Les Captifs délivrés - Douamont-Vaux (21 octobre-3 novembre 1916)/01

Les Captifs délivrés - Douamont-Vaux (21 octobre-3 novembre 1916)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 241-287).
LES CAPTIFS DÉLIVRÉS [1]
DOUAUMONT-VAUX
21 OCTOBRE — 3 NOVEMBRE 1916

I

Deux dessins de Forain résument dans un raccourci saisissant les deux phases de la bataille de Verdun. Comme un sculpteur, pétrissant la glaise, lui impose une forme, le grand artiste a tiré, de cette prodigieuse matière, les traits essentiels.

Le premier, dédié au général Pétain, ne contient qu’une pierre et qu’un mot. C’est une pierre kilométrique marquée : Verdun, devant laquelle gisent les vagues allemandes échouées,- Le mot, c’est : la borne.

Bis hier, Friedland, und nicht weiter... dit Schiller dans son « Wallenstein : » jusqu’ici, et pas plus loin.

Le second dessin est moins noir et moins sobre. Il est plein de mouvement et d’allégresse. Il s’appelle : La reprise du fort de Douaumont et porte en épigraphe le commencement du communiqué allemand du 26 octobre 1916 : L’attaque française, favorisée par un temps brumeux... Dessous, un soldat français, solidement ramassé sur la jambe gauche, envoie un magistral coup de pied dans le derrière d’un fantassin allemand qu’il expédie dans l’espace au delà du terrain reconquis. Comme légende : ... Et la brume se dissipa.

La bataille d’arrêt a duré du 21 février au début de septembre 1916 : c’est la borne. Elle a préparé la victoire qui a été remportée dans les actions des 24 octobre et 15 décembre 1916.

Lors de l’anniversaire du 21 février, le Journal de Genève a ainsi dégagé le sens de Verdun : « La bataille de Verdun marquera dans l’histoire le déclin de la puissance allemande… Lorsqu’on a vu, après des mois d’une lutte écrasante, les soldats allemands reculer sur le terrain qu’ils avaient conquis en pataugeant dans le sang de leurs camarades, le monde a compris d’un coup le symbole de la guerre. »


Verdun a pris d’emblée dans l’histoire la mystérieuse puissance de la légende. Une matière épique est là rassemblée qui formera plus tard, dans notre littérature, le cycle de Verdun, comme il y eut, au temps des Croisades, le cycle de Charlemagne et celui de Guillaume d’Orange.

Je n’ai pas eu de peine à rapprocher Les derniers jours du fort de Vaux[2] de la Chanson de Roland. À travers les siècles, c’est, selon la juste vision de Barrès, le visage éternel de la France.

Au cours de la bataille de Verdun, sur les trente forts qui montent la garde autour de la vieille forteresse, deux furent faits prisonniers : Douaumont, le 25 février 1916, et Vaux le 7 juin. Les captifs ont été délivrés, Douaumont le 24 octobre 1916, et Vaux le 3 novembre suivant. C’est, ici, l’histoire de leur délivrance.


Leur délivrance a été précédée de formidables assauts allemands contre la colline et le fort de Souville, principal rempart de Verdun. Ces assauts furent livrés les 23 juin, 11 juillet, 1er août et 3 septembre, et furent coupés de nos contre-attaques sur Thiaumont, Fleury et Vaux-Chapitre, destinées à maintenir notre ligne. L’ensemble peut prendre ce nom : la bataille devant Souville.

L’histoire en sera écrite un jour : Fleury, Thiaumont sont des noms qui égaleront ceux de Douaumont et de Vaux. A partir de juillet, l’adversaire, ne disposant plus des moyens suffisans pour alimenter le combat sur les deux rives à cause de notre offensive sur la Somme, restreint son effort à la rive droite, entre la côte du Poivre dont il occupe la majeure partie et le fond de la Horgne à l’Est du fort de Vaux. C’est par là qu’il entend forcer le passage : il accumule sur ce point le matériel et les effectifs.

Sur ce champ de bataille circonscrit, la principale ossature du terrain est constituée par deux longues arêtes, l’une orientée du Nord-Est au Nord-Ouest : Douaumont-Froideterre, l’autre orientée du Nord-Ouest au Sud-Est : bois Nawé-Fleury, Ces deux mouvemens de terrain se soudent à hauteur de Thiaumont, composant ainsi une sorte de croix inégale. La branche Sud-Ouest de la croix sur laquelle est accroché, légèrement à contre-pente, le village de Fleury, couvre deux ravins, le ravin des Vignes et le ravin de la Poudrière. Les pentes Nord-Est de Fleury, plus régulières, ne sont entaillées que par le ravin de Chambitoux qui sépare le terrain boisé de Vaux-Chapitre de la cote 320. Ce ravin de Chambitoux est coupé perpendiculairement par le ravin du Bazil et prolongé vers le Nord par les Fausses-Côtes. Tous ces vallonnemens défilés servent de cheminemens à l’infanterie ennemie qui, de Douaumont, sa place d’armes, cherchera à progresser vers Fleury-Souville par l’itinéraire Fausses-Côtes-Chambitoux et, plus tard, par les couverts de Vaux-Chapitre.

La branche Nord-Ouest de la croix, celle du bois Nawé, se replie face au Nord et vient mourir au Nord-Est de Bras, au-dessus de la Meuse. Trois ravins parallèles à cette croupe, le Helly, la Couleuvre et la Dame, descendent de Douaumont vers le ravin de Bras. Ce sont aussi des cheminemens pour l’infanterie allemande qui, de la ferme Saint-André, cherchera à atteindre Thiaumont par l’itinéraire les Fosses, les Chambrettes, les pentes Est et Ouest de la cote 378. Notre artillerie vigilante aura vite fait de la rejeter dans le ravin du Helly qui la conduira à l’inévitable halte de Douaumont. Mais après, ce sera la descente hardie et périlleuse sur les pentes à découvert de Douaumont à la ferme de Thiaumont. Nos observateurs en avions saisiront leurs colonnes, et les leçons données à leur audace seront si sanglantes que l’ennemi préférera changer de parcours en l’allongeant et amener ses renforts vers Thiaumont


CARTE DES OPÉRATIONS POUR LA REPRISE DU FORT DE DOUAUMONT
par le ravin du Bazil et par les pentes de Fleury dont il occupe le village.

La branche Nord-Ouest de la croix monte vers Douaumont en pente douce. La branche Sud-Est, c’est Froideterre qui domine la vallée de la Meuse et les ravins Sud de Fleury et qui, malgré des bombardemens incessans et formidables, demeure le pivot de notre défense, l’espoir d’une progression possible si l’on veut reprendre Fleury et, un jour, Douaumont. Il faut donc à tout prix consolider Froideterre en reprenant l’ouvrage de Thiaumont perdu le 23 juin.

Tout cet ensemble s’appuie à deux bastions. Au Nord, c’est la côte du Poivre, en partie seulement en notre possession au mois d’octobre 1916, mais précieuse par les vues de ses observatoires sur toute la région à l’Ouest de Douaumont. Au Sud, c’est le mamelon de Souville, dominé par le fort, but des attaques allemandes qui voient en lui le véritable rempart de Verdun.

En arrière de cette ligne de défense, il n’y a plus qu’une dernière crête : Belleville-Saint-Michel, appuyée d’un côté à la Meuse et de l’autre au bois des Hospices.

Sur le plan des lieux on peut mesurer l’importance et l’acharnement des combats qui se sont livrés au cours des mois de juin, juillet, août et au début de septembre devant Souville. Pour les Allemands, Souville représentait la dernière étape avant l’assaut direct de Verdun qui ne serait plus alors protégée que par la dernière ceinture de ses collines. Pour nous, la reprise de Thiaumont et de Fleury pouvait seule nous fournir la base de départ indispensable à une action de grande envergure destinée à nous rendre d’un seul coup Douaumont et Vaux et à libérer complètement la ville de la menace allemande. Fleury est repris les 17-18 août et nous avons pu nous établir au delà de la route de Fleury à Bras, c’est-à-dire presque en bordure de l’ouvrage de Thiaumont.


Seules les archives du commandement permettront de mettre en place, dans l’histoire de la grande guerre, chaque épisode. Aucun épisode, en effet, ne peut être détaché de l’ensemble sans risquer de perdre sa véritable signification. De la mer du Nord à la Mésopotamie, c’est une bataille unique qui se livre, fragmentée en mille actions diverses. Mais ne faut-il pas se hâter de recueillir, quand on le peut, les témoignages de la tradition, soit écrite, soit orale, sur chacune de ces mille actions ? Sans doute cette tradition est-elle susceptible d’être complétée et remaniée. Sans doute n’est-ce là qu’une chronique qui n’engage que le chroniqueur. Du moins l’ai-je recueillie avec dévotion partout où j’ai eu l’occasion de la surprendre dans toute sa fraîcheur première, avant qu’elle ait pu s’altérer.

Après les Derniers jours du fort de Vaux, n’était-il pas indispensable d’écrire le récit de la victoire qui acheva la longue et dure bataille de Verdun ?...


DANS LA CRYPTE DE VERDUN
(13 septembre 1916)

Verdun est une vieille ville qui, depuis l’époque romaine où elle s’appelait Virodunum, fut l’un des remparts du monde occidental contre les invasions germaines. Lors du démembrement de l’empire carolingien, elle a donné son nom au fameux traité de 843 qui détachait du royaume de France les Trois-Évêchés pour les adjuger à l’empereur Lothaire. Il faudra des siècles de sagesse politique et d’esprit de suite pour réparer cette faute qui ouvrait les portes aux Barbares. Une Allemagne qui se revendique de l’ancien Empire veut trouver dans cette erreur du passé l’origine historique de ses convoitises, oubliant que, dès le Xe siècle, la possession impériale était supprimée et que Verdun devenait l’apanage des princes-évêques, tandis que le comté de Bar rentrait, un peu plus tard, à son tour, sous la suzeraineté du roi de France. Assiégée par les armées de Charles-Quint (1544), Verdun fut reprise par Henri II (1559) et, de fait, définitivement annexée au royaume, en sorte que le traité de Westphalie ne fit que confirmer un état de choses établi depuis près de cent ans. Cet état de choses, la nécessité pour la France de se garder l’avait créé. En 1792, Verdun, trahie, ne fut occupée que quarante-trois jours, et les traîtres qui l’avaient livrée furent punis de mort. En 1870, cernée et bombardée des le 13 octobre, malgré une sortie heureuse qui occasionna des pertes sérieuses aux assiégeans, trompée par la communication de dépêches qui annonçaient la reddition de Metz, la capitulation prochaine de Paris et la fin de la guerre, la ville se rendit le 8 novembre, mais la garnison obtint les honneurs militaires et sortit musique en tête et enseignes déployées. Libres, les officiers préférèrent demeurer prisonniers avec leurs hommes.

Verdun a vu les armées de Charles-Quint, du duc de Brunswick et du prince de Saxe ; elle n’a pas vu, elle ne verra pas l’armée du Kronprinz. La bataille qu’elle soutient depuis bientôt huit mois, la plus longue bataille de tous les temps, comme elle a fait apparaître sous les démolitions l’ancienne ceinture de fortifications qui datait du temps des princes-évêques, met en relief l’intelligence prévoyante des fondateurs de la force française qui marquèrent sur ses collines la limite des invasions descendues des Ardennes par le couloir de la Meuse.

Après ses échecs de la Marne et de l’Yser, l’Allemagne se recueillait sur son front occidental. Etonnée d’avoir manqué le coup de surprise que semblaient lui garantir sa préparation directe à la guerre et son avance industrielle, sachant bien que son principal adversaire était là, elle renouvela patiemment son outillage et décupla sa production. L’année 1915 confirma la confiance qu’elle gardait dans sa force : n’avait-elle pas contraint les Russes à reculer en Galicie, pris la Pologne et la Courlande, mené de concert avec l’Autriche et la Bulgarie l’écrasement de la Serbie ? Alors, elle revint au plan primitif qui, seul, pouvait amener la solution de la guerre, et le 21 février, avec la plus formidable accumulation de moyens matériels qui ait jamais été réunie sur un même point et qui représentait le travail préparatoire de plus d’une année, elle attaqua le saillant que notre secteur de Verdun creusait dans ses lignes. La chute de Verdun lui devait-elle rouvrir la route de Paris, comme l’indiquait cette carte trouvée sur un prisonnier le 23 juin et qui raccourcissait à dessein les distances de la forteresse à la capitale, ou l’Allemagne pensait-elle se rabattre sur la Lorraine ? Elle croyait le succès certain. Elle put le croire pendant cinq jours. Aujourd’hui, 13 septembre, plus de deux cents jours se sont écoulés depuis son attaque, près de cinq cent mille de ses soldats ont été mis hors de combat, et au cœur même de la ville qu’elle convoitait, voici que le président de la République française et les représentans des Puissances alliées vont célébrer tranquillement, presque ironiquement, — car il y a de l’ironie à constater l’impuissance du plus gigantesque effort, — dans une cérémonie symbolique, la gloire de Verdun qui a parachevé l’œuvre de la Marne et de l’Yser et sauvé du joug de la Force qui se met au-dessus des lois et des traités la France, le monde, le droit...


Verdun, comme une église, a sa crypte où le jour n’entre pas, où ne pénètrent que les fidèles autorisés. Sa crypte, c’est la citadelle. Construite sous les fondations de l’ancienne abbaye de Saint-Vanne qui couronnait la ville, proche l’emplacement de la cathédrale actuelle, elle défie tous les bombardemens et sa vie souterraine n’a jamais été troublée. Elle abrite de nombreux services qui n’ont pas été interrompus. De vastes boulangeries y sont installées : le visiteur aperçoit dans l’une ou l’autre de ses travées des hommes demi-nus dont le torse est rougi par le reflet des brasiers et qui pétrissent la pâte et l’enfournent. Des magasins, des ambulances, des installations chirurgicales, une usine électrique y fonctionnent. Une fois entré, on se croirait dans une ruche paisible et laborieuse, tant l’activité y est grande et tant la menace de la guerre en est absente. Car la ville est saccagée, mais la citadelle est intacte. Les maisons croulent, mais les remparts demeurent. Tout ce qui appartenait à la cité commerçante, trafiquante, étrangère à la défense, est à peu près détruit. Tout ce qui relève de la cité militaire a résisté. Ainsi se mesure l’impuissante rage de l’ennemi qui a précipité inutilement des milliers de tonnes de fer sur Verdun sans atteindre réellement aucune de ses fortifications.

Sans l’éclairage électrique, la citadelle aurait l’aspect de l’un de ces vieux burgs formidables bâtis dans le roc, aux interminables couloirs, aux casemates voûtées, aux oubliettes savamment pratiquées dans l’épaisseur des murs. Il faudrait des torches pour compléter ce décor des Burgraves. L’escalier en colimaçon qui dessert les étages se perd dans l’ombre. Des hommes casqués assurent la garde. Des manœuvres roulent des fardeaux. Le réfectoire occupe toute une travée et aboutit aux cuisines dont la fumée a noirci les pierres des voûtes romanes. Ce réfectoire a reçu bien des hôtes illustres. La généreuse et cordiale hospitalité du général Dubois, commandant d’armes, a, depuis le commencement de la bataille, fait les honneurs de la pittoresque salle à manger, qui réunit la majesté d’une nef à l’éclat et au parfum d’une rôtisserie, à des princes, à des généraux, à des ambassadeurs, à des écrivains, à des représentans de la presse française, alliée ou neutre. Des discours historiques ont été prononcés ici. Evoquer la vie de la citadelle ne sera pas un des chapitres les moins curieux de la chronique de Verdun. N’y ai-je pas entendu M. Athos Romanos, ministre de Grèce à Paris, venu, il est vrai, en son nom personnel et non pas officiellement, qui, en présence de Maurice Barrès et de l’état-major de la place d’armes, apporta dans le plus noble langage et avec une émotion chaleureuse le salut de son pays à la ville assiégée ? C’était le 4 avril. Après ses attaques frontales sur la rive droite du 21 février aux premiers jours de mars et sur les deux rives du 6 au 12 mars, l’ennemi avait multiplié durant tout le mois précédent les attaques locales sur le fort et la région de l’étang de Vaux, sur le bois de la Caillette, sur les bois de Malancourt et d’Avocourt. Il s’acharnait alors sur nos positions d’Haucourt et de Béthincourt qui servaient de défense à la cote 304. Déjà Verdun fixait l’attention du monde qu’elle devait si longtemps retenir. L’entrée dans la citadelle, par une porte repérée et souvent battue, n’avait pas été sans vacarme. Le général Dubois, souriant, avait offert à ses hôtes le tour du propriétaire à travers les ruines qui, çà et là, fumaient encore. Ceux-ci, pour venir de Bar-le-Duc, avaient suivi la fameuse voie sacrée qui alimentait de ses camions automobiles toute la bataille. Mais, quand ils pénétrèrent dans le réfectoire voûté, quel ne fut pas l’étonnement des visiteurs en voyant la table jonchée d’œillets blancs et rouges ? Les jardins de Verdun continuaient de fleurir. Et le toast de bienvenue qui les accueillit, rappelant les souvenirs classiques que les Grecs d’autrefois nous avaient transmis, comparait aux gardiens des Thermopyles les défenseurs de Douaumont et de Vaux. Les Grecs d’autrefois : à peine le sourire du général avait-il souligné l’ironie...


Le dernier « civil » venu à Verdun, avant ce mémorable 13 septembre, fut M. Lloyd George, le ministre de la Guerre britannique. Voici cinq jours qu’il y fut reçu. Un des officiers qui ont assisté à la visite me raconte, pendant que nous attendons devant la forteresse, l’impression qu’il en a gardée. La plupart des assistans ne savaient pas l’anglais et M. Lloyd George ne parle pas le français. L’interprète de l’état-major traduisit en hâte ses paroles en s’efforçant d’en maintenir l’accent. Cet interprète est un érudit qui se passionne pour les finesses du langage. Il comprit, dès qu’il eut regardé et entendu le ministre, que la difficulté serait de communiquer à une traduction ce frémissement de l’âme qui fait palpiter sa phrase. M. Lloyd George est célèbre pour avoir multiplié dans son pays les fabriques d’armes et de munitions et allumé au service de la guerre toutes les usines de la Grande-Bretagne. On s’attend à découvrir en lui ces qualités de commandement, d’aisance, d’activité physique que révèle l’extérieur d’un grand entrepreneur ou d’un grand industriel. Et l’on se trouve en présence d’un petit homme sans recherche et de peu d’apparence. Mais les yeux brillent d’une flamme où l’on croit voir le reflet de tous les hauts fourneaux d’Angleterre. Dès qu’il parle, une sorte d’exaltation quasi religieuse s’empare de ceux qui l’écoutent. Il est de ce pays de Galles, de même race celtique que notre Bretagne, et comme elle chargé de légendes. Il habite le monde des idées. Et les idées, au cours de cette guerre, ont continué de mettre leur empreinte sur la matière.

Après le toast du général Dubois, toujours ingénieux et disert, qui avait remercié le représentant du gouvernement anglais du témoignage qu’il venait rendre aux défenseurs de Verdun, on vit se lever presque avec impatience ce petit homme grave et ardent ensemble. On eut aussitôt la sensation qu’il se passerait quelque chose d’important, de solennel. Ce qu’a dit M. Lloyd George dans cette casemate de la forteresse intacte après deux cents jours de siège, l’univers entier l’a appris. Il faut pourtant que sa péroraison soit ici répétée :

« Le nom de Verdun suffira à évoquer dans l’histoire de tous les siècles un souvenir impérissable. Aucun des grands faits d’armes dont l’histoire de France est remplie ne témoigne mieux des plus hautes qualités de l’armée et du peuple français, et cette bravoure, ce dévouement à la patrie, auxquels le monde a toujours rendu hommage, se sont renforcés d’un sang-froid, d’une ténacité qui n’ont rien à envier au flegme britannique.

« Le souvenir de la victorieuse résistance de Verdun sera immortel, parce que Verdun a sauvé non seulement la France, mais notre grande cause commune et l’humanité tout entière. Sur les hauteurs qui entourent cette vieille citadelle, la puissance malfaisante de l’ennemi est venue se briser, comme une mer furieuse sur un roc de granit. Elles ont dompté la tempête qui menaçait le monde.

« Pour moi, je me sens remué profondément en touchant ce sol sacré. Je ne parle pas en mon nom personnel : je vous apporte l’admiration émue de mon pays et de ce grand Empire dont je suis ici le représentant. Ils s’inclinent avec moi devant le sacrifice et devant la gloire.

« Une fois de plus, pour la défense des grandes causes auxquelles son avenir même est attaché, l’humanité se tourne vers la France... »

— Il parla sur un ton extatique, me rapporte le témoin qui rassemble pour moi ses souvenirs tout frais, comme un prêtre récite les prières de l’office. Nous n’avions pas besoin de, comprendre ce qu’il disait pour deviner qu’il s’agissait de sacrifice et de gloire. Et, quand il eut terminé son discours, il leva son verre et par trois fois il prononça en le renforçant, comme une invocation de plus en plus ardente, comme une incantation, ce mot unique : France ! France ! France ! Nous nous sommes tous trouvés debout. Je m’étais levé sans y prendre garde et tous mes camarades avaient dû se lever ainsi : une émotion indicible nous étreignait, un frisson d’amour nous secouait. Nos peines n’existaient plus : il n’y avait plus que la cause à laquelle nous appartenions corps et âme, et que ce mot prononcé avec un accent guttural revêtait, non d’une majesté plus auguste, mais d’un mystérieux manteau, d’admiration étrangère...


La vieille citadelle est parée. La voûte du couloir d’accès disparaît sous les drapeaux. Celle de la casemate réservée à la cérémonie, j’allais dire au culte, est tapissée de lierre. Les ampoules électriques se suspendent comme des fruits à cette verdure. Les parois sont pavoisées aux couleurs des nations alliées et décorées de panoplies. Une estrade, au fond, est dressée avec une assemblée de fauteuils rouges.

L’entrée de l’écoute qui attend les officians et leur suite est Pareillement ornée. Deux canons de bronze, d’un modèle inusité, qui ont servi en 1870, le Berceau et la Marie, montent la garde devant une reproduction en terre cuite de la citadelle du temps de Vauban. Au dehors, une compagnie du 49e bataillon de chasseurs à pied, en armes, clairons et fanfare en tête, est prête à rendre les honneurs. Le général Dubois et son état-major sont groupés face à la porte de la ville que doit franchir le cortège.

Le jour est triste, le ciel bas, les campagnes meusiennes, là-bas, le long du fleuve gris, se perdent dans la brume. Les hautes murailles des remparts semblent atteindre ce ciel rapproché. On entend, comme un orage éloigné, les roulemens du canon. La bataille n’est pas finie. Que vient-on célébrer dans Verdun pareille à la Jérusalem désolée des Lamentations ?

La cérémonie qui va s’accomplir est sans exemple dans l’histoire. La gloire de Verdun sera unique. La cité invaincue va recevoir l’hommage de la France et de toutes les nations alliées. Le Président de la République française lui apporte la croix de la Légion d’honneur ; les représentans des nations alliées, au nom de leurs souverains, lui apportent les insignes de leurs ordres les plus estimés. Verdun va grouper l’alliance et prendre toute sa signification.

« Depuis le 21 février, est-il écrit dans le rapport en date du 29 août, par lequel le ministre de la Guerre présentait au chef de l’Etat le décret décidant l’attribution de la Légion d’honneur à la place forte, la ville de Verdun, dans sa farouche résolution de maintenir son territoire inviolé, oppose à l’armée de l’envahisseur une résistance qui fait l’admiration du monde... Il est du devoir du gouvernement de la République de proclamer que la ville de Verdun a bien mérité de la patrie. » — A bien mérité de l’Entente, ont voulu ajouter les Alliés.

A la vérité, le nom de Verdun est un symbole, mais à la manière de tous les noms de batailles. La ville représente la barrière dressée devant l’invasion. Elle a, dans cette guerre aux fronts indéfinis, l’importance d’un fleuve, la Marne, l’Yser ou la Somme. N’a-t-elle pas, avec ses collines incurvées, la forme d’un bouclier ?

Un à un, sans protocole apparent, les automobiles franchissent la porte de la ville et s’arrêtent un peu avant l’écoute, devant la double haie de chasseurs à pied. A voix basse, sous les armes, un soldat décoré de la médaille militaire, qui doit connaître son monde, énumère, pour son voisin tout jeunet qui doit être une nouvelle recrue, les noms des arrivans :

— Mangin, Nivelle, Pétain, Jofîre. Des civils. Un Anglais, un Russe, des étrangers. Le ministre de la Guerre. Le Président.

Un à un, tandis que les clairons sonnent aux champs, le chef de l’Etat, les ministres, les généraux, les chefs des missions alliées, l’adjoint de la ville de Verdun remplaçant le maire que la maladie rend indisponible, les sénateurs et députés de la Meuse, le préfet du département, le sous-préfet de la ville défilent entre les chasseurs et disparaissent sous la voûte. Ils suivent le long couloir qui les conduit à la casemate aménagée où se déroulera la cérémonie.

Sur l’estrade a pris place le Président de la République. Il est entouré du ministre de l’Intérieur, du ministre de la Guerre et des cinq généraux : le généralissime, le général Pétain commandant le groupe des armées du centre, le général Nivelle commandant la IIe armée, le général Mangin qui commande le secteur, le général Dubois commandant d’armes. L’adjoint au maire, qui représente Verdun, fait face au chef de l’État ; le coussin où seront épinglées les décorations de la ville lui sera remis tout à l’heure. D’un côté de la salle voûtée sont rangés les représentans des groupemens alliés, le général Gilinsky pour la Russie, le général sir A. Paget pour la Grande-Bretagne, le général di Breganze pour l’Italie, le major Monschaert pour la Belgique, le général Stefanovitch pour la Serbie, le général Gvosvitch pour le Monténégro.

Le silence s’est fait, immédiat. Le Président de la République française prend la parole. Il dit le projet d’hommage à Verdun, venu spontanément à l’Empereur de Russie en même temps qu’il était formé par le Gouvernement de la République, et l’adhésion de toutes les Puissances de l’Entente. Il dit le rendez-vous donné dans « cette citadelle inviolée » pour offrir un pieux tribut de reconnaissance à ceux qui ont sauvé le monde et à la cité qui a payé de ses blessures « la victoire de la liberté. »

« Messieurs, voici les murs où se sont brisées les suprêmes espérances de l’Allemagne impériale... »

Il dit le double objectif poursuivi par l’Allemagne : devancer et empêcher l’offensive que les Alliés préparaient, s’emparer d’une place dont le nom historique rehausserait, dans l’imagination allemande, l’importance militaire.

« Les débris de ces rêves germaniques gisent maintenant à nos pieds. »

Il dit le plan d’action des Alliés élaboré à Chantilly, au Grand Quartier Général, les 6, 7 et 8 décembre 1915, sous la présidence du général Joffre et sur la proposition de l’état-major français, et destiné à coordonner les opérations de la coalition sur l’ensemble indivisible du front de combat. C’est ce plan dont l’Allemagne a voulu, par son attaque du 21 février sur Verdun, rompre l’exécution.

« Les admirables troupes qui, sous le commandement du général Pétain et de général Nivelle, ont soutenu, pendant de si longs mois, le formidable choc de l’armée allemande, ont déjoué, par leur vaillance et leur esprit de sacrifice, les desseins de l’ennemi. »

Elles ont permis la réalisation du plan des états-majors. Une à une, les offensives prévues ont été engagées : celles de la Russie les 4 juin et 2 juillet, celle de l’Italie sur Gorizia le 25 juin, celle de la France et de l’Angleterre sur la Somme le 1er juillet.

« Honneur aux soldats de Verdun ! Ils ont semé et arrosé de leur sang la moisson qui lève aujourd’hui. »

Par eux ces deux syllabes de Verdun ont pris un sens tout autre que celui que l’Allemagne prétendait leur attacher.

« Ce nom de Verdun, auquel l’Allemagne, dans l’intensité de son rêve, avait donné une signification symbolique et qui devait, croyait-elle, évoquer bientôt, devant l’imagination des hommes, une défaite éclatante de notre armée, le découragement irrémédiable de notre pays et l’acceptation passive de la paix allemande, ce nom représente désormais chez les neutres, comme chez nos alliés, ce qu’il y a de plus beau, de plus pur et de meilleur dans l’âme française. Il est devenu comme un synonyme synthétique de patriotisme, de bravoure et de générosité. »

Ainsi est dégagé le sens de la bataille de Verdun. Certes, il tire sa grandeur de bien des ruines et des sacrifices. Les pierres comme les poitrines humaines ont souffert et, plus que ces stoïques poitrines de chair, elles ont gémi.

« Mais Verdun renaîtra de ses cendres : les villages détruits et désertés se relèveront de leurs ruines ; les habitans, trop longtemps exilés, reviendront à leurs foyers restaurés ; ce pays ravagé retrouvera, à l’abri d’une paix victorieuse, sa physionomie riante des jours heureux. Et pendant des siècles, sur tous les points du globe, le nom de Verdun continuera de retentir comme une clameur de victoire et comme un cri de joie poussé par l’humanité délivrée... »

Cette action de grâces à Verdun, rendue par le chef de la France, revêt une grandeur incomparable. Cependant la force des paroles sera dépassée. Comme, dans la consécration sainte, l’idée divine prend une forme tangible, l’offrande à la ville apparaîtra dans une réalité vivante. Tout à coup, dans cette casemate étroite, à demi étouffée sous sa voûte de lierre, perdue au fond de l’immense citadelle, où ne parvient aucun bruit du dehors, les nations, tour à tour, vont répondre à l’appel de leur nom. Les assistans ressentiront véritablement l’impression de leur présence réelle. Ce sera au cœur de Verdun l’assemblée des Alliés groupés autour de la France.

Le Président de la République, descendant un degré, a repris lentement :

« Messieurs, à la ville de Verdun qui a souffert pour la France, à la ville de Verdun qui s’est sacrifiée pour la sainte cause du droit éternel, à la ville de Verdun dont les héroïques défenseurs auront laissé au monde un exemple impérissable de grandeur humaine, je remets :

« Au nom de S. M. l’Empereur de Russie, la croix de Saint-Georges ;

« Au nom de S. M. le Roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, la Military Cross ;

« Au nom de S. M. le Roi d’Italie, la médaille d’or de la Valeur militaire ;

« Au nom de S. M. le Roi des Belges, la croix de Léopold Ier ;

« Au nom de S. M. le Roi de Serbie et de S. A. le Régent, la médaille d’or de la Bravoure militaire ;

« Au nom de S. M. le Roi de Monténégro, la médaille d’or Ohilitch ;

« Au nom du gouvernement de la République, la croix de la Légion d’honneur et la croix de guerre française. »

Nul mot ne peut rendre l’impression de cette litanie d’honneur. Les Puissances sont là, non pas seulement représentées, mais présentes. Et pourtant ce qui donne tant de majesté et de pathétique à la scène, c’est une autre présence, invisible celle-là, qui s’impose à la pensée de tous les assistans. On la cherche des yeux, et, sans la voir, aucun doute n’est possible : elle est là. La ville s’est faite esprit : elle est au milieu de nous. La ville, non pas seulement ses remparts et ses maisons, la cité militaire et la cité civile, non pas seulement son corps troué de cent mille blessures, mais son âme, c’est-à-dire les milliers d’hommes accourus de tous les points de France, tous ceux qui, pour elle et devant elle, ont tenu dans les ravins, sur les collines, dans les villages, dans les forêts, partout où elle était menacée, ceux qui ont tout supporté pour elle, les rigueurs des saisons et les supplices du fer et du feu, les cruautés de la nature et celles, bien pires, de l’ennemi, et tous les morts enfin, qui resteront à jamais couchés dans cette terre de Meuse dont leur chair aura fait une terre sacrée...

Le cérémonial s’accomplit. Une à une, les décorations sont épinglées sur le coussin qui est présenté par le magistrat municipal de Verdun. Voici la croix d’émail blanc de Saint-Georges, portée par un ruban rayé noir et orange, et la Military Cioss d’argent, au ruban blanc et violet. La médaille d’or de la Valeur militaire, aux armes de la maison de Savoie, avec l’inscription : Alla citta di Verdun 1916, est suspendue à un ruban vert ; à un ruban rouge la médaille d’or de la Bravoure militaire de Serbie. Voici la croix de Léopold Ier, au ruban amarante, et la médaille d’or Ohilitch du Monténégro, aux couleurs nationales : rouge, bleu et blanc. Voici enfin notre croix de guerre et notre Légion d’honneur. Les chefs des missions étrangères se sont rapprochés et passent les insignes au Président de la République française qui les fixe lui-même. A chaque remise de décoration, la fanfare des chasseurs joue les premières mesures de l’hymne national du pays qui l’a conférée. Puis le tumulte de la Marseillaise emplit la voûte.

L’hommage à Verdun ne serait pas intégralement rendu si le grand-maître de la Légion d’honneur ne remettait encore la plaque de grand-officier au général Nivelle, commandant de la IIe armée, comme il l’a remise le 1er mai au général Pétain. Il donne lui-même lecture de la citation : « Commande, depuis quatre mois, une armée qui a résisté victorieusement aux attaques sans cesse renouvelées de l’ennemi et a supporté héroïquement les plus dures épreuves. A affirmé dans ce commandement, avec les plus brillantes qualités de chef, une énergie et une force de caractère qui ont puissamment influé sur le développement des opérations engagées sur tout le front. Après avoir enrayé l’avance de l’ennemi sur un objectif devenu l’enjeu moral de la guerre, a repris l’offensive pied à pied et, par des attaques répétées, est parvenu à dominer l’adversaire sur le terrain même que ce dernier avait choisi pour un effort décisif. » La bataille portée par lui sur Douaumont, les 22, 23 et 24 mai, pour détourner l’orage de la rive gauche menacée ; les batailles livrées par l’ennemi pour s’emparer de Souville, les 23 juin, 11 juillet, 1er août, 3 septembre ; Souville protégé et les innombrables opérations entreprises par nous pour rétablir notre ligne sur la crête Thiaumont-Fleury, au bois de Vaux-Chapitre et à la Laufée, pendant les mois de juillet et d’août, et pour assurer ainsi une base de départ aux opérations de plus grande envergure dès longtemps projetées ; tout cet effort surhumain pour endiguer le courant et pour le remonter, c’est la tâche accomplie devant Verdun.

A la sortie de l’écoute, comme le cortège officiel va se disloquer, le général Pétain s’avance, le visage rayonnant, vers son successeur au commandement de la IIe armée, et, lui tendant les bras, il lui donne l’accolade. Cette étreinte des deux chefs qui, successivement, ont tenu dans leurs mains le sort de Verdun et qui ont vu ce matin leur œuvre consacrée dans l’histoire, achève de donner à la cérémonie son plein sens et en complète l’émotion.

Les automobiles se sont éloignés. Ils ont franchi à nouveau la Porte Neuve. Aucun bombardement ne les a menacés. La brume qui recouvre l’horizon a empêché l’observation des avions ennemis. C’est une chance, car il est tombé dans la nuit plus de cinquante obus sur le quartier Chauffour choisi pour l’itinéraire. Verdun, pour sa fête, a été favorisée.


Avant de rentrer dans la citadelle, je veux revoir Verdun en ruines. Verdun appelle comme un blessé. Mon fidèle compagnon Louis Madelin et moi, nous gagnons la superstructure, et nous voici dans la ville haute. La vieille tour Saint-Vannes, vestige de l’ancienne abbaye, est ébréchée et béante. Un chéneau tordu et menaçant qui se détache d’elle presque à angle droit décrit dans l’air un dessin caricatural. Ce que nous avons à nos pieds, c’est bien la désolation de la Jérusalem du prophète. Nous descendons vers la cathédrale qui dresse, comme deux bras supplians, ses deux tours presque intactes ; l’intérieur sert de garde-meuble provisoire : il est encombré de tout un bric-à-brac de pauvres mobiliers sauvés en hâte de maisons en flammes. Nous traversons la minuscule place d’armes, celle-là même où le Kronprinz, qui n’en devait jamais connaître les dimensions, annonçait au début de février que l’Empereur passerait à la fin du mois une revue de fête. Elle est ceinturée de démolitions qui furent des habitations et abritèrent des familles. Partout des façades branlantes, des murs croulans, des tas de décombres où se peuvent reconnaître les restes de ce qui sert aux hommes dans la vie quotidienne, débris d’ustensiles de ménage, de tables, de chaises, de vitres, de vaisselle et même de jouets d’enfans. Çà et là, un toit paraît intact : on pousse une porte, et l’on trouve le vide.

A peine si, de loin en loin, le canon fait entendre sa voix. La journée est comme ouatée de brouillard. Nous avançons dans une solitude muette : et ce fut une ville ! Pas un être vivant, pas même un chien errant. Le silence est le maître de ce désert.

Voici, au coin d’un pont, une sentinelle casquée immobile qui semble garder ce cimetière de maisons. Nous arrivons à la Porte Chaussée dont les mâchicoulis et les deux tours crénelées n’ont reçu que des éclats, comme un beau visage éclaboussé. Nous suivons le fleuve jusqu’au Cercle militaire. C’est de là que la ville offre un spectacle d’ensemble.

Le ciel est si bas que l’on distingue à peine, en se retournant, la ceinture des collines. De la ville haute au fleuve qui roule ses eaux grises, c’est comme une cascade de ruines. Au-dessus des épaves, comme un vaisseau sur la mer, la cathédrale dresse ses deux tours désolées.

Pour exprimer la douleur de Verdun, il faut remonter le cours des siècles et chercher les images des Lamentations : « Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse ! Elle est devenue comme une veuve... Elle pleure amèrement durant la nuit, et les larmes couvrent ses joues... Les chemins de Sion sont dans le deuil, parce que nul ne vient plus à ses fêtes... » Etrange évocation du prophète : au bord du fleuve, voici que Verdun apparaît comme une veuve, et les larmes couvrent ses joues. Elle appelle la vengeance sur ceux qui lui ont versé l’affliction et qui ont précipité sur elle un torrent de maux.

Nous rentrons dans la citadelle. Là, l’impression est tout autre. Dans cette crypte de Verdun brille la flamme du sanctuaire. Nul vent ne l’éteindra. Elle est le signe de la foi et de l’espérance, — foi dans les destinées de la patrie, espérance dans ses puissances spirituelles et matérielles. Verdun est déjà une défaite allemande. Verdun doit être et sera une victoire française. C’est ici que le cœur de la France a brûlé le plus ardemment...


LA VICTOIRE DE DOUAUMONT VAUX


I. — LES TROMPETTES DE CHARLEMAGNE
(21 octobre 1916)

Comme les appels désespérés du fort de Vaux, dans cette semaine tragique de juin où il fut entouré, évoquent à travers les siècles d’histoire française les appels de Roland sonnant de l’olifant, la grande vague d’infanterie qui va déferler dans les ravins et sur les collines de la rive droite de la Meuse et délivrer les deux captifs, Vaux et Douaumont, évoque le retour de Charlemagne sur le champ de bataille de Roncevaux et la vengeance de l’Empereur.

Roland est mort : Dieu en a l’âme aux cieux... L’Empereur, cependant, arrive à Roncevaux. Pas une seule voie, pas même un seul sentier, pas un espace vide, pas une aune, pas un pied de terrain où il n’y ait corps de Français ou de païen...

L’Empereur fait sonner ses clairons. Puis il s’avance à cheval avec sa grande armée. Enfin ils trouvent la trace des païens, et, d’une ardeur commune, commencent la poursuite...

Mais le soir descend, la nuit va recouvrir la retraite de l’ennemi, le temps va manquer pour accomplir la sainte tâche des représailles. Alors l’Empereur met pied à terre et supplie le Seigneur Dieu d’arrêter le soleil dans sa course. L’ange qui lui est préposé vient le rassurer :

— Chevauche, Charles : la clarté ne te fera point défaut. Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait. Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle.


L’Empereur remonte à cheval. Le soleil s’immobilise dans le ciel. Et les Français ont le temps, avant que la nuit tombe, d’écraser l’armée ennemie. Le comte Roland, les douze pairs de France et leurs compagnons sont vengés.

« Il a beaucoup appris, dit le vieux poète, celui qui connut la douleur. » Mais il ajoute que le cri des Français est Montjoie et qu’aucune nation ne leur peut tenir tête.

L’olifant de Roland a fait trembler les Pyrénées, tandis que le fort de Vaux n’a adressé que des appels muets, par le vol de ses pigeons ou par ses signaux. Les trompettes de Charlemagne ont rempli de terreur l’armée sarrasine, avant que l’ombre de l’Empereur n’apparût dans le soir prolongé : l’armée allemande devant Verdun sera soudainement avertie, par le vacarme de plus de 600 bouches à feu entrant en action le 21 octobre, de la menace qui pèse sur elle et qui va la balayer pour la délivrance de Douaumont et de Vaux.

Après les grandes actions du 23 juin, du 11 juillet, du 1er aoùt, du 3 septembre devant Souville, après les durs combats de Thiaumont et de Fleury, il semble, au mois d’octobre, que la bataille de Verdun se meurt. Les communiques ne lui mesurent plus qu’une place restreinte. Pour nous n’a-t-elle pas rempli son rôle en barrant la route à l’ennemi, en retenant et usant ses forces, en permettant aux Alliés de réaliser leur plan d’offensive générale ? Et pour les Allemands, contraints de faire tête sur la Somme et de parer au désarroi de l’Autriche, n’acceptent-ils pas, avouant leur échec, de rester sur leurs positions ?

Mais cette stagnation, succédant à l’effroyable duel de plus de six mois dont les différentes phases ont passionné l’univers au point de substituer une bataille d’opinion à la bataille stratégique, ne peut être qu’une apparence. Les positions mêmes occupées par l’ennemi ne lui permettent pas de renoncer à Verdun. Il n’est pas assez éloigné de Souville et de Froideterre pour n’en pas subir la hantise. L’orgueil et la tactique, le regard du monde et la manœuvre montrent les mêmes exigences. Le 21 juillet, le Kronprinz, haranguant un régiment, le 53e de la 50e division, l’a dit, après avoir rappelé les efforts accomplis par ses troupes : «... Tous les rudes combats sur le plateau de Vaux, la fidèle résistance dans le difficile secteur de combat, dans le difficile terrain sur la hauteur de Vaux, tout cela la Patrie on restera reconnaissante à la division avec qui votre brave régiment a conquis d’immortels lauriers. C’est pourquoi je suis venu ici vous remercier, remercier chacun de vous de tout cœur. Les Français se figurent maintenant que nous allons desserrer notre étreinte à Verdun parce qu’ils ont enfin commencé leur grande offensive sur la Somme. Au contraire, ils se verront déçus, et nous leur montrerons qu’il n’en sera pas ainsi... » La volonté allemande n’est donc pas, ne peut pas être d’abandonner l’offensive sur Verdun. Mais, forcé de combattre ailleurs, l’ennemi a dû resserrer son champ d’action sur la rive droite de la Meuse. Au mois d’octobre, son front entre le bois d’Avocourt et les Éparges est occupé par quinze divisions, dont huit sur le front d’attaque (entre la carrière d’Haudromont et la Laufée), disposées de l’Ouest à l’Est dans l’ordre suivant : 14e Division de Réserve, 13e D. R., 25e D. R. ; 34e» Division, 54e D. R., 9e D., 33e Division de Réserve, 50e Division. Prépare-t-il de nouvelles opérations ? Dans tous les cas, la disposition et l’importance des forces qu’il maintient en ligne prouvent sa quasi-certitude de garder ses positions en attendant l’exécution d’autres projets.

De son côté, le commandement français ne peut accepter de laisser la ligne au point où l’ont portée les derniers combats des premiers jours de septembre. Il a réagi contre chacune des grandes attaques allemandes. Ces répliques qui nous ont restitué la crête Fleury-Thiaumont et celle de la Haie-Renard, ont rendu à nos troupes l’ascendant moral indispensable à une plus vaste entreprise. Elles ont rétabli en avant de Souville, but immédiat des offensives ennemies, une barrière, de la route de l’ouvrage de Thiaumont au bois de Vaux-Chapitre, mais une barrière qu’il faut consolider et, partant, porter plus avant. C’est alors (mi-septembre) que la bataille paraît se ralentir. Le duel d’artillerie, dans ce secteur éternellement tourmenté, se mène à l’économie. Et l’infanterie ne sort plus de ses trous. Les deux adversaires restent en présence, l’un rivé à ce Verdun devant lequel il s’use et ne pouvant, au point où il est parvenu après tant de mois et tant de pertes, renoncer à son but sans humiliation, l’autre préparant la vaste et foudroyante opération qui va devenir la victoire de Douaumont-Vaux.

Le 21 octobre, le temps se lève, facilitant les observations par ballons et avions. Ainsi, le 21 février, s’était-il levé pour le grand départ allemand contre Verdun. La revanche est prête. Notre artillerie entre en action.

Sur tout l’immense champ de bataille ont retenti les nouvelles trompettes de Charlemagne. La terre tremble et les deux captifs, Douaumont et Vaux, attendent frissonnans…


II. — LA MAIRIE DE X…

X… est un gros village dont le bas est traversé par la route de Bar-le-Duc à Verdun et qui s’étage sur la pente de l’un de ces longs vallonnemens dont le pays de Meuse est parcouru. Son église le domine, et la petite flèche de son clocher s’aperçoit de très loin. Le paysage qui l’entoure fait alterner les boqueteaux et les prairies, les coteaux et les plaines. Les mouvemens de terrain, presque réguliers, semblent moutonner, comme les lentes vagues de l’Océan. La mairie, en retrait de la grande route, est un gros bâtiment carré, orné d’un fronton en arc de cercle et précédé d’un perron à double escalier massif. Devant ce monument banal, qui donc passera plus tard sans s’arrêter ? Car il est tout chargé d’histoire. C’est là que furent élaborés les plans de la bataille de Verdun, c’est de là que sont partis les ordres. Là le général de Castelnau reçut le 25 février 1916, par un temps de neige, le général Pétain qui venait prendre le commandement de l’armée de Verdun. Là, le général Pétain chargé d’enrayer les efforts que prononçait l’ennemi sur ce front, devant la puissance et le développement d’une attaque qui, de la rive droite, gagnait la rive gauche et s’étendait d’Avocourt aux Eparges, tantôt simultanément et tantôt successivement, prépara cette résistance célèbre qui devait rendre la rupture du front impossible. Là, le général Nivelle, prenant à son tour le 1er mai le commandement de la IIe armée, mit au point l’opération qui devait changer l’échec allemand en définitive victoire française et restituer à la place forte la ceinture intégrale de ses forts.

Dès le mois d’avril, il a jeté les yeux sur Douaumont. Il commandait alors le 3e corps. Il prend le secteur dans les conditions les plus défavorables ; l’ennemi vient de s’emparer du bois de la Caillette et descend dans le ravin du Bazil. Quelques jours plus tard, il lui faisait remonter les pentes et poussait jusqu’aux approches du grand fort ses postes d’écoute. En mai, quand l’ennemi prononce sur la rive gauche une offensive qui, momentanément, le met en possession de la cote 304, il libère cette rive gauche menacée par le moyen d’une attaque montée sur la rive droite qui réussit à s’emparer (22 mai) du fort de Douaumont où nous ne pouvons, il est vrai, nous maintenir. L’attaque a été menée par la 5e division (général Mangin). Douaumont repris a été reperdu.

— Nous le reprendrons, a déclaré simplement le général Nivelle, d’accord avec son chef immédiat, le général Pétain, commandant du groupe d’armées.

Voici que l’heure est venue. La méthode des offensives de détail, qui a donné en juillet, en août, en septembre de bons résultats, puisqu’elle nous a permis de réduire le saillant creusé dans nos lignes par les opérations allemandes du 23 juin, du 11 juillet, du 1er août et du 3 septembre, doit être abandonnée. Toute progression nous mettant en vue de l’ennemi, la position nouvelle serait immédiatement rendue intenable ; toute action de détail qui aurait réussi serait à reprendre fatalement. Seule une action à grande envergure qui reporterait notre ligne en avant et au delà de l’ancienne barrière des forts, ôterait à l’ennemi ses observatoires, nous restituerait la supériorité du terrain, libérerait définitivement Verdun. Ne pas se contenter de batailler pour reprendre Thiaumont ou la batterie de Damloup, mais emporter d’un seul élan Douaumont et Vaux et les ravins et les collines qui les entourent : tel est l’objectif. Au général Mangin a été confié le commandement des troupes d’attaque.

Cette vaste opération présente de graves difficultés. L’audace de sa conception doit plaire à celui qui, dès qu’il a mis les pieds sur la rive droite de la Meuse, a affirmé son esprit d’offensive. Le 5 avril, le commandant du 3e corps, rédigeant un de ses ordres, écrivait : « Jamais on ne voit la riposte immédiate qui renverse les rôles, le coup de poing donné par réflexe immédiat, en riposte au coup de poing reçu. » De l’assailli il entend faire l’assaillant. « Dans l’exécution de l’attaque, reprend-il le 21 avril, on n’est jamais trop audacieux. Avec de l’audace, rien d’impossible. » Mais à l’audace doit correspondre la préparation minutieuse qui prévoit et force la chance. « J’aimerais mieux, a-t-il dit encore, ne rien faire que d’engager une opération qui serait mal préparée. »

L’attaque frontale d’un adversaire posté à travers un terrain découvert est, à la guerre, une des manœuvres les plus hardies. L’histoire nous montre la rareté de son succès, La ligne ennemie en avant de Douaumont et de Vaux représente un ensemble de positions formidables. Où l’assaillant trouvera-t-il le secret de sa supériorité ?

Le commandement n’a pas cru indispensable de la rechercher dans le nombre. Par son deuxième bureau d’état-major, il connaît très exactement le chiffre et la valeur des unités allemandes qu’il a devant lui sur le front qu’il veut attaquer entre Thiaumont et la Laufée : 21 bataillons en première ligne, 7 en soutien, 10 en réserve. Il sait pareillement le nombre de bataillons qui, derrière ces troupes, peuvent être alertées et alimenter le combat. Il ne mettra lui-même en ligne que trois divisions : la division Guyot de Salins, composée de zouaves, de tirailleurs et de marsouins, la division Passaga et la division de Lardemelle, — fantassins et chasseurs à pied, — la première renforcée du 11e régiment d’infanterie, et la dernière d’un bataillon du 30e. Mais il aura sous la main les réserves suffisantes, prêtes à relever en cas de nécessité les divisions d’attaque sur le terrain conquis et à assurer, soit son occupation définitive, soit la progression ultérieure, plus deux divisions en réserve d’armée. Ces troupes ont précédemment occupé le secteur Thiaumont-Fleury-Vaux-Chapitre : elles connaissent donc le terrain et l’adversaire. La division Guyot de Salins depuis près de deux mois, les deux autres depuis plus de trois semaines, ont été retirées du front et mises au repos et à l’instruction dans la zone des étapes, en arrière de Bar-le-Duc. Cette instruction, après les avoir remises en main, les a préparées directement au but poursuivi. Un terrain a été aménagé qui figurait le terrain de combat. Un plan du fort de Douaumont y fut même dessiné si exactement que, lorsque le bataillon chargé de prendre le fort y parviendra, chaque soldat gagnera presque machinalement le poste qui lui aura été assigné. A la supériorité du nombre le commandement a préféré la supériorité de la valeur individuelle, de la valeur morale et de l’habileté technique.

Au mois d’avril, avant de lancer une troupe à l’assaut, le général Nivelle écrivait dans un ordre du jour : « Que tous, avant de partir, aient jeté leur cœur par-dessus la tranchée ennemie. » Devenu commandant d’armée, il affirme, dans une note du 17 octobre, la puissance de l’ascendant moral : « Vingt-sept mois de guerre, dit-il, huit mois de bataille à Verdun ont affirmé et confirment tous les jours davantage la supériorité du soldat français sur le soldat allemand. Cette supériorité, dont il faut que tous aient conscience, est encore accrue par la diminution progressive de qualité des troupes que nous avons devant nous et dont beaucoup reviennent de la Somme très affaiblies au matériel comme au moral. Cette supériorité se manifeste par la facilité avec laquelle les prisonniers se sont rendus, aux dernières affaires, en groupes nombreux, même avant l’assaut... Aucun moment ne saurait donc être plus favorable pour attaquer l’ennemi, lui faire de nombreux prisonniers, mettre définitivement Verdun à l’abri de ses entreprises, abaisser encore le moral de la nation et de l’armée ennemies. Une artillerie d’une puissance exceptionnelle maîtrisera l’artillerie ennemie et ouvrira la voie aux troupes d’attaque. La préparation dans toutes ses parties est aussi complète, aussi parfaite que possible. Quant à l’exécution, elle ne saurait manquer d’être également parfaite, grâce à la discipline, à la bonne instruction, à la confiance et à l’entrain résolu des troupes qui auront l’honneur d’en être chargées. Leur volonté de vaincre, d’apporter un gage important de plus à la Victoire définitive, de couvrir leur drapeau de nouvelles gloires, rend un succès magnifique absolument certain. »

Cette préparation « aussi complète, aussi parfaite que possible » comporte, outre l’instruction et le moral des troupes, leur équipement, leur armement, leur transport rapide à pied d’œuvre afin que les relèves s’effectuent sans fatigue avant l’attaque. Les services d’arrière fournissent la remise à neuf de tous les équipemens, les vivres de réserve de la meilleure qualité et du moindre poids, les outils, les munitions ; et quant à l’armement nouveau, il est si complet qu’il permet à l’infanterie de résoudre par ses seuls ressources de nombreux problèmes du champ de bataille. Les transports auront leur part dans le succès, pour l’ordre et l’exactitude de leur marche, selon les horaires et les itinéraires fixés.

« C’est par le feu et non par le choc que se décident aujourd’hui les batailles, » constatait déjà Napoléon. Dès avant la préparation directe de l’opération du 24 octobre, notre artillerie empêche l’ennemi de mettre en état un sol bouleversé par les combats de juillet, d’août et du commencement de septembre : ainsi ne dispose-t-il que de rares boyaux pour gagner sa première ligne. Qu’on se rende compte, pour l’emploi de l’artillerie, des difficultés du problème qui consiste à disposer sur le terrain le nombre de batteries estimées nécessaires, souvent sur plusieurs lignes successives, dans tous les emplacemens favorables, à les dissimuler aux vues aériennes, à combiner les moyens de transport pour les innombrables tonnes de munitions qu’exige la consommation de la guerre actuelle, à abriter pièces, servans et munitions pour les préserver des vues et du tir ennemi. Il faut, en outre, étudier minutieusement les objectifs à battre, par les moyens les plus scientifiques : photographies, instrumens d’optique perfectionnés, etc. installer les communications sûres qui permettent aux observateurs et aux cadres d’opérer en tout temps, malgré les bombardemens ennemis les plus violens, suivre, au fur et à mesure des destructions obtenues, l’état des travaux de l’adversaire, surveiller les réfections ou les ouvrages nouveaux qu’il improvise, repérer les batteries qu’il renforce ou qu’il déplace, afin de pouvoir les combattre efficacement. Le travail de l’artillerie réclame une précision mathématique en même temps qu’une direction qui se peut comparer à celle du chef d’orchestre par qui la partition est interprétée et de qui les instrumens reçoivent la mesure et l’élan Et quelle savante orchestration que celle-ci où, de l’artillerie lourde à grande portée à l’artillerie de campagne et aux engins de tranchées, chaque batterie, chaque canon doit tenir sa partie ! L’accumulation des moyens matériels ne vaut que par la rigueur de l’organisation qui les met en œuvre. Cette organisation, dans la bataille de Douaumont-Vaux, atteint par son agencement et sa régularité la perfection.

Non moins étudiée est la série des ordres qui fixent les différentes phases de l’attaque. Le commandement a décidé d’atteindre un objectif qui, sur un front de 7 kilomètres, constituerait un gain de 3 kilomètres de profondeur en moyenne, des carrières d’Haudromont à l’Ouest à la batterie de Damloup à l’Est, en y comprenant les forts de Douaumont et de Vaux ; ce dernier devait primitivement faire l’objet d’une opération postérieure, puis il fut compris dans le plan général. Ainsi la barrière des forts dressée devant Verdun serait-elle intégralement rétablie. Or le terrain à parcourir, battu depuis tant de mois, creusé de trous d’obus qui, souvent remplis d’eau, forment fondrières, ajoute des obstacles naturels aux obstacles dressés par l’ennemi. Ces derniers, l’artillerie les réduira, tout au moins dans leurs parties essentielles. Pour les autres, la qualité des troupes et leur connaissance du secteur en répondent. Il faut pourtant insister sur cette difficulté du terrain, sans quoi l’on ne se rendrait pas un compte suffisant de l’effort et de la valeur des troupes. « On a souvent tenté, a écrit le capitaine Gillet qui connaît le secteur et qui est, dans la vie civile, un critique d’art au style riche et savoureux, de décrire ce lieu indescriptible, ce paysage sans nom qui s’étend maintenant de Souville à Douaumont. Un général qui a parcouru les champs de bataille de tous les fronts assure qu’il n’y en avait pas, fussent les marais de Pinsk, de comparables à celui-là. On parle de paysages de cratères : ce qui en donnerait l’idée la plus exacte, ce sont les abords fangeux d’un abreuvoir piétiné par des milliers de bêtes. Mais il faut se figurer, au lieu d’empreintes de sabots, des entonnoirs où des cadavres flottent comme des mouches dans un bol. Car, avec l’habitude qu’ont les sources dans ce pays convexe de se percher sur les hauteurs, chaque trou devient un trou de boue rempli d’un dépôt visqueux de vase et d’eau croupie. Il y a eu là des drames, des sinistres, des engloutissemens d’hommes happés par ces trous. Tel part en corvée dans la nuit, tel coureur emporte un message qui ne revient jamais et dont on n’a plus de nouvelles. L’eau est sur ces plateaux une ennemie plus traîtresse, plus enveloppante, plus redoutable que le feu. A de certains endroits, autour du fort de Douaumont, cette argile détrempée, suante comme du beurre, a été tellement brassée, fouettée par les obus qu’elle a pris tout entière une boursouflure d’écume, la consistance d’une mousse de savon, cette apparence de grands bouillonnemens de lait qui est celle des mers en furie. »

Afin de ne pas excéder sur un pareil terrain les forces humaines, la marche en avant sera coupée en deux parties. Dans une première avance, le groupement des divisions d’attaque doit s’emparer de la ligne générale suivante : carrière d’Haudromont, ligne à contre-pente sur la croupe Nord du ravin de la Dame, retranchement au Nord de la ferme Thiaumont, batterie de la Fausse-Côte, éperon Sud-Est du bois de Vaux-Chapitre et, devant le fort de Vaux, tranchée Viala au bois Fumin, petit Dépôt à droite de la route du fort, tranchées de Steinmetz et Werder face à la batterie de Damloup. Maîtresses de cette position, les troupes la consolideront immédiatement, sans répit, en la reliant aux organisations de départ, et en assureront l’occupation par des unités spécialement désignées, tandis que des reconnaissances seront poussées au contact de l’ennemi. L’objectif assigné à la seconde phase de l’action est ensuite celui-ci : ligne à contre-pente sur la croupe Nord du ravin de la Couleuvre, village de Douaumont, fort de Douaumont, pentes Nord et Est du ravin de la Fausse-Côte, digue de l’étang de Vaux, village et fort de Vaux, enfin batterie de Damloup. Cette deuxième position conquise doit être occupée dans les mêmes conditions que la première.

Entre ces deux objectifs, un arrêt d’une heure permettra aux troupes de s’organiser et de reprendre leur dispositif de combat. La liaison, toujours si délicate et importante entre l’artillerie et l’infanterie, est réglée dans le temps selon un horaire fixé, ce qui apparaît possible pour une opération limitée et ce qui évitera la difficulté ou la confusion des signaux. Les tirs s’allongeront selon le rythme fixé à la marche, et cette marche s’accomplira collée aux barrages successifs.

L’installation sur les positions est réglée de façon à éviter le désordre qui souvent suit l’assaut, la crise de détente et d’incertitude qui peut fournir à l’ennemi l’occasion de contre-attaquer et réoccuper le terrain perdu. Chaque chef de section est muni d’un plan à grande échelle et sait exactement où il doit poster ses hommes ; les compagnies de mitrailleuses connaissent d’avance l’emplacement de leurs pièces et leur mission.

Ainsi la manœuvre est-elle articulée et prête à prendre vie sur le terrain. A partir du 15 octobre, elle pouvait jouer. Il fallait un temps favorable. Le 20 octobre, le baromètre monte, présageant une période sèche. Les bulletins météorologiques sont rassurans. Le 21 octobre, docilement, le soleil se lève, éclairant les tristes et arides paysages de Meuse où va se livrer la bataille. Les avions courent dans le ciel, les ballons se hissent en l’air, formant une immense ligne de transmission. Après de courts réglages, l’artillerie entreprend son œuvre de mort. Le jour est arrêté ; les troupes d’attaque partiront le mardi 24 octobre. L’heure sera fixée ultérieurement.

A la mairie de X... le général et son état-major ont achevé l’œuvre de préparation.


III. — LE CARREFOUR
(22-23 octobre 1916)

Sur la route de Bar-le-Duc à Verdun, à quelques kilomètres de la ville et de la Meuse, un carrefour a été aménagé pour le tournant des camions automobiles. Les troupes l’appellent le tourniquet. C’est là que les régimens amenés pour prendre part à la bataille et relever les camarades en ligne descendent de voiture pour gagner leur secteur à pied.

La route de Bar coupe à angle presque droit la route de Sainte-Menehould à Verdun. Ce vallon, que pressent des pentes couronnées d’arbres, s’en va d’un côté vers l’Argonne, de l’autre vers le fleuve. Les pentes portent des villages improvisés, bâtis en planches, — cantonnemens, magasins ou ambulances, — des écuries ouvertes, des abreuvoirs. Ce n’est qu’un rappel des travaux de construction prodigieux effectués dans toute la région pour supporter le poids de la bataille : voies ferrées, routes, gares, approvisionnemens, camps, hangars, aqueducs, etc. La guerre moderne exige des ingénieurs, des architectes, des entrepreneurs, des hydrographes, des forestiers, des charpentiers, des cantonniers, etc.

Les camions s’arrêtent, puis décrivent un cercle et vont à vide prendre la file pour le retour. Les hommes qui sont descendus se rangent par bataillons en masse dans les prairies voisines, si piétinées que l’herbe en a disparu, forment les faisceaux, boivent le café suivant l’heure ou mangent la soupe. Puis, en ordre, ils prennent le chemin de Verdun qu’ils vont contourner pour atteindre à la nuit les boyaux d’accès. En s’éloignant, ils dessinent de petites lignes bleues, bientôt confuses, et l’on dirait sur la terre brune une fumée légère au bord des bois déjà dépouillés à demi.

Je n’ai jamais passé là, — et combien de fois en ai-je eu l’occasion ! — sans m’arrêter pour regarder ces départs. De ces soldats qui vont et viennent au repos, allument le feu, l’alimentent de bois mort, font la cuisine, se groupent entre amis pour avaler la soupe ou le café, fument, plaisantent, insoucians, ou s’isolent pour sortir de leur musette une feuille de papier à lettre et la remplir d’un crayon rapide et appliqué, avant de reprendre leur fourniment et leurs armes au signal du commandement et de marcher ils savent où, — de ces soldats tous les visages parlent, les uns jeunes, les autres mûrs, tous bronzés, poussiéreux, tendus, beaux et divers comme le sol de France. Parmi eux il y en a de désignés pour la patrie. Tous ne redescendront pas du secteur. Et tous y montent sans se détourner.

Il semble que cette fois le départ n’ait pas la même gravité : est-il plus insouciant ou plus confiant ? Il y a plus de gaieté dans les propos, sur les figures. Est-ce le pâle soleil d’automne qui détend les nerfs et caresse les yeux ? Un mot passe et repasse comme une paume qu’on se lance en manière de jeu : Douaumont. C’est si bizarre d’entendre le nom menaçant de la fameuse « pierre angulaire » ainsi traité familièrement ! Il semble qu’on aille à Douaumont, comme on va à Saint-Germain ou à Versailles. Une promenade, quoi, et un déjeuner sur l’herbe ! Voici des zouaves, et des tirailleurs, et des marsouins. C’est la division Guyot de Salins qui achève de débarquer. Elle ne doute pas une minute de la conquête de Douaumont. Quel feu et quelle certitude ! Les marsouins, surtout, ne cachent pas le but qui leur est fixé. Douaumont est devenu leur propriété, leur villégiature. Malheur à qui voudrait le leur enlever ! Tout de même, il leur faudra le prendre.

Le général de Salins connaît ses hommes et sait leur parler. Breton d’Auray, il a beaucoup voyagé, beaucoup « roulé. » Il compte à son actif de nombreuses campagnes coloniales. Colonel à Madagascar, au début de la guerre, il a pu rentrer en France à la fin de 1914. Voici l’ordre du jour qu’il a adressé à sa division :


« L’heure est arrivée où, après avoir barré pendant huit mois la route de la France à notre ennemi séculaire et exécré, l’héroïque armée de Verdun va à son tour prendre l’offensive.

« A la... division, déjà illustre par ses brillans faits d’armes sur l’Yser, à la cote 304, à Vaux-Chapitre, à Fleury, incombe l’honneur insigne de reprendre le fort de Douaumont.

« Zouaves, marsouins, tirailleurs Sénégalais, vont rivaliser de courage pour inscrire une nouvelle victoire sur leurs glorieux drapeaux.

« Deux des régimens de la division ont déjà été cités à l’ordre de l’armée ; les deux autres brûlent du désir de l’être à leur tour.

« Vos baïonnettes seront appuyées par le travail formidable de 650 canons. Vous serez appuyés à gauche par le 11e régiment d’infanterie, qui a fait ses preuves à Thiaumont, et à droite par la belle division Passaga, composée de chasseurs à pied et de régimens d’élite d’infanterie.

« Votre victoire est certaine ; le châtiment est proche pour le Boche abhorré.

« En avant pour la France ! »


Le général Passaga, qui commande la division voisine, n’a pas été en reste. Lui aussi a servi aux colonies. Il a pris part en 1892 à l’expédition du Dahomey où il a été blessé. C’est un chef expérimenté, calme, toujours maître de lui. Il appelle sa division la Gauloise, et voici en quels termes il lui propose, de son côté, un match avec les divisions concurrentes :


« Officiers, sous-officiers, soldats,

« Il y a près de huit mois que l’ennemi exécré, le Boche, voulut étonner le monde par un coup de tonnerre en s’emparant de Verdun. L’héroïsme des poilus de France lui a barré la route et a anéanti ses meilleures troupes.

« Grâce aux défenseurs de Verdun, la Russie a pu infliger à l’ennemi une sanglante délaite et lui capturer près de 400 000 prisonniers.

« Grâce aux défenseurs de Verdun, l’Angleterre et la France se battent chaque jour sur la Somme, où elles lui ont déjà fait près de 60 000 prisonniers.

« Grâce aux défenseurs de Verdun, l’armée de Salonique, celle des Balkans, battent les Bulgares et les Turcs.

« Le Boche tremble maintenant devant nos canons et nos baïonnettes. Il sent que l’heure du châtiment est proche pour lui.

« A nos divisions revient l’honneur insigne de lui porter un coup retentissant qui montrera au monde la déchéance de l’armée allemande.

« Nous allons lui arracher un lambeau de cette terre où tant de nos héros reposent dans leur linceul de gloire.

« A notre gauche combattra une division déjà illustre, composée de zouaves, de marsouins, de Marocains et d’Algériens : on s’y dispute l’honneur de reprendre le fort de Douaumont.

« Que ces fiers camarades sachent bien qu’ils peuvent compter sur la Gauloise pour les soutenir, leur ouvrir la porte et partager leur gloire !


« Officiers, sous-officiers, soldats,

« Vous saurez accrocher la croix de guerre à vos drapeaux et à vos fanions ; du premier coup, vous hausserez votre renommée au rang de celle de nos régimens et de nos bataillons les plus fameux.

« La Patrie vous bénira. »


Cet ordre du jour, c’est un sous-officier de chasseurs à pied qui me l’a montré. Il le remâchait comme un cheval son avoine.

— Douaumont ! me dit-il. Pourquoi leur a-t-on donné Douaumont ?

Il enviait les marsouins, les tirailleurs et les zouaves.

— Il faudra le prendre, objectai-je.

Il me considéra, étonné :

— Oh ! c’est couru, déclara-t-il simplement.

Quelles troupes que celles-ci qui, d’avance, se disputent l’enjeu ! Et quelle influence d’hypnose exerce sur tous ce nom de Douaumont ! Je n’ai guère assisté à un départ aussi plein d’ardeur. D’habitude, on montre moins d’entrain, plus de souci. Le secteur n’est pas engageant : il est connu et il ne jouit pas d’une réputation de tout repos. Tandis que ces régimens vont au but avec certitude. Douaumont, ce formidable Douaumont tombé on ne sait comme le soir du 25 février, où la division Mangin n’a pu se maintenir le 24 mai, après y être rentrée le 22, leur appartient d’avance.

Les soldats de la division de Lardemelle, — chasseurs et biffins, — n’auront pas Douaumont devant eux. Vaux est leur objectif. Dur objectif : là, chaque pouce de terre représente des vies humaines. Nulle part on ne s’est tant battu. Le ravin des Fontaines, c’est le ravin de la Mort. Le bois Fumin n’a plus un arbre. Le secteur de Vaux, c’est un cercle de l’Enfer. Les soldats de la division de Lardemelle sont des hommes graves qui viennent pour la plupart de pays montagneux, la Savoie, le Dauphiné, le Bugey. L’existence y est sévère. Il n’y a guère parmi eux de jeunes gens aventureux, avides de courir le monde, comme il y en a parmi les zouaves, les marsouins, les tirailleurs. Un coin de sol de France, toujours le même, leur suffit. Puisqu’il faut en reconquérir un autre, ils sont prêts. Mais qu’on ne leur dise pas de phrases : ils sont réfléchis, ils s’expriment peu, ils sentent en dedans. Point n’est besoin de leur adresser des exhortations. Ils feront leur devoir, tout leur devoir, et même au delà, résolument, mais sans vaine gloire et sans éclat. On peut leur demander les plus grands sacrifices : seulement, il est inutile d’y substituer des mirages, car ils voient clair et ils voient de loin. Troupe admirable et facile à mener pour qui la connaît. Le général de Lardemelle est un des plus jeunes divisionnaires de l’armée. Il s’est distingué en Chine à la défense de Tien-Tsin, lors de la révolte des Boxers. Chef d’état-major d’un corps d’armée, puis d’une armée au début de la guerre, il a commandé ensuite une division en Orient. Il revient de Salonique, et Verdun l’a reçu.

Le long du bois à demi dépouillé, dont le soleil d’automne caresse les dernières feuilles d’or et de rouille, les bataillons se suivent dans la direction de Verdun, laissant entre eux des intervalles. Bientôt, ils ne font plus qu’une légère trace bleue, petite fumée surgie du sol de France, d’une couleur semblable à celle qui monte des villages paisibles à l’heure du retour des champs.

Les trois divisions d’attaque vont occuper leurs parallèles ou leurs tranchées de départ.


Les camions automobiles vides attendent au carrefour. Ils doivent emmener jusqu’aux cantonnemens de repos, dans la vallée de l’Ornain ou dans celle de la Saulx au Sud de Bar-le-Duc, au fur et à mesure qu’elles seront relevées, les troupes des deux divisions qui ont été chargées d’aménager le secteur de combat.

Après les opérations des mois de juin, juillet, août et début de septembre menées de la carrière d’Haudromont à la Laufée, le sol était si bouleversé qu’il n’y restait plus trace des anciens travaux. Il fallait créer des boyaux, des abris pour les renforts, pour les postes de commandement et de secours, pour les batteries, pour les dépôts de munitions. Le mauvais temps qui fut, au commencement d’octobre, presque continu, le bombardement ennemi qui ne cessait jamais, obligeaient à reconstruire plusieurs fois abris et tranchées. Cependant, avec une obstination qui sut triompher de tous les obstacles, les travaux ont été achevés en temps voulu. A partir du 15 octobre, date primitivement fixée, nous pouvions aborder l’ennemi. Il ne restait plus qu’à guetter l’heure favorable pour la préparation d’artillerie.

C’est une manière de combattre qui ; de creuser la terre sous le feu, et il est juste d’associer à l’œuvre de la victoire ceux qui l’ont laborieusement préparée et ne la verront pas.

Les voici qui, à leur tour, viennent s’embarquer au Tourniquet. A les voir de loin qui grossissent le long du bois, sur la prairie ou sur la route, on ne peut songer à les comparer à de la fumée bleue au ras du sol. Bien plutôt on croirait de la terre en marche. Sont-ce des hommes ou des blocs de boue ? Du casque aux godasses, c’est la même teinte uniforme, cette argile brune de Verdun dont tout soldat qui a passé là reconnaît la couleur et l’odeur, et qu’il ne saurait plus confondre avec celle d’Artois ou de Champagne. Elle recouvre les capotes, les culottes, les molletières, les ceinturons et les courroies, les bidons et les musettes, jusqu’aux fusils, jusqu’aux visages. Dans ces visages barbus ou mal rasés, hâves, creusés et bronzés, les yeux brillent de fierté et d’espoir. Fierté de la besogne faite, espoir du repos gagné. Les corps se courbent sous le sac, les mains s’appuient sur des bâtons, les pieds traînent. Le poids que ces épaules portent peut bien les faire plier : c’est un faix de vingt jours de peine au moins. Le retard de l’attaque a prolongé le dur labeur. Ils sont à l’extrémité des forces humaines, cette extrémité qui n’était peut-être connue de personne avant la bataille de Verdun. De bons cantonnemens les attendent. Demain, déjà, lavés, brossés, ayant dormi leur saoul, ayant mangé sans marmites, ils seront tout autres. Mais leur défilé, aujourd’hui, est glorieux et douloureux ensemble. C’est la marche lente des boueux.

Ils montent péniblement dans les camions béans, ils s’aident à se hisser à l’intérieur, ils s’installent sur les banquettes après avoir ramassé en tas, soigneusement, les armes, les fournimens, les sacs. Alors les pipes s’allument, la respiration se modère, mais la conversation ne reprend pas encore. La fatigue clôt les bouches. Les moteurs ronflent, les automobiles démarrent, la poussière vient se coller sur la boue, et dans les visages gris les yeux brillent comme des veilleuses dans les chapelles.

Ils ne verront pas l’attaque. Ils ignoreront, cette fois, son angoissant réveil, les serremens de main aux camarades, l’anxiété du départ, mais aussi la marche en avant, la conquête, la victoire. Cependant ils ne sont pas tous revenus. Ils ont laissé du monde là-haut, l’outil ou le fusil aux doigts. La mort frappe au hasard travailleurs ou guetteurs. Et les revenans aux faces de boue et de poussière, aux regards chargés d’ombre, disparaissent presque sans parler sur le chemin par où les troupes d’attaque sont venues, joyeuses, pour délivrer Douaumont et Vaux...


IV. — LE MOULIN
(23 octobre)

« C’est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites [3]. »

Ce pauvre village meusien, tout près de Verdun, triste et sale, au creux d’un vallon peu profond, partie en bordure de la grande route, partie descendant vers une eau courante comme un bétail cherchant l’abreuvoir, n’a rien qui puisse retenir les yeux. Et pourtant les curieux d’histoire y viendront chercher des évocations.

Sa maison principale est à l’écart, précédée d’une cour, ceinte d’un jardin. C’est le Moulin. Un salon de campagne, assez vaste, occupe la majeure partie du rez-de-chaussée : des tables, des fauteuils de cuir, des cartes sur chevalets ou fixées au mur, le meublent. De lourdes toiles de tente le coupent en deux, séparant le cabinet de travail du général Mangin et celui de son chef d’état-major, le colonel Fiévet.

Le général Mangin, qui commande les troupes d’attaque, délibère avec le général Nivelle, commandant la IIe armée et le général Pétain commandant le groupe d’armées. La pensée de la bataille qui se livrera demain est là. Elle ne serait rien sans l’exécution : l’exécution n’est rien sans elle. Un plan de bataille se porte dans le cerveau comme celui d’une œuvre d’art avant de prendre forme. Il commence de se réaliser dans la préparation ; puis l’action commence. Elle a commencé le 21 octobre par l’entrée en jeu de l’artillerie ; jour par jour, le commandement a pu suivre les destructions. Ce 23 octobre, un incendie s’est déclaré dans le fort de Douaumont à la suite de l’éclatement d’un obus de 400. Les abris des carrières d’Haudromont à l’Ouest de la batterie de Damloup à l’Est, sont bouleversés. Les ravins sont fouillés et martelés. Une fausse attaque a invité l’ennemi à dévoiler toutes ses batteries qui viennent d’être reconnues au nombre de 150 environ, et dont plus de 60 ont pu être immédiatement et heureusement contrebattues. (C’est ce qu’il appellera dans son communiqué du 24 : briser les attaques françaises.) Les renseignemens d’avions et de ballons sont complets et concordans.

« On ne fait de grandes choses, écrivait Napoléon, qu’autant que l’on sait se concentrer tout entier sur un objet, et marcher à travers tous les contretemps vers un même but. » Marcher vers un même but à travers tous les contretemps : les trois qui, derrière ce rideau de toiles de tente, règlent les dernières dispositions pour l’attaque, ont poursuivi depuis des mois le même objet : mettre Verdun hors d’atteinte, et pour cela lui restituer la ceinture de ses forts et de ses collines.

Le soir du 25 février, quand il venait prendre son commandement sur la Meuse, le général Pétain fut accueilli par cette nouvelle : le fort de Douaumont est perdu. Le fort de Douaumont était pris, mais le village tenait. Dès le 26, l’ordre était donné de reprendre le fort. Mais l’ennemi, entré par surprise, s’y était déjà retranché. Le 27, les moyens matériels n’étaient pas à pied d’œuvre et il fallait barrer la route du village assiégé sans arrêt. Le 28, le lieutenant-colonel Joulia, qui avait préparé l’opération, était tué au moment de la conduire. Le 29, les échelles destinées au franchissement des fossés étaient brisées par le bombardement. La malchance s’acharnait contre Douaumont. Le général Pétain n’est pas homme à risquer inutilement des vies. La bataille faisait rage sur tout le front de Verdun : la tâche la plus pressante était d’organiser la résistance afin de garder la rive droite du fleuve. Il remit à plus tard la reprise de Douaumont, car il sait que les obstacles tournent à leur heure et qu’il faut savoir attendre cette heure.

Le 3 avril, quand le général Nivelle, qui commandait alors le 3e corps, vint reconnaître le secteur qui lui était confié entre le bois de la Caillette au Sud-Ouest de Douaumont et Damloup, il fut accueilli par cette nouvelle : « L’ennemi s’est emparé du bois de la Caillette ; il s’est glissé dans le ravin du Bazil jusqu’à la voie ferrée de Fleury à Vaux. Qu’allez-vous faire ? — Attaquer. » Sa volonté d’offensive se manifeste immédiatement. Il a déjà le général Mangin auprès de lui à la tête de l’une de ses divisions. L’ennemi, cependant, ne cesse pas lui-même d’attaquer. Ses attaques et les nôtres se heurtent et se brisent. Les nôtres finissent par l’emporter et il doit remonter les pentes jusqu’aux abords du fort.

C’est dans la région de Frise, où il soutenait à la fin de février une lutte opiniâtre et difficile, que le général Mangin apprit la perte du fort de Douaumont. Ayant lu les radiogrammes allemands, il dit à ses officiers : « Les Allemands s’entendent à tirer parti de cet inconcevable succès. La reprise du fort par nos troupes serait un fait d’armes qui exciterait l’admiration de l’univers. Elle s’impose. » Un mois plus tard, sa division était appelée à Verdun. En avril, elle reprenait la Caillette. En mai elle rentrait, — pour 48 heures, — dans le fort. Lui-même avait vécu ces deux mois en intimité constante avec ce fameux fort qu’il visait. Dans ses reconnaissances, il l’avait approché de tout près, flairé pour ainsi dire comme une proie.

Ainsi l’opération de demain, — 24 octobre, — est-elle pour les trois chefs la réalisation d’une volonté ancienne. Le seul fait que les ordres sont donnés est, à y bien réfléchir, le gage du succès. Un projet longtemps porté, longtemps ajourné par suite des circonstances, s’il prend corps, c’est qu’il est mûr. Pourtant, Douaumont, quel morceau royal ! Il s’élève, comme un géant, au-dessus des autres collines de Meuse. Il est pour l’ennemi l’observatoire idéal qui domine les deux rives du fleuve. Comment l’ennemi ne mettrait-il pas tout en œuvre pour le garder ? Le fort de Vaux est le soutien ou la menace de la Woëvre. Il est la première clé de Souville. Par Vaux-Chapitre il y conduit. Perdre Vaux, c’est renoncer à Souville. Pour le reprendre, sommes-nous à distance d’assaut ? Le chemin à parcourir est long et épuisant : rien que des trous pleins d’eau croupie, une boue qui colle aux jambes, où l’on risque de s’enlizer, un chaos sans nom. Les retranchemens sont nombreux et redoutables : l’artillerie ne peut les avoir tous détruits. L’ennemi a dû pousser ses réserves, appeler ses renforts. Il a sept divisions groupées dans le secteur. L’entreprise n’est-elle pas bien audacieuse, au-dessus de nos forces ? L’Allemagne a rempli le monde de ses victoires de Douaumont et de Vaux : pour les célébrer, elle a embouché la trompette héroïque, elle a mobilisé toutes les puissances de sa presse et de ses agences. Comment imaginer que d’un seul coup nous jetions à bas tout cet échafaudage laborieusement construit pièce à pièce en huit mois ? Et voici que les doutes reviennent, que l’inquiétude étreint le cerveau et le cœur. Pourquoi, derrière ces toiles de tente, délibèrent-ils si longtemps ?

A défaut des paroles non entendues, il y a les visages qui parlent, et voici les trois chefs. Les visages sont tendus, mais visiblement satisfaits. Ils disent la gravité de la décision prise et l’absolue confiance dans le résultat. Le général Pétain a son air des grands jours : le teint pâle, le clignement des paupières sur les yeux qui indiquent chez lui la préoccupation, mais aussi ce rayonnement du regard, cette majesté de la tête redressée qui impliquent et communiquent la certitude. Le profil régulier et pur du général Nivelle semblerait s’immobiliser comme si le métal de la médaille ou le marbre de la statue le figeait, tant il est calme et respire la paix et l’harmonie, si le mouvement des lèvres, — ce mouvement qu’on prête au sage avant de parler, — ne trahissait, non le doute, mais l’importance de la détermination. Le général Mangin a les pommettes un peu colorées, mais les yeux rient et la bouche est joyeuse : le sanglier a reniflé l’odeur du gibier, il le tient...

J’apprends que rien n’est changé aux ordres : l’heure même est fixée. Cependant le temps est redevenu incertain. Le soir a tiré des brumes sur tout l’horizon. Du fort voisin où je suis remonté je n’ai pu voir ni la ville, ni le fleuve, ni les collines. Les éclairs intermittens des batteries déchirent seuls le paysage de ouate violette, et là-haut ce grand feu qui ne repose sur aucun trépied, qui est comme suspendu en l’air, c’est Douaumont qui brûle.

Voici une poignée de nouvelles. Un pigeon allemand capturé apporte sous son aile l’aveu du désarroi d’un bataillon ennemi à Thiaumont : dans ce message, le chef déclare toutes les tranchées bouleversées, et demande instamment la relève pour le soir même, les hommes n’étant pas en état de combattre, Une centaine de fantassins se sont constitués prisonniers dans la région de Fleury pour échapper au bombardement de leurs abris et, parmi eux, un officier qui, interrogé, a déclaré avec assurance : « Nous ne prendrons pas plus Verdun que vous ne reprendrez Douaumont. »

Pourvu qu’il fasse beau temps demain !


V. — LA VICTOIRE AILÉE
(24 octobre)

Du sommet de Souville, j’ai vu la Victoire escalader et couronner Douaumont...

Nos batailles modernes ne s’offrent guère en spectacle. Elles sont d’habitude cruelles et mystérieuses. De grands espaces vides parsemés de trous d’obus et coupés de longs sillons qui marquent la terre comme les veines marbrent la main ; des colonnes de fumée qui montent des éclatemens ; une ligne d’ombres bleues qui rasent le sol, puis disparaissent ; un reste de village ruiné qui flambe ; un barrage qui s’allume comme une rampe de théâtre et laisse dans l’incertitude du drame qui s’accomplit derrière ce rideau soudainement tiré, — et c’est tout. Ceux qui sont dans la bataille n’en connaissent jamais qu’un épisode. Elle se suit des observatoires dont le champ est souvent restreint et qui se complètent les uns les autres. Elle s’en va dans les postes de commandement, conduite jusqu’à leurs souterrains ou leurs abris par les fils téléphoniques, transmise par les signaux optiques, volant sur les ailes des pigeons, portée par les coureurs. Mais la victoire du 24 octobre, je l’ai vue se dresser devant moi brusquement, comme un être vivant.

Sans en avoir la portée, sans avoir mis en jeu des forces comparables ni provoqué de telles conséquences, cette journée historique du 24 octobre nous a ramenés aux heureuses journées des 10 et 11 septembre 1914 où l’immortelle manœuvre de la Marne aboutissait à la retraite de l’armée allemande.


J’ai traversé Verdun livide et morose au petit jour. Le sentier que j’ai suivi pour atteindre, puis dépasser la caserne Marceau était obstrué par des chevaux morts. Dans la cour intérieure de cette caserne qui n’est plus que décombres, une mare de sang : un attelage et ses conducteurs viennent d’être tués ; des brancardiers emportent un blessé la tête recouverte, « voilé devant la mort comme une femme arabe devant l’amour, » me dit mon compagnon qui a vécu en Orient. De là je monte directement à Souville sans prendre le boyau trop boueux. Et je suis surpris de la disproportion entre le tir de notre artillerie et celui de l’ennemi. Nos batteries ne s’arrêtent pas de cracher le feu, tandis que ce chemin de Souville que j’ai connu si marmite est presque de tout repos. La nature est malade, ce ne sont que bois brisés, défoncemens du sol, entonnoirs pleins d’eau, mais on y circule presque tranquillement. Mes derniers souvenirs étaient plus tragiques. Le sommet de la colline offre un spectacle qui dépasse l’imagination : labouré comme si d’invisibles charrues l’avaient retourné, tantôt troué de gouffres et d’abîmes et tantôt redressé en amas de terre, il ressemble à une mer furieuse chargée d’épaves, charriant des cadavres.

La cuvette de Verdun était recouverte de brouillard. J’avais cru percer cette brume en montant : elle m’enveloppe et occupe le plateau de Souville. D’elle rien n’émerge. Elle noie les fonds et les coteaux pareillement. Il n’y a plus de paysage éloigné. Mais elle semble donner de la distance aux objets rapprochés. Un tronc d’arbre mutilé, un entonnoir, une baraque démolie, prennent une importance inattendue. Elle ajoute une sorte d’immensité désolée à l’horreur des lieux dont elle-même, pourtant, impose les limites.

La voûte arrondie de la tourelle nous fait signe. Nous nous engouffrons sans hâte dans l’ouverture. Sans hâte, quand il fallait en juin y entrer ou bien en sortir en courant. Les Boches sont-ils terrorisés ou intoxiqués pour riposter si mal à notre feu d’enfer ? La rampe du couloir d’accès est encombrée : des corvées descendent des piles de pains, font rouler des tonneaux avec précaution. On met en sûreté le précieux ravitaillement. J’arrive aux salles du bas : des coureurs sont rassemblés autour d’une lampe dont la lumière sous l’abat-jour fait apparaître les visages dans un clair-obscur à la Rembrandt ; naturellement, ils jouent aux cartes en attendant les ordres. Dans la salle du fond, je trouve le général Passaga donnant des instructions à des officiers de liaison. Souville est son poste de commandement. Le temps ne lui cause pas d’inquiétude. Le sort en est jeté : il faut courir la chance. Mais, grave et goguenard ensemble, il ne doute point que cette chance ne soit favorable.

Je ressors pour guetter des éclaircies. Le brouillard paraît encore s’épaissir. A dix heures, au moment de casser une croûte, — afin d’être débarrassés de tout souci matériel à l’heure fixée pour l’attaque, — une mauvaise nouvelle nous parvient : le général Ancelin, qui commande l’une des deux brigades de la division, vient d’être blessé gravement comme il rentrait d’une dernière inspection à son poste de commandement de Fleury. Seconde communication téléphonique : il est mort. Dès la première, le choix de son remplaçant est arrêté. — Je passe le commandement au colonel Hutin, ordonne le divisionnaire.

Le colonel Hutin est revenu récemment du Cameroun ; il a été l’un des conquérans de la colonie allemande.

— Pauvre général Ancelin ! ajoute le général Passaga en se retournant vers nous. Il est triste pour un chef de disparaître au moment de l’action. Il eût bien conduit sa brigade. Nous le regretterons demain. Aujourd’hui, soyons tout à notre affaire.

C’est la courte et belle oraison funèbre d’un soldat par un soldat.

L’heure approche. Le général veut se rendre compte par lui-même de l’état des lieux et du temps. Nous gagnons l’observatoire. Seule de toutes les hauteurs qui entourent Verdun, la colline de Souville, on le sait, atteint l’altitude de Douaumont. Entre les deux rivaux émerge la côte de Fleury qui rejoint, comme le bras d’une croix, la côte de Froideterre dont les pentes montent jusqu’au fort de Douaumont qui occupe la crête, en forme de dentelures ou de créneaux. Des ravins se creusent entre la charpente de cette croix allongée. Ce paysage de ravins et de collines qui domine le fort, je l’ai tant regardé auparavant, qu’il me sort des yeux, et mes yeux le cherchent en vain devant moi. Au bout du terrain bouleversé qui descend, je n’aperçois qu’un arbre déchiqueté qui se dresse péniblement dans la brume et qui ressemble à un calvaire.

Cependant, ce brouillard n’est pas inerte. Il est comme remué, travaillé par le passage incessant et invisible des obus. Leur sifflement est si continu que, malgré soi, on lève la tête pour les chercher en l’air où ils devraient former une voûte d’acier. Notre artillerie écrase les positions ennemies repérées les jours précédens. Et je me souviens de ces journées angoissantes de la fin de février où le vol des obus venait s’abattre sur nous. J’éprouve l’impression inverse, j’ai la sensation de notre supériorité nettement affirmée. Les six ou sept cents voix de nos canons font un chœur prodigieux, s’assemblent en une clameur sauvage, et je cherche à décomposer leur orchestration : cris secs et stridens des 75, basses profondes des 155 et des gros obusiers, plaintes déchirantes des pièces de marine, aboiemens des crapouillots. C’est comme le prélude du Crépuscule des Dieux ou comme un psaume sur les abîmes de la terre qui s’entr’ouvrent.

Attaquera-t-on malgré cette ombre ? Ne sont-ce pas des conditions désastreuses pour le tir qui doit accompagner la marche en avant ? Au contraire, le brouillard ajoutera-t-il à l’attaque un effet de surprise ? Je consulte ma montre, l’heure approche, et dans cette attente on se sent gagné par l’inquiétude de la partie remise, de l’espérance ajournée. L’opération a été minutieusement réglée, les troupes sont prêtes. Mais je sais l’audace de l’entreprise : trois divisions, appuyées il est vrai, mais chargées d’en déloger sept de leurs positions formidablement organisées. Entreprise hardie, mais proportionnée comme un chef-d’œuvre et qui devait se réaliser si exactement qu’une fois exécutée elle parut toute simple.

Sur l’invisible terrain que je connais bien, je dispose de mémoire les trois divisions d’attaque : des carrières d’Haudromont sur ma gauche jusqu’au fort de Douaumont en face de moi, la division Guyot de Salins avec ses régimens de zouaves et de tirailleurs, tous déjà cités, et le fameux régiment colonial du Maroc qui a repris le village de Fleury le 17 août ; à droite, entre Douaumont et le ravin de la Fausse-Côte, les fantassins et les chasseurs à pied de la division Passaga ; plus à droite, dans le secteur de Vaux-Chapitre, les régimens de la division de Lardemelle. Je les imagine, et je ne vois pas à 50 mètres devant moi. Et j’imagine aussi, non sans une angoisse secrète, l’ordre de bataille allemand, 21 bataillons en première ligne, 7 en soutien, 10 en réserve, les lignes de tranchées, les défenses accessoires, les redoutes, telles que je les ai vues sur les photographies prises en avions, l’ouvrage de Thiaumont, la carrière d’Haudromont, enfin et surtout les forts, Douaumont et Vaux. Nos batteries les ont-elles suffisamment réduits, triturés, cuisinés, mis en bouillie ? Comment nos hommes viendront-ils à bout de tels obstacles matériels et humains ?

À chaque instant je regarde ma montre : onze heures, onze heures vingt, enfin onze heures quarante. C’est l’heure fixée. Cette attaque, que j’aurais dû voir déferler dans le ravin pour remonter ensuite les pentes, a-t-elle lieu en ce moment ? L’artillerie a-t-elle allongé son tir ? Impossible de rien savoir. Rien n’est changé au rythme des obus qui passent. Il est onze heures cinquante, il est midi. Mais qu’est-ce que j’entends sur ma droite ? Le tac-tac des mitrailleuses. Si les mitrailleuses tirent, l’attaque est déclenchée. Si les mitrailleuses tirent, il n’y a pas de surprise, et les nôtres rencontrent de la résistance.

Je ne les entends plus. Le bruit des canons remplit l’espace, plutôt même le sifflement des projectiles que leurs départs et leurs éclatemens dont la sonorité est amortie par la brume. De nouveau, c’est l’inquiétude, c’est l’incertitude qui se prolongent. Pour savoir ce qui se passe, je retourne au poste de commandement.

Les coureurs attendent leur tour de partir. Ils sont coiffés du casque, le masque en bandoulière. À cause de l’abat-jour leurs visages sont dans l’ombre. Ils ne parlent pas, ils sont prêts. Cependant les nouvelles affluent. Le départ a été magnifique, à l’heure prescrite. La division de Salins a atteint son premier objectif : la carrière d’Haudromont, l’ouvrage de Thiaumont, si disputé les mois précédens, la ferme de Thiaumont qui est au delà (quelle ferme ! on n’en retrouve même pas les murs) sont à nous. La division Passaga a atteint la batterie de la Fausse-Côte. La division de Lardemelle rencontre au bois Fumin une résistance acharnée. Partout on a progressé. Selon les ordres, on s’organise, on va repartir, on repart. Mais comme il est difficile de suivre une opération ! Le téléphone est à chaque instant coupé, et des équipes d’une ténacité inouïe vont sous le feu rétablir les fils. Les coureurs, les pigeons se succèdent. Des prisonniers sont signalés au poste des Carrières, à celui du Petit-Bois. En voici une vingtaine, dont un officier : maigre, enfiévré, les yeux brillans, la face brûlée disparaissant à demi sous l’énorme ?asque de tranchée, il répond à toutes les questions et dit la surprise des Allemands dans le brouillard. Les zouaves descendent dans le ravin de la Dame et dans celui de la Couleuvre. Les chasseurs montent les pentes de la Caillette...

Mais de tout cela qui, ce soir, sera une victoire éternelle, rien n’apparaîtra-t-il donc aux yeux dans cette maudite brume ? Elle a joué son rôle efficace. Maintenant, ne va-t-elle pas se dissiper ?

Je regagne les pentes de Sou ville. Le moteur d’un avion ronfle au-dessus de ma tête. Il vole si bas qu’il va me frôler, accrocher la colline. Je l’aperçois, immense et grisâtre, dans le brouillard. On m’a dit le soir que l’aviateur, se penchant, avait applaudi les fantassins et que ceux-ci, de la terre, avaient rendu à l’oiseau son salut.

Voici que, vers deux heures, le vent, plus fort, commence de tourmenter les nuages. Il les pourchasse, d’autres reviennent. Il redouble de violence, les déchire enfin, et les nuages poursuivis se livrent à une fuite éperdue, comme en montagne au passage des cols quand souffle la tempête. Les nuages tordus et froissés claquent comme des drapeaux, Dans les intervalles de leur course, une pente, une crête surgissent. Je vois, je vois, je reconnais la côte de Froideterre, la crête de Fleury, le village réduit en poudre, les pentes de Douaumont, Douaumont enfin et sa dentelure. Les nuages vont maintenant si vite qu’en un clin d’œil leur troupeau s’est dispersé, et le paysage se livre avec cette extraordinaire netteté qui précède ou qui suit le mauvais temps.

Avec mes jumelles, je scrute l’horizon. Je pourrais compter les trous d’obus. Ils sont pleins d’eau, ils se rejoignent ou presque. Nos soldats ont passé là : comment ont-ils pu passer ? Mais ce paysage n’est point mort. La terre tremble sous nous, comme saisie de frissons. L’artillerie ennemie, ressuscitée ou renforcée, multiplie les barrages. Trop tard : nos hommes doivent être au delà. Et là, devant moi, sur la pente de Douaumont, des hommes couleur de la terre remuent. Ils marchent en colonne par un, en ordre. Ils avancent, ils montent, ils approchent. Sur la crête à droite, venant de la batterie Est, en voici un qui se profile en ombre chinoise, puis un autre, et un autre encore. Il en vient aussi de l’autre côté maintenant. D’autres descendent dans la gorge. Mais ils vont se faire voir, ils vont se faire mitrailler. Ne vous montrez donc pas comme ça ! c’est insensé ! Ils s’agitent, ils tournent, comme s’ils décrivaient une ronde au-dessus de Douaumont conquis, une farandole de la Victoire. Ecrasent-ils les défenseurs ? Est-ce un corps à corps ? De loin, c’est comme une danse sacrée. Puis la plupart disparaissent à l’intérieur. Un avion décrit de grands cercles au-dessus du fort, comme un oiseau de proie.

Douaumont pris ! Est-ce possible ? J’ai envie de crier. J’ai dû crier, mais je n’ai pu entendre le son de ma voix dans le fracas de la mitraille qui ébranle la colline. Les obus éclatent dans notre voisinage : c’est la riposte allemande sur Souville. J’ai dû crier, car je mâche maintenant un peu de terre qu’un obus vient de faire jaillir jusque dans ma bouche ouverte. Douaumont est à nous. Le géant Douaumont qui, de sa masse et de ses observatoires, domine les deux rives de la Meuse, est de nouveau français. Le captif est délivré.

Je me souviens de ce soir triste du 25 février dernier où, dans la boue et la neige, nous apprîmes que Douaumont était perdu. Nous ne voulions pas le croire. Nous ne pouvions pas le croire. Et voici qu’en moins de quatre heures, ce Douaumont avec tout un territoire qui va des carrières d’Haudromont au ravin de la Fausse-Côte, nous est rendu. En moins de quatre heures, le travail allemand de huit mois est aboli. L’ennemi à son tour ne veut pas croire, ne peut pas croire que Douaumont lui soit ravi. Il ne tire pas sur le fort ; il attendra plus d’une heure avant d’oser régler son tir sur son ancienne conquête. Mais il se rattrape sur Souville qui reçoit une large distribution. Les pentes sont pilées, la tourelle sonne, la terre saute. Faut-il donc si vite s’arracher à cette vision triomphale ?

Il est quatre heures et demie. Le soir, déjà, tombe : il est temps de redescendre de Souville sur Verdun : « Vous passez par la caserne Marceau. Chargez-vous de ce Boche. Vous l’y déposerez. L’interprète l’interrogera avant de l’envoyer à l’arrière. »

Et l’on me confie un infirmier allemand fait prisonnier et amené au poste de commandement de la division. C’est un jeune garçon roux et rose, docile et serviable. Je lui donne ma capote à porter. A peine sommes-nous partis qu’un obus nous couvre de boue. Nous sommes indemnes, mais il s’est couché de tout son long sur ma capote que je reprends, non sans irritation, toute maculée. Il est fort penaud et bredouille des excuses, mais se colle au sol dès qu’il entend un projectile.

Je retraverse le chaos de Souville. Entre les nuages, le ciel couchant se découvre, un ciel tragique, jaune, sulfureux, enflammé. Des rayons obliques viennent atteindre les flaques où ils se reflètent ; le cours de la Meuse étincelle, et par contraste Froideterre fait une grande ombre noire. Voici qu’une multitude de nos avions, maintenant, s’emparent des airs. Ils dépassent Douaumont, ils disparaissent vers les Chambrettes ou vers Hardaumont.

Autant la montée à Souville a été facile, autant la descente en est pénible. L’ennemi veut se venger de son silence de la matinée. Il arrose copieusement les pentes et les ravins. Je dois m’arrêter devant les barrages avec mon Boche, attendre en sa compagnie le bon plaisir de ses compatriotes. Mais il les maudit plus que moi. Il a ses raisons. La journée est si bonne que l’attente ne me cause nulle mauvaise humeur. Enfin je le laisse à Marceau et j’arrive seul à Verdun quand la nuit est tout à fait venue. Verdun n’est pas épargnée. Le bombardement fait rage sur le faubourg que je traverse. Cependant une équipe de territoriaux s’apprête à partir, comme chaque soir, en corvée de ravitaillement.

Qu’est-ce que ce bruit de pas et ces ombres qui s’avancent ? Un régiment relevé ? Aucune relève ne devait avoir lieu cette nuit. C’est le troupeau en ordre des prisonniers. Il y en a plus d’une brigade. Déjà cinq mille, m’assure un sous-officier de l’escorte, et il en descend d’autres. Une colonne de cinq mille prisonniers, je n’avais pas encore vu ce spectacle un soir d’attaque. Même la nuit, c’est une vision inoubliable, La lumière d’une fusée lointaine, tout à coup, dévoile leurs uniformes verts, leurs casques ou leurs bonnets de police, leurs figures terreuses. Puis je ne vois plus que leur masse plaisante, leur défilé ininterrompu.

Partout où je passe, dans cette soirée mémorable, la joie rayonne. Quel peintre rendra le visage d’un général vainqueur, immédiatement après la victoire ?

Au poste de commandement du général Mangin est venu le généralissime. Il y a trouvé les deux chefs successifs de l’armée de Verdun, le général Pétain et le général Nivelle. Il a reçu sans surprise, mais avec satisfaction la suite des nouvelles heureuses, Thiaumont, Haudromont, Douaumont, la Fausse-Côte.

Et le soir même, la table de travail où le général Pétain, le 10 avril, après la plus terrible attaque allemande sur les deux rives de la Meuse, avait écrit son immortel : Courage, on les aura, le général Nivelle a rédigé ce court et saisissant bulletin de victoire :

« Officiers, sous-officiers et soldats du groupement Mangin.

« En quelques heures d’un assaut magnifique, vous avez enlevé d’un seul coup, à votre puissant ennemi, le terrain hérissé d’obstacles et de forteresses du Nord-Est de Verdun, qu’il avait mis huit mois à arracher, par lambeaux, au prix d’efforts acharnés et de sacrifices considérables.

« Vous avez ajouté de nouvelles et éclatantes gloires à celles qui couvrent les drapeaux de l’armée de Verdun. Au nom de cette armée, je vous remercie.

« Vous avez bien mérité de la patrie. »


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1917.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1916.
  3. Chateaubriand.