſſées & ſi remplies de monde, où il ne trouve moyen de paſſer ſans effort, & de ſe couler ſans eſtre aperçu. Si on le prie de s’aſſeoir, il ſe met à peine ſur le bord d’un ſiège ; il parle bas dans la converſation, & il articule mal ; libre néanmoins ſur les affaires publiques, chagrin contre le ſiècle, médiocrement prévenu des miniſtres & du miniſtère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il touſſe, il ſe mouche ſous ſon chapeau, il crache preſque ſur ſoy, & il attend qu’il ſoyt ſeul pour éternuer, ou, ſi cela luy arrive, c’eſt à l’inſu de la compagnie : il n’en coûte à perſonne ni ſalut ni compliment. Il eſt pauvre.


De la ville 1. — L’on ſe donne à Paris, ſans ſe parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les ſoyrs au Cours ou aux Tuileries, pour ſe regarder au viſage & ſe déſapprouver les uns les autres. L’on ne peut ſe paſſer de ce meſme monde que l’on n’aime point, & dont l’on ſe moque. L’on s’attend au paſſage réciproquement dans une promenade publique ; l’on y paſſe en revue l’un devant l’autre : carroſſe, chevaux, livrées, armoiries, rien n’échappe aux yeux, tout eſt curieuſement ou malignement obſervé ; & ſelon le plus ou le moins de l’équipage, ou l’on reſpecte les perſonnes, ou on les dédaigne.

2. — Tout le monde connaît cette longue levée qui borne & qui reſſerre le lit de la Seine, du coſté pied où elle entre à Paris avec la Marne qu’elle vient de recevoir : les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près ſe jeter dans l’eau ; on les en voit ſortir : c’eſt un amuſement. Quand cette ſaiſon n’eſt pas venue, les femmes de la ville ne s’y promènent pas encore ; & quand elle eſt paſſée, elles ne s’y promènent plus.

3. — Dans ces lieux d’un concours général, où les femmes ſe raſſemblent pour montrer une belle étoffe, & pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne ſe promène pas avec une compagne par la néceſſité de la converſation ; on ſe joint enſemble pour ſe raſſurer ſur le théatre, s’apprivoiſer avec le public, & ſe raffermir contre la critique : c’eſt là préciſément qu’on ſe parle ſans ſe rien dire, ou plutoſt qu’on parle pour les paſſants, pour ceux meſme en faveur de qui l’on hauſſe ſa voix, l’on geſticule & l’on badine, l’on penche négligemment la teſte, l’on paſſe & l’on repaſſe.

4. — La ville eſt partagée en diverſes ſociétez, qui ſont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs uſages, leur jargon, & leurs mots pour rire. Tant que cet aſſemblage eſt dans ſa force, & que l’enteſtement ſubſiſte, l’on ne trouve rien de bien dit ou de bien foit que ce qui part des ſiens, & l’on eſt incapable de goûter ce qui vient d’ailleurs : cela va juſques au mépris pour les gens qui ne ſont pas initiez dans leurs myſtères. L’homme du monde d’un meilleur eſprit, que le haſard a porté au milieu d’eux, leur eſt étranger : il ſe trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume ; il voit un peuple qui cauſe, bourdonne, parle à l’oreille, éclate de rire, & qui retombe enſuite dans un morne ſilence ; il y perd ſon maintien, ne trouve pas où placer un ſeul mot, & n’a pas meſme de quoy écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaiſant qui domine, & qui eſt comme le héros de la ſociété : celuy-ci s’eſt chargé de la joie des autres, & foit toujours rire avant que d’avoir parlé. Si quelquefois une femme ſurvient qui n’eſt point de leurs plaiſirs, la bande joyeuſe ne peut comprendre qu’elle ne ſache point rire des choſes qu’elle n’entend point, & paraiſſe inſenſible à des fadaiſes qu’ils n’entendent eux-meſmes que parce qu’ils les ont faites : ils ne luy pardonnent ni ſon ton de voix, ni ſon ſilence, ni ſa taille, ni ſon viſage ni ſon habillement, ni ſon entrée, ni la manière dont elle eſt ſortie. Deux années cependant ne paſſent point ſur une meſme coterie : il y a toujours dès la première année, des ſemences de diviſion pour rompre dans celle qui doit ſuivre, l’intéreſt de la beauté les incidents du jeu, l’extravagance des repas, qui modeſtes au commencement, dégénèrent bientoſt en pyramides de viandes & en banquets ſomptueux dérangent la république, & luy portent enfin le coup mortel : il n’eſt en fort peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l’année paſſée.

5. — Il y a dans la ville la grande & la petite robe ; & la première ſe venge ſur l’autre des dédains de la cour, & des petites humiliations qu’elle y eſſuie. De ſavoir quelles ſont leurs limites, où la grande finit, & où la petite commence, ce n’eſt pas une choſe facile. Il ſe trouve meſme un corps conſidérable qui refuſe d’eſtre du ſecond ordre, & à qui l’on conteſte le premier : il ne ſe rend pas néanmoins, il cherche au contraire, par la gravité & par la dépenſe, à s’égaler à la magiſtrature, ou ne luy cède qu’avec peine : on l’entend dire que la nobleſſe de ſon emploi, l’indépendance de ſa profeſſion, le talent de la parole & le mérite perſonnel balancent au moins les ſacs de mille francs que le fils du partiſan ou du banquier a ſu payer pour ſon office.

6. — Vous moquez-vous de reſver en carroſſe, ou peut-eſtre de vous y repoſer ? Vite, prenez votre livre ou vos papiers, liſez, ne ſaluez qu’à peine ces gens qui paſſent dans leur équipage ; ils vous en croiront plus occupé ; ils diront : « Cet homme eſt laborieux, infatigable ; il lit, il travaille juſques dans les rues ou ſur la route. » Apprenez du moindre avocat qu’il faut paraître accablé d’affaires, froncer le ſourcil & reſve à rien tres-profondément ; ſavoir à propos perdre le boire & le manger, ne faire qu’apparoir dans ſa maiſon, s’évanouir & ſe perdre comme un fantoſme dans le ſombre de ſon cabinet ; ſe cacher au public, éviter le théatre, le laiſſer à ceux qui ne courent aucun riſque à s’y montrer, qui en ont à peine le loiſir, aux GOMONS, aux DUHAMELS.

7. — Il y a un certain nombre de jeunes magiſtrats que les grands biens & les plaiſirs ont aſſociez à quelques-uns de ceux qu’on nomme à la cour de petits-maîtres : ils les imitent, ils ſe tiennent fort au-deſſus de la gravité de la robe & ſe croient diſpenſez par leur age & par leur fortune d’eſtre ſages & modérez. Ils prennent de la cour ce qu’elle a de pire : ils s’approprient la vanité la molleſſe, l’intempérance, le libertinage, comme ſi tous ces vices leur étaient dus, et, affectant ainſi un caractère éloigné de celuy qu’ils ont à ſoutenir, ils deviennent enfin, ſelon leurs ſouhaits, des copies fidèles de tres-méchants originaux.

8. — Un homme de robe à la ville, & le meſme à la cour, ce ſont deux hommes. Revenu chez ſoy, il reprend ſes mœurs, ſa taille & ſon viſage, qu’il y avoit laiſſez : il n’eſt plus ni ſi embarraſſé, ni ſi honneſte.

9. — Les Criſpins ſe cotiſent & raſſemblent dans leur famille juſques à ſix chevaux pour allonger un équipage, qui, avec un eſſaim de gens de livrées, où ils ont fourni chacun leur part, les foit triompher au Cours ou à Vincennes, & aller de pair avec les nouvelles mariées, avec Jaſon, qui ſe ruine, & avec Thraſon, qui veut ſe marier, & qui a conſigné.

10. — J’entends dire des Sannions : « Meſme nom meſmes armes, la branche aînée, » la branche cadette, les cadets de la ſeconde branche, ceux-là portent les armes pleines, ceux-ci briſent d’un lambel, & les autres d’une bordure dentelée. « Ils ont avec les BOURBONS, ſur une meſme couleur, un meſme métal ; ils portent, comme eux, deux & une : ce ne ſont pas des fleurs de lis mais ils s’en conſolent, peut-eſtre dans leur cœur trouvent-ils leurs pièces auſſi honorables, & ils les ont communes avec de grands ſeigneurs qui en ſont contents : on les voit ſur les litres & ſur les vitrages, ſur la porte de leur chateau, ſur le pilier de leur haute-juſtice, où ils viennent de faire pendre un homme qui méritoit le banniſſement ; elles s’offrent aux yeux de toutes parts, elles ſont ſur les meubles & ſur les ſerrures, elles ſont ſemées ſur les carroſſes ; leurs livrées ne déſhonorent point leurs armoiries. Je dirais volontiers aux Sannions : » Votre folie eſt prématurée ; attendez du moins que le ſiècle s’achève ſur votre race ; ceux qui ont vu votre grand-père, qui luy ont parlé, ſont vieux, & ne ſauraient plus vivre longtemps. Qui pourra dire comme eux : « Là il étalait, & vendoit tres-cher » ? Les Sannions & les Criſpins veulent encore davantage que l’on diſe d’eux qu’ils font une grande dépenſe, qu’ils n’aiment à la faire. Ils font un récit long & ennuyeux d’une feſte ou d’un repas qu’ils ont donné ; ils diſent l’argent qu’ils ont perdu au jeu, & ils plaignent fort haut celuy qu’ils n’ont pas ſongé à perdre. Ils parlent jargon & myſtère ſur de certaines femmes ; ils ont réciproquement cent choſes plaiſantes à ſe conter ; ils ont foit depuis peu des découvertes ; ils ſe paſſent les uns aux autres qu’ils ſont gens à belles aventures. L’un d’eux, qui s’eſt couché tard à la campagne, & qui voudroit dormir, ſe lève matin, chauſſe des gueſtres, endoſſe un habit de toile, paſſe un cordon où pend le fourniment, renoue ſes cheveux, prend un fuſil : le voilà chaſſeur, s’il tiroit bien. Il revient de nuit, mouillé & recru, ſans avoir tué. Il retourne à la chaſſe le lendemain, & il paſſe tout le jour à manquer des grives ou des perdrix. Un autre, avec quelques mauvais chiens, auroit envie de dire : Ma meute. Il ſçait un rendez-vous de chaſſe, il s’y trouve ; il eſt au laiſſer-courre ; il entre dans le fort, ſe meſle avec les piqueurs ; il a un cor. Il ne dit pas, comme Ménalippe : Ai-je du plaiſir ? Il croit en avoir. Il oublie lois & procédure : c’eſt un Hippolyte. Ménandre, qui le vit hier ſur un procès qui eſt en ſes mains, ne reconnaîtroit pas aujourd’hui ſon rapporteur. Le voyez-vous le lendemain à ſa chambre, où l’on va juger une cauſe grave & capitale ? il ſe foit entourer de ſes confrères, il leur raconte comme il n’a point perdu le cerf de meute, comme il s’eſt étouffé de crier après les chiens qui étaient en défaut, ou après ceux des chaſſeurs qui prenaient le change, qu’il a vu donner les ſix chiens. L’heure preſſe ; il achève de leur parler des abois & de la curée, & il court s’aſſeoir avec les autres pour juger.

11. — Quel eſt l’égarement de certains particuliers, qui riches, du négoce de leurs pères, dont ils viennent de recueillir la ſucceſſion, ſe moulent ſur les princes pour leur garde-robe & pour leur équipage, excitent, par une dépenſe exceſſive & par un faſte ridicule, les traits & la raillerie de toute une ville, qu’ils croient éblouir, & ſe ruinent ainſi à ſe faire moquer de ſoy ! Quelques-uns n’ont pas meſme le triſte avantage de répandre leurs folies plus loin que le quartier où ils habitent : c’eſt le ſeul théatre de leur vanité. L’on ne ſçait point dans l’Île qu’André brille au Marais, & qu’il y diſſipe ſon patrimoine : du moins, s’il étoit connu dans toute la ville & dans ſes faubourgs, il ſeroit difficyle qu’entre un ſi grand nombre de citoyens qui ne ſavent pas tous juger ſainement de toutes choſes, il ne s’en trouvat quelqu’un qui diroit de luy : Il eſt magnifique, & qui luy tiendroit compte des régals qu’il foit à Xanthe & à Ariſton, & des feſtes qu’il donne à Élamire ; mais il ſe ruine obſcurément : ce n’eſt qu’en faveur de deux ou trois perſonnes qui ne l’eſtiment point, qu’il court à l’indigence, & qu’aujourd’hui en carroſſe, il n’aura pas dans ſix mois le moyen d’aller à pied.

12. — Narciſſe ſe lève le matin pour ſe coucher le ſoyr, il a ſes heures de toilette comme une femme il va tous les jours fort régulièrement à la belle meſſe aux Feuillants ou aux Minimes, il eſt homme d’un bon commerce, & l’on compte ſur luy au quartier de ** pour un tiers ou pour un cinquième à l’hombre ou au reverſi. Là il tient le fauteuil quatre heures de ſuite chez Aricye, où il riſque chaque ſoyr cinq piſtoles d’or. Il lit exactement la Cazette de Hollande & le Mercure galant ; il a lu Bergerac, des Marets, Leſclache, les Hiſtoriettes de Barbin, & quelques recueils de poéſies. Il ſe promène avec des femmes à la Plaine ou au Cours, & il eſt d’une ponctualité religieuſe ſur les viſites. Il fera demain ce qu’il foit aujourd’hui & ce qu’il fit hier ; & il meurt ainſi après avoir vécu.

13. — Voilà un homme, dites-vous, que j’ai vu quelque part : de ſavoir où, il eſt difficyle ; mais ſon viſage m’eſt familier. — Il l’eſt à bien d’autres ; & je vais, s’il ſe peut, aider votre mémoire. Eſt-ce au boulevard ſur un ſtrapontin, ou aux Tuileries dans la grande allée, ou dans le balcon à la comédie ? Eſt-ce au ſermon, au bal, à Rambouillet ? Où pourriez-vous ne l’avoir point vu ? où n’eſt-il point ? S’il y a dans la place une fameuſe exécution, ou un feu de joie, il paraît à une feneſtre de l’Hoſtel de ville ; ſi l’on attend une magnifique entrée, il a ſa place ſur un échafaud ; s’il ſe foit un carrouſel, le voilà entré, & place ſur l’amphithéatre ; ſi le Roi reçoit des ambaſſadeurs, il voit leur marche, il aſſiſte à leur audience, il eſt en haie quand ils reviennent de leur audience. Sa préſence eſt auſſi eſſentielle aux ſerments des ligues ſuiſſes que celle du chancelier & des ligues meſmes. C’eſt ſon viſage que l’on voit aux almanachs repréſenter le peuple ou l’aſſiſtance. Il y a une chaſſe publique, une Saint-Hubert, le voilà à cheval, on parle d’un camp & d’une revue, il eſt à Ouilles, il eſt à Achères. Il aime les troupes, la milice, la guerre, il la voit de près & juſques au fort de Bernardi. CHANLEY ſçait les marches JACQUIER les vivres, DU METZ l’artillerie : celuy-ci voit, il a vieilli ſous le harnois en voyant il eſt ſpectateur de profeſſion ; il ne foit rien de ce qu’un homme doit faire il ne ſçait rien de ce qu’il doit ſavoir, mais il a vu, dit-il tout ce qu’on peut voir, & il n’aura point regret de mourir. Quelle perte alors pour toute la ville ! Qui dira après luy : « Le Cours eſt fermé, on ne s’y promène point ; le bourbier de Vincennes eſt deſſéché & relevé on n’y verſera plus » ? Qui annoncera un concert, un beau ſalut, un preſtige de la Foire ? Qui vous avertira que Beaumavielle mourut hier ; que Rochois eſt enrhumée, & ne chantera de huit jours ? Qui connaîtra comme luy un bourgeois à ſes armes & à ſes livrées ? Qui dira : « Scapin porte des fleurs de lis », & qui en ſera plus édifié ? Qui prononcera avec plus de vanité & d’emphaſe le nom d’une ſimple bourgeoiſe ? Qui ſera mieux fourni de vaudevilles ? Qui preſtera aux femmes les Annales galantes & le Journal amoureux ? Qui ſaura comme luy chanter à table tout un dialogue de l’Opéra, & les fureurs de Roland dans une ruelle ? Enfin, puiſqu’il y a à la ville comme ailleurs de fort ſottes gens, des gens fades, oiſifs, déſoccupez, qui pourra auſſi parfaitement leur convenir ?

14. — Théramène étoit riche & avoit du mérite ; il a hérité, il eſt donc tres-riche & d’un tres-grand mérite. Voilà toutes les femmes en campagne pour l’avoir pour galant, & toutes les filles pour épouſeur. Il va de maiſons en maiſons faire eſpérer aux mères qu’il épouſera. Eſt-il aſſis, elles ſe retirent pour laiſſer à leurs filles toute la liberté d’eſtre aimables, & à Théramène de faire ſes déclarations. Il tient icy contre le mortier, là il efface le cavalier ou le gentilhomme. Un jeune homme fleuri, vif, enjoué, ſpirituel n’eſt pas ſouhaité plus ardemment ni mieux reçu ; on ſe l’arrache des mains, on a à peine le loiſir de ſourire à qui ſe trouve avec luy dans une meſme viſite. Combien de galants va-t-il mettre en déroute ! quels bons partis ne fera-t-il point manquer ? Pourra-t-il ſuffire à tant d’héritières qui le recherchent ? Ce n’eſt pas ſeulement la terreur des maris, c’eſt l’épouvantail de tous ceux qui ont envie de l’eſtre & qui attendent d’un mariage à remplir le vide de leur conſignation. On devroit proſcrire de tels perſonnages ſi heureux, ſi pécunieux, d’une ville bien policée, ou condamner le ſexe, ſous peine de folie ou d’indignité, à ne les traiter pas mieux que s’ils n’avaient que du mérite.

15. — Paris, pour l’ordinaire le ſinge de la cour, ne ſçait pas toujours la contrefaire ; il ne l’imite en aucune manière dans ces dehors agréables & careſſants que quelques courtiſans, & ſurtout les femmes, y ont naturellement pour un homme de mérite, & qui n’a meſme que du mérite : elles ne s’informent ni de ſes contrats ni de ſes anceſtres ; elles le trouvent à la cour, cela leur ſuffit ; elles le ſouffrent, elles l’eſtiment ; elles ne demandent pas s’il eſt venu en chaiſe ou à pied, s’il a une charge, une terre ou un équipage : comme elles regorgent de train, de ſplendeur & de dignitez, elles ſe délaſſent volontiers avec la philoſophie ou la vertu. Une femme de ville entend-elle le bruiſſement d’un carroſſe qui s’arreſte à ſa porte, elle pétille de goût & de complaiſance pour quiconque eſt dedans, ſans le connaître ; mais ſi elle a vu de ſa feneſtre un bel attelage, beaucoup de livrées, & que pluſieurs rangs de clous parfaitement dorez l’aient éblouie, quelle impatience n’a-t-elle pas de voir déjà dans ſa chambre le cavalier ou le magiſtrat ! quelle charmante réception ne luy fera-t-elle point ! oſtera-t-elle les yeux de deſſus luy ? Il ne perd rien auprès d’elle : on luy tient compte des doubles ſoupentes & des reſſorts qui le font rouler plus mollement ; elle l’en eſtime davantage, elle l’en aime mieux.

16. — Cette fatuité de quelques femmes de la ville, qui cauſe en elles une mauvaiſe imitation de celles de la cour, eſt quelque choſe de pire que la groſſièreté des femmes du peuple, & que la ruſticyté des villageoiſes : elle a ſur toutes deux l’affectation de plus.

17. — La ſubtile invention, de faire de magnifiques préſents de noces qui ne coûtent rien, & qui doivent eſtre rendus en eſpèce !

18. — L’utile & la louable pratique, de perdre en frais de noces le tiers de la dot qu’une femme apporte ! de commencer par s’appauvrir de concert par l’amas & l’entaſſement de choſes ſuperflues, & de prendre déjà ſur ſon fonds de quoy payer Gaultier, les meubles & la toilette !

19. — Le bel & le judicyeux uſage que celuy qui, préférant une ſorte d’effronterie aux bienſéances & à la pudeur, expoſe une femme d’une ſeule nuit ſur un lit comme ſur un théatre, pour y faire pendant quelques jours un ridicule perſonnage, & la livre en cet état à la curioſité des gens de l’un & de l’autre ſexe, qui, connus ou inconnus accourent de toute une ville à ce ſpectacle pendant qu’il dure ! Que manque-t-il à une telle coutume, pour eſtre entièrement bizarre & incompréhenſible, que d’eſtre lue dans quelque relation de la Mingrélie ?

20. — Pénible coutume, aſſerviſſement incommode ! ſe chercher inceſſamment les unes les autres avec l’impatience de ne ſe point rencontrer, ne ſe rencontrer que pour ſe dire des riens, que pour s’apprendre réciproquement des choſes dont on eſt également inſtruite, & dont il importe peu que l’on ſoyt inſtruite ; n’entrer dans une chambre préciſément que pour en ſortir ; ne ſortir de chez ſoy l’après-dînée que pour y rentrer le ſoyr, fort ſatiſfaite d’avoir vu en cinq petites heures trois ſuiſſes, une femme que l’on connaît à peine, & une autre que l’on n’aime guère ! Qui conſidéreroit bien le prix du temps, & combien ſa perte eſt irréparable, pleureroit amèrement ſur de ſi grandes misères.

21. — On s’élève à la ville dans une indifférence groſſière des choſes rurales & champeſtres ; on diſtingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, & le blé froment d’avec les ſeigles, & l’un ou l’autre d’avec le méteil : on ſe contente de ſe nourrir & de s’habiller. Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, ſi vous voulez eſtre entendu : ces termes pour eux ne ſont pas français. Parlez aux uns d’aunage, de tarif, ou de ſol pour livre, & aux autres de voie d’appel, de requeſte civile, d’appointement, d’évocation. Ils connaiſſent le monde, & encore par ce qu’il a de moins beau & de moins ſpécieux ; ils ignorent la nature, ſes commencements, ſes progrès, ſes dons & ſes largeſſes. Leur ignorance ſouvent eſt volontaire, & fondée ſur l’eſtime qu’ils ont pour leur profeſſion & pour leurs talents. Il n’y a ſi vil praticyen, qui, au fond de ſon étude ſombre & enfumée, & l’eſprit occupé d’une plus noire chicane, ne ſe préfère au laboureur, qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, & qui foit de riches moiſſons ; & s’il entend quelquefois parler des premiers hommes ou des patriarches, de leur vie champeſtre & de leur économie, il s’étonne qu’on ait pu vivre en de tels temps, où il n’y avoit encore ni offices, ni commiſſions, ni préſidents, ni procureurs ; il ne comprend pas qu’on ait jamais pu ſe paſſer du greffe, du parquet & de la buvette.

22. — Les empereurs n’ont jamais triomphé à Rome ſi mollement, ſi commodément, ni ſi sûrement meſme, contre le vent, la pluye, la poudre & le ſoleil, que le bourgeois ſçait à Paris ſe faire mener par toute la ville : quelle diſtance de cet uſage à la mule de leurs anceſtres ! Ils ne ſavaient point encore ſe priver du néceſſaire pour avoir le ſuperflu, ni préférer le faſte aux choſes utiles. On ne les voyoit point s’éclairer avec des bougies, & ſe chauffer à un petit feu : la cire étoit pour l’autel & pour le Louvre. Ils ne ſortaient point d’un mauvais dîner pour monter dans leur carroſſe, ils ſe perſuadaient que l’homme avoit des jambes pour marcher & ils marchaient. Ils ſe conſervaient propres quand il faiſçait ſec & dans un temps humide ils gataient leur chauſſure auſſi peu embarraſſez de franchir les rues & les carrefours, que le chaſſeur de traverſer un guéret, ou le ſoldat de ſe mouiller dans une tranchée. On n’avoit pas encore imaginé d’atteler deux hommes à une litière ; il y avoit meſme pluſieurs magiſtrats qui allaient à pied à la chambre ou aux enqueſtes d’auſſi bonne grace qu’Auguſte autrefois alloit dé ſon pied au Capitole. L’étain dans ce temps brilloit ſur les tables & ſur les buffets, comme le fer & le cuivre dans les foyers ; l’argent & l’or étaient dans les coffres. Les femmes ſe faiſaient ſervir par des femmes ; on mettoit celles-ci juſqu’à la cuiſine. Les beaux noms de gouverneurs & de gouvernantes n’étaient pas inconnus à nos pères : ils ſavaient à qui l’on confioit les enfants des rois & des plus grands princes ; mais ils partageaient le ſervice de leurs domeſtiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-meſmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choſes avec eux-meſmes : leur dépenſe étoit proportionnée à leur recette ; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maiſons de la ville & de la campagne, tout étoit meſuré ſur leurs rentes & ſur leur condition. Il y avoit entre eux des diſtinctions extérieures qui empeſchaient qu’on ne prît la femme du praticyen pour celle du magiſtrat & le roturier ou le ſimple valet pour le gentilhomme. Moins appliquez à diſſiper ou à groſſir leur patrimoine qu’à le maintenir ils le laiſſaient entier à leurs héritiers, & paſſaient ainſi d’une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne diſaient point : Le ſiècle eſt dur, la misère eſt grande, l’argent eſt rare ; ils en avaient moins que nous, & en avaient aſſez, plus riches par leur économie & par leur modeſtie que de leurs revenus & de leurs domaines. Enfin l’on étoit alors pénétré de cette maxime, que ce qui eſt dans les grands ſplendeur, ſomptuoſité, magnificence, eſt diſſipation, folie, ineptie dans le particulier.