Les Canaux du Rhône et le phylloxera

Revue des Deux Mondes tome 67, 1885
A. Duponchel

Les canaux du Rhône et le phylloxera


LES
CANAUX DU RHONE
ET
LE PHYLLOXERA

Depuis plus de dix ans, les départemens du Bas-Languedoc ne cessent de réclamer une abondante dérivation des eaux du Rhône, comme l’unique moyen de régénérer leur agriculture et de combattre l’invasion du phylloxéra. Ajournée d’abord par un vote du sénat, la question a été reprise par le ministre de l’agriculture. Aura-t-elle enfin une solution favorable ? Il est permis d’en douter, car les objections de la chambre haute ont moins porté sur l’insuffisance des études techniques que sur le principe même de l’entreprise envisagée jusqu’ici au point de vue trop exclusif des irrigations superficielles.

Quelque importance que puisse avoir l’agriculture des départemens de la rive droite du Rhône, il était naturel de penser que le parlement reculerait devant une dépense de 200 millions pour l’exécution de travaux qui ne devaient que très incomplètement atteindre leur but, puisque, de l’aveu de leurs défenseurs, ils ne pouvaient desservir en fait plus de 30 à 40,000 hectares, et qui avaient en outre l’inconvénient de froisser d’autres intérêts. Dès que se fit jour l’idée première de ce projet, il souleva en effet de vives protestations de la part d’un groupe nombreux de populations qui, poursuivant l’espérance chimérique d’améliorer sur place la navigation du Rhône, s’opposaient en principe à toute dérivation qui pourrait diminuer, si peu que ce fût, le débit d’étiage du fleuve. Vainement les promoteurs du canal d’irrigation, faisant à cet égard les plus grandes concessions, s’étaient résignés à réduire de 50 à 25 mètres cubes par seconde le volume d’eau à affecter aux besoins de la rive droite, ce qui faisait perdre à l’entreprise ses plus grands avantages agricoles ; l’opposition n’en resta pas moins vive, et à la dernière heure nous avons vu surgir une combinaison qui, sous prétexte de tout concilier, est en fait la condamnation définitive du projet. Je veux parler de l’idée des machines élévatoires qui, placées au confluent de l’Ardèche, élèveraient d’un seul jet à une hauteur de plus de 50 mètres un volume d’eau de 25 mètres cubes à la seconde, nécessitant un déploiement de force motrice qui se chiffrerait par un travail continu de 25,000 chevaux-vapeur et une consommation annuelle de 3 à 400,000 tonnes de houille d’une valeur de 8 à 10 millions.

Sans parler de ce chiffre exorbitant de dépende annuelle en frais de service, s’ajoutant au capital de construction pour représenter un prix de revient infiniment supérieur à l’amélioration agricole espérée, une dernière considération devrait faire rejeter le projet ainsi amendé. La houille n’est pas inépuisable. Elle constitue dans nos mines une réserve de chaleur et de force motrice à laquelle nous ne devons pas craindre sans doute de faire de larges emprunts, mais que nous ne saurions prodiguer sans une utilité réelle.

L’élévation des eaux du Rhône par machine à vapeur absorberait à elle seule la production d’un bassin houiller tout entier ; et cette affectation serait d’autant moins justifiée que, par suite de sa pente et du volume considérable de ses eaux, ce fleuve nous paraîtrait au contraire indiqué comme devant être par lui-même une source inépuisable de force motrice, que nous aurions tout avantage à substituer à la houille, partout où nous pourrions sans trop de frais lui donner un emploi industriel. Le but essentiel de l’utilisation des eaux du Rhône doit donc être, non de desservir un groupe particulier d’intérêts au détriment de tous les autres, mais d’arriver à une combinaison qui puisse tout à la fois donner satisfaction aux intérêts en apparence distincts qui sont en présence : l’agriculture qui réclame des eaux d’irrigation, le commerce qui demande une voie de navigation facile et économique, l’industrie enfin qui doit désirer d’avoir à sa disposition des forces motrices moins coûteuses que celles de la houille. Nous plaçant successivement à ces trois points de vue, nous examinerons d’abord quelle est l’importance respective des divers intérêts à desservir et dans quelles limites le Rhône pourrait y suffire. Nous rechercherons ensuite par quelle série de travaux pratiquement réalisables on pourrait se proposer de résoudre le grand problème économique de l’utilisation des eaux de ce fleuve.


I

Dans une étude précédente[1], j’ai fait voir que la France, au point de vue du climat, pouvait être considérée comme se partageant en deux zones distinctes : au nord et à l’ouest, une zone humide dans laquelle la précipitation de l’eau pluviale compense à peu près l’évaporation annuelle ; au sud-est, une zone sèche sur laquelle l’action prédominante du vent du nord fait, pendant une partie de l’année, régner un climat analogue à celui dont la permanence constitue en Afrique le désert du Sahara.

La ligne de faîte qui sépare les versans océaniens des versans méditerranéens peut être considérée comme délimitant assez bien ces deux zones de climats ; mais c’est surtout dans la région inférieure du bassin du Rhône et sur les versans directs de la Méditerranée, dans le grand triangle compris entre Valence, Perpignan et Toulon, que l’action desséchante du vent du nord se fait plus particulièrement sentir. L’évaporation annuelle, variant de 1m, 50 à 2 mètres, suivant les lieux[2], s’y trouve de deux à quatre fois supérieure à la tranche d’eau pluviale, qui, en moyenne, ne dépasse pas 0m, 60.

Ces conditions climatologiques, à raison surtout de l’époque où elles se produisent, au voisinage du solstice d’été, de mai en août, ont une influence des plus caractérisées sur la végétation, qui se ralentit et cesse même complètement en cette saison à la surface d’un sol desséché. L’agriculture dans cette région est toute différente de ce qu’elle est ailleurs. Si les céréales, que l’élévation générale de la température permet de moissonner de bonne heure, dans la deuxième quinzaine de juin, peuvent à la rigueur se prêter aux exigences d’un tel climat, les autres récoltes, qui n’achèvent leur maturité qu’en automne, ne peuvent nullement s’en accommoder.

On est généralement porté à admettre que l’arrosage seul peut obvier aux inconvéniens d’un pareil climat. On ne cesse de recommander les avantages des irrigations. Il y aurait paradoxe de ma part à vouloir les nier, mais je crois cependant qu’on s’en est exagéré la nécessité, en tant du moins qu’il s’agit d’irrigations de surfaces, telles qu’elles se pratiquent sur les prairies.

La terre battue, que l’on tient imbibée d’eau, dans laquelle la capillarité peut agir librement, évapore autant et peut-être plus d’eau qu’une surface liquide exposée à l’air libre[3]. De juin en août cette évaporation peut aller parfois jusqu’à 0m, 008 et même 0m,010 par jour sur les côtes de la Méditerranée, et c’est sur ces bases extrêmes de grande évaporation que doit être nécessairement calculé le débit d’un canal d’arrosage, soit 80 à 100 mètres cubes de consommation journalière par hectare, correspondant à un débit continu de 1 litre par seconde. Toutes nos ressources hydrauliques ne sauraient évidemment suffire à arroser de grandes étendues de terrains sur de telles bases.

L’irrigation superficielle est loin d’ailleurs de donner toujours des résultats en rapport avec cette énorme consommation d’eau. Si elle supplée directement au manque d’humidité superficielle résultant de l’évaporation, elle rachète cet avantage par le refroidissement du sol provenant de cette évaporation elle-même. En fait, l’irrigation ne donne pas les produits agricoles, elle ne crée pas l’engrais et n’en apporte habituellement que fort peu avec elle. Elle a surtout pour effet d’utiliser l’engrais restitué au sol, de lui permettre de se reconstituer rapidement en fourrages comestibles pour les animaux. En dehors des conditions exceptionnelles qui peuvent se présenter au voisinage des grandes villes qui fournissent d’abondantes quantités d’engrais, qu’il est avantageux de transformer sur place en fourrages ; dans les conditions normales d’une exploitation rurale qui doit vivre de ses propres engrais, la culture superficielle en prairies arrosées ne pourra jamais fructueusement s’étendre que sur des surfaces très restreintes, qui, dans la moyenne de notre territoire, ne sauraient certainement en dépasser le dixième.

Mais il est, fort heureusement, certaines productions agricoles, les cultures arbustives en général, la vigne particulièrement, qui peuvent braver la sécheresse estivale. Avant d’examiner jusqu’à quel point un surcroit d’humidité artificielle pourrait cependant leur être utile, il est bon de se demander par suite de quelles circonstances ces cultures prospèrent là où d’autres sont impossibles ; comment, par exemple, la vigne, dans l’état normal, avant l’invasion du phylloxéra, pouvait non-seulement produire ces récoltes exubérantes spéciales au Bas-Languedoc, mais encore se maintenir verte et luxuriante dans des terrains identiques à ceux où côte à côte se dessèche la luzerne, bien que cette plante fourragère enfonce parfois ses racines pivotantes beaucoup plus bas que ne le fait la vigne. Peu de personnes se sont posé cette question, bien moins encore ont su y répondre, et cependant l’explication est si simple qu’on trouvera peut-être qu’il n’y a pas grand mérite de ma part à la donner ici.

Cette cause particulière du succès des cultures arbustives pro vient uniquement du mode uniforme de culture qui leur est appliqué et qui peut se résumer en un mot : le binage. Par des labours et des façons à la main constamment renouvelés, nos agriculteurs ne cessent d’ameublir la surface du sol, constituant une couche de terre friable qui, interrompant la continuité des conduits capillaires, emprisonne en quelque sorte l’humidité du sous-sol à l’abri des actions extérieures. L’évaporation se concentre ainsi dans l’appareil distillatoire des racines qui, puisant lentement dans cette réserve d’humidité, peuvent pendant un assez long temps suffire à la consommation de la sève qui nourrit les parties extérieures, fruits et rameaux du végétal. Tel est, résumé en peu de mots, le principe du procédé de culture qui, sanctionné par l’expérience d’une longue pratique, est exclusivement employé dans notre région méditerranéenne. Grâce à lui, l’olivier, l’amandier, le mûrier, et plus spécialement la vigne, peuvent prospérer en conservant un feuillage touffu dont le vert intense tranche sur la terre aride des champs voisins, chaumes et luzernes, qui ne présentent aucune apparence de végétation pendant les mois chauds.

La vigne surtout avait d’autant moins à souffrir de la sécheresse que, étendant en tous sens ses pampres flexibles, elle couvrait bientôt la terre d’un épais manteau de verdure qui, autant que le binage, contribuait à arrêter la dessiccation du sol. La végétation se continuait ainsi, sans arrêt trop sensible, jusqu’à l’approche de l’équinoxe d’automne, époque à laquelle, la cheminée d’appel des tropiques passant avec le soleil dans l’hémisphère austral, le vent desséchant du nord fait momentanément place à une série de vents de sud et sud-est qui amènent avec eux des pluies et plus encore un air saturé d’humidité, dont le retour périodique faisait à vue d’œil grossir le raisin au moment de sa maturation.

Nulles conditions de climat et de culture ne sauraient être plus favorables à la vigne que cette succession de sécheresse et d’humidité, arrivant à point nommé pour lui permettre de végéter vigoureusement en été, avec le minimum d’eau possible, sans aucune déperdition de chaleur, au sein d’une atmosphère sèche et chaude, tout en lui restituant en automne le surcroît d’humidité atmosphérique nécessaire pour donner aux fruits leur entier développement. Ainsi s’élaboraient, sans trop de frais de culture, ces prodigieuses récoltes qui, dans les bonnes terres de plaines, un sol profond, rapportaient dans l’Hérault et rapportent encore, en certains points de la vallée de l’Aude, jusqu’à 3 et 400 hectolitres de vin, de qualité médiocre sans doute, qui par lui-même n’avait pas grand renom, mais n’en jouait pas moins un rôle des plus importans dans notre consommation nationale.

La culture de la vigne, se développant à mesure que les chemins de fer Augmentaient l’aire de ses débouchés, s’était peu à peu répandue sur la presque totalité de l’Hérault et des départemens voisins du Gard et de l’Aude, quand est survenue l’invasion du phylloxéra, qui a été d’autant plus prompte et plus désastreuse que les conditions particulières du climat se sont trouvées être aussi favorables au développement de l’insecte qu’elles l’étaient à celui du végétal. Autant, en effet, les progrès du phylloxéra paraissent lents, et son action relativement peu énergique dans les régions tempérées du Nord et du Centre, autant cette action a été rapide et implacable sous le climat sec et chaud du Bas-Languedoc Dans le département de l’Hérault, sans distinction de soi et d’exposition (sauf les sables du littoral, dont l’immunité constitue une exception encore mal expliquée) nous avons vu les vignes les plus vigoureuses, détruites et desséchées parfois en moins d’une année ; tandis que, en remontant le Rhône en amont de Valence, à l’Ermitage par exemple, un des premiers points attaqués, les maigres vignes des coteaux présentent encore quelque trace de végétation, et les vignes de plaine comprises entre le chemin de fer et le fleuve se main tiennent presque indemnes, en apparence dans un état florissant. Une telle inégalité d’action ne peut évidemment s’expliquer que par la différence des influences atmosphériques.

Les divers procédés employés pour lutter contre le phylloxéra peuvent au fond se ranger en deux catégories distinctes, suivant qu’ils ont pour but d’augmenter la force de la résistance ou d’atténuer celle de l’attaque, de favoriser le développement des racines ou de ralentir celui de l’insecte : d’un côté, les procédés culturaux, les irrigations, les engrais et le choix des cépages ; de l’autre, les insecticides.

Parmi les premiers moyens on a surtout préconisé l’emploi des vignes américaines. On ne saurait contester en fait qu’elles se montrent généralement plus vivaces, plus résistantes que nos vignes françaises ; mais cette résistance n’a rien d’absolu, n’est que relative ; et l’on se ferait probablement illusion si l’on espérait que le fait seul de la substitution de la vigne américaine à la vigne française suffira, sans autre précaution, pour nous permettre de reconstituer notre vignoble dans son état d’ancienne prospérité. A cet égard, l’expérience qui se poursuit chez nous a été faite en Amérique même. Si, dans ce pays si étendu, présentant une telle variété de climats, il est constant qu’on n’a jamais pu constituer de vignobles durables et de plein rapport, on doit assez naturellement supposer qu’il en sera de même chez nous. On peut du moins le redouter, surtout quand on énumère tous les mécomptes déjà éprouvés, depuis plus de douze ans que nous essayons d’acclimater les vignes américaines, et que chaque année le commerce annonce la découverte d’un nouveau cépage devant faire oublier l’insuccès des précédons. En émettant un doute sur la complète efficacité des plants américains, je suis loin de vouloir méconnaître leurs avantages. Je les crois en fait plus résistans que la vigne française. J’admets qu’il y aura lieu d’en propager l’emploi dans les plantations nouvelles ; mais je pense qu’on aurait toit de se fier à eux sans réserve ; de compter sur leur résistance comme devant être toujours suffisante ; de ne pas se prémunir, par exemple, contre le retour éventuel d’une de ces années de sécheresse exceptionnelle, comme il s’en produit de temps à autre dans notre pays, où la reproduction ralentie de la vigne cessant d’être en rapport avec le pullulement anormal de l’insecte, les vignes les plus prospères sont en quelque sorte foudroyées du jour au lendemain.

Le phylloxéra, de même que l’oïdium, est un ennemi avec lequel la vigne doit s’habituer à vivre, quel que soit le cépage choisi ; et ce résultat ne peut être obtenu que par deux moyens concurrens : la destruction des pucerons par les insecticides et la régénération des racines par l’eau et l’engrais.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître la nécessité des canaux d’arrosage ; mais, parmi ceux qui les réclament, il en est cependant bien peu qui en entrevoient nettement la destination réelle pour le traitement de la vigne.

Par ce fait que la submersion hivernale est jusqu’ici le seul procédé de préservation qui ait fait ses preuves pratiques, nombre de propriétaires croient encore qu’ils n’auront rien de mieux à faire que d’y recourir, quand ils auront de l’eau à leur disposition ; comme si la chose était également possible en tous lieux. Or la submersion n’est en fait applicable que dans des circonstances locales assez rares, sur des terrains sensiblement plans, ne reposant pas sur un sous-sol trop perméable, conditions qui ne se trouvent remplies que sur les plaines basses du littoral avoisinant les marais, et parfois sur les alluvions latérales de nos principales rivières. La majeure partie des vignes en terrain élevé sont par leur nature impropres à recevoir la submersion ; et on ne doit pas le regretter, car on ne saurait contester que ce procédé, s’il peut enrayer le développement du phylloxéra, n’en est pas moins en lui-même préjudiciable à la vigne, qui n’est pas un végétal aquatique ; qu’il exige une dépense très considérable en eau et en engrais ; et, par-dessus tout, qu’il est essentiellement insalubre et ne saurait être propagé sur de grandes surfaces sans exercer une influence fâcheuse sur la santé publique. La submersion est donc un expédient provisoire, auquel on fera bien de recourir, faute de mieux, partout où elle sera applicable ; qu’il serait d’autant plus avantageux d’encourager en certains cas qu’elle devrait surtout être employée sur des terrains plus ou moins salés, qu’elle améliorerait et rendrait aptes à d’autres cultures. Mais, en dehors de ces circonstances exceptionnelles, les canaux de dérivation n’en restent pas moins indiqués comme indispensables à notre agriculture méridionale, non-seulement pour permettre de substituer parfois à la vigne des cultures fourragères ou potagères, mais bien plus encore pour maintenir la culture de la vigne elle-même, qui, de toutes les productions agricoles, sera toujours la mieux appropriée aux conditions spéciales du climat.

Dans l’état normal de la culture de nos vignobles, l’irrigation leur était rarement appliquée même par les propriétaires qui avaient de l’eau à leur disposition ; et, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de bien spécifier les résultats avantageux ou nuisibles que l’opération peut avoir en elle-même. Si, à la rigueur, la vigne peut être traitée comme une rizière, submergée pendant un assez long temps, en hiver, quand toute végétation est interrompue ; on ne saurait, en été, l’assimiler à une prairie ou à une culture maraîchère, comportant une irrigation extérieure et permanente. L’expérience avait été bien des fois renouvelée en temps normal, et elle avait démontré que si des irrigations superficielles fréquentes développaient dans la vigne un surcroît de végétation apparente dans les racines et dans le bois, ce n’était qu’au détriment des fruits devenus moins abondans et dont la maturation se trouvait retardée. Ces deux faits s’expliquent aisément. On comprend, d’une part, que la sève rendue plus aqueuse par l’irrigation puisse produire une abondante végétation herbacée sans acquérir le degré de concentration nécessaire à la nutrition des fruits ; d’autre part, que l’évaporation superficielle, en refroidissant le sol, doive retarder la maturation de ces derniers.

Il est cependant un mode particulier d’arrosage qui, sans avoir les inconvéniens de l’irrigation superficielle, peut être avantageusement employé pour la vigne, aussi bien que pour bon nombre d’espèces arbustives : je veux parler de l’irrigation souterraine, dont je crois avoir été le premier à signaler les avantages théoriques, il y a bien une trentaine d’années. Entrevoyant vaguement les conditions agronomiques inhérentes à notre climat, sans m’expliquer encore les causes physiques de son exceptionnelle sécheresse, j’avais proposé d’appliquer dans quelques cas particuliers, pour les cultures de luxe et principalement les plantations d’arbres d’ornement des promenades publiques, l’irrigation souterraine par tuyaux, comme un moyen de fournir aux racines le surcroît d’humidité dont elles pouvaient avoir besoin, sans les exposer aux inconvéniens de l’évaporation superficielle. Vers la même époque, par une méthode inverse, me paraissant appelée à de plus grands résultats agronomiques, j’indiquais le lessivage superficiel, facilité par le drainage du sous-sol, comme le seul moyen pratique d’opérer le dessalement de nos terrains salés du littéral méditerranéen. Je fus même autorisé à faire pour chacune de ces deux méthodes des essais d’expériences qui n’aboutirent à aucun résultat bien concluant, entravés qu’ils furent par l’ingérence de commissions consultatives composées d’hommes prétendus spéciaux, plus préoccupés, comme il est d’usage, de sauvegarder leur responsabilité ou d’affirmer leur compétence, que d’assurer le succès d’une idée dont ils n’ont pas eu l’initiative.

Cependant le germe que j’avais semé n’a pas été complètement perdu. Le procédé de dessèchement par drainage a été repris et employé avec succès en divers points, notamment dans les basses plaines de l’Aude, aux environs de Narbonne ; et il s’est trouvé que ces terrains récemment desséchés ayant été depuis lors complantés en vignes, leurs propriétaires ont pu tout à la fois se défendre contre le phylloxéra et développer la production de leurs vignobles, en recourant de temps à autre à une véritable irrigation souterraine, au moyen de leurs drains fonctionnant en sens inverse pour refouler l’eau des collecteurs dans le sous-sol.

Si je rappelle ces antécédens, c’est moins pour revendiquer une priorité d’idées dont je me suis toujours montré très peu soucieux, que pour citer un premier fait établissant les avantages de l’irrigation souterraine et les rapprocher des résultats obtenus dans une autre circonstance où ce même mode d’irrigation s’est trouvé accidentellement réalisé, mais dans des conditions moins favorables puisqu’elles ne dépendent plus exclusivement de la volonté des propriétaires comme à Narbonne.

Il existe sur la rive droite du petit Rhône, entre Beaucaire et Saint-Gilles, un canal d’irrigation de construction récente, embrassant un périmètre qui n’a pas moins de 15,000 hectares d’alluvions de bonne qualité, bien qu’elles soient parfois imprégnées de sel et qu’elles n’aient pas toujours des moyens suffisans d’égouttage et d’écoulement.

La situation de l’entreprise du canal d’irrigation de Beaucaire n’est pas brillante. Le syndicat qui s’en était chargé, ayant épuisé ses ressources sans avoir achevé ses travaux, a sollicité comme une faveur la mise sous séquestre ; et c’est en ce moment l’état qui a assumé la lourde charge de l’exploitation d’un canal qui coûte deux fois plus d’entretien qu’il ne rapporte.

Dans les prévisions de ceux qui en avaient pris l’initiative, la dérivation de Beaucaire devait surtout développer les cultures fourragères sur les bords du Rhône, et il est triste en même temps qu’instructif de constater que, après plus de dix ans de fonctionnement, elle n’a pas amené la création de 10 hectares de prairies nouvelles venant s’ajouter à celles qui existaient déjà, arrosées directement par les débordemens du fleuve en temps de crue. En revanche, les propriétaires riverains ont songé à utiliser les eaux de ce canal pour la submersion hivernale ; et, année moyenne, nous submergeons 4 à 500 hectares de vignes, ce qui est tout ce que peut desservir, de ce chef, un canal ayant une portée de 1,300 à 1,500 litres, tant est grande la perméabilité du sol sur lequel nous opérons.

Ayant eu, en 1883, occasion de visiter les vignes voisines du canal, en vue d’en choisir une sur laquelle je pourrais faire un essai de la méthode rationnelle de traitement antiphylloxérique dont je parlerai tout à l’heure, je ne fus pas peu surpris de constater que toutes ces vignes, tant celles qui avaient été submergées que celles qui n’avaient reçu aucun traitement de ce genre, se trouvaient dans un état de végétation très florissant, ne présentant que fort peu de taches phylloxérées, bien que Beaucaire se trouve au voisinage des plus anciens points d’attaque, et que le phylloxéra y ait été reconnu depuis plus de dix ans.

De l’avis de tous les propriétaires, cette situation si exceptionnellement favorable doit être attribuée aux filtrations des crues du Rhône, augmentées de celles qui proviennent du canal lui-même longeant le pied des digues du fleuve. Ces infiltrations périodiques ou permanentes ne sont en fait autre chose qu’une irrigation souterraine fréquemment répétée, qui donne à la vigne une exubérance de végétation herbacée très supérieure à celle des vignes de l’Aude, mais en revanche beaucoup moins de fruits. Les meilleures récoltes, en effet, ne dépassent pas à Beaucaire 100 à 150 hectolitres à l’hectare ; tandis que, aux environs de Narbonne, sur des vignes ayant infiniment moins de pampres, dans des terrains de valeur analogue, on obtient des rendemens de 3 et 400 hectolitres de vin à l’hectare.

J’ai cru devoir entrer dans quelques détails sur ces faits d’observation pratique, à raison des conséquences fort importantes qu’on doit en déduire, en ce qui concerne l’emploi de l’eau comme moyen de stimuler la végétation de la vigne après l’emploi des insecticides.

L’irrigation, dans ce cas, doit être autant que possible souterraine, produisant à peu près les mêmes effets que ceux qui ont été obtenus dans les terres drainées de l’Aude, mais par des procédés différens. L’irrigation par conduites de poterie ne pourrait se faire dans les terrains ordinaires sans rapprocher les tuyaux beaucoup plus que ne l’exige le drainage ; et l’arrosage par les drains, en même temps qu’il serait fort coûteux, amènerait une grande déperdition d’eau dans les sous-sols perméables.

Les conditions essentielles de l’arrosage souterrain peuvent être heureusement réalisées par un procédé plus économique. En creusant, comme on le fait dans la culture ordinaire, de profonds déchaussages, on constitue ainsi autour de chaque souche de petits bassins qui peuvent être remplis successivement en se déversant l’un dans l’autre par d’étroites rigoles, sans que l’eau submerge le sol intermédiaire, dont la surface reste sèche. L’opération terminée, l’eau imbibée dans le sol, on rejette dans les trous la terre retroussée sur leurs bords, et un binage général de la surface emprisonne dans le sous-sol, à l’abri de l’évaporation, la quantité d’eau nécessaire pour entretenir le développement des racines pendant une longue sécheresse extérieure. L’action stimulante produite sur la vigne sera d’autant plus rapide par ce procédé que l’on aura pu mettre en suspension dans l’eau courante les engrais qui devront contribuer avec elle à reconstituer promptement le chevelu des racines affaiblies par les piqûres de l’insecte.

Cette double opération d’arrosage et de fumure sera donc le complément nécessaire de l’emploi des insecticides ; et l’on voit que rien ne sera plus simple et plus logique que de continuer les deux actions au lieu de les alterner, de recourir à des irrigations portant tout à la fois le poison qui doit tuer l’insecte, l’eau et l’engrais qui doivent revivifier les racines. L’eau d’arrosage pénétrant également dans toutes les parties du sous-sol, si l’opération est bien conduite, est indiquée, en effet, comme le véhicule le plus naturel et le plus certain pour diffuser et répartir uniformément les substances solubles employées comme toxiques en même temps que l’engrais.

Théoriquement on pourrait employer par ce moyen un insecticide quelconque. Mais il résulte de toutes les expériences faites qu’il n’en est que deux, ou plutôt qu’un seul, le sulfure de carbone, qui soit à la fois efficace et économique. Le sulfo-carbonate de potassium, qu’on lui substitue parfois, n’a d’autre mérite que d’être plus soluble ; à quantité égale de substance toxique, il coûte dix fois plus cher. Le sulfure d’ailleurs est loin d’être insoluble. L’eau peut en dissoudre 1/500 de son poids. C’est beaucoup plus qu’il n’en faut par la méthode que j’indique ; 100 kilogrammes de sulfure dissous dans la quantité d’eau nécessaire pour arroser un hectare seront largement suffisans. Diffusés par l’arrosage dans une couche de terre de 0m, 50 d’épaisseur, ils pourraient par une volatilisation immédiate produire 30 mètres cubes de vapeur, en charger par suite l’atmosphère souterraine à raison de 3 pour 100 de son volume, beaucoup plus qu’il ne faut pour tuer le puceron, qui ne résiste pas à l’action de quelques millièmes de cette vapeur.

La combinaison de ces deux actions simultanées, l’insecticide et l’eau d’arrosage, me paraît donc devoir constituer la seule méthode logique et rationnelle de traitement des vignes phylloxérées. Mais quelle que soit à cet égard ma conviction théorique, des essais multipliés n’en seront pas moins nécessaires pour en démontrer l’efficacité pratique. Ceux que j’ai pu faire personnellement jusqu’à ce jour sont encore trop récens et trop peu nombreux pour que je croie utile d’en citer les résultats, si encourageans qu’ils me paraissent au début. Je m’abstiendrai donc d’entrer à ce sujet dans des détails qui ne seraient pas ici à leur place.

Ce qu’on ne saurait contester en tout cas, c’est que le traitement de la vigne, quel qu’il soit, ne doit plus avoir pour effet de modifier notablement les conditions physiologiques de climat et de culture qui ont jusqu’ici assuré l’abondance du rendement de nos vignobles méridionaux, et peuvent se résumer ainsi : milieu humide et chaud pour les racines végétant dans le sous-sol à l’abri de l’évaporation et du refroidissement extérieur par le fait du binage ; milieu sec et chaud pour les pampres et les feuilles se développant librement dans l’atmosphère.

Dans ces conditions, les arrosages pratiqués, comme je viens de l’indiquer, par voie souterraine, ne sauraient être répétés très fréquemment. On ne devra probablement en faire qu’un, deux au plus par an ; et cette considération vient se joindre à celles qui m’ont déjà engagé à proposer de combiner en une seule opération l’arrosage, la fumure et l’emploi de l’insecticide.

Ainsi donc, en me résumant quant au but essentiel de cette étude, l’utilisation des canaux d’arrosage réclamés par notre agriculture méridionale, on voit que ces canaux pourraient lui servir à trois usages distincts, — la submersion hivernale des vignes, l’irrigation estivale des cultures fourragères ou maraîchères, et enfin l’irrigation spéciale des vignes, — exigeant des quantités d’eau très différentes.

Dans le cas de la submersion, le volume d’eau à employer dépendant de la perméabilité du sous-sol est très variable. Il est certains terrains où, dit-on, 6,000 mètres cubes à l’hectare seraient suffisans. Mais, dans le plus grand nombre de cas, il en faut beaucoup plus : sur les vignobles de la rive droite du petit Rhône dont je parlais tout à l’heure, desservis par le canal d’irrigation de Beaucaire, la consommation moyenne a atteint et souvent dépassé 30 et 40,000 mètres cubes à l’hectare, et je ne crois pas qu’il soit prudent de se tenir au-dessous d’une prévision minima de 12,000 mètres cubes qui, rapportée à la durée totale de la période annuelle pendant laquelle on peut utilement faire des submersions, du 15 octobre au 15 mars au plus tard, correspond à l’écoulement continu d’un litre d’eau par seconde pendant cent cinquante jours consécutifs. Or ce débit de 1 litre par seconde est précisément celui que nous savions déjà être nécessaire pour entretenir la végétation des cultures fourragères pendant la durée de la saison sèche, comprenant les sept autres mois de l’année, durant lesquels la surface du sol reçoit et évapore, plus qu’il ne les utilise, environ 18,000 mètres cubes d’eau par hectare.

Au point de vue de ces deux premiers services, les seuls dont on ait paru se préoccuper dans les études faites jusqu’à ce jour, une dérivation d’un débit constant et uniforme peut être considérée comme pouvant à la fois arroser en été et submerger en hiver autant d’hectares qu’elle débita de litres d’eau par seconde. Pour l’irrigation spéciale des vignes, telle que je l’ai définie, la question est toute différente. L’observation démontre en effet que, aux époques de plus grande sécheresse, une tranche d’eau pluviale de 0m, 10 de hauteur suffit pour imbiber le sol, pour produire ce que, dans le langage local, on appelle une saison complète, faisant pénétrer l’humidité à une profondeur de 0m, 50 au moins, nécessaire au développement des racines de la vigne.

Une irrigation de la vigne exigera donc au maximum 1,000 mètres cubes d’eau par hectare. Une irrigation de prairie n’en demande sans doute pas davantage ; mais elle doit être renouvelée tous les huit ou dix jours pour lutter contre l’évaporation superficielle. Pour la vigne, au contraire, l’irrigation devant être essentiellement souterraine, l’eau incorporée dans le sous-sol pouvant y être maintenue par le binage, par les labours répétés de la surface, un ou deux arrosages au plus suffiront pour combattre le phylloxéra et reconstituer les radicelles. Cette opération pourra dès lors se faire indistinctement pendant toute la saison où la végétation n’est pas interrompue, sept à huit mois tout au moins. Or, pendant cette période, un débit d’un litre par seconde fournira un volume de 20,000 mètres cubes et suffira par suite aux besoins de 10 à 20 hectares de vigne, suivant qu’il faudra recourir à un ou deux arrosages annuels.

On peut donc admettre en principe qu’une dérivation d’un débit uniforme pourra arroser au moins dix fois plus de vignes qu’elle ne pourra en submerger en hiver, qu’elle ne pourrait desservir de cultures fourragères en été.

On doit considérer en outre que, les irrigations ne devant pas, comme pour les prairies, se succéder à jour fixe et à de fréquens intervalles, mais pouvant être espacées, reportées de préférence à la saison du printemps, où nos petits cours d’eau à régime irrégulier sont en général largement approvisionnés, on pourrait utiliser pour la vigne bien des ressources intermittentes dont la culture fourragère ne saurait tirer parti. Envisageant la question à ce double point de vue, nous trouverions certainement dans nos rivières locales, principalement celles qui, comme le Gard, l’Hérault et l’Aude, prenant leur source dans des massifs montagneux assez élevés, sont relativement bien approvisionnées, une quantité d’eau suffisante pour desservir des dérivations d’une certaine importance ; mais ces irrigations restreintes ne sauraient jamais suffire aux besoins réels de tous les terrains cultivables, anciennement plantés en vignes ou susceptibles de l’être, qui, dans les seuls départemens du Gard et de l’Hérault, en y joignant l’arrondissement de Narbonne, atteignent certainement â00,000 hectares. De ce chef, il faudrait déjà 40 mètres cubes par seconde pour le seul service des vignobles. Comptant sur un volume égal pour servir à la création de 40,000 hectares de prairies ou cultures maraîchères qu’il y aurait certainement avantage à établir dans la région ; ajoutant 20 mètres cubes pour déperditions diverses dans les canaux qui n’amèneront jamais au lieu d’emploi plus des 4/5 de leur eau initiale, nous arrivons à un cube de 100 mètres à la seconde pour le débit total que devraient avoir nos dérivations à leur origine.

Telles sont les véritables bases sur lesquelles devrait être calculée la portée du canal de la rive droite du Rhône, et non sur les besoins timidement accusés par les propriétaires des 20,000 à 30,000 hectares de souscriptions péniblement recueillies jusqu’à ce jour. Or non-seulement le Rhône, qui a un débit de plus de 400 mètres cubes à l’étiage, en aval de l’Isère, est en mesure de nous fournir ce volume et plus s’il était nécessaire ; mais, tout en amenant ces eaux à la hauteur voulue pour desservir directement la majeure partie du périmètre par leur pente naturelle, il peut aussi nous donner la force motrice nécessaire pour relever le niveau du restant à une hauteur suffisante pour atteindre les points les plus élevés de la région viticole du littoral, qui dépassent rarement 100 à 150 mètres. Autant, en effet, il répugnerait à l’esprit de sacrifier, comme on l’a proposé, le produit annuel d’un grand bassin houiller pour relever de quelques mètres un volume d’eau insuffisant puisé dans le Bas-Rhône, autant il paraîtrait naturel d’utiliser pour un tel usage, et sur la plus large échelle, une partie de cette puissance mécanique que le courant du fleuve peut nous fournir en quantité presque aussi inépuisable que l’est le volume de ses eaux.


II

Dans l’ancien état des choses, quand notre pays n’était sillonné que de chemins muletiers ou de routes à peine carrossables, nos rivières à peu près navigables jouaient un rôle important dans nos moyens de communication. Strabon citait déjà la Gaule comme la contrée du monde la plus favorisée par la répartition de ces voies naturelles d’échange et d’approvisionnement, et, de nos jours encore, dans les pays restés en dehors des progrès de notre civilisation, c’est en remontant les voies navigables que l’on cherche à pénétrer au centre des continens inexplorés.

Les applications de la vapeur, qui devait apporter tant de changemens dans nos habitudes industrielles, ont été dans l’origine favorables à l’extension de la navigation fluviale. L’invention de Fulton a, sous ce rapport, rendu longtemps de réels services et, pendant un demi-siècle, les bateaux à vapeur ont été considérés comme un admirable engin de locomotion. Ils s’étaient surtout multipliés sur le Rhône. On y voyait circuler une vraie flottille de bateaux spéciaux, colossales pirogues, au profil effilé, qui, doublant la vitesse du courant à la descente, le surmontaient non sans peine à la remonte, où de nombreuses messageries leur faisaient une victorieuse concurrence sur la route de terre. Ce double mode de locomotion suffisait déjà à un mouvement considérable de personnes, plus que de marchandises ; et les hommes de mon âge se rappellent encore ces voyages de leur jeunesse accidentés par mille retards. Le moindre inconvénient de ce système de transport était son peu de régularité et l’incertitude complète des moyens de correspondance. A la remonte on ne savait jamais si l’on trouverait place dans les messageries qui partaient de Lyon ou de Châlon pour Paris. A la descente, on partait quand les brouillards ou l’état des eaux le permettaient, et l’on couchait en route à la merci des portefaix et des aubergistes échelonnés sur les rives du fleuve, guettant la proie que les caprices de la navigation ou le bon vouloir du capitaine allaient leur apporter.

Entre ces gîtes d’étapes improvisés, Lyon était une station particulièrement obligée. On ne savait pas toujours quand on y entrerait, jamais quand on en sortirait. En 1843, j’ai dû y passer huit jours à attendre une place de banquette dans les messageries de Paris. L’habitude de cet arrêt forcé était si bien prise, tellement entrée dans les usages locaux que, lorsque cette ville se trouva enfin reliée au reste de la France par les deux grandes sections du chemin de fer actuel, la chambre de commerce émit sérieusement la prétention de s’opposer au rattachement des deux gares de Vaise et de Perrache, pour réserver à l’industrie locale le bénéfice du transit des voyageurs et des marchandises dont elle avait toujours joui. Et Dieu sait comment elle usait de ce transit et pratiquait cette hospitalité imposée ! La municipalité soumettait à la visite d’octroi les bagages des voyageurs qui traversaient la ville en omnibus d’une gare à l’autre ; et ce n’était pas là une simple formalité, comme à Paris de nos jours, mais une rigoureuse inquisition, qui vous forçait à ouvrir vos malles et à vider vos sacs de nuit.

Le temps a marché ; les deux gares ont été enfin reliées et parmi les voyageurs qui stationnent au buffet de Perrache, il en est bien peu sans doute qui aient conservé le souvenir personnel de ces vexations du passé.

Le chemin de fer n’a pas seulement mis un terme à l’arrêt forcé et à la visite d’octroi de Lyon. En attirant à lui tout le trafic en voyageurs et marchandises, il a supprimé du coup messageries et roulage, portefaix et bateliers, et annihilé de fait la navigation du Rhône. La ville de Lyon seule en a pieusement gardé la tradition et n’a rien négligé pour lui conserver un semblant d’existence. On ne conteste pas que les efforts tentés dans ce dessein aient été jusqu’ici sans résultats ; que les quelques épaves de l’ancienne flottille qui risquent encore leurs carcasses démantelées dans le courant du Rhône exigent du commerce un fret souvent supérieur à celui des chemins de fer. On reconnaît que la navigation du Rhône n’existe pas en fait ; mais on persiste à vouloir en maintenir le principe, « pour obliger la compagnie du Paris-Lyon à abaisser ses tarifs ou l’empêcher de les relever, ce qu’elle ne manquerait pas de faire si la concurrence possible de la navigation venait à cesser. »

Ainsi entendue, la navigation du Rhône, de l’aveu de ses plus ardens défenseurs, n’est plus un engin de transport, mais un simple frein pesant sur les tarifs du chemin de fer. Ce n’est cependant pas en vue de ce résultat, uniquement négatif, que l’état pourrait s’être imposé tant de sacrifices. S’il n’eût voulu qu’empêcher le relèvement abusif des tarifs de la voie de fer, il eût certainement trouvé des moyens beaucoup plus efficaces et surtout moins coûteux.

Avant l’ouverture du chemin de fer, le Rhône était desservi par une batellerie nombreuse, et l’on n’y voit guère aujourd’hui d’autres transports que ceux qui servent au charroi des matériaux d’endiguement. Et cependant, dans cet intervalle, on n’a cessé d’engloutir des enrochemens dans le fleuve, sous prétexte d’en améliorer le cours. En ce moment encore, un crédit de près de 50 millions est affecté à cet usage, et rien ne garantit que cette nouvelle tentative aura plus de succès que les précédentes.

On a défini les rivières « des chemins qui marchent, » mais, dans un chemin considéré comme voie de transport, il est deux choses qu’on doit distinguer : la voie proprement dite et le moteur ou remorqueur. Comme voie de transport, les rivières naturelles, par leur faible pente, même celles dont le courant est le plus rapide, présentent sans aucun doute les plans inclinés de moindre déclivité qu’on puisse concevoir et pourraient être considérées comme des voies parfaites, si on ne les envisageait qu’au point de vue statique du bon aménagement des pentes. Mais, au point de vue de l’action dynamique du transport, le chemin marchant toujours dans la même sens, cette mobilité est un inconvénient considérable ; les avantages très limités à la descente étant loin de racheter les difficultés, les impossibilités même à la remonte.

Le levier est, en fait, l’élément essentiel de tous nos appareils de propulsion. Archimède n’en demandait pas davantage pour soulever le monde, à la condition d’avoir un appui fine et invariable. Celui que l’eau nous offre manque précisément de ces deux qualités. Par le fait de sa mobilité naturelle, l’eau en repos cède sous l’action du levier, et elle est, en outre, dans les rivières, animée d’une vitesse propre qui, aidant à l’action du levier moteur à la descente, la contrarie à la remonte. De là une double cause de déperdition de force, un double recul qu’augmente dans des proportions considérables la puissance à donner aux appareils moteurs de la navigation fluviale. La déperdition due au recul en eaux mortes est parfois de 30 pour 100 de la force vive employée. En eaux courantes, elle est en quelque sorte illimitée. C’est elle qui crée la principale difficulté de la navigation sur le Rhône, qui oblige de donner aux bateaux ces formes anormales, disproportionnées, aussi gênantes pour la manœuvre que peu satisfaisantes pour l’arrimage des marchandises.

Tous les efforts des ingénieurs qui s’occupent de l’endiguement des rivières, tendant nécessairement à la concentration des eaux divergentes dans un canal d’écoulement unique, étroit et profond, ont fatalement pour conséquence d’accroître avec son intensité ; l’obstacle résultant de la vitesse du courant, plutôt que de le diminuer. Ce résultat, qu’on poursuit aujourd’hui, de concentrer les eaux d’étiage du Rhône dans un chenal de largeur constante, avec une profondeur qu’on ne saurait rendre uniforme, mais qu’on espère pouvoir porter à un minimum de 1m, 60, ce résultat serait-il obtenu, que les frais de traction proprement dite, comprenant les dépenses de matériel et les frais de combustible, seraient encore beaucoup plus grands pour les bateaux luttant contre le courant accéléré du fleuve, qu’ils ne le sont pour le roulement des wagons sur le rail qui lui est parallèle.

En réduisant ses tarifs, sans qu’ils cessent d’être rémunérateurs pour lui, le chemin de fer pourra toujours éteindre, ou maintenir à l’état latent où nous la voyons aujourd’hui la concurrence de la batellerie. Ainsi que je le disais tout à l’heure, si ce résultat négatif, l’abaissement des tarifs, était absolument indispensable, on pourrait l’obtenir sans s’imposer ce travail de Pénélope pour améliorer une voie de transport qui, de l’aveu de ses plus chauds partisans, ne rendra jamais d’autre service. Et cependant ce ne serait plus assez que d’endiguer le Rhône. Pour compléter l’entreprise de ce fleuve navigable sans navigation, il a déjà fallu lui construire dans les marais de la Camargue un fantôme de port qui sera envasé avant d’avoir reçu un seul navire ; et il est question de donner au canal tout aussi délaissé de Beaucaire à Cette des dimensions suffisantes pour livrer passage à cette fantastique batellerie du Rhône, qui n’existera jamais qu’à l’état d’épouvantail pour la compagnie du chemin de fer. S’ensuit-il que les eaux du Rhône ne puissent rendre aucun service effectif à la navigation, qu’elles doivent être religieusement maintenues dans leur lit, endigué à si grands frais pour le résultat que nous venons de voir ? Telle n’est pas ma conclusion. Je crois que les eaux du Rhône, bien dirigées, pourraient être aussi utiles au commerce et à l’industrie qu’à l’agriculture ; mais, pour cela, il faut que « le chemin qui marche » n’ait plus ses allures désordonnées ; il faut qu’on sache distinguer en lui ou dans la voie nouvelle qui devra le remplacer deux choses essentielles : la voie elle-même disposée en une série de paliers sensiblement horizontaux, dans lesquels l’eau n’aura plus qu’une faible vitesse, et la force motrice, qui, cessant d’être nuisible, s’accumulera d’elle-même dans les chutes créées aux barrages de séparation, où elle pourra recevoir un emploi utile.

Il faut, en outre, — et la question n’est pas moins importante, — que la voie navigable ne soit plus constituée de telle sorte qu’elle exige une batellerie spéciale, mais qu’elle soit accessible aux bateaux et aux navires de toute forme, de toute dimension, qui puissent la parcourir librement en tout sens, sans être obligés de rompre charge à leur point de départ. Un pareil mode de transformation ne peut être évidemment appliqué au fleuve lui-même. Il ne saurait être réalisé que par l’établissement d’un canal plus ou moins parallèle qui, partant de tel point qu’on voudra choisir à l’amont, débouchera à l’aval dans un grand port de mer. Un semblable canal ne pourrait avoir moins de 7 mètres de profondeur sur 60 mètres de largeur moyenne, soit une section de 420 mètres. Or, dans ces conditions, il n’y aurait nul inconvénient à ce que, en sus, de l’eau qui serait rigoureusement nécessaire au service spécial de la navigation, soit une vingtaine de mètres cubes à la seconde pour le jeu des écluses, ce canal débitât, en outre, une partie notable des eaux du fleuve, les 100 mètres cubes que nous avons reconnus être nécessaires aux besoins agricoles de la rive droite. Avec cette portée totale de 120 mètres cubes, les eaux n’auraient qu’une vitesse uniforme et constante de 0m, 28, inférieure à celle de nos rivières les plus paresseuses, qui ne saurait constituer un obstacle appréciable à la navigation, aussi facile à la remonte qu’à la descente.

Dans les conditions naturelles de son régime actuel, le Rhône, avec une vitesse moyenne de 2 mètres à la seconde, correspondant à une dénivellation de 0m, 50 par kilomètre, et un débit de 400 mètres cubes à l’étiage, use une force kilométrique de 3,000 chevaux à rouler les galets de son lit, à bouleverser les enrochemens de ses rives. Dans les conditions moyennes des canaux de simple irrigation rejetés par le sénat, avec une vitesse de 1 mètre à la seconde et une dénivellation de 0m, 20 par kilomètre pour un débit de 25 mètres cubes, la déperdition de force motrice sera réduite à 60 chevaux par kilomètre. Dans l’hypothèse d’un canal de grande navigation, pour un débit six fois plus fort de 120 mètres cubes, la vitesse étant réduite à 0m, 28, la dénivellation ne serait plus que de 0m,005 et la perte de force motrice usée en frottement, de 8 chevaux à peine par kilomètre.

Dans le projet Dumont, que je prendrai pour type des canaux d’irrigation, il fallait dériver le Rhône aux roches de Condrieux à une altitude de 120 mètres, pour amener péniblement les eaux à une hauteur de 40 mètres sous les murs de Béziers, après avoir perdu en route, dans un parcours de 350 kilomètres, les deux tiers de la force motrice disponible à l’origine, qui, au point de vue industriel et même agricole, n’a pas moins de valeur que l’eau elle-même. Pour atteindre Béziers à la même hauteur de 40 mètres par le canal à grande section, il suffirait de prendre l’eau du Rhône a une altitude de 42 mètres pour un parcours égal de 350 kilomètres. En fait, si le point d’arrivée devait rester le même, la longueur de dérivation serait bien moindre, puisqu’il suffirait, dans ce cas, d’établir la prise d’eau près du Pont-Saint-Esprit au lieu de la remonter à Condrieux.

Cette possibilité d’abaisser le niveau de la prise et, par suite, de diminuer la longueur de la dérivation pour atteindre un point et une hauteur donnés, ne serait pas l’unique avantage du canal à grande section. Dans le système des canaux de simple irrigation, soumis à toutes les exigences d’un tracé en ligne de pente, force nous est d’accepter toutes les difficultés de terrain qui se présentent et de les surmonter à grands frais. Avec les canaux à grande section, on peut, au contraire, abaisser progressivement le niveau des retenues et distribuer les écluses de telle sorte que les biefs intermédiaires du canal épousent plus également le relief moyen du sol. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le canal en ligne de pente partant de Condrieux, sur quelque rive qu’il soit placé, devrait forcément, à la hauteur du confluent de l’Ardèche, franchir cette rivière ou le Rhône lui-même par un aqueduc ou un siphon de 55 mètres de haut qui constituait une des principales difficultés du projet Dumont. Avec le canal de grande navigation, cette hauteur pourra être réduite à une vingtaine de mètres, élévation qui parait nécessaire pour permettre le facile écoulement des deux grandes voies d’eau qui devront être superposées en ce point.


III

Les diverses parties du programme tracé au début de cette étude sont tellement liées l’une à l’autre dans leur enchaînement qu’il ne m’a pas été possible de les traiter aussi distinctement que je l’aurais voulu. En exposant la question aux points de vue de l’agriculture et de la navigation, j’ai été si naturellement amené à parler de l’utilisation des forces motrices qu’il ne me reste pour ainsi dire plus qu’à compléter les premières indications fournies sur ce sujet.

La force motrice des eaux courantes qui, Avant l’emploi de la houille, constituait à peu près notre seul moteur industriel, n’est utilisée que dans une proportion insignifiante. Cette force est immense, cent fois supérieure peut-être à la puissance actuellement réunie de toutes nos machines à vapeur, qui ne représente pas un travail continu de plus de 500,000 à 600,000 chevaux-vapeur, équivalent de la combustion annuelle de 10 à 12 millions de tonnes de houille. En comptant en moyenne un écoulement annuel de 500 litres d’eau pluviale par mètre carré de notre territoire, avec une chute moyenne de 500 mètres, la totalité de nos forces hydrauliques représente une puissance mécanique de plus de 50 millions de chevaux.

Le Rhône seul, avec son débit moyen de 3,000 mètres cubes, et une altitude qu’on ne saurait porter à moins de 800 mètres pour l’ensemble de ses torrens alimentaires, figure pour près de moitié dans ce chiffre total. Dans son état d’étiage, avec un débit réduit de 400 mètres cubes et une altitude de 400 mètres, qui est celle du lac de Genève, sa puissance hydraulique régulière et permanente équivaut encore à 2 millions de chevaux, trois ou quatre fois supérieure à celle.de tous nos moteurs à vapeur.

La majeure partie de cette force colossale est et restera peut-être longtemps encore sans emploi. Au lieu de diriger et d’utiliser l’action géologique intermittente des torrens de montagnes, nous nous efforçons de la combattre à grands frais et sans grands résultats, et quant à la force industrielle des eaux d’étiage, son utilisation se réduit le plus souvent à la mise en jeu, de quelques misérables moulins disséminés dans des gorges lointaines et inaccessibles.

J’ai exposé dans mon projet de fertilisation des Landes quels magnifiques résultats nous pourrions obtenir, à peu de frais, en régularisant et mettant à profit une infime partie du travail géologique que les torrens livrés à eux-mêmes exécutent déjà. À ce sujet, je ne puis oublier de rappeler ici quels services l’utilisation des forces hydrauliques a déjà rendus dans l’œuvre de jonction des chemins de fer internationaux. Si nous nous reportons à trente ans en arrière, quelles objections dédaigneuses, quels reproches d’utopie nos commissions officiellement compétentes n’auraient-elles pas adressés à celui qui serait venu leur proposer d’employer l’action mécanique des grandes chutes d’eau de nos torrens de montagnes, non pas à faciliter l’écroulement des berges affouillables de quelques collines argileuses, mais à attaquer les roches les plus dures, à creuser à travers les couches profondes du granit des Alpes de longs couloirs de 10 à 15 kilomètres, à forer ces gigantesques tunnels hélicoïdaux qui, sur les rampes du Saint-Gothard, remplacent par des courbes souterraines les anciens lacets de nos routes de terre !

Tout cela s’est cependant graduellement exécuté, se poursuit tous les jours sur une échelle de plus en plus grande, et, bien plus encore, si l’on peut espérer voir prochainement s’ouvrir le canal de Panama, ce ne sera qu’à la condition d’y faire travailler les eaux du Chagres, d’utiliser à la fouille, et peut-être au transport des déblais, la puissance mécanique de 10 à 12,000 chevaux au plus que ce petit affluent des Cordillères peut permettre d’aménager sur les chantiers.

Et quand l’adaptation des forces naturelles réalise de tels prodiges dans des contrées lointaines et désertes, dénuées de populations et de ressources de toute espèce, on me conteste la possibilité d’utiliser une puissance mécanique dix fois plus considérable, une force disponible de 100,000 chevaux, non plus à émietter, à forer péniblement des roches dures et compactes, mais à affouiller et entraîner des terres meubles prêtes à s’ébouler par leur propre poids, à s’écouler par leur seule pente ! On hésite ou plutôt on se refuse depuis vingt ans à consacrer une trentaine de millions à une entreprise certaine, nettement définie dans son but et dans ses moyens, qui n’a pas en vue d’abréger de quelques jours ou de quelques heures une traversée maritime ou un voyage en chemin de fer, de réduire de quelques francs le prix de transport d’une tonne de marchandises, mais qui aura pour résultat d’accroître de plus d’un dixième la valeur de notre sol arable, de créer au cœur de notre territoire une province riche et fertile, capable de nourrir à elle seule un surcroît de population de plusieurs millions d’hommes !

Si les moteurs hydrauliques ont déjà rendu ou sont susceptibles de rendre de tels services, employés sur place, à de simples travaux de terrassemens, quels résultats plus considérables ne peut-on pas espérer d’en retirer, quand, par la construction de grands canaux maritimes analogues à celui que j’indique, on aura accumulé et déplacé cette force mécanique, aménagé cette houille liquide, pour la rendre directement disponible, à portée de nos grands centres de population et d’industrie !

Les machines hydrauliques, plus massives, moins délicates dans leurs organes que les machines à vapeur, coûtent moins en frais de premier établissement et d’entretien. Ces dernières consomment, en outre, une quantité de charbon qui, dans les conditions industrielles ordinaires, ne représente guère moins de 2 ou 3 kilogrammes par heure et par cheval, soit environ 20 tonnes pour un travail annuel continu. De ce chef, la substitution d’une machine hydraulique à une machine à vapeur constitue une économie de plus de 500 francs par an en frais de combustible. Chaque mètre de chute rendue disponible aux écluses d’un canal ayant un débit de 120 mètres cubes, tel que celui dont nous venons de reconnaître l’utilité, équivaut donc à 1,600 chevaux-vapeur et à une valeur de houille de 800,000 fr. par an.

On m’objectera peut-être que les deux termes de comparaison ne sont pas identiques : la houille, en même temps que la force motrice, fournit la chaleur à l’industrie, et de plus, pouvant s’emmagasiner, se conserver à l’état concret, elle se prête mieux aux inégalités et au chômage du travail industriel que ne pourrait le faire la force motrice uniforme et continue d’une chute d’eau.

Cette dernière objection ne saurait s’appliquer aux machines les plus puissantes, qui d’ordinaire fournissent un travail régulier et continu. Tel serait, en particulier, le cas des appareils élévateurs qui serviraient à alimenter les canaux d’arrosage des hauts services. Mais, même pour le cas des moteurs industriels usités dans nos manufactures, qui ne fonctionnent pas d’une manière continue, rien ne serait plus facile que de répartir à volonté sur les diverses heures de la journée le travail hydraulique qui leur serait nécessaire, en disposant à cet effet des immenses biefs du grand canal maritime, qui pourraient fonctionner comme réservoirs régulateurs de la force motrice.

Avec sa largeur en gueule de 70 mètres et une longueur de 200 kilomètres environ, le canal dérivé du Rhône sur la rive droite, tel que je vais le décrire, représenterait, dans l’ensemble de ses biefs successifs, une superficie de 14 millions de mètres carrés. L’apport journalier d’un débit de 120 mètres cubes à la seconde, réparti sur cette vaste surface, ne correspondrait qu’à une lame d’eau de 0m, 70 d’épaisseur. Avec une variation de niveau moitié de ce chiffre, soit 0m, 35, on pourrait au besoin emmagasiner toute l’eau fournie pendant douze heures de nuit, pour en reporter la consommation sur douze heures de jour. Mais si l’on tient compte des prises d’eau d’irrigation, dont le débit restera toujours uniforme, et des moteurs à mouvement continu, tels que les machines élévatoires, qui absorberont plus des deux tiers de la force, on reconnaîtra qu’un dénivellement de 0m, 10 au plus, qui ne saurait avoir aucune influence sur le service de la navigation, sera largement suffisant pour parer à l’inégalité du travail des moteurs purement industriels, qui resteront libres de marcher à leur volonté et de reporter sur le jour la force qu’ils auront économisée pendant la nuit.

Quant à la différence physique qui parait exister entre la houille et la puissance mécanique d’une chute d’eau, elle est plus apparente que réelle. La chaleur, la lumière, l’électricité ne sont, en fait, que des manifestations différentes d’une même force motrice. Théoriquement, elles peuvent être transformées l’une dans l’autre. Pratiquement, le problème est déjà résolu pour l’électricité, qui, par l’intermédiaire de la machine Gramme, peut à volonté résulter d’une transformation de force motrice, ou se transformer en force motrice ou en lumière. La question est peut-être moins avancée pour l’identification industrielle de la force motrice et de la chaleur. Si la houille se transforme en force motrice, la force motrice ne pourra sans doute pas reproduire la houille elle-même, mais on pourra, quand on le voudra, la reconstituer en chaleur et même en combustible.

Par l’intermédiaire de l’électricité, on arrivera aisément, en effet, à décomposer l’eau en ses deux élémens, l’hydrogène et l’oxygène, dont l’utilisation distincte trouverait certainement dans les réactions chimiques de la métallurgie un emploi bien plus avantageux que ne peut l’être aujourd’hui celui de la houille.

Il n’y a donc de ma part aucune exagération à identifier tout au moins les deux sources d’action mécanique, à admettre que dans toute localité où l’on pourra aménager une chute de 5 mètres de hauteur sur un canal d’un débit de 120 mètres cubes à la seconde, on aura par le fait créé une valeur industrielle équivalente à celle de 160,000 tonnes de houille d’une valeur annuelle de 4 millions.

Quand on voit chez nous, et plus encore dans les pays de grande industrie, comme l’Angleterre, les villes industrielles et manufacturières se créer tout d’une pièce, au voisinage du puits d’extraction : d’un bassin houiller, dans des régions souvent désertes, inaccessibles, où tout manque, parfois jusqu’à l’emplacement plan, nécessaire à l’installation de l’usine, qui pourrait mettre en doute que de vastes quartiers industriels s’élèveront rapidement au voisinage de nos centres de population déjà existons, du jour où l’on aura la certitude de trouver sur place, en même temps que des voies de transport perfectionnées, telles que les chemins de fer et le canal maritime, une source de puissance hydraulique équivalente à la production d’un bassin houiller de puissance moyenne ?

Un jour viendra sans doute où, quelque grandes que soient mes prévisions du moment, les besoins industriels déliasseront les ressources de force motrice que je propose de leur affecter, où l’on pourrait peut-être regretter d’en avoir consacré la majeure partie à des usages agricoles. Dans ces circonstances, rien ne sera plus facile que d’augmenter cette force presque sans limite. Il suffira de relever d’un mètre en moyenne la hauteur des banquettes du canal et de porter la vitesse du courant de 0m, 38 à 0m, 40 pour en doubler à peu près le débit. En prenant au Rhône 100 mètres cubes de plus par seconde, on créera sur le canal un supplément de force motrice de 1,600 chevaux par mètre de chute qui, cette fois, pourra être réservé en entier aux besoins de l’industrie.


IV

Jusqu’ici je me suis tenu dans les généralités. Il est temps d’expliquer comment on pourrait faire l’application des principes que je viens d’exposer en vue de desservir plus spécialement les besoins agricoles du grand vignoble de la rive droite du Rhône, dans les départemens du Gard, de l’Hérault et partie de celui de l’Aude.

J’ai admis, je crois avoir démontré que la dérivation affectée à cet usage devrait se rattacher à un ensemble de canaux de grande navigation, qui, alimentés par les eaux du Rhône, permettraient aux navires de grand tonnage provenant des ports de la Méditerranée de remonter au cœur de notre pays. En principe, ce réseau de canaux peut être considéré comme devant se composer un jour d’un tronc commun qui, partant de Lyon et même probablement de plus haut, se diviserait en deux grandes branches, dont l’une, sur la rive gauche, déboucherait dans les ports de Marseille et peut-être de Toulon ; dont l’autre, desservant la rive droite, aboutirait nécessairement au port de Cette. Je ne m’occuperai pour le moment que de ce dernier tronçon, sur le tracé duquel je crois devoir donner quelques explications techniques sommaires, ayant moins pour but de préciser les détails du projet, que de faire voir que son exécution ne saurait entraîner aucune difficulté pratique devant laquelle l’industrie moderne doive reculer.

Le point d’arrivée, pour la voie navigable, est fixé : c’est le port de Cette. Quant au point de départ, de prise d’eau au Rhône, il devrait être déterminé tant par l’importance des besoins à desservir que par les dispositions locales du terrain. C’est après avoir étudié avec assez de soin la question à ces divers points de vue, qu’il me paraîtrait convenable de placer la prise d’eau sur la rive gauche, en tête du défilé de Donzère, où elle se confondrait à peu près avec celle du canal actuel de Pierrelatte, dont elle épouserait le tracé, avec une section très agrandie, jusqu’à son débouché, sur la grande plaine que dessert aujourd’hui ce canal sur une longueur de 30 kilomètres environ (entre Donzère et Mornas). C’est probablement vers l’origine de cette plaine que tôt ou tard devrait se souder le tronc principal du canal maritime venant de Lyon. C’est donc seulement à partir de ce point, — prenons que ce soit Pierrelatte même, — qu’il serait nécessaire de donner au canal toute son ampleur de section. La partie en amont, la prise proprement dite, ne devant, tant pour l’avenir que dans le présent, recevoir d’autre navigation que celle que pourrait lui fournir la flottille du Rhône, devrait avoir une section très réduite, avec une pente et une vitesse plus considérables, comportant l’établissement de ponts fixes pour les traversées de la route et du chemin de fer. C’est donc seulement près de Pierrelatte, à une altitude de 63 mètres environ, que commencerait le premier bief navigable qui se continuerait sensiblement à ce niveau jusqu’à l’extrémité de la plaine, près le village de Mondragon. En ce point se trouverait une première chute de 3 mètres précédant le second bief, qui, après avoir franchi le Rhône sur un aqueduc de 25 mètres de hauteur à peu près, couperait le col de Vénéjan, traverserait la Céze, près Bagnols, pénétrerait par une tranchée dans la grande dépression des marais de Pujaut et de Rochefort, qu’il suivrait à peu près à fleur de sol, à une cote moyenne de 60 mètres. Une tranchée d’une assez grande hauteur (80 mètres environ), mais très courte, ferait déboucher le canal dans la vallée du Gardon, près Domazan, où se trouverait une seconde chute de 5 mètres, à la suite de laquelle commencerait le troisième bief, qui, traversant le Gardon à une assez grande hauteur et coupant le faite de Sernhac sans trop forte tranchée, viendrait se terminer à Nîmes. La traversée de cette ville présenterait des difficultés très sérieuses si on voulait l’effectuer de niveau à une altitude qui ne saurait être inférieure à 50 mètres. Le viaduc du chemin de fer n’est en effet qu’à la cote 40. Pour se tenir 10 mètres plus haut, il faudrait contourner la ville vers le nord, ce qui ne pourrait se faire, à ciel ouvert surtout, sans d’énormes dépenses de sujétion. La solution la plus convenable me paraîtrait être d’établir le port et le quartier maritime au sud du chemin de fer, vers la cote 30 mètres. On y descendrait en venant de Rémoulins par cinq écluses de 5 mètres et l’on remonterait au-delà par quatre écluses, de manière à reprendre le niveau du quatrième bief, qui se continuerait jusqu’à Montpellier à une altitude moyenne de 50 mètres. Il est bien entendu que les écluses descendant et remontant dans le port de Nîmes ne seraient alimentées que par les eaux qui trouveraient leur emploi dans les rigoles d’irrigation inférieures à la cote 30 mètres. Le restant des eaux passerait d’un bief à l’autre par un canal à petite section et à grande pente, qui contournerait, au nord, la ville de Nîmes, partie à ciel ouvert, partie en souterrain.

De Nîmes à Montpellier, les difficultés seraient peu considérables. Le port de cette dernière ville serait placé dans la vallée du Verdanson, en amont de la ville. Une chute de 5 mètres abaisserait en ce point à 45 mètres l’altitude du quatrième bief, qui se continuerait jusque vers le point culminant de la plaine de la Gardiole, près les villages de Monbazin et Gigean.

En ce lieu, le canal maritime et le canal d’irrigation cesseraient d’être confondus. Tandis que le premier descendrait vers le port de Cette par une série d’écluses rachetant la différence de niveau de 45 mètres avec la moindre dépense d’eau possible, le canal d’irrigation, conservant encore un débit de 50 à 60 mètres, se continuerait en section réduite et forte pente, jusque sur les coteaux de la rive gauche de l’Hérault, qu’il atteindrait à une altitude de plus de 40 mètres, dominant de 25 mètres au moins les terres de la vallée. Cette chute de 25 mètres, appliquée à un volume de 40 mètres, donnerait une force brute de 13,000 chevaux suffisante pour relever de 80 mètres, soit à l’altitude de 120 mètres, les 10 mètres cubes restant. Refoulés à cette hauteur sur les points culminans des coteaux les plus rapprochés de Pézénas, ces 10 mètres cubes seraient répartis en diverses rigoles de distribution suivant les faites des nombreuses vallées qui découpent les hautes terres de l’arrondissement de Béziers ; la branche centrale se continuant jusqu’à la ville même, dont elle dominerait les quartiers les plus élevés.

Les 40 mètres cubes ayant servi à alimenter les machines élévatoires de Pézénas, repris à la côte 15 mètres, seraient reçus dans deux canaux à faible pente, aménagés pour desservir une petite navigation analogue à celle du canal du Midi. Le canal de gauche pourrait se continuer jusqu’à la rencontre du canal maritime de Cette après avoir, en chemin, fourni une partie de sa force motrice à la ville de Mèze. Le canal de droite, desservant les terres basses de l’arrondissement de Béziers, viendrait se souder dans cette ville au canal du Midi, pourrait même se continuer au-delà pour desservir les basses plaines comprises entre la vallée de l’Orb et de la roubine de Narbonne, à laquelle il pourrait rendre ses dernières eaux.

La longueur totale du canal de grande navigation, de Pierrelatte a Cette, serait de 200 kilomètres environ, non compris la prise supérieure et le prolongement entre Gigean et l’Hérault. Il serait téméraire de vouloir, sans études préalables, se rendre compte, même approximativement, des dépenses d’un semblable projet. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, sauf quelques tranchées d’une assez grande importance, dont la plus profonde serait celle de Domazan, qui n’aurait pas plus de 3 kilomètres de longueur, ce projet ne présenterait aucune difficulté sérieuse. On peut même dire que, toutes proportions gardées, il serait d’une exécution relativement beaucoup plus facile que ne peut l’être en général une entreprise de cette nature. On remarquera en effet que, sur presque tout son parcours, le tracé du canal se trouve fort éloigné du Rhône, à l’abri de tout danger pouvant provenir des crues.

S’il fallait absolument formuler un chiffre de dépenses, je crois qu’on pourrait avancer celui de 400 millions comme représentant un maximum qui ne sera pas certainement dépassé.

C’est une grosse somme, sans doute ; mais on remarquera que, du jour où les ressources mises à la portée de l’agriculture et de l’industrie auront été utilisées par elles, on pourra compter sur un produit direct d’une vingtaine de millions.


Irrigation ou submersion de 40,000 hectares de prairies ou de vignes à 50 francs 2.000.000 «
Irrigation spéciale de 400,000 hectares de vignes à 25 francs 10.000.000 «
25,000 chevaux de force motrice industrielle à 250 francs l’un 6.250.000 «
Eaux de luxe et d’agrément, produits divers 1.750.000 «
Total 20.000.000 «

Je ne parle que pour mémoire de la taxe de navigation, que l’état serait, en bonne règle, fondé à réclamer. Ainsi réduits, les revenus directs du canal n’en seraient pas moins un jour probablement assez élevés pour couvrir à peu près les frais d’intérêt du capital et de l’entretien annuel, ce que nulle autre entreprise d’irrigation ne saurait jamais réaliser à beaucoup près. Quant aux revenus indirects, à la plus-value agricole, industrielle et commerciale que l’on aurait créés, ils seraient incalculables.

Au point w vue agricole, les trois départemens les plus secs, les plus arides de France, approvisionnés d’eaux courantes ruisselant à toute hauteur, sur les coteaux aussi bien que dans les plaines, pouvant hardiment lutter contre le phylloxéra aussi bien que contre les excès de la sécheresse, rétablissant rapidement leur vignoble détruit, arriveraient non-seulement à lui rendre son ancienne production de 20 millions d’hectolitres, mais à la doubler peut-être. Les populations locales ne seraient pas seules à profiter de ce changement. Le pays tout entier n’y serait pas moins intéressé par les revenus d’impôt que l’état en retirerait et plus encore par le grand bien-être matériel qu’y gagnerait la masse des consommateurs, obligés aujourd’hui de se priver d’une boisson alimentaire de première nécessité, ou d’y suppléer par des breuvages frelatés.

Au point de vue industriel, nos grands centres houillère et métallurgiques du Gard, de l’Ardèche et de la Loire seraient directement desservis par une voie maritime, ou tout au moins rapprochés de 200 kilomètres du port de mer qui expédie leurs charbons et leurs fers et les approvisionne de minerais étrangers. Une force motrice de 20 à 30,000 chevaux, pouvant être aisément quintuplée, serait également mise à prix réduit à la disposition des industriels, qui ne tarderaient pas à savoir en tirer parti.

Au point de vue commercial enfin, deux de nos grandes villes, Montpellier et Nîmes, seraient directement reliées à la mer par une voie de navigation de premier ordre, pénétrant à 50 lieues dans l’intérieur des terres, en attendant le jour probablement prochain où elle pourrait se prolonger jusqu’à Lyon d’abord, et plus tard peut-être beaucoup plus loin.

De tels résultats, comme on le voit, ne transformeraient pas seulement une région cruellement frappée, entre toutes, par un désastre agricole, ils auraient leur contre-coup dans la France entière, dont ils augmenteraient la richesse et le bien-être matériels dans une proportion infiniment supérieure au sacrifice pécuniaire que l’entreprise pourrait exiger.


V

Les avantages que je viens d’énumérer suffiraient à justifier le canal de grande navigation de la rive droite du Rhône. Des considérations d’un ordre plus élevé viennent le recommander encore.

Les grands travaux publics sont une des nécessités de notre ordre social actuel. Ils s’imposent comme un moyen de stimuler et de régulariser le travail individuel, en même temps que de donner un but et un emploi aux capitaux Accumulés par l’épargne privée. Nul ne songe à contester le principe du programme économique qui a été formulé à ce sujet ; mais, ce qui n’est pas moins évident, c’est que l’état ne saurait indéfiniment assumer la charge du budget extraordinaire des travaux publics, si ces travaux ou la plupart n’avaient pas un but réellement utile, s’ils ne devaient, tout en contribuant à l’accroissement de la fortune publique, amener d’une manière directe ou indirecte un surcroît de ressources d’impôts devant équilibrer l’intérêt des emprunts successifs qu’ils nécessitent.

Ces conditions sont-elles remplies par les entreprises qui s’exécutent en ce moment ? Le doute est tout au moins permis pour le plus grand nombre, et l’on doit se demander quelle peut être l’utilité publique, quels seront les avantages généraux de tant de travaux de chemins de fer, de fragmens de canaux, d’ébauches de ports de mer, dont les chantiers disséminés dans tous les coins de notre territoire ont été déterminés par des influences électorales plus que par les vues d’ensemble d’un programme bien réfléchi.

On nous a dit que les travaux publics devaient avoir pour but de constituer notre outillage industriel ; mais, pour l’usine nationale comme pour l’usine privée, l’outillage industriel n’a rien de fixe et d’immuable ; il est essentiellement perfectible et changeant. L’industriel intelligent ne doit pas oublier cette loi du progrès. La prévoyance ne doit pas consister pour lui à réparer ses vieilles machines, à encombrer ses ateliers d’outils construits sur le même type, mais à se tenir au courant des progrès réalisés dans son industrie particulière, à les devancer, s’il le peut, en renouvelant de temps à autre son outillage, sans hésiter à mettre au rebut des engins surannés pour les remplacer par ceux qui, à moins de frais, pourront lui fournir un travail meilleur.

Ainsi devraient se faire les choses dans l’outillage national, considéré suivant la définition officielle comme comprenant surtout l’ensemble de nos voies et engins de transport. Les machines à vapeur, et plus encore les chemins de fer, ont amené des modifications tout aussi considérables dans le principe des voies de communication que les progrès de la science mécanique dans les procédés de telle ou telle industrie.

Les rivières canalisées, les canaux à point de partage, qui, il y a cinquante ans, constituaient pour nous la suprême expression du progrès économique, sont aujourd’hui aussi arriérés, aussi déplacés dans notre outillage national que pourrait l’être le rouet d’une fileuse du siècle dernier dans l’atelier d’un fabricant de Rouen ou de Roubaix. Avant d’établir à si grands frais de nouvelles voies de cette nature, ne devrait-on pas se demander ce que valent et rapportent celles qui existent déjà, quels sont les revenus directs ou indirects que peuvent donner de nos jours nos canaux de jonction du Centre, de la Bourgogne ou de la Bretagne, quels services réels rendent nos rivières canalisées à si grands frais, qu’elles s’appellent Garonne, Lot ou Rhône ? A cet égard, la réponse ne saurait être douteuse. Aucune de ces entreprises ne suffit à couvrir ses frais d’entretien. Celles qu’on leur adjoindrait sur le même type n’auront pas de meilleur résultat. Nous savons que les champions de la navigation du Rhône avouent devant le sénat qu’ils n’avaient d’autre but que de peser sur les tarifs du chemin de fer, sans avoir la prétention de les remplacer en rien.

De même que le manufacturier doit savoir de temps à autre mettre au rebut, vendre au vieux fer ses engins démodés, de même nous devrions savoir, sinon abandonner nos canaux et nos rivières canalisées, tout au moins ne les compter qu’à leur valeur réelle dans notre bilan et, par-dessus tout, nous abstenir d’en augmenter le nombre.

Mais il est un autre abus contre lequel il est indispensable de se prononcer : l’exagération dans l’emploi des outils réputés les meilleurs. Le chemin de fer a détrôné les voies de navigation intérieure. Il ne s’ensuit nullement qu’on doive le prodiguer lui-même sans mesure dans tant de directions, déjà desservies par des lignes existantes, ou dans des régions qui, par leur stérilité et leur défaut de ressources naturelles, ne pourront jamais fournir un élément de trafic suffisant pour couvrir tout au moins les frais d’entretien et d’exploitation.

La même observation pourrait s’appliquer aux ports de mer dans lesquels viennent déboucher nos voies ferrées. Dans l’ancien état de choses, les transports par terre étant coûteux, chaque région intérieure tenait à avoir au plus près son petit port d’approvisionnement. De là l’existence d’un grand nombre de ports de mer dont beaucoup n’ont plus leur raison d’être et devraient être délaissés, tandis qu’on accumulerait au contraire sur quelques autres tous les perfectionnemens d’installation et d’outillage que l’industrie pourrait réclamer. Agir autrement, vouloir se raidir contre les faits, protéger également tous nos établissemens maritimes, les multiplier même au besoin, serait imiter une manufacturier qui, après avoir élevé une grande et belle usine, bien installée et bien outillée, voudrait à toute force conserver ses anciens locaux et les entretenir à grands frais lorsqu’ils ne pourraient plus lui être d’aucune utilité.

Il ne suffit donc pas de poser en principe la nécessité des travaux publics. Il faut savoir arrêter le programme de ceux qui peuvent réellement rendre des services utiles, accroître la fortune publique ; et, encore une fois, ceux qui s’exécutent sont loin d’avoir tous ce caractère.

La routine est toute-puissante dans ce monde, où bien des gens sont comme les chevaux du cirque. Rétifs aux premiers exercices, une fois l’habitude prise de tourner dans un cercle, ils n’en savent plus sortir. Il n’a fallu rien moins qu’une garantie de l’état pour décider, il y a quarante ans, quelques hommes audacieux à entreprendre le chemin de fer de Paris à Orléans et aujourd’hui on prodigue les milliards pour multiplier des railways aux trois quarts inutiles. En revanche, on hésite à risquer 25 millions pour conquérir une province à l’agriculture, et dans moins de cinquante ans peut-être les torrens artificiels seront employés à démolir les Alpes d’outre en outre.

En attendant, plutôt que de construire à si grands frais tant d’œuvres stériles, mieux vaudrait encore, comme faisaient nos pères, à défaut de l’utilité pratique, consacrer nos efforts à l’utilité artistique ou morale. Mais, à cet égard, la difficulté ne serait peut-être pas moindre. Les chefs-d’œuvre de l’art ne s’improvisent pas par un vote parlementaire. Chaque époque porte ses fruits. La nôtre ne peut songer à sculpter des arcs de triomphe, et dans l’idée qui préside à la construction des écoles laïques elle retrouverait difficilement l’inspiration qui a enfanté les cathédrales.

Force nous est de rester de notre temps, plus apte à produire des maçons que des artistes. A défaut de grandes et belles choses, si nous devons nous contenter de choses utiles, tâchons du moins qu’elles aient pour effet de contribuer au développement du bien-être matériel des masses, cette unique religion du moment.

J’ai pour ma part longuement réfléchi à la solution de ce problème économique. J’avais pensé que, en dehors de cette trop exclusive préoccupation d’améliorer nos voies de transport, il était peut-être d’autres moyens de dépenser fructueusement notre activité sociale et nos économies pécuniaires ; qu’on pourrait leur trouver un utile emploi dans l’augmentation de notre territoire agricole et de notre domaine commercial, tant au dedans qu’au dehors ; d’une part, la fertilisation des Landes, substituant à des sables stériles une riche province plus vaste et plus fertile que ne l’était l’Egypte des pharaons au temps de sa splendeur ; d’autre part, le chemin de fer Transsaharien, cette voie stratégique du commerce et de l’industrie, ouvrant tout un monde à notre expansion civilisatrice si brusquement refoulée sur elle-même.

Peut-être sont-ce là des utopies dont il faudra ajourner la réalisation au siècle prochain. A la rigueur, nous pouvons attendre pour les Landes. Il ne s’agit là que de quelques milliards de valeur agricole à créer sur un sol qui ne peut nous échapper. Nos enfans les retrouveront à défaut de nous ; mais retrouveront-ils l’héritage colonial que nous leur aurons fait perdre au dehors ? La question qui s’est posée au siècle dernier, de savoir si l’Inde serait anglaise ou française, se reproduit à l’heure actuelle pour le continent africain. Ce n’est point nos enfans, c’est nous qui devrons la résoudre ; sera-ce une fois encore contre nous ? et, si, plutôt que de signer une abdication volontaire, nous nons résolvons à quelque suprême effort pour attester notre virilité, est-il donc bien difficile de comprendre que ce n’est point à l’extrémité, mais au cœur, qu’il faut viser ? que ce n’est point par l’échange de quelques notes diplomatiques concernant la neutralité du canal de Suez, ou la garantie de la dette égyptienne, mais par une prompte occupation du Soudan que nous devrions affirmer en droit et plus encore assurer, en fait, notre prédominance sur ce vaste empire colonial.

Mais ce n’est pas ici le moment d’insister sur une question de si poignante actualité. Au risque de retomber dans le domaine de l’utopie, revenons à un sujet moins triste. Étant admis que l’amélioration des voies de transport doit, jusqu’à nouvel ordre, constituer à elle seule tout notre programme de travaux, ne pouvons-nous tout au moins nous demander si, en restant dans les limites de ce cadre étroit, il n’y aurait peut-être pas mieux à faire que de construire indéfiniment des chemins de fer sans voyageurs et des canaux sans marchandises ? Deux modes de transport nous paraissent lutter d’avantages économiques : sur terre, la voie de fer ; sur mer, le bateau à vapeur, pouvant parfois se faire concurrence, se disputer telle ou telle partie du trafic. Pendant que l’ouverture de l’isthme de Suez abrégeait de plus de moitié la voie des marchandises sur l’Inde et l’extrême Orient, la voie des voyageurs, empruntant de plus en plus la ligne de terre, soudait son point de rattachement, hier à Marseille, aujourd’hui à Brindisi, demain à Salonique, en attendant le jour où une voie ferrée continue unira Londres à l’Indus, bien longtemps peut-être avant qu’une voie trois ou quatre fois plus courte ait rattaché Alger au Niger.

Cette concurrence que nous voyons s’établir entre les deux voies de terre et de mer pour les communications lointaines, ne pourrions-nous pas là réaliser pour des relations plus rapprochées ? Si nous ne pouvons prolonger la voie de fer sur les océans ou la terre nous échappa, ne pourrions-nous pas faire remonter la voie maritime jusque dans le cœur de nos continens rendus accessibles aux navires du plus fort tonnage ? Il ne s’agirait pas encore de réaliser à la surface de notre planète le programme que, au dire de certains astronomes, les habitans de Mars auraient appliqué à la leur, en coupant d’outre en outre ses continens de prétendus canaux rectilignes de plusieurs centaines de kilomètres de largeur, qui ne sont peut-être que des vallées régularisées et fertilisées par des alluvions artificielles. Nos prétentions seront sans doute toujours plus modestes ; mais, en nous bornant à utiliser les ressources hydrauliques que nous offrent les grands fleuves alimentés par les massifs des Alpes, ne pourrait-on pas songer un jour à traverser l’Europe dans les deux sens par deux grandes voies maritimes qui uniraient la Mer du Nord à la Mer-Noire, la Baltique à la Méditerranée ? En jetant un coup d’œil sur la carte d’Europe, on reconnaît que ce rêve n’a rien d’absolument irréalisable ; car de profondes coupures, de grands affaissemens jalonnent le tracé de ces canaux, et le Rhin aux allures indécises à la sortie des montagnes, penchant vers le Danube par le lac de Constance, vers le Rhône par la trouée de Belfort, paraîtrait indiqué pour alimenter leurs biefs de jonction.

L’heure présente est sans doute mal choisie pour présenter, même comme une éventualité des plus lointaines, la réalisation d’une entreprise en somme moins colossale que ne l’était à nos yeux celle du réseau actuel de nos chemins de fer, il y a à peine un demi-siècle. Ce sont moins les difficultés matérielles que les divisions politiques qui longtemps encore empêcheront d’y songer. Mais un jour viendra, il faut l’espérer, où, de manière ou d’autre, par la force matérielle ou par la persuasion morale, se réalisera enfin cette autre utopie qu’un de nos plus grands rois caressait déjà il y a près de trois siècles. Après avoir répudié tant de glorieuses traditions de notre passé, puissions-nous du moins conserver pieusement l’héritage de la dernière pensée d’Henri IV, qui devrait être notre programme politique, ce que la doctrine de Monroë est pour les Américains, le testament de Pierre le Grand pour les Russes. Comme un heureux présage du rôle important que nous aurons à jouer dans ce groupement futur, si ardemment désiré, de tous les peuples de l’Europe en une seule famille, ne craignons pas d’entreprendre ce premier tronçon du canal du Rhône. Qu’il soit pour nous comme un spécimen d’expérience devant déterminer les conditions pratiques dans lesquelles l’œuvre que nous aurons ébauchée pourra être un jour complétée par la grande république chrétienne.


A. DUPONCHEL.


  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1882, le Bassin de la Méditerranée.
  2. Quelques chiffres feront mieux ressortir cette influence climatologique ; je les emprunterai aux observations météorologiques faites en 1881, en deux points du département de l’Hérault : d’une part, Montpellier a une altitude de- 30 mètres, au voisinage de la Méditerranée ; de l’autre, Fraisse a une altitude de 930 mètres, près des sources de l’Agout sur le versant de l’Océan.
    A Montpellier, on a constaté les tranches d’eau pluviale et d’évaporation à l’air libre ci-après, pendant les quatre périodes trimestrielles, répondant aux saisons.
    Hiver Printemps Eté Automne Année
    Eau pluviale 0m, 29 0m, 15 0m, 04 0m, 12 0m, 60
    Évaporation 0m, 29 0m, 37 0m, 82 0m, 47 1m, 95


    A Fraisse, on a observé respectivement :

    Hiver Printemps Eté Automne Année
    Eau pluviale 0m, 82 0m, 44 0m, 11 0m, 10 1m, 46
    Évaporation 0m, 07 0m, 18 0m, 29 0m, 44 0m, 98


    A Montpellier, l’évaporation, triple en somme de l’eau pluviale, l’a équilibrée en hiver, lui a été très supérieure pendant les neuf autres mois, vingt fois plus forte en été. A Fraisse, au contraire, l’évaporation de moitié plus faible que l’eau pluviale pour l’ensemble de l’année, lui a été très inférieure pendant les six mois d’hiver et de printemps, mais l’a cependant dépassée pendant le reste de l’année. La première localité peut être considérée comme un type de pays très sec, la seconde, de pays relativement humide, mais surtout très pluvieux.

  3. Les chiffres donnés dans la note précédente ne s’appliquent qu’à l’évaporation mesurée dans un bassin couvert, à l’abri de la pluie et par suite de la radiation solaire directe, qui doit augmenter très notablement l’évaporation, entièrement à l’air libre, en plein champ.