Les Cadets du Brabant/Texte entier

J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 9-230).


I


Ce soir-là, Joseph Kaekebroeck rentra de fort mauvaise humeur.

— Alors, dit-il avec impatience, ce dîner, c’est sans doute pour demain ?

Tout de suite il s’irrita. Pourquoi la table n’était-elle pas encore couverte ? On ne pourrait donc jamais manger à l’heure dans cette maison ? Ah ça, qu’est-ce donc qu’elle faisait cette maudite Jeannette ? On dinait tous les jours un peu plus tard. On finirait bien sûr par ne plus dîner du tout !

Il allait, il allait, lancé sans frein sur la pente des exagérations, tandis qu’Adolphine le considérait tristement, étonnée de ce flux de paroles véhémentes :

— Mais, cher, regarde, il n’est pas sept heures…

En effet, il était sept heures moins deux minutes.

Il s’emporta :

— Ah ! les femmes vous feraient damner avec leurs raisons ! Il n’est pas sept heures ! Tiens, c’est stupide ! Je dis que la nappe devrait être sur la table ! Écoute, cette fille commence à me donner furieusement sur les nerfs. Elle est d’une lenteur ! Mais gare, je vais une fois m’en mêler.

— Eh bien, fit la jeune femme avec résolution, je ne demande pas mieux. Va lui dire, va lui dire ! Moi, j’ai beau être derrière, c’est comme si je chantais !

Joseph se laissa tomber dans un fauteuil et fauchant le Soir qui trainait sur la table, il déplia rageusement le journal. Mais, il le rejeta aussitôt en voyant Adolphine ouvrir le buffet et se disposer à mettre elle-même le couvert.

— C’est tous les jours la même chose ! dit-il les dents serrées. C’est cela, fais la besogne de la fille à présent, Jeannette se tournera les pouces. Hé, elle aurait bien tort de se gêner puisque Madame fait tout ! Mais, j’en ai assez. Sonne, je te prie, je veux qu’elle monte !

— Mais, hasarda timidement la jeune femme, je crois qu’elle est juste en train avec la mayonnaise…

— Je me fiche de la mayonnaise ! s’écria Joseph dont l’exaspération grandissait. Je veux qu’elle monte et elle montera où je ne m’appelle plus Joseph Kaekebroeck. Il faut que ça finisse. Je vais un peu lui parler moi !

En même temps, il se redressa d’un bond et, saisissant la poire électrique qui pendait au lustre, il sonna interminablement.

— Voyons, Joseph, suppliait Adolphine bouleversée, cette pauvre fille ne va pas savoir ce que ça veut dire. Elle est déjà si vite toute perdue !

— Ça m’est égal, je vais lui parler.

— Aujourd’hui, je comprends qu’elle est un peu en retard. On a lavé les effets des enfants ; alors comme de juste, il y a un peu de déroute en bas…

— Ça m’est égal, je vais lui parler.

Et il appuya de nouveau frénétiquement sur le bouton électrique.

Mais Jeannette ne venait pas. Les mains dans ses poches, Joseph, au comble de la colère, se mit à arpenter le salon et la salle à manger :

— Non, c’est trop fort ! Tu vois comme elle se dépêche ! Ma parole, elle se moque de nous. Mais ça va finir, tu vas voir…

Il allait sonner encore quand Adolphine l’arrêta :

— La voilà, elle monte, elle monte ! Mais je t’en prie, cher, ne crie pas trop sur elle… Jeannette est qu’à même si brave, si bonne pour les petits !

Des pas précipités se faisaient entendre dans l’escalier de l’office, et soudain, Joseph parut apaisé comme par enchantement :

— Hé, c’est vrai, dit-il, j’oubliais d’aller me laver les mains !

Et il s’enfuit comme le vent.

Adolphine avait poussé la haute chaise d’Alberke contre la table :

— Allons, mon Toto, dit-elle en nouant les cordons de sa bavette, sage sais-tu, et tâche de manger ta soupe comme un prope garçon…

Mais Toto, très mal disposé, rechigna et repoussa son assiette avec tant de brusquerie que le potage faillit déborder sur la nappe. À cet acte d’insubordination, Joseph fit un regard si terrible que le môme en tressauta sur sa chaise comme s’il eût été atteint par un projectile. En même temps, sans mot dire, d’un index impératif, tout chargé de la fascination d’un dompteur, le jeune père obligea le mutin à ramener son assiette devant lui :

— Prends bien garde, dit il enfin dans une détente, ou tu voles à la cuisine !

C’était probablement le secret désir d’Alberke pour qui les repas pris en famille étaient un véritable supplice. Combien il se plaisait davantage dans la riante cuisine auprès de sa petite sœur Hélène ! Là, que d’aimables passe-temps, que de casseroles à lécher ! Là, nulle contrainte ; il commandait en maître, plein de caprices aussitôt satisfaits. Mais il lui était désagréable d’y « voler » selon la menace de son père ; il préférait disparaître doucement, sans éclat, étant poltron de son naturel et fort ennemi des gifles. Donc, il commença de manger sa soupe et fit bien.

Cette première scène ne présageait rien de bon. Adolphine qui observait craintivement son mari, se désolait de le voir si nerveux. Elle entreprit alors de le calmer en affectant de ne pas faire attention à sa mauvaise humeur ; grosse imprudence, car rien n’irrite une mauvaise humeur comme de n’être point remarquée.

— Thérèse est venue cet après-midi, dit-elle avec le désir de commencer une histoire intéressante.

Mais Joseph l’interrompit brusquement :

— Ce potage est détestable. Ah ça, qu’est-ce qu’elle flanque maintenant dans les soupes, celle-là ! C’est bon à mettre dans ses bottes !

Cette injuste critique émut la ménagère qui se rebiffa légèrement :

— Voyons, mon ami, comment peux-tu dire des choses pareilles ? Cette soupe n’est pas mauvaise. C’est du cerfeuil avec…

Il haussa les épaules :

— Les femmes n’ont décidément ni goût ni dégoût, fit-il d’un ton bourru. Hé, avale toute la soupière si le cœur t’en dit !

Aussitôt, le subtil Alberke laissa tomber sa cuiller :

— Moi aussi, dit-il en faisant une grimace pour flatter son père, moi aussi j’aime pas cette toupe…

— Vas-tu te taire sacré moutard ! s’écria Joseph avec fureur ; est-ce qu’on te demande ton avis ? Je ne sais ce qui me retient…

Et il fit un geste violent que la jeune femme réprima d’une supplication :

— Voyons cher, il est encore si petit !

Mais Léontine avait emporté le potage litigieux et déposait au milieu de la table un superbe aiglefin fumant.

C’était le poisson favori de Joseph, celui dont il célébrait souvent la saveur exquise et qui symbolisait à ses yeux la confortabilité familiale des bons repas d’hiver. Adolphine augurait beaucoup de ce plat pour rasséréner son mari ; elle fut malheureusement déçue. Tout de suite Joseph fronça les sourcils, trouva que le poisson n’avait pas le goût habituel, qu’il ne se détachait pas en écailles. Au fait, rien d’étonnant, il manquait de fraîcheur.

De tous les reproches que l’on peut adresser à une femme de ménage, celui de s’être laissée duper par une marchande de marée, est peut-être le plus grave et le plus maladroit. C’est un affront sanglant qu’elle ne saurait pardonner. Certes, il ne faut pas être de sang-froid pour oser proférer devant elle semblable injure ; il est en tous cas préférable et bien moins aventureux, comme dit le sage, d’aller chatouiller la queue des lionnes au fond de leur repaire !

Son aiglefin manquait de fraîcheur ! Adolphine bondit sous l’outrage. Et pâle d’émotion d’abord et pourpre de colère ensuite :

— C’est trop fort, c’est trop fort ! s’écria-t-elle. Mais il vivait encore presque quand je l’ai acheté ce matin avec Maman ! Mme De Mestmaecker ne m’a jamais trompée avec son poisson ! Eh bien, maintenant je ne fais plus jamais le marché ! Tu n’as qu’à y aller toi-même. On verra alors ce que tu rapporteras !

Elle poursuivit avec une véhémence progressive, tandis que Joseph demeurait ironique et bougon, le nez dans son assiette. Puis s’attendrissant tout à coup, elle éclata en pleurs :

— C’est vrai, c’est vrai, dit-elle en hoquetant, je ne sais pas ce que tu as depuis quelques jours. Plus rien n’est bon. Tout est mauvais. Les enfants t’agacent… On ne sait plus faire ton goût. Et pourtant, moi je m’échine à tout faire pour un bien !

En voyant le désespoir de sa mère, Alberke était descendu de sa chaise et, cramponné au bras d’Adolphine, il essayait gentiment de la consoler.

Dans l’ivresse de son chagrin, la jeune femme saisit son fils et le pressa contre sa poitrine en redoublant de sanglots.

D’ordinaire ces lamentations émouvaient beaucoup Joseph, mais il prenait bien soin d’en rien faire paraître. Au contraire, on eût dit alors qu’il se plaisait à redoubler de sarcasme par une sorte de volupté de se faire souffrir soi-même, de se punir, de se désespérer en causant le chagrin de celle qu’il aimait par-dessus tout. Toutefois son âme n’était pas au raffinement aujourd’hui. Il se sentait trop injuste et fut tout de suite attendri. Devant ce groupe éploré, ses yeux s’humectèrent malgré lui. Brusquement, il courut à sa femme et l’étreignant dans ses bras :

— Allons, allons, grosse bête, calme-toi ! c’est tout, c’est tout ! Oui, je suis méchant. Mais tu sais bien que je t’aime ! Pardonne-moi, je te jure que je ne le ferai plus. Je mentais tantôt. Je mentais, parce que j’étais de mauvaise humeur. Eh bien je le dirai : je n’ai jamais mangé de meilleur aiglefin ! Na, es-tu contente ?

La jeune femme essuya ses beaux yeux et sourit tristement.

— Oeie oui, tu dis ça maintenant !

— Je t’assure que c’est vrai. Tiens, donne m’en encore un peu…

L’orage était apaisé. Mais Adolphine demeurait inquiète :

— Est-ce que tu as mal quelque part ? dit-elle avec ingénuité. À ta place, moi je ferais tout de même venir M. Buysse. Voyons, pourquoi est-ce que tu es toujours de si mauvaise humeur depuis quelque temps ?

Le front de Kaekebroeck se rembrunit :

— Pourquoi je suis de mauvaise humeur ? Ma foi, tu m’en demandes beaucoup trop… Est-ce que je sais ? Mais, sois tranquille, ça se passera.

Hé oui, qu’est-ce donc qu’il avait cet excellent Joseph Kaekebroeck, lui toujours si sociable, si gracieux à tous, si rond, si paterne même jusque dans ses involontaires brusqueries ?

Il s’ennuyait tout bonnement et pour la première fois de sa vie. Libre, indépendant, au-dessus de la politique, du négoce et de tous les embarras où les autres demeurent asservis jusqu’à la fin de leurs jours, il ne sentait plus son bonheur et commençait à trouver l’existence assez grise. Les joies de la famille, la belle pratique des vertus domestiques ne lui suffisaient plus. Il y avait du trop plein dans son cœur, dont il ne savait que faire et qui se résorbait en mélancolie. « De quelle sorte ai-je vécu jusqu’à ce jour ? s’interrogeait-il parfois avec anxiété. Qui me donnait autrefois cette insouciance imperturbable, ces heures si bien occupées et facilement dépensées dans une vie de plénitude confortable, une vie de rentes belges, laquelle m’autorisait pourtant à toutes les flânes ? En ai-je assez désormais d’être un bon « brusseleer » ? Le vieux snob se réveille-t-il en moi en dépit de mon nom ? Vais-je retourner aux livres, à la peinture, à la musique, à toutes ces habitudes choisies de ma jeunesse ? En vérité, il me surprend un peu de ne m’être pas ennuyé plus vite. »

Il s’étonnait naïvement dans la modestie de son cœur.

Non, il ne s’était jamais ennuyé jadis quand il trouvait sans cesse à exercer la grande générosité de sa nature toujours en train de bons offices et d’amitié. Il oubliait ses bienfaits. Mosselman ne lui devait-il pas une part de son bonheur ? N’était-ce pas Joseph, le soir du bal de la grande Harmonie, qui avait emporté le consentement du père Verhoegen, lorsque par un sentiment d’abnégation sublime, il avait cédé sa place à Ferdinand dans le fameux quadrille de princes ?

Et le mariage de Pauline ? C’était bien son œuvre. Comme il s’y était employé à cœur perdu, défiant les obstacles sans cesse renouvelés, ranimant les courages sur le point de faillir, espérant aux heures les plus sombres, résolu à vaincre de haute lutte, à triompher de tout, même de l’implacable vanité d’un Platbrood !

Mais voilà que les temps étaient changés. L’ère des difficultés était close. Les jalouses Errynies ne poursuivaient plus personne. Aujourd’hui, tout le monde vivait heureux autour de lui. Il n’y avait plus de prétexte à ourdir de jolies intrigues et à les mener à bien. Ah, si encore le mariage de son beau-frère Émile — Platbrood l’Africain — avec Mlle Emma de Myttenaere avait paru subir quelques traverses ou exiger tout au moins l’entremise d’un habile diplomate !

Mais non, jamais accordailles ne s’étaient conclues sous des auspices aussi favorables. Il n’était personne dans les familles des futurs qui n’approuvât une union si convenable, si parfaite à tous égards. Nul point noir à l’horizon : les fiancés s’avançaient en souriant vers la date charmante où le prêtre devait consacrer leur foi au pied du maître-autel.

Bref, Joseph Kaekebroeck était sombre parce qu’il n’avait plus d’amants malheureux à défendre et à conduire au bonheur. Il se tourmentait de ne plus pouvoir se dévouer à quelqu’un ou à quelque chose. Car c’était une âme de précieuse fabrique qui aimait à se créer de nobles devoirs.

Cependant, la côte de bœuf qui suivait l’aiglefin avait recueilli les meilleurs éloges. Joseph s’extasia sur la béarnaise de Jeannette. C’était quelque chose comme un poème déliquescent, assurait-il ; Henri IV s’en fut donné à lèche-doigts.

Adolphine souriait à ces boutades :

— Oui, moque-toi à présent…

Mais elle était enchantée : son visage avait retrouvé ses gaies couleurs comme une fraîche rose après une pluie de mai.

Il n’y avait qu’Alberke qui maugréât, en son par dedans bien entendu, contre ces dithyrambes culinaires. Outre qu’ils lui semblaient excessifs, ils faisaient traîner le repas et retardaient le dessert, à quoi le gamin aspirait de toute la force de sa gourmandise. Au surplus, il brûlait d’obtenir congé pour descendre à la cuisine où l’attendait sa petite sœur.

Adolphine comprit l’impatience qu’il contenait prudemment et héroïquement dans son âme de gosse. Avec ses beaux yeux elle intercéda tacitement pour lui et, sur un signe de Joseph, elle le délivra.

— Va, mon Toto, dit-elle. Jeannette te donnera de la crème. Va jouer dînette avec Hélène !

Aussitôt, Alberke coula de sa haute chaise, et courut chez son père afin qu’il dénouât les rubans de sa bavette. Mais il était si pressé et tirait si fort par le cou que Joseph dénoua tout de travers.

— Attends donc, sacrebleu ! Allons bon, un nœud à présent !

Joseph tripota un moment, mais ses gros doigts ne faisaient rien qui vaille. Il s’impatienta :

— Zut ! dit-il, en repoussant le petit garçon, c’est de ta faute… Va chez mère. Moi, je ne sais pas défaire ça !

Une fois libéré, l’enfant s’élança sur la porte qu’il ouvrit en se hissant sur les pointes et disparut comme un écureuil.

— Pauvre petit, s’apitoya gentiment la jeune femme, ça l’ennuie de rester si longtemps tranquille !

Mais Joseph, nullement attendri, changea aussitôt de conversation :

— À propos, est-ce que Ferdinand vient ce soir ?

— Non, il ne sait pas venir, répondit Adolphine. Je voulais justement dire tout à l’heure que Thérèse m’avait fait visite cet après-midi. Non, Ferdinand doit aller à sa société à huit heures, pour la répétition du festival de la Pentecôte…

À ces mots, Joseph parut violemment dépité :

— Tiens, grommela-t-il avec un regain d’humeur, il est idiot celui-là avec sa « Cécilienne » ! Il ne s’occupe plus que de ça !

— Mais non, hasarda doucement Adolphine, c’est seulement le soir qu’il est pris. Et puis, ça lui fait une distraction…

— Tais-toi donc, je sais bien ce que c’est, n’est-ce pas ! Ça lui prend un temps énorme. Ah ! j’ai eu fameusement raison de ne pas me fourrer dans cette histoire-là !

Adolphine se disposait à répliquer ; mais elle hésita et crut devoir se recueillir un moment. Soudain, redressant la tête, elle se décida :

— Écoute, dit-elle en souriant, est-ce que je peux une fois dire ce que je pense ? Eh bien, moi je crois que Ferdinand a bien fait…

Et, à la vive surprise de son mari qui ne lui connaissait pas cet enchaînement dans le discours, elle développa ses raisons. Il ne fallait pas croire que Mosselman fût content tous les jours. Certes, il était heureux avec Thérèse, mais d’une manière trop calme, trop uniforme. Les affaires de la corderie ne lui prenaient qu’une partie de la journée ; au surplus, Jérôme, le vieux commis, était là pour le décharger de la grosse besogne. Ferdinand avait donc du temps de reste qu’il ne savait parfois comment dépenser. Les soirées surtout lui semblaient longues, et Thérèse s’affligeait de le voir dissimuler de profonds bâillements. Or, voilà qu’après de vives instances, il venait d’accepter les fonctions de président de « La Cécilienne », une petite harmonie de jeunes artisans qui menaçait de se disloquer à la suite du décès de son fondateur, le digne M. Van de Putte. Et tout de suite Mosselman avait repris son entrain d’autrefois.

Décidément, sa société l’amusait beaucoup. Très bon musicien lui-même, il participait aux répétitions qui avaient lieu trois fois par semaine au second étage du Lion Rouge. Souvent, il doublait le chef de musique Van Camp, quand ce dernier était empêché. Déjà il avait la tête remplie de valses et de pas redoublés qu’il se jouait au piano ; et son ambition grandissant chaque jour, il rêvait maintenant d’un orchestre plus considérable qui ferait parler de lui dans les concours. Bref, il était si occupé qu’il n’avait plus le temps d’être de mauvaise humeur…

Adolphine débitait tout cela d’une haleine, tandis que Joseph la considérait avec une stupéfaction souriante. Soudain, elle fit une pause et, baissant la voix, elle reprit doucement d’un ton empreint de mélancolie :

— Eh bien, Joseph, moi je sais ce que tu as. Tu t’ennuies… Oh ! ne dis pas non ! C’est peut-être ma faute… Je ne suis pas assez bien instruite et tu n’as pas beaucoup de plaisir avec moi…

— Voyons, chère, interrompit le jeune homme tout ému de cette tendre humilité, ne dis pas de bêtises !

— Non, non, persista la jeune femme, je ne sais pas te procurer des distractions. Tu t’ennuies d’être toujours à la maison avec moi et les enfants… Eh bien, il faut faire comme Mosselman. Toi aussi, tu connais la musique. Je me rappelle que tu jouais si bien le piano quand on n’était pas encore marié ensemble… Alors, pourquoi est-ce que tu ne veux pas t’occuper de la société du vieux Flip ? Il te l’a déjà tant de fois demandé ! Il serait si heureux…

— Tu n’y songes pas ! s’exclama Kaekebroeck. Non, mais me vois-tu en président d’harmonie ! Et d’abord, je serais incapable de remplir de pareilles fonctions. Je ne m’y connais pas de tout dans ces machines-là. Je ne rendrais aucun service.

— Tu dis ça, mais moi je suis sûre que si tu voulais, la société deviendrait une grande société qui remporterait un jour tous les prix !

Elle s’obstinait. Toutefois, elle savait bien qu’elle ne le prendrait pas par la vanité ou la gloriole. Aussi, changeant de tactique :

— Écoute, dit-elle gravement, le vieux Flip a été si bon pour toi quand tu étais petit ! Tu m’as tant raconté des jolies histoires sur son compte ! N’est-ce pas lui qui t’a appris tes notes quand il travaillait dans la maison de ton père ? Il t’aimait la même chose que si tu étais son fils. Eh bien, il est si triste aujourd’hui… Sa petite société pour laquelle il a fait tant de sacrifices devient chaque jour moins nombreuse. On dit comme ça qu’il est trop vieux et ça fait que les musiciens s’en vont, l’un avant et l’autre après, pour s’engager ailleurs, à la société de Mosselman par exemple. Ils ne sont plus qu’à trente-sept. Ça est bien peu. Moi, ça me fait de la peine. À ta place, il me semble que je tâcherais d’aider ces braves gens pour rendre service au vieux Flip et puis pour le plaisir de leur apprendre des beaux morceaux comme ceux que tu jouais autrefois…

Elle s’arrêta légèrement essoufflée, épiant sur le visage de son mari l’effet de sa naïve plaidoirie.

Joseph était devenu songeur.

— Hé, sapristi, dit-il brusquement, pourquoi cet animal de Philippe ne m’a-t-il pas conté tout cela !

Il était ébranlé. Une joie brilla dans les grands yeux d’Adolphine :

— Oh, reprit-elle, tu sais bien qu’il est toujours si gêné avec toi. Il me le disait encore hier : « Monsieur Joseph n’est-ce pas, et bien ça est plus fort que moi, c’est comme si je parlerais à un ministre !

— Il est fou, ma parole ! Voyons, qu’est-ce qu’il faut faire ? Je me rappelle à présent : il m’a vaguement entretenu de ses ennuis l’autre jour. Mais, du diable si j’y ai compris quelque chose ! Il s’exprime avec tant de difficulté… Qu’en penses-tu, si je lui envoyais une petite somme d’argent ?

— Oeie non, s’exclama Adolphine, ne fais pas ça ! Il serait si fâché !

En ce moment, on entendit le bruit d’une lettre qui tombait dans la boîte du vestibule.

— Encore une sale circulaire, grogna Kaekebroeck, on ne reçoit plus que ça !

Mais non, c’était une grande lettre jaune que Léontine apportait sur son plateau en même temps que le café.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria gaîment Joseph. Un pli officiel !

Il déchira l’enveloppe et déplia une double feuille de papier grand format qu’il se mit à lire avec curiosité.

— Hé, dit-il en s’interrompant aussitôt, on pouvait bien en parler ! C’est de mon vieux Luppe. Il m’explique ses déboires…

Il y en avait quatre pages. Le bonhomme était compendieux. Tout en lisant, Joseph souriait très amusé ; puis sa figure devint grave et voilà que tout à coup, comme il arrivait à la fin de l’épitre, ses yeux se mouillèrent :

— Tiens, dit-il en tendant la lettre à sa femme, lis moi ça. C’est stupide… Mais rien de plus cocasse et de plus attendrissant à la fois. Ah mon pauvre Philippe ! C’est la faillite à brève échéance. Il paraît maintenant qu’il vient d’être lâché par son dernier schuiftrompet !

— Och arm ! soupira Adolphine. Mais si ça continue comme ça, il va être tout seul !

— Hé oui, répartit Kaekebroeck, mais il pourra dire que s’il n’en reste qu’un il sera celui-là !

Il plaisantait, mais il était profondément remué par le chagrin du brave homme. Une foule de souvenirs s’éclairaient dans sa mémoire.

Flip ou Luppe Verbeeck… Des noms de son enfance. Il se rappelait la maison natale, les bonnes récréations dans le vaste magasin de drap, les cachettes impénétrables, les puits ménagés au milieu des coupons d’étoffe à la fade senteur d’apprêt. Au plus loin qu’il pouvait projeter sa pensée, il retrouvait la figure joviale du bon ouvrier. Luppe avait été le compagnon, l’inspirateur de tous ses jeux ; il lui avait appris les billes, la marelle, la pinoche, la klashdop… Et quels admirables cerfs volants il lui avait confectionnés avec de la toile d’Angleterre ! On les faisait monter dans un terrain vague, non loin de la porte de Ninove. Comme des aigles, ils s’élançaient à travers les nues et retombaient tout mouillés de leur séjour dans le ciel !

Et Flip jouait si bien de la flûte en fer blanc ! Il le voyait encore assis sur un ballot d’étoffe, donnant un concert pour son petit Jefke appuyé contre ses genoux, écoutant de toutes ses oreilles. Avec ses cheveux drus, légèrement frisés, son nez pointu et malin, sa barbiche fourchue, il avait l’air d’un ægipant apprenant le syrinx à quelque petit dieu de Lampsaque…

Luppe possédait aussi une belle voix et chantait tous les opéras qu’on voulait, surtout les très anciens. Il avait même failli devenir choriste au théâtre de la Monnaie ; l’histoire de son début était la plus drôle du monde et il la contait avec bonne humeur. Mais les parents Kaekebroeck s’étaient retirés du négoce ; c’est alors que Verbeeck, obéissant à sa vocation, était devenu le chef d’une phalange musicale composée en grande partie d’ouvriers de fabrique, et qui sous son habile direction n’avait pas tardé à remporter quelques lauriers.

Les « Cadets du Brabant » existaient depuis tantôt dix ans. Sans avoir jamais brillé d’un très vif éclat, ils contenaient cependant des instrumentistes de premier ordre à commencer par leur chef, qui était un vrai musicien d’élite. Mais la petite société avait toujours végété faute de ressources. Aujourd’hui, elle périclitait visiblement. Un mal profond la minait depuis plusieurs mois : le découragement. Les membres n’étaient plus aussi assidus aux réunions qu’ils considéraient comme une corvée.

Bien plus, des phalanges rivales étaient parvenues à la désagréger en lui enlevant quelques-uns de ses meilleurs exécutants. Bref, les Cadets du Brabant allaient mourir et Luppe Verbeeck, dans un appel désespéré, s’efforçait une dernière fois de les retenir sur le bord de la tombe.

— Pauvre homme ! murmura Adolphine quand elle eut achevé à son tour la lecture de la supplique. Allons Joseph, il faut qu’à même faire quelque chose pour le vieux Flip ! Ça serait si gai de venir à son secours et de refaire avec lui une belle société comme celle de Mosselman !

Kaekebroeck songeait. En vérité, l’idée commençait à lui paraître assez séduisante. Un petit levain d’ambition travaillait en lui. Il allait pouvoir se dévouer de nouveau au succès d’une noble cause… Et puis, pour tout dire, un brin de vague jalousie l’énervait parfois contre ce Ferdinand Mosselman qui associait avec tant d’élégance l’instinct du négoce au noble goût de la musique. Son ami ne prenait-il pas un peu trop d’importance ? Vraiment, il devenait ennuyeux avec sa Cécilienne.

Il demeurait plongé dans ses réflexions quand la porte s’ouvrit et Alberke et la petite Hélène firent leur entrée, suivis de Léontine.

Les enfants venaient dire bonsoir avant d’aller au lit. Tout de suite le garçon se réfugia dans les jupes d’Adolphine, tandis que la petite fille se précipitait en riant chez son père.

Joseph, heureux de cette diversion, souleva la gamine et l’assit sur ses genoux.

— Hé ! bonsoir, madame, lui dit-il. Mon Dieu, c’est à vous ce gros ventre-là ? Sapristi, on voit que vous avez bien dîné !

Elle était jolie, la petite Hélène, avec ses soyeuses boucles blondes et ses grands yeux bleus. Elle avait quelque chose de très éveillé, de très malin dans la frimousse et ressemblait beaucoup à son père. Elle marchait déjà couramment, mais ne parlait pas encore. Toutefois, ses petits cris étaient expressifs ; « Oh, mademoiselle n’est pas gênée pour se faire comprendre ! », comme disait sa mère.

Joseph la cajola avec tendresse, lui abandonnant avec héroïsme ses longues moustaches ; puis, Alberke étant grimpé à son tour sur ses genoux, il les fit galoper tous deux sur « le cheval de Bon Papa ». Et quand ils furent bien essoufflés, il les baisa au milieu des rires et les remit entre les mains de Léontine.

— Montez seulement, dit Mme Kaekebroeck à la bonne, je viens de suite.

Alors Joseph alluma un cigare et sortit pour endosser son pardessus.

— Tiens, s’étonna Adolphine, je croyais que tu ne devais pas sortir ce soir.

— Bé, fit-il avec un léger embarras, il n’est pas encore huit heures et demie… Je vais une fois aller voir jusque chez le vieux Luppe…

Elle tomba dans ses bras, toute émue et joyeuse :

— Ah ! que je suis contente ! Et comme je t’aime, mon bon Jefke !

Elle le tenait enlacé, l’accablant d’une pluie de caresses.

— Hé ! sapristi, s’écria Joseph en essayant de se dégager, prends donc garde, tu vas te brûler à mon cigare !


II


Il était près de neuf heures, quand Ferdinand Mosselman entra tout essoufflé au Lion Rouge.

Il salua de loin Mme  et Mlle Decock qui trônaient au comptoir derrière les points d’interrogation de leurs pompes, et avisant la jeune Stijntje en train de frotter une table avec son torchon :

— Ces messieurs sont là-haut ?

— Oeie oui, répondit la jolie serveuse, déjà bien une grosse demi-heure. Allez vite seulement !

Il disparut par la porte de la cour, traversa un couloir et s’engagea dans un escalier tortueux où s’écoulaient en cascade les flots d’une bruyante musique.

Arrivé au palier du deuxième étage, il s’arrêta pour reprendre haleine en même temps que pour écouter la formidable cacophonie qui se déchaînait derrière une double porte aux carreaux de verre dépoli.

— Godfoerdum ! jurait par dessus le tapage une voix chargée de colère. Eh bien, ça est du propre ! Autant, autant ! Recommencez la coda !

Mais les cuivres, emportés dans un élan, avaient de la peine à stopper tandis que les clarinettes et les flûtes mouraient successivement en exhalant des notes de chiens écrasés.

— Est-ce que c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Halte, je vous dis. Autant, autant !

Enfin le silence s’établit ; puis, au frappement sec d’un bâtonnet sur un pupitre, la musique éclata de nouveau, furieuse, faisant trembler le plancher, les cloisons et les vitres.

Au milieu du vacarme, on percevait quand même les cris du chef irrité :

— Hé, les pistons, c’est un mi, un mi bémol, sacré nom ! Est-ce que vous dormez là-bas, les bugles ? C’est pas ça ! Assez ! Autant, autant !

Mosselman, l’oreille contre la porte, attendait toujours, se faisant scrupule de pénétrer dans la salle en un tel moment de fièvre, lorsqu’une main s’abattit rudement sur son épaule. Il sursauta, très effrayé, et vit M. Rampelbergh qui le considérait d’un air narquois :

— Dag meijnheer de Président ! fit le droguiste en se courbant jusqu’à terre. Eh bien, qu’est-ce que vous faites maintenant sur la porte ? Vous êtes comme ça en pénitence ?

— J’attends la fin du morceau pour entrer, expliqua Mosselman. Et puis, je ne suis pas fâché de savoir un peu comment ça se passe quand je n’y suis pas…

Il s’efforçait de répondre avec amabilité bien que la présence de Rampelbergh ne fût pas pour lui plaire, car il redoutait la grosse malice et l’esprit de dénigrement de ce vieux « brusseleer ».

En ce moment les cuivres reprirent de plus belle. On recommençait la coda.

— Jiusius Maria ! s’écria le droguiste en se bouchant les oreilles. À combien est-ce qu’ils sont donc là-dedans ?

— À quarante, fit Mosselman sèchement.

— Ouye, ouye ça n’est pas si beaucoup !

Et d’un ton imperceptiblement goguenard :

— C’est égal, ça coûte tout de même cher quand on doit payer la goutte à tous ces acadimeciens !

Mais la tempête musicale s’était apaisée. Aussitôt, Mosselman voulut prendre congé du mari de Malvina :

— On m’attend, dit-il ; je viendrai vous rejoindre tout à l’heure en bas, après la répétition.

Mais Rampelbergh n’avait nullement l’intention de redescendre :

— Je rentre avec, fit-il délibérément. Je dois parler Schoffeniels. J’ai le temps ; Verhoegen et Posenaer ne sont qu’à même pas encore dans l’estaminet.

— Mais, objecta Ferdinand avec embarras, je ne sais s’il est permis… Nos réunions sont absolument privées. On répète justement pour le concours de Mons et vous comprenez que la moindre indiscrétion à ce sujet…

— Allo, allo meijnheer de Président, reprit le droguiste bonhomme, ça ne vient pas à cinque minutes. Je parle Schoffeniels et je suis parti…

— Alors c’est bien entendu, insista Mosselman, cinq minutes, pas davantage. Ces messieurs, vous comprenez, ne seraient pas contents…

Et ils pénétrèrent dans la salle où les quarante musiciens de la Cécilienne, massés sur une estrade en gradins, causaient avec animation en secouant leurs instruments pour les faire dégorger.

À la vue de Mosselman, ils se turent aussitôt et se levèrent avec déférence, tandis que Van Camp, le chef de musique, un grand gros homme au teint vineux, apoplectique sautait à bas de son pupitre pour se précipiter au devant de Monsieur le Président et faisait dans sa course mille courbettes respectueuses.

— Chef, dit Mosselman avec l’affectation de s’effacer, voici M. Rampelbergh qui désire s’entretenir un instant avec le trombone Schofleniels. Vous n’y voyez pas d’inconvénients, je suppose ?

— Mais pas le moindre, monsieur le Président, répondit Van Camp très flatté, on est qu’à même au repos.

Et serrant la main du droguiste qui était une vieille connaissance :

— Faites seulement à votre aise, camarade…

— Merci, Commandant, fit Rampelbergh en donnant au chef un titre qu’il aimait, car Van Camp était un ancien saxophone des Guides — hein, on boira un verre ensemble à la sortie ?

Et il se dirigea vers le fond de la pièce où les musiciens causaient maintenant en sourdine derrière leurs pupitres, impressionnés par la présence inattendue de leur président d’honneur.

Celui-ci, entraîné par le chef, feuilletait déjà des papiers de musique étalés sur une vieille table d’estaminet.

— C’est fort bien copié, dit le jeune homme. Mais je ne me serais jamais douté qu’il y eût tant de parties… Vous avez dû avoir bien du mal pour orchestrer cette petite machine ?

— Mais non, mais non, répondit Van Camp avec modestie, on a l’habitude nous autres. Et puis, ç’a m’a amusé. Votre Valse Rose est un petit bijou. Ça est d’attaque.

— Oh, vous êtes trop aimable, mon cher ami, protesta Ferdinand en rougissant de plaisir. Vous savez, j’ai trouvé ça en une demi-heure sur mon piano, demandez au père Verhoegen. Je n’y attache pas autrement d’importance. C’est un essai, un timide essai. En attendant, ça nous sortira toujours du répertoire habituel qui devient un peu suranné…

— Vous verrez seulement tout à l’heure comme ça fait bien, insinua le chef. On a déchiffré plusieurs fois et je ne peux pas me plaindre. Ça ira. Dommage qu’on n’ait pas quelques trombones de renfort. Alors on serait tout à fait à la hauteur.

— Ne vous inquiétez pas, reprit Mosselman ; oui, oui, je sais ce qui nous manque ; je songe d’ailleurs à un tas d’améliorations. Mais il y a temps pour tout ; ne soyons pas trop pressés.

Et prenant un air grave :

— Dites-moi, Van Camp, que pensez-vous de notre local ? Est-ce qu’il ne vous paraît pas un peu exigu ?

— Ma foi, répartit le malin directeur, ça n’est pas très fameux ici. Mais quand ce pauvre Van de Putte a fondé la Cécilienne, il n’a pas su trouver mieux. Oui, çà est skerp dans cette chambre ; le plafond est trop bas et ça est embêtant pour l’acouchetique… On ne sait pas donner toute sa force, vous comprenez…

Van Camp était certainement injuste et calomniait son local ; sans être immense, celui-ci ne manquait pas d’étendue et répondait parfaitement à toutes les exigences de la Cécilienne. L’acouchetique, comme disait le chef en fouchtrant sa langue ainsi qu’un Auvergnat, n’était pas mauvaise ; si les musiciens s’en plaignaient, ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, leur moindre défaut étant une sonorité excessive et continue.

Mais Van Camp nourrissait des projets ambitieux. Cette vaste chambre perchée au second étage d’un estaminet sans grand renom, ne lui allait que tout juste. Et puis c’était si pauvre, si nu ; pas une armoire pour enfermer les archives et les parties de musique qui traînaient pêle-mêle sur une table boiteuse. Quant au cartel de la société, il gisait dans un coin, lamentable sous son voile de taffetas jaune tout gris de poussière.

Depuis longtemps le gros chef rêvait d’un local au premier étage d’un café moderne, où l’on donnerait des auditions fameuses les jours de gala. Mais avisé et prudent, il se gardait de faire jamais une demande directe, et il amadouait Mosselman, l’amenait insensiblement à ce qu’il voulait, tout en affectant de n’être pas difficile.

— Et que pensez-vous du local des Cadets du Brabant ? demanda tout à coup le jeune cordier. En voilà qui sont bien installés à la Pomme d’Or !

— Ah oui, je ne dis pas, fit le chef. Ça est même beaucoup trop beau pour eux et trop grand : les malheureux ne sont plus qu’à une trentaine. Entre nous, je crois qu’ils n’en ont plus pour longtemps ceux-là !

— C’est aussi mon sentiment, déclara Mosselman. On me disait, pas plus tard que cet après midi, que le vieux Verbeeck les avait convoqués en séance extraordinaire pour annoncer qu’il abandonnait son poste et proposer la liquidation de la société. C’est triste d’en arriver là après déjà dix ans d’existence…

— Flip Verbeeck est un bon musicien, on ne sait pas dire le contraire, voulut bien reconnaître Van Camp. Mais c’est un stoffer ; il est fou avec ses idées ! Et puis, il est trop vieux. Il n’a jamais su commander. Il n’avait pas ses hommes dans sa main. Hé, on a beau dire, il faut de la poigne pour diriger des galiards comme çà !

En même temps, il montrait ses musiciens qui, légèrement impatients, commençaient à préluder.

— Allons, dit Ferdinand, nous ne pouvons retenir ces messieurs ; il est temps de continuer la répétition…

— À vos ordres, président.

Et Van Camp, regagnant son pupitre, commanda le silence à sa troupe.

— Messieurs, clama-t-il d’une impérieuse voix de stentor, on va d’abord répéter le morceau au choix et on terminera par la Valse Rose de Monsieur le président. Attention, savez-vous !

Il y eut un grand bruissement de papier. Puis, le torse redressé, les musiciens embouchèrent qui leurs cuivres, qui leurs bois.

— Une, deux, troisse !

Ils partirent tous ensemble.

C’était une de ces ouvertures à tout faire, rapide et tonitruante, solidement appuyée de trombone, de contrebasse ainsi que de grosse caisse, et dont on ne connaîtra jamais le titre ni le modeste inventeur ; un morceau à jouer le soir au milieu des torches, devant la grille d’un boucher qui a acheté le bœuf gras.

Malgré la veulerie symphonique de cette machine, Van Camp s’épuisait en contorsions, se démenait comme un diable. Tantôt il frappait le pupitre d’un bâton colérique pour presser le mouvement ; tantôt, quand les musiciens s’aheurtaient, il levait les bras au plafond en faisant des grimaces d’écorché. Ou bien, subitement radouci et satisfait, il étendait sur l’harmonie des mains bénisseuses. Et parfois, comble de la « stoffera », pris d’une lubie de pianissimo, il chutait de toutes ses forces, posant un épais index sur sa bouche moustachue, comme s’il voulait que l’on n’entendit plus qu’un chant de rêve et comme exhalé, un soupir de la brise à travers les pamplemousses de l’île Maurice, ou bien une lointaine musique de séraphins jouant du théorbe là-haut, tout là-haut dans les vertigineuses et imparticulaires profondeurs du firmament bleu !

À cheval sur l’unique chaise qui se trouvât dans la salle, Ferdinand, les bras croisés sur le dossier, écoutait avec attention. Il ne pouvait nier que tous ces bougres ne fussent pleins de bonne volonté et n’enflassent leurs joues à la manière de ces truculents tritons de Rubens qui soufflent dans les conques marines autour du char d’Amphitrite.

À tout prendre, les clarinettes et les flûtes lui paraissaient assez discrètes, peut-être trop. Mais franchement, les pistons, les bugles et surtout les schuiftrompets commençaient à lui donner de l’inquiétude tant ils en prenaient à leur aise.

Il n’y avait pas à se le dissimuler : les cuivres dominaient, noyant, étouffant les bois dans la sonorité que vomissait leur énorme pavillon. Il était regrettable que Van Camp, en dépit de tous ses « flikkers », ne s’aperçut pas de ce je ne sais quoi de fruste et de barbare qui empreignait ses exécutions et leur imprimait l’allure d’une bamboula foraine.

Après cela, la faute en était peut-être à un mauvais groupement des musiciens ; certains instruments se faisaient tort en voisinant de trop près. Il faudrait immédiatement aviser à cela et tâcher à ce que tous les éléments de l’orchestre se fondissent ensemble avec plus de proportion et d’équilibre.

Au fait, la mauvaise qualité du son provenait sans doute aussi en grande partie de l’acoustique : Van Camp n’avait pas tort quand il assurait que le plafond, beaucoup trop bas, nuisait à l’expansion de ses cuivres… Oui, en plein air ou dans quelque grand vaisseau, cela devait prendre une autre tournure. Il fallait faire ici justement au rebours du peintre qui peint à la campagne plus gris que nature, afin que sa toile ne devienne pas criarde dans la calme lumière de l’atelier.

N’importe, en bonne critique, Mosselman confessait que tout cela manquait un peu de mise au point.

Il s’en expliquerait avec son chef de musique, doucement bien entendu, car la haute stature, le verbe et les façons militaires de l’ancien guide lui imposaient malgré tout.

Mais un roulement de tambours, ponctué par les cymbales et la grosse caisse, venait de terminer le morceau.

Van Camp s’épongea avec son foulard rouge, ni plus ni moins que s’il avait dirigé une ouverture de Wagner ; en même temps, il félicitait ses hommes et leur envoyait un affectueux salut de sa main molle et lasse, ainsi qu’il avait vu faire à un grand capellmeister.

— Allons, ça ira, dit-il en se retournant du côté de Mosselman ; qu’en pense Monsieur le Président ?

Devant cette naïve confiance, le jeune homme se sentit incapable de hasarder la moindre critique.

— Très bien, très bien, s’écria-t-il avec force, deux ou trois répétitions encore et ce sera parfait.

— Voulez-vous que je fasse recommencer la coda ?

— Merci, merci bien ! s’opposa vivement Mosselman qui en avait assez de la coda et brûlait d’entendre enfin sa Valse Rose. Continuez seulement mon cher Van Camp.

Et il ajouta d’un air détaché :

— Tout à l’heure, à la fin de la séance, je prononcerai quelques paroles.

Aussitôt, le chef escalada l’estrade et se mit à distribuer les parties d’orchestre en faisant de multiples recommandations à chacun des musiciens. Puis, regagnant le pupitre, il leva son bâton, fléchit légèrement sur ses jambes et commanda l’attaque.

Cela débutait par un gros accord en double ronde, suivi d’un poétique prélude à la manière des valses de Strauss. Mosselman, anxieux et ravi tout à la fois, ne pouvait en croire ses oreilles. Pourtant, il s’étonna de l’intrusion du trombone dans cet adagio initial destiné à décrire les timidités, les exquises rougeurs de la jeune demoiselle en face du cavalier qui vient la convier aux chastes ivresses de la danse. Dans sa pensée, c’était à la petite flûte, la flûte pastorale, tout au moins au hautbois d’amour, qu’il appartenait de traduire ces doux préliminaires du cœur, ces tendres aveux de la vierge. Que venait faire le schuiftrompet dans cette aventure ? Il était permis de se le demander. Et pourquoi pas tout de suite le bombardon ! Van Camp s’était trompé ; il n’avait pas compris, il n’avait pas su exprimer cette fraîcheur d’émotion, ce parfum matinal d’une âme qui s’éveille…

Mais la valse commença. C’était un motif bien scandé et sautant qui, sans rien apprendre de nouveau ni témoigner d’une verve particulièrement jaillissante, n’était pourtant pas plus banal qu’un autre. Ici, les bugles et les pistons faisaient merveille. « À la bonne heure, se disait Mosselman, ils assurent, ils imposent le rythme ». Mais il regrettait tout de même qu’ils ne fussent pas un peu moins bruyants, surtout lorsque la valse reprenait à l’octave supérieure, chantée cette fois par la clarinette autour de laquelle les petites flûtes s’amusaient à broder toute une collerette mélodique.

Puis le morceau, transformant son leitmotiv, changeait de ton, s’alentissait en berceuse, glissait à une rêverie mélancolique où Van Camp avait introduit le cor, non sans bonheur cette fois, mais sans le faire exprès.

Enfin, la valse reprenait dans le ton majeur, soufflée en brio par tous les instruments pour se terminer par la phrase plaintive du début, mais entrecoupée à présent de pauses et de soupirs comme pour indiquer la délicieuse lassitude, la langueur rose de la vierge toute frémissante d’avoir été enlacée et qui, d’un geste ingénu, relève ses blonds cheveux que la danse a dénoués et fait pleurer sur son front.

Mais pourquoi ce satané trombone de nouveau ! Il dénaturait toute l’expression de la mélodie. Pouvait-il pas se taire celui-là lorsqu’il s’agissait d’exprimer une si troublante phase psychologique : l’innocence qui commence à se déclore et cède la place à la pudeur !

Mais allez faire comprendre ces nuances subtiles à un Van Camp ! Cet homme avait décidément des théories bizarres sur l’instrumentation.

N’importe, l’exécution avait bien marché et Ferdinand jubilait dans son cœur. Il devint tout pâle d’émotion quand, la valse terminée, les musiciens éclatèrent en applaudissements enthousiastes.

— Messieurs, messieurs !… gémit-il en levant deux mains humbles et comme suppliantes.

Soudain, sur un signe du chef, les trompettes se dressèrent au sommet de l’estrade et sonnèrent la fanfare héroïque des triomphateurs. Et comme si ce n’était pas assez, le trombone solo Schoffeniels bondit de son gradin et s’avança vers Mosselman avec une palme d’or.

À cet hommage qui le sacrait maëstro, le jeune homme flageola et retomba à cheval sur sa chaise, en proie à un attendrissement qu’il ne pouvait plus dominer.

— Brava, brava ! venait applaudir l’insinuant Van Camp jusque sous son nez.

Tout à coup, l’auteur de la Valse Rose se ressaisit et, s’élançant sur la petite caisse qui servait de piédestal au chef de musique, il fit comprendre qu’il voulait parler.

Alors, rejetant ses cheveux en arrière d’un coup de tête inspiré — ses cheveux qu’il laissait grandir à la pianiste — Ferdinand commença d’une voix d’abord un peu sourde, détimbrée par le trac :

— Messieurs, je reste confondu devant cette ovation magnifique. Ah ! plût au ciel que je n’en fusse pas si indigne ! Mais, si elle récompense mon faible effort au-delà de toute mesure, elle ne saurait m’abuser cependant sur la chaleur de votre amitié, et celle-là, messieurs, permettez-moi de croire que je la mérite tout entière et de vous proclamer ici qu’il n’y a rien au monde dont je sois en ce moment plus heureux et plus fier !

— Bravo, bravo ! clamaient les musiciens.

— Voilà près de trois mois, messieurs, continua l’orateur d’une voix plus affermie, que j’ai été appelé à l’honneur de reprendre la succession de votre vénéré fondateur M. Van de Putte. Certes, je ne me dissimulais pas, en acceptant le mandat que me décernaient vos suffrages, quelle responsabilité j’assumais devant vous. J’étais tout novice en votre belle confrérie. Que de difficultés, que d’embûches m’attendaient au milieu de toutes ces sociétés rivales, embusquées derrière leur jalousie, acharnées à médire, à railler, à vouloir notre fin prochaine ! Eh bien, messieurs, je le dis avec orgueil, il m’a suffi de vous voir, de vous entendre, pour que je fusse aussitôt rassuré. De ce jour-là, je ne doutai plus du brillant avenir de la Cécilienne. Non, messieurs, nous ne périrons point. Voilà qu’après trois mois d’efforts, sous la direction de notre vaillant Van Camp, nous avons réalisé des progrès énormes. Avant même que d’entrer en lice, la Cécilienne s’est imposée à l’attention de tous. On commence à nous craindre. Que dis-je, on nous fait des avances, ainsi que je le prouverai tout à l’heure. En vérité, il ne reste plus qu’à nous signaler dans quelque grande circonstance. Eh bien qu’on attende seulement les festivals de Mons et de Namur et l’on saura qui nous sommes !

Des applaudissements frénétiques renforcés de trépignements de pieds, interrompirent l’orateur. On criait dans les deux langues :

— Vive notre Président ! Leve onze Président !

Mais, Mosselman n’avait pas fini et dans le brouhaha qui s’apaisait peu à peu :

— À présent, Messieurs, il convient que je vous fasse part de quelques nouvelles intéressantes et que je vous mette au courant des négociations entamées avec le comité du concours de Mons.

Le succès de sa harangue l’avait rempli de confiance en lui-même et il parlait maintenant sans emphase avec une aisance parfaite. Il annonça d’abord au milieu de la surprise générale qu’un membre du Conseil de fabrique de la paroisse était venu le voir pour lui demander si la Cécilienne serait disposée à prêter son gracieux concours à la prochaine procession de Sainte-Catherine. Des deux harmonies qui participeraient à cette solennité, elle aurait l’honneur d’être la première et d’ouvrir le cortège.

Il avait répondu que la démarche le flattait au plus haut point, mais qu’il devait auparavant en référer à ses musiciens appréciateurs souverains de la décision à intervenir.

— Faut-il accepter ou décliner cette invitation qui nous honore ? La question est délicate et je m’en rends bien compte, dit-il d’un ton grave. Quoique la politique soit expressément bannie de nos réunions et que l’art seul soit l’unique objet de notre société, nous avons chacun notre manière de voir sur les cérémonies du culte. Pour ma part, je le dis bien haut, je respecte toutes les croyances à la condition qu’elles ne me soient pas imposées. Je suis tolérant, mais j’admets aussi qu’on ne le soit pas… C’est pourquoi, messieurs, l’on votera à la prochaine séance sur la proposition du Conseil de fabrique. Et je le décide tout de suite : elle ne pourra être accueillie qu’à l’unanimité de tous les membres ; j’entends en effet qu’une seule voix dissidente ait le droit de la faire repousser. Cela est il convenu ?

On approuva cette grande sagesse et Mosselman, enchanté des bonnes dispositions de ses hommes, aborda le concours. Il insista sur la courtoisie toute particulière que lui témoignaient les autorités de la ville de Mons qui patronnaient les festivités, preuve de la considération dont jouissait la Cécilienne auprès de « ces Messieurs ». Une vingtaine de sociétés s’étaient fait inscrire jusqu’à ce jour. La Cécilienne concourrait en seconde division, notamment avec des phalanges françaises de Maubeuge, d’Aulnoy et de Le Cateau-Cambrésy.

Le concours durerait deux jours : le dimanche et le lundi de la Pentecôte. La lutte serait chaude mais glorieuse.

À une question du trombone Schoffeniels toujours affamé de détails, Ferdinand fouilla dans la poche de sa redingote et en retira quelques paperasses dont il pria l’assemblée de bien vouloir écouter la lecture. C’est ainsi qu’il énuméra toutes les harmonies qui comptaient prendre part au concours international.

Des murmures, des lazzis se firent entendre quand il prononça le nom des Cadets du Brabant qui venaient à la queue de la liste. Comment, ils voulaient aussi lutter ceux-là ! Non, c’était trop comique !

— Messieurs, observa Mosselman — en essayant de réprimer la gaîté générale qu’il avait d’ailleurs lui-même excitée par la manière dont il avait appuyé sur les pauvres Cadets du Brabant — ne raillons pas un adversaire honorable qui tente peut-être un suprême effort avant de disparaître pour jamais…

— Très bien, opina Van Camp, et puis ils sont qu’à même f… d’avance !

— À ce propos, poursuivit Ferdinand, et notre chef veut bien se ranger à mon avis, je trouve que nous sommes vraiment à l’étroit dans cette misérable chambre du Lion Rouge. Nous valons mieux que cela, étant donné l’importance que nous avons acquise et le nombre respectable de nos membres exécutants. Aussi, apprendrez-vous sans doute avec plaisir que je me suis mis en quête d’un local plus spacieux et digne de nous en tous points. Or, je ne le vous cacherai pas, je guette, je convoite précisément le local des Cadets si confortablement installés, vous ne l’ignorez pas, à la Pomme d’Or. Dites-moi, que vous en semble ?

De grands cris accueillirent ces paroles :

— À la bonne heure, à la bonne heure ? Oui, ça au moins ça vaut la peine !

— Eh bien, messieurs, je me suis abouché déjà avec le propriétaire de la Pomme pour la reprise éventuelle de la grande salle du premier étage. J’ai option comme on dit. Entre nous, le baes m’a confié que les Cadets étaient en retard de plusieurs trimestres échus et qu’il avait décidément l’intention de rompre le bail et de les flanquer dehors, pardon, je veux dire de les expulser… Bref, je l’ai si bien endoctriné qu’il m’a promis une réponse définitive pour la semaine prochaine. Mais, je ne doute pas du succès de mes ouvertures d’autant plus que j’offre un loyer supérieur. Donc, réjouissons-nous mes amis. Un bon vent souffle dans notre voile !

Comme il proférait ces paroles marquées au coin du plus candide optimisme, une voix aiguë, railleuse perça tout à coup le tumulte joyeux :

— Hé, hé, meijnheer de Président, les Vieze Cadeies ne sont pas encore par terre, saiez-vous !

C’était M. Rampelbergh qui, prudemment dissimulé derrière les gros cuivres, venait de se dresser sur le plus haut gradin de l’estrade. Mosselman l’avait complètement oublié, celui-là. À sa vue, il ne put retenir un mouvement de dépit : il lui était infiniment désagréable de penser que ce loustic avait entendu toutes ses petites rodomontades présidentielles, car il le savait discret comme un coup de canon.

— Ah ça, lui dit-il avec une colère concentrée, qu’est-ce donc que vous faites ici, vous ? Vous m’aviez formellement promis de descendre aussitôt que vous auriez fini avec Schoffeniels. Et vous êtes encore là ! Je vous l’ai déclaré tout à l’heure, nos réunions sont absolument privées et rien ne doit transpirer au dehors de ce que nous y faisons… Eh bien, permettez-moi de vous le dire devant ces messieurs : Rampelbegh vous avez mal agi…

— Allo, allo, fit le droguiste d’un ton conciliant piqué de sardonisme, il ne faut pas être fâché sur moi, je ne transpire jamais ni dedans ni dehors… Et puis, je voulais une fois profiter sur la Valse Rose. Potferdeke, voulez-vous croire que ça est plus beau que la Valse Bleuie !

— Trêve de flatteries, répliqua Ferdinand que l’éloge du droguiste avait cependant radouci. Je vous le répète, à cause de vous j’ai commis une grave infraction au réglement et je prie ces messieurs de bien vouloir m’en excuser…

Alors Van Camp intervint et saisissant le compère par le bras :

— Ah ça, dit-il en fronçant ses sourcils touffus, qu’est-ce que vous voulez dire avec les Cadets du Brabant ?

— Oui, expliquez-vous, appuya Mosselman. Vous avez appris quelque chose ?

Mais il convenait au loquace Rampelbergh de se faire un peu prier.

— Écoutez, dit-il enfin quand il lui parut qu’on l’avait suffisamment pressé de questions, vous savez bien que j’étais camarade avec Van de Putte. La Cécilienne, ça est tous mes amis. Donc, pas de danger d’avoir des ruses avec moi. Eh bien, je suis venu pour vous dire quelque chose… Ce soir, quand je prenais mon verre à la Pomme d’Or, j’ai vu entrer Kaekebroeck avec Verbeeck. Ils ne m’ont seulement pas regardé à force qu’ils parlaient ensemble. Et le vieux Flip avait l’air si content n’est-ce pas ! Et il donnait à chaque instant la main à Kaekebroeck comme pour dire « merci saiez-vous ! ». Et puis, ils sont montés au local. Alors, je pensais comme ça en moi-même : « Tiens, tiens ça est drolle ; pour sûr qu’il y a du neuf. » Et voilà ce que je voulais dire, meijnheer de Président.

Il fut impossible d’en tirer davantage ; à toutes les questions dont on l’accablait sur les Cadets, il répondait obstinément :

— Pour ça, je ne saie de rien…

En vérité, cette histoire intriguait beaucoup Mosselman dont le front tout à l’heure lumineux, commençait à se plisser, à se couvrir d’ombre. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Est-ce que les Cadets avaient trouvé un protecteur ?

Cette pensée lui était assez pénible : est-ce qu’il lui faudrait ajourner ses ambitieux projets ?

— Bah, s’ébroua-t-il tout à coup, j’ai bien tort de me laisser impressionner par les radotages de ce pochard de Rampelbergh. Et quand les Cadets du Brabant vivoteraient encore quelques lunes, la belle affaire ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils finiront tout de même par mourir de leur belle mort !

Ayant ainsi apaisé son cœur, il vola de nouveau aux rostres :

— Messieurs, dit-il avec force, que nous font les Cadets du Brabant ? Soyons charitables. Étouffons en nos âmes ces sentiments de mesquine jalousie à l’égard d’une société tout près de s’éteindre. Travaillons sans nous soucier de personne. Sommes-nous pas les plus forts ? Hé, bonne chance à nos impudents rivaux ! — Et maintenant, chers amis, laissez-moi vous renouveler les éloges et tous les remerciements que je vous dois pour l’application et le talent que vous avez déployés ce soir !

Des acclamations retentirent plus vibrantes que toutes les autres et soudain, sur un signe de Van Camp, les musiciens attaquèrent la partie brillante de la Valse Rose en guise de clôture.

Aussitôt M. Rampelbergh courut à Ferdinand et, avant que le jeune homme ahuri eût pu s’en défendre, il l’empoigna à bras le corps et l’obligea bon gré mal gré à valser avec lui.

Les musiciens riaient si fort qu’ils ne parvenaient plus à souffler et bientôt la valse cessa de tourner faute de vent.

— Messieurs les Acadimeciens, s’écria le droguiste en imitant la grandiloquence de Mosselman, je suis confus de… Je vous… Tenez, je veux seulement dire que Meijnheer de Président paye une tournée en bas !

Alors ce fut un enthousiasme indescriptible, et tout le monde s’engouffra dans l’escalier à la suite de Rampelbergh qui entraînait Mosselman en brandissant au-dessus de sa tête l’immense palme d’or.


III


Ce lundi, lendemain de la Pentecôte, Mme Joseph Kaekebroeck entra dans la corderie vers trois heures de l’après-midi.

— Les enfants sont allés jusque le Parc, dit-elle en embrassant Mme Mosselman ; ils viendront me prendre ici tout à l’heure avec Pauline.

— Georges et Léion sont également en promenade, répondit Thérèse ; il faut en profiter n’est-ce pas tant qu’il fait beau… Mais montons vite, Jérôme nous attend.

Et elles s’élancèrent toutes deux dans l’escalier.

— Ouf, expira Adolphine en pénétrant dans le grenier, maintenant je ne sais plus !

Elle s’arrêtait essoufflée, toute rouge, comprimant à deux mains sa ferme gorge qui tendait voluptueusement le foulard bleu de son corsage.

— Och god, mais ça est le ciel !

Elle parlait de sa belle voix de contralto, les lèvres épanouies sur deux rangées de dents magnifiques.

— Hé, je t’avais prévenue, répartit gaîment la jolie Mme Mosselman d’un petit accent précieux, mais gentil et très piquant en somme. Non, ce n’est pas précisément à l’entresol. Aussi, je te prie de croire que je ne grimpe au pigeonnier que dans les grandes circonstances !

— Oeie, mais ça est drolle ici !

Et Mme Kaekebroeck jetait les yeux sur le faîtage et les poutres de brisure de ce grenier ogival.

Soudain, elle aperçut le vieux commis qui, à genoux sur une sorte de plateforme où l’on accédait par une échelle, épiait attentivement les pigeons par la clôture à claire-voie du colombier.

— Hé, bonjour Jérôme !

— Comment c’est vous, Mme Adolphine, fit le bonhomme en se retournant sur son juchoir. Ça est bien maintenant de venir voir mes pigeons !

Et tout joyeux de cette visite, il dégringola son échelle avec une prestesse que l’on n’eût guère soupçonnée chez un homme de son âge.

— Oui, expliqua Thérèse, nous venons aux nouvelles. Eh bien est-ce que tu n’as encore rien reçu ?

— Bé, filleke, je suis étonné ; j’attends toujours le premier pigeon. Je ne sais pas ce que ça veut dire… Mais venez seulement.

Il les poussa toutes deux vers l’échelle en les engageant à monter. Mais Adolphine se rebiffa d’abord et fit des cérémonies. Enfin, persuadée par Thérèse, elle se décida :

— Oui, mais, dit-elle en retroussant ses jupes, pas regarder mes mollets savez-vous !

— Je ferme mes yeux, répliqua Jérôme farceur, mais ça est dommage !

Quand elles furent installées tant bien que mal sur leur perchoir, il se hâta de venir les rejoindre et commença ses explications. Rien ne l’amusait davantage comme parler de ses chers pigeons.

— Tenez, dit-il, regardez une fois ce mince, là, sur la gauche, avec sa gorge de choux rouge, et bien ça est Kobeke, celui qui a gagné la course de Bordeaux. En dix heures, il était déjà de retour ici. Hein ça est un brave ! Je ne le vendrais pas contre une pièce de mille francs et Verhoegen non plus !

— Ça je veux croire, reconnut Adolphine ; ça serait dommage de lui donner un tour de casserole à celui-là !

Le colombier, aménagé sous le toit, était vaste, bien éclairé et se divisait en deux compartiments, l’un réservé aux pigeons sédentaires, l’autre aux voyageurs. Pour le moment, il ne contenait qu’une vingtaine de couples qui se toilettaient dans les rais de soleil, renflaient leurs gorges, lustraient leurs ailes, roucoulaient avec entrain.

Jérôme, très verbeux, montrait les espèces, les boulants au goitre énorme, les capucins, les trembleurs, etc., et contait une histoire sur chaque individu :

— Il y en a plus, savez-vous, dit-il en enfonçant sa musch sur sa tête d’un geste familier, mais Verhoegen et Ferdinand en ont emporté une dizaine avec à Mons ce matin…

Et tirant une grosse montre de son gousset :

— Il est maintenant quelque chose de trois heures. C’est tout de même drôle que le premier pigeon ne rentre pas. Il fait pourtant si beau… Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé un malheur !

— Oh, ne dis pas çà, Jérôme ! supplia Thérèse déjà tout apitoyée. Voyons, il n’est pas trop tard. C’est loin de Mons à Bruxelles…

— Et puis, déclara Adolphine, le concours ne saura pas être fini avant quatre heures. Joseph a aussi emporté des pigeons à Cappellemans. Et bien, François ne les attend que pour cinq heures…

Le vieux commis expliqua alors que Ferdinand devait lancer son premier pigeon aussitôt que la Cécilienne se serait fait entendre, afin d’informer Thérèse de la bonne exécution ; il lâcherait ensuite d’autres messagers, qui leur diraient ses impressions sur les harmonies concurrentes et ses pronostics. Enfin, Bolleke, un oiseau plusieurs fois primé, l’un des plus rapides voiliers de la compagnie, apporterait la décision du jury.

— Hein, s’écria Adolphine enthousiasmée d’avance, çà serait une affaire si Ferdinand et Joseph remportaient chaque un beau prix !

Le concours avait commencé depuis la veille, jour de la Pentecôte, entre les vingt et une sociétés inscrites, et se continuait aujourd’hui. La Cécilienne et les Cadets du Brabant, dont Joseph était enfin devenu le président — un président aussi actif et zélé que Mosselman — avaient été classées cinquième et sixième sur le rôle de la seconde division et devaient concourir selon toutes probabilités entre une et deux heures. Les craintes du vieux Jérôme avaient donc quelque fondement ; le premier pigeon de Mosselman était certainement en retard. Sans doute, il s’était dévoyé malgré que le ciel fût sans nuages. Après cela, la Cécilienne n’avait peut-être pas concouru aussi tôt qu’on le supposait.

— Mon Dieu que j’ai chaud ! s’écria Adolphine en s’épongeant avec son mouchoir ; c’est pour mourir ici ! Ça ne serait encore rien, mais j’ai les genoux tout capottes !

En effet, le soleil dardait sur les pannes bleues ; une chaleur sèche, torride, désagréablement parfumée de l’odeur des vieilles poutres et du colombin, régnait dans ce kotje aérien.

— Hé, dit le bon Jérôme en riant, on voit bien que vous n’êtes pas habituée. Nous autres, on sait là contre, hein petite ?

Il s’attendrit et serrant sa chère patronne contre lui :

— Te rappelles-tu, filleke, comme çà t’amusait de venir ici quand tu étais gamine ? Et dire maintenant que çà est une madame avec deux jolis mannekes !

Il avait toujours gardé avec elle ses façons de bon papa et vraiment Thérèse l’aimait autant que s’il eût été son père ; il était si tendre, si malin, si ingénieux surtout à lui complaire en toutes choses !

— Si, je me souviens ! répondit-elle de sa voix flûtée en tirant la barbiche du brave homme. On allait chercher les œufs ensemble… Tu me portais sur ton bras et je n’avais pas peur du tout quand tu montais à l’échelle !

Et sachant bien comment le flatter :

— Oui, mais, dit-elle en se tournant vers Adolphine, en ce temps-là, le colombier n’était pas aussi beau qu’il l’est aujourd’hui. C’est Jérôme, tu sais, qui a tripoté tout ça lui-même avec ses dix doigts ! Regarde comme c’est propre et bien entretenu ! On dirait que les pigeons sont fiers d’être logés dans ce palais. Et vois-tu les couveuses dans ces paniers accrochés au mur ? Il y aura des pigeonneaux dans quelques jours, hein Jérôme ?

— Oui, oui, répliqua le commis, et si Monsieur Joseph en veut une couple ou deux, il n’a qu’à le dire…

Comme il faisait cette offre obligeante, un grand et gras bruit d’ailes se fit entendre par-dessus le roucoulement des oiseaux enfermés. Un pigeon venait de s’abattre sur la planchette de la petite cage extérieure qui surplombait le toit.

— Enfin le voilà ! s’écria Jérôme rayonnant, ce n’est pas malheureux ! Chut, chut, maintenant, savez-vous…

On voyait très bien le bel oiseau. Quelques instants il demeura immobile, affaissé, comme pour reprendre haleine. Soudain, il se redressa sur ses pattes, tendit le cou et entra dans le colombier par la petite porte à cliquettes que Jérôme s’empressa de refermer au moyen d’un ressort.

— Vite, vite, conjurait Adolphine, je suis qu’a même si curieuse !

— Restez seulement bien tranquilles, dit Jérôme aux deux jeunes femmes, je vais aller le prendre.

Un moment après, par une trappe ménagée au milieu du plancher, il entrait dans la volière et, malgré l’affolement des oiseaux, s’emparait sans peine du gentil voyageur qu’il eut bientôt allégé de son petit tube à nouvelles.

— Tiens, filleke, voici la dépêche, dit-il en tendant à Thérèse un imperceptible rouleau de papier à travers une fente du lattis.

Tout émue, la jeune femme déroula le ruban et lut :

« Deux heures. Cécilienne bien joué. Impression très favorable. Mille baisers. Ferdinand ».

— Oh que je suis contente !

Elle rougissait de plaisir pensant surtout aux baisers.

— Bravo, bravo, s’écria Jérôme ravi de joie. Allo Netje, vous êtes une brave fille !

Et baisant l’oiseau sur le cou, il le déposa devant l’abreuvoir.

— Och arm ! Elle a si soif ! s’attendrit Adolphine en voyant la svelte pigeonne qui buvait avec une avidité coquette.

— Ça est une si brave petite bête ! dit le commis en venant reprendre sa place. Il y a même toute une histoire sur son compte…

— Oh oui, lança Thérèse tout animée par la bonne nouvelle, est-ce que tu la connais Adolphine ?

Alors elle conta que Netje avait participé il y a un an au fameux concours de Calvi en Corse. Mais elle n’était rentrée au colombier que dix jours après le lâcher : oui, elle avait failli être déchirée en route par un milan ou un épervier !

Elle était tombée à Avignon presque mourante. Mais là, une bonne jeune fille l’avait recueillie et si bien soignée qu’elle avait pu reprendre son vol au bout d’une huitaine de jours. Et sous son aile on avait trouvé ces mots pathétiques : « Tombé blessé à Avignon. Va maintenant, cher petit oiseau, à la grâce de Dieu ! ». Et c’était signé : Arlette.

— Mais que ça est gentil ! s’exclama Adolphine les yeux remplis de larmes. Comme je voudrais connaître cette petite Arlette !

— Oh j’ai écrit là-bas, ça tu peux croire, affirma Thérèse, mais la lettre m’est revenue. L’adresse, tu comprends n’était pas suffisante.

— Ah, déclara Jérôme que cette histoire émouvait toujours, il y a encore de braves cœurs sur la terre !

Cependant Mme Kaekebroeck n’en pouvait plus, disait-elle, et manifestait l’intention de redescendre pour voir si les enfants n’étaient pas arrivés avec sa sœur Pauline, lorsque deux pigeons rentrèrent en même temps au colombier.

L’un portait ces mots laconiques « Bon espoir ». Quant à l’autre il n’était chargé que de cette brève ligne mais significative : « Jury en délibération. Décision imminente ».

Enfiévrée par cette dernière dépêche, Adolphine ne voulut plus s’en aller et décida qu’elle attendrait le résultat définitif du concours.

Toutefois, pour se donner un peu de relâche, les jeunes femmes, très fatiguées et mal à l’aise, dévalèrent l’échelle et se mirent à arpenter le grenier, tandis que le vaillant Jérôme demeurait à son poste d’observation.

— Il est quatre heures, dit-il, en consultant sa grosse montre ; comme le dernier pigeon a été lancé à trois heures dix, les autres doivent être en route avec les résultats : je parie que c’est Bolleke qui arrivera bon premier !

Mais à quatre heures et demie, ni Bolleke ni aucun de ses compagnons n’étaient encore arrivés et Jérôme, désolé, se perdait en conjectures.

— Bah, disait Thérèse qui devenait inquiète elle-même, c’est que le jury délibère toujours. Ça prend du temps, sais-tu, pour juger vingt et une sociétés !

— Oeie, je suis si curieuse ! répétait à tout moment Adolphine qui ne tenait plus en place. Joseph et le vieux Pierre se sont donnés tant de mal ! Ils ont dû tout faire en six semaines ! Ah, s’ils auraient seulement le troisième prix, je serais déjà si contente !

— Oh répliqua Thérèse, moi, je suis sûre que la Cécilienne remportera un grand succès. Tu ne sais pas combien Ferdinand s’est démené depuis trois mois ! Mais je souhaite aussi beaucoup de chance à ton mari. Comme dit Ferdinand, il a montré vraiment du courage en acceptant de se mettre à la tête des Cadets du Brabant qui ne marchaient plus du tout. Et c’est très beau et très hardi de sa part d’avoir tout de même voulu concourir à Mons…

Elle disait cela simplement, sincèrement dans la pleine et entière gentillesse de son cœur, sans l’ombre d’une critique à l’adresse de Joseph Kaekebroeck. Et Adolphine, toute pétrie de bonté elle-même, le comprenait bien ainsi :

— Och oui, soupira-t-elle de nouveau en rabattant cette fois de ses prétentions, si Joseph aurait seulement une mention honorable comme il dit, ça lui ferait tant de plaisir !

— C’est drôle que les pigeons n’arrivent pas, maugréait Jérôme sur son perchoir. Est-ce que le jury ne sait pas dire ça tout de suite : premier prix à la Cécilienne, deuxième prix à…

Il n’acheva pas la proclamation de son palmarès imaginaire car en ce moment un garçonnet s’élança dans le grenier en criant :

— Madame Adolphine une lettre pressée pour vous !

C’était le petit Toone, l’apprenti de Cappellemans que l’on avait fait monter quatre à quatre.

— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ! fit la jeune femme ; ça me fait une émossion n’est-ce pas !

Fébrilement, elle déchira l’enveloppe, déplia le billet et lut à haute voix :

Chère Belle Sœur,

Mes pigeons sont arrivés. Les Cadets du Brabant ont le troisième prix…

— Ouye, ouye, quel bonheur ! s’écria Adolphine en interrompant sa lecture pour sauter de joie comme une petite fille. Vive Jefke, vive Jefke !

Puis, achevant de lire :

» Et la Cécilienne n’a rien du tout. Ça est dommage.

François.

À cette nouvelle brutale, Thérèse avait blêmi ; tout le sang quittait ses joues et lui refluait au cœur ; car chez cette petite femme constamment heureuse, ce banal événement de concours prenait tout à coup les proportions d’une immense catastrophe.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit-elle, ça n’est pas possible n’est-ce pas ?

Mme Kaekebroeck demeurait atterrée. Tout de suite, elle venait d’oublier sa joie. Elle saisit Thérèse dans ses bras :

— Ah, cher cœur, comme je suis triste maintenant !

Déjà, Jérôme dégringolait de son échelle et arrivait en courant. Très pâle, lui aussi, bouleversé, il s’empara de la petite patronne qu’il étreignit contre sa poitrine :

— Allo, allo, filleke, dit-il, en voyant une larme qui perlait aux cils de son enfant bien-aimée, est-ce que ça est permis !

Et tout à coup, la détente se produisit chez la jeune femme :

— Ah mon pauvre Ferdinand ! Mon pauvre Ferdinand ! s’écria-t-elle en éclatant en sanglots.


IV


La petite victoire des Cadets du Brabant et l’échec de la Cécilienne créaient entre Joseph Kaekebroeck et Ferdinand Mosselman une situation des plus délicate. À courir ainsi la même carrière, nos amis risquaient fort de se heurter souvent et de ne plus s’entendre.

On pense s’il avait été dur au fringant cordier de féliciter un vainqueur dont, hier encore, il raillait secrètement la témérité et qui, dans la surprise générale, se révélait tout à coup comme un adversaire vraiment redoutable.

N’importe, et la première stupeur passée, l’amitié, plus forte que le dépit, avait su dicter à Ferdinand les paroles convenables auxquelles, très modeste dans son succès, Joseph avait répondu à son tour par des condoléances si flatteuses que le vaincu le plus susceptible n’eût rien trouvé à y reprendre.

Mais si les relations cordiales des deux présidents n’avaient subi en apparence aucune atteinte, il n’en était pas de même de l’attitude de leurs musiciens dont les uns furent insolents dans la victoire autant que les autres se montrèrent hargneux et grinçants dans la défaite. Toute la prudence, tout l’esprit de conciliation de leurs chefs respectifs ne servit de rien : une guerre d’épigrammes et de gros mots s’engagea entre les Céciliens et les Cadets et alla s’envenimant de jour en jour d’une manière inquiétante.

Les ennemis se déchiraient par tout ce que la colère peut dicter de plus injurieux. Van Camp, le plus enragé de tous, s’exhalait en imprécations contre ses adversaires. Sa fureur lui donnait une soif inextinguible ; aussi prétendait-il ne pas décolérer avant longtemps.

Il ne se gênait guère à l’estaminet pour traiter le jury de « collection de Jean f… » et il lui disait encore plus crûment son fait dans l’intimité des séances ordinaires.

Ferdinand avait beau l’adjurer de se contenir, de cesser ses invectives et de se remettre courageusement à l’œuvre, autant eût valu prêcher le diable.

Van Camp tarit une si grande quantité de bouteilles de gueuze et de petits verres de schnick qu’il en gagna un transport au cerveau et fut contraint de s’aliter pendant plusieurs semaines, ce dont Mosselman profita aussitôt pour reprendre la direction de l’orchestre et imposer les premières réformes que venait de lui dicter une expérience fâcheuse.

Quant au vieux Verbeeck, il avait été trop bafoué par ce « soudard » de Van Camp, comme il l’appelait en mettant dans ce mot toute la somme de son mépris, pour demeurer sans morgue ni jactance dans sa fortune inespérée. « Ah l’on enterrait les pauvres Cadets du Brabant ! Ah l’on s’installait déjà en imagination dans leur local de la Pomme d’Or ! Tout beau, Messieurs, les Cadets venaient de ressusciter rien que pour infliger à l’orgueilleuse et incapable Cécilienne une « rammeling » magistrale qui compterait dans les annales héroïques des harmonies bruxelloises » !

Pourtant, Joseph réussit à apaiser le vieux chef qui comprit son devoir et s’employa bientôt, lui aussi, à calmer ses instrumentistes, à leur conseiller l’indifférence devant les sottes calomnies des Céciliens écrasés et mécontents.

Philippe Verbeeck — Flip ou Luppe comme on le nommait familièrement — était un grand maigre, un peu courbé par ses soixante-dix ans, mais encore animé d’une énergie et d’une combativité extraordinaires.

Son nez mince et long, ses lippes boudinées, sa barbiche fourchue, ses yeux qui remuaient perpétuellement comme des billes noires dans la caverne broussailleuse de ses sourcils gris, lui donnaient avec les chèvre-pieds mythologiques, une ressemblance que venaient parfaire ses longues oreilles en pointe, bien collées à la tête et ses cheveux poivre et sel, crépus comme ceux des nègres.

Au surplus, sa peau avait le ton mulâtre : trois quarts de lait, un quart de café et l’on avait remué ! Bien sûr qu’il y avait un sarrasin espagnol dans sa lointaine ascendance.

Mais une jolie expression de finesse, de bonté timide se dégageait de cette physionomie insolite et tempérait l’éclat de ces yeux dardés en aiguillon et assez inquiétants en somme au premier abord.

En vérité, Luppe Verbeeck était le meilleur homme du monde, un généreux, un enthousiaste dont la musique était à présent la seule maîtresse qui le consolât de son veuvage.

Très intuitif, il avait appris l’harmonie sans aucun maître. Il était véritablement doué. Tout petit, âgé de sept ans à peine, il jouait de la flûte à « cinque » centimes comme le dieu Pan et attroupait les passants dans les carrefours où il musiquait le soir, assis sur une borne.

Mais personne n’avait deviné dans ce frêle satyrion vêtu de loques, un artiste que l’étude et le goût eussent peut-être conduit aux plus nobles destinées.

D’ailleurs, les parents de Luppe étaient pauvres, et de bonne heure, le gamin avait dû peiner dans toutes sortes de fabriques du faubourg, asservi à des besognes fatigantes et stériles.

Plus tard, devenu garçon de courses dans un magasin de la ville, il connut quelques loisirs qu’il consacra tout entiers à sa muse favorite. C’est ainsi qu’il entra comme flûtiste à la « Concordia », une phalange de Molenbeek où l’on apprécia tout de suite ses qualités d’exécutant et de compositeur.

Dans l’entretemps, il fréquentait le théâtre de la Monnaie, si bien que l’idée lui poussa un jour de s’enrôler dans la troupe en qualité de choriste. Il possédait une assez bonne voix de baryton et fut agréé par le directeur de l’époque. Mais il ne débuta jamais ; il ne faillit que débuter et l’histoire de son avortement lyrique l’amusait encore après quarante ans.

Pour peu qu’on l’y invitât, il la contait avec bonne humeur, sans crainte de faire rire à ses dépens.

C’était deux ans après son mariage, le 8 février 1865. Ce soir-là on jouait Fost. Comme il entrait allègrement au théâtre, il fut pris, en gravissant l’escalier, d’un trac imprévu et inexprimable, à ce point que, sur un palier, il dut s’appuyer contre la muraille et délibéra, le cœur battant, s’il ne s’en retournerait pas tout de suite chez lui. Mais un camarade l’avait entraîné au vestiaire où il s’était déshabillé fébrilement, semant ses boutons de culotte autour de lui.

Ce fut bien pis quand il lui fallut revêtir le costume des lansquenets, soldats de Valentin. Le collant rayé lui donna une peine énorme ; il ne parvenait pas à enfiler ce caleçon du diable et se fit aux mollets et aux cuisses mille pinçons cuisants.

Les sonnettes électriques surtout l’affolaient avec leurs appels brefs. Déjà la plupart de ses compagnons d’armes étaient descendus dans les coulisses. Le débutant suait à grosses gouttes. Enfin on lui applique sur le chef le grand feutre à créneaux en même temps qu’on lui fourre dans les mains une lance gigantesque.

— Dépêchez-vous donc, lui dit l’habilleur, ou vous allez attraper une amende !

Et il le pousse dehors.

Une fois dans l’escalier tortueux, Verbeeck trébuche, s’enfonce presque sa pique dans l’estomac ! Une transe indicible lui resserrait l’épigastre, desséchait sa gorge. Il s’arrête pour essuyer avec sa manche la sueur froide qui lui perle au front. En ce moment, il pense à sa femme et à ses beaux parents tranquillement installés au paradis et il se sent flageoler.

Soudain, un coup de timbre, sec, impérieux, rrring ! le galvanise. Alors, éperdu, le lansquenet dévale en bondissant sur les marches, entamant les murs avec sa hallebarde.

Il arrive ainsi jusqu’à un carré où il y a trois portes. Il se précipite sur l’une d’elles sans savoir et disparait. Bientôt, il revient pour se lancer pâle et vertigineux dans une autre porte. Encore une fois, il réparait échevelé, ruisselant, le pourpoint en lambeaux et bien plus crevé qu’il n’est besoin pour le pittoresque.

Sacrebleu, quel est donc le chemin ! Il ne trouve pas. Il n’a plus la moindre notion ni du temps ni des lieux. Il est dans un labyrinthe. Et il reste là, abruti, hagard, quand une nouvelle sonnerie le cingle comme d’un coup de fouet !

Cette fois, abandonnant le palier, il rebondit sur l’escalier qu’il monte d’abord mais qu’il redescend au bout de quelques marches pour se jeter sur la troisième porte.

Maintenant, à tâtons, il se dirige dans un couloir sombre, et il tourne, volte, pirouette, revient sur ses pas pour repartir de nouveau vers un but inconnu. Plus rien ne le guide si ce n’est la démence !

Tout à coup, il se retrouve par miracle dans un escalier qu’il dévale à la désespérade. Quelques secondes après, il jaillissait du théâtre et venait s’abattre à plat ventre au milieu de la rue Léopold.

Une foule immense entoura aussitôt le lansquenet : « On dirait qu’il remue, il faut le secourir ! » Notre figurant se tordait sur le sol comme un lombric et jouait au vif le rôle de Valentin.

Il se releva non sans peine, meurtri, boueux, grotesque. Il remit sa pique et son costume de pandour et s’en fût, dégoûté pour jamais de la carrière lyrique.

C’est peu de temps après cet événement burlesque, qu’il était entré au service des parents Kaekebroeck dont il avait été le dévoué factotum pendant plus de vingt-cinq ans. Dans la maison des bons drapiers, il avait vu naître le tardif et malingre Joseph qu’il s’était mis à aimer tout de suite comme un fils, d’autant que sa chère femme ne lui avait pas donné d’enfants.

Devenu libre à la suite de la retraite des vieux marchands, riche de quelques économies et d’une petite rente que lui avaient constituée ses excellents patrons, il avait enfin réalisé le rêve de toute sa vie en fondant la société des « Cadets du Brabant » dont l’ère de vicissitudes et de déboires venait enfin de se clore par l’intervention inopinée de Joseph Kaekebroeck.

Philippe Verbeeck n’était pas le premier venu dans ce monde spécial des Harmonies. Sa forte érudition musicale, son étude passionnée des grands maîtres, le plaçaient au-dessus de la plupart de ses confrères. C’était un artiste qui, rompant avec les anciennes traditions, essayait d’inspirer à ses interprètes le goût de la vraie musique, les initiait aux beautés des chefs-d’œuvre, les façonnait au grand style, se refusant obstinément à leur apprendre les pots pourris si en faveur dans les sociétés rivales. Il ne voulait plus de ces morceaux où les trombones et la grosse caisse travaillent avec tant d’ardeur et brutalisent les oreilles. Cela était bon, disait-il, pour les petites fanfares de campagne. C’est ainsi qu’il exécutait du Gluck, du Mozart, du Beethoven transcrit par lui-même, et très bien transcrit étant donné les ressources de son maigre orchestre.

Cette prédilection pour les classiques ne lui avait pas réussi jusqu’à présent. On le raillait de tous côtés ; jusque parmi ses propres musiciens, il rencontrait un mauvais vouloir, une hostilité systématique. Quant au public, les concerts des Cadets du Brabant le laissaient sans enthousiasme ; pour lui, il n’y avait pas assez de grosse caisse « la nedans » et dès lors il se détournait de cette musique sans tapage.

Oui, c’était là le grand grief que l’on faisait à Verbeeck, le vrai motif du discrédit où étaient tombés les Cadets.

Malgré tout, le bonhomme s’entêtait, résolu à ne faire aucune concession à l’enragée musique de foire ; et il eût infailliblement succombé au milieu des risées philistines si Joseph n’était survenu.

Celui-ci, dévôt aux vieux maîtres, se montra animé du même zèle que Verbeeck à propager ce qu’il croyait le vrai et à y convertir le public coûte que coûte. Il ne fit qu’accentuer davantage l’éducation, classique en quelque sorte, de la phalange.

Son premier acte, en prenant la présidence des Cadets avait été énergique. Sans flatter ses musiciens comme faisait son gracieux ami Mosselman, il leur avait au contraire parlé net, les engageant à démissionner sur l’heure s’ils ne consentaient pas à recevoir les ordres de Verbeeck et les siens. On avait senti une poigne de fer. Aussitôt, l’ordre s’était rétabli dans la troupe anarchique : tout le monde était demeuré à son poste, revenu au respect, à la confiance devant ce jeune homme grave et décidé.

Du coup, Luppe Verbeeck avait reconquis tout son prestige. Alors, on avait travaillé avec une ardeur inconnue jusqu’à ce jour, et c’est pourquoi les Cadets du Brabant avaient remporté à Mons leur première grande victoire.

En vérité, le jury ne s’y était pas trompé : la discipline, la méthode des Cadets l’avaient vivement surpris. Sans doute, le morceau de concours — une grosse retraite aux flambeaux — excédait de beaucoup les ressources instrumentales de la petite harmonie : elle n’avait pu atteindre à l’éclat, à la sonorité voulue dans les passages de bravoure et son exécution, sur ce point, était restée forcément incomplète. En revanche, le morceau au choix — une transcription d’Orphée, par Verbeeck — avait charmé tous les auditeurs, tant l’interprétation en avait été agréablement nuancée et délicate. Aussi bien, c’était le chef-d’œuvre du vieux chef de musique qui avait transposé les thèmes du troisième acte et surtout cette exclamation émue qu’exhale l’amant d’Eurydice, quand il apparaît tout à coup au seuil du séjour élyséen devant les prairies d’asphodèles :

Quel nouveau ciel pare ces lieux…

Rien n’avait été alourdi ; on entendait toutes les vibrations mélodieuses de l’atmosphère paradisiaque, le chant des oiseaux et des sources, le glissement des ombres heureuses… C’était le grand mérite de Verbeeck d’avoir su conserver dans une transcription pour de gros instruments, toute la fraîcheur de l’admirable paysage musical.

En buvant cette musique, rafraîchissante comme une belle eau pure, Mosselman avait reconnu la supériorité de ses rivaux ; ils n’avaient ni le nombre ni la force brutale comme lui, mais ils possédaient le style et la grâce. Inférieurs, impuissants même dans le morceau imposé, ils triomphaient sans conteste dans les demi-teintes du morceau au choix.

Que signifiait sa Valse Rose à côté de ces douces rêveries orphiques ? Il en rougissait de honte. Ses yeux s’étaient brusquement dessillés ; il avait compris le faible de son orchestre, l’à peu près déplorable de ses exécutions lourdes et confuses. C’était toute une éducation à refaire. Van Camp n’était décidément qu’un vulgaire matassin, sans goût ni talent, empêtré dans l’ornière des sérénades, bon seulement à déchaîner le tintamarre des cuivres et des cymbales.

La Cécilienne avait mérité son échec. Son jeune président se l’avouait aujourd’hui avec sincérité. Mais il n’était pas homme à se laisser abattre au premier coup de la mauvaise fortune. Il avait du ressort ; il était décidé à regagner du terrain et à tenir vaillamment campagne en profitant de la leçon que Flip Verbeeck lui avait donnée.

Un nouveau festival devait avoir lieu cette année même à Namur, à l’occasion d’une fête locale. Mosselman résolut d’y prendre part. En attendant cette joute nouvelle, il se préparait à briller de son mieux le jour de la procession de Sainte-Catherine. Car la Cécilienne avait fini par promettre son concours à cette solennité paroissiale, dans l’espoir de se réhabiliter devant le quartier et d’arrêter le moulin des langues. Sans doute Ferdinand eût-il préféré se tenir à l’écart et travailler dans une ombre discrète ; mais il avait appris tout à coup que les Cadets du Brabant, sollicités à leur tour par M.  le Curé, accompagneraient le dais de gala en exécutant leurs hymnes les plus sacrées.

Alors, la Cécilienne n’avait plus hésité ; l’occasion était trop belle de se mesurer avec ses rivaux dans une sorte de tournoi pacifique qui allait peut-être démontrer au « bas de la ville » la sévérité excessive, sinon l’injustice du jury de Mons, et apaiserait en tous cas les esprits surexcités, en faisant luire aux yeux de tous l’aube consolante de la revanche.


V


Bien que la procession ne fut annoncée que pour midi moins le quart, tout le monde se trouvait déjà réuni dès onze heures chez M.  et Mme François Cappellemans qui recevaient leurs invités dans les appartements du premier étage.

Aux trois fenêtres du salon, une douzaine d’enfants se pressaient et se bousculaient en poussant de grands cris d’allégresse à la vue des guirlandes de feuillage et des bannières qui pavoisaient la rue Ste-Catherine.

C’étaient Hippolyte et Hermance Platbrood, les aînés, les vieux de la bande ; et puis, Jeanne Van Poppel, les deux gros petits Posenaer, Léion et Georgke Mosselman à peine âgés de quinze mois, Alberke et Hélène Kaekebroeck et quelques autres moutards de moindre importance.

Toute cette jeunesse, joliment pomponnée, frétillait et babillait avec entrain tandis que Pauline, encore embellie par le mariage, charmante dans une ample et coquette matinée de linon rose, allait de l’un à l’autre d’un pas légèrement alourdi, offrant des friandises, caressant les boucles soyeuses et répandant ses « baises » les plus croquantes sur toutes ces joues rebondies.

Il faisait un temps admirable. Là-haut, le pan de ciel qu’on apercevait entre les pignons, resplendissait tout bleu ; et le soleil montait vainqueur, décochant sur la ville ses rayons du dimanche.

Pendant que ces messieurs s’en étaient allés avec Cappellemans visiter les nouveaux ateliers — car François, devenu « ingénieur sanitaire » par le caprice vaniteux du major Platbrood, avait transformé et considérablement agrandi le sous-sol et le rez-de-chaussée de sa maison — ces dames caquetaient dans la salle à manger, échangeant les plus agréables compliments sur leurs toilettes printanières que les pluies, persistantes depuis les si belles journées de la Pentecôte, avaient reléguées au fond des armoires sur les tristes kappstocks. Enfin, les mauvais jours étaient finis : le baromètre marquait beau fixe ; et ce n’était vraiment pas trop tôt, ainsi que le remarquait judicieusement cette boulotte de Mme Posenaer, car ça faisait une grande perte pour le commerce.

Mais le prochain mariage d’Émile Platbrood — Platbrood l’Africain — était un sujet de conversation bien autrement actuel. Précisément la fiancée, Emma de Myttenaere, solide et reluisante créature, se trouvait là, amenée par sa future belle-mère. On l’accablait de questions sur le trousseau et, comme d’habitude, Mme Rampelbergh dont la coquetterie augmentait avec la couperose, se montrait la plus excitée et la plus curieuse ; elle dirigeait l’interrogatoire, trouvant d’ailleurs à redire sur toutes choses : « Oeie, moi j’aurais fait plutôt comme ceci ou bien comme ça. »

À une critique assez vive de Mme Réclamier sur la façon et l’entre deux de certains vêtements de linge, la jeune fille qui n’était point prude, secoua sa belle chevelure et répondit hardie, le nez à l’évent :

— Och, tant pis si ça n’est pas la mode ! D’ailleurs, je sais bien qu’Émile ne regardera pas après ça…

— C’est vrai, approuva Adolphine dont l’âme continuait d’être transparente comme une source, les miennes sont aussi la même chose et Joseph, puff ! ça lui est bien égal !

Et vraiment, à les voir toutes deux si belles filles, on comprenait bien que leurs madapolams, les plus fins comme les mieux coupés et ornés, n’auraient jamais aucune importance pour des époux impétueux et justement impatients.

Mais Malvina, dépitée, s’entêtait dans son opinion :

— Et vous, petite Madame, dit-elle en s’adressant à Thérèse, je suis sûre que vous êtes toujours à la dernière mode pour votre linge, car M. Ferdinand, ça est un chicard !

Mais Mme Mosselman, pourpre comme une pivoine, s’était déjà réfugiée auprès de Pauline sous prétexte de l’aider à contenir les enfants que l’animation grandissante de la rue commençait à agiter sur leurs chaises plus que de raison.

Du reste, Malvina n’eut pas l’occasion d’insister davantage, car les hommes rentrèrent en ce moment pour interrompre à propos une conversation tout à fait incompatible avec la virginale ignorance que l’on accordait à Mlle de Myttenaere.

Cependant, Cappellemans avait tout de suite volé auprès de Pauline qu’il enlaça doucement à la taille :

— Comment est-ce que ça va, chère, dit-il avec une tendresse inquiète, est-ce que les petits sont bien sages ? Ça ne te fatigue pas de trop ? Tu dois seulement le dire, tu sais…

Mais non, elle se sentait très forte aujourd’hui ; il ne devait pas avoir peur. Et la jeune femme remercia son mari d’un joli sourire qu’elle se hâta de compléter par un long baiser.

— À la bonne heure, s’écria M. Rampelbergh devant ce tableau de félicité conjugale, ça au moins ça n’est pas de la frime !

Et clignant ses petits yeux vairons, il ajouta avec un geste qui marquait la rotondité des formes, un geste de haute élégance appris sans doute dans les Cours d’Espagne et de Bruxelles :

— Et c’est comme ça que ça profite !

Car il lui était aussi impossible de ne pas lancer des gaillardises que de ne pas respirer.

Aussitôt, Émile Platbrood — Platbrood l’Africain — que l’on ne s’attendait guère à voir si offusqué en cette affaire, entraîna Emma de Myttenaere dans un coin, à l’autre bout du salon, afin de la soustraire, disait-il, aux propos peu convenables du droguiste. Mais, ce n’était qu’une ruse d’amoureux : à peine se virent-ils en sûreté derrière un haut paravent à quatre volets, que les deux fiancés s’étreignirent avec une fougue qui ne laissait subsister aucun doute sur la voracité de leur flamme et sur l’impatience qu’ils avaient de la pouvoir éteindre ; cela, bien entendu, pour le plaisir de la rallumer sur l’heure et de l’étouffer de nouveau et de l’attiser encore et ainsi de suite.

Et bien sûr que la grande Sainte Catherine, nullement jalouse, abaissait sur eux des yeux pleins d’indulgence, car en ce moment retentit une sonnerie lointaine qui précipita tout le monde aux fenêtres et avertit nos amants de tirer bon parti de leur solitude.

Pourtant la procession n’approchait pas encore ; les trompettes avaient seulement annoncé qu’elle sortait de l’église. Avant de passer devant la maison de Cappellemans, elle devait accomplir une longue promenade. Son itinéraire était assez compliqué. Elle traversait d’abord le Vieux Marché aux Grains pour s’engager dans la rue de la Braie ; elle s’arrêtait un instant devant le reposoir dressé sur la place du Vroeg Markt et redescendait par la rue de Jéricho. Elle traversait de rechef le Vieux Marché, contournait cette fois l’église du côté de la Halle aux poissons, poursuivait par la rue de la Vierge Noire et entrait enfin dans la rue Ste-Catherine afin de retourner à l’église.

Pour l’instant, en se penchant aux fenêtres, on pouvait la voir défiler dans le soleil à l’entrée de la rue de Flandre. Aussi, les enfants s’exclamaient et trépignaient d’impatience ; les dames avaient forte affaire pour les obliger à tenir en place. Alberke surtout se montrait le plus turbulent ; Adolphine avait beau lui proposer comme exemple sa cousine Jeanne, il se moquait de lui ressembler et prétendait escalader la tablette de la fenêtre pour mieux voir. On dut le menacer d’appeler son père s’il persistait à ne pas vouloir rester tranquille.

Mais l’avisée Pauline survint en ce moment, les bras chargés d’une énorme caisse en fer blanc ; et tout le petit monde, distrait de la procession lointaine par la gourmandise, s’apaisa comme par enchantement pour poigner avec avidité dans la boîte à couques.

Tandis que les dames regardaient la rue, intéressées maintenant par le spectacle de la foule dont la rumeur allait en grossissant, les hommes devisaient au milieu du salon, félicitant Cappellemans sur les travaux qu’il venait de mener à bonne fin dans sa maison.

M. Posenaer demanda au plombier pourquoi il n’avait pas ajouté une « lochia » à sa façade :

— Ça, moi j’aurais fait, savez-vous, dit-il tout glorieux de son idée. Avec ça, on sait regarder tout partout à droite et à gauche sur la rue. Et tenez, on verrait maintenant la procession là-bas sur le marché Sainte-Catherine !

Mais l’excellent Cappellemans expliqua que pour rien au monde il n’aurait voulu changer quoi que ce fût à l’aspect extérieur de sa maison, et cela par respect pour la mémoire de son cher père ; le brave homme avait tant aimé sa « façade espagnole » ! Il déplorait, avec une si profonde indignation, toutes ces affreuses constructions modernes que l’on avait bâties en face de chez lui à la suite des expropriations de la Ville !

— Le fait est que ces appartements détonnent furieusement dans la bonne rue bruxelloise, déclara Joseph Kaekebroeck en sortant de son mutisme. Regardez-moi ces grandes casernes !… Tous mes compliments, messieurs les architectes ! Ah ! c’est du propre !

Il semblait très énervé. Tout à l’heure, pendant la promenade à travers les ateliers, le droguiste l’avait pris à part pour l’entretenir des dernières rodomontades de Van Camp à l’adresse des Cadets : « Prenez seulement garde, avait dit le droguiste d’un air mystérieux, la Cécilienne est jalouse que vous jouez aussi dans la procession, et ça pourrait mal finir. À votre place, j’irais de suite parler Verbeeck… »

Mais Joseph avait haussé les épaules, confiant dans son vieux Luppe et sa troupe, ne doutant pas du reste que Mosselman, qui accompagnait en ce moment ses musiciens, ne prévint ou ne réprimât immédiatement leur moindre incartade. Pourtant, il était demeuré songeur, taciturne. Les paroles du droguiste confirmaient ce qu’on lui avait déjà rapporté des mauvaises dispositions de la Cécilienne à son égard et il se demandait maintenant s’il n’avait pas eu tort de n’y point attacher d’importance.

Mais le droguiste l’observait et cela agaçait le jeune homme : aussi bien, Joseph commençait à se méfier beaucoup de ce personnage ambigu qui lui semblait jouer le rôle d’une sorte de Méphistophélès de bas étage, occupé à ourdir un tas de ruses afin d’exciter les deux sociétés l’une contre l’autre.

Et c’était pour donner le change à ce vieux renard, qu’il avait rompu le silence et s’emballait à présent dans une diatribe contre la démolition du vieux Bruxelles.

— Oui, grommelait-il avec amertume, on casse tout par ici. Voyez ce qu’ils ont fait dans la rue de l’Éducation ! La rue de l’Éducation, je vous demande un peu ! Quel nom stupide ! Donner à une rue le nom d’une entité ! Si encore les maisons signifiaient quelque chose ! Mais non, toutes d’affreuses et prétentieuses bicoques de pacotille, des baraques en papier où l’on devrait être honteux de loger. La rue de l’Éducation ! Ah, ah, ah !

Son exaspération grandissait, devenant de plus en plus sincère :

— Est-ce que je ne me suis pas laissé dire qu’ils vont maintenant supprimer toutes les petites rues qui avoisinent la Grand’Place ! La rue de l’Étuve, la rue des Chapeliers… Il ne manquait plus que ça ! Ma parole ils sont aveugles ! Est-ce que l’on a jamais conçu un projet plus inepte ! Comment, faire disparaître toutes ces admirables ruelles ! Mais, sacrebleu, ne voit-on pas qu’elles sont absolument nécessaires ! C’est elles qui préparent l’impression grandiose que l’on va éprouver tout à l’heure. On chemine, on tourne, on tournique là-dedans, oppressé par l’ombre, le manque d’air, et soudain, on débouche sur la place et l’on respire un grand coup. C’est un épanouissement magnifique. En voilà de l’espace et de l’architecture !

Il reprit haleine et termina rageusement :

— La Grand’Place entourée de larges rues, mais ça ne tiendra plus ! Ça aura l’air mesquin, étriqué. Ça ne signifiera plus rien. Est-ce que l’on a pensé à cela ? Je t’en fiche !

On le regardait, surpris de cette véhémence déployée pour si peu de chose. De fait, ces questions esthétiques importaient aussi peu à Rampelbergh qu’à MM. Posenaer et Théodore Van Poppel. Il ne les comprenait pas. Ils trouvaient que tous ces changements n’étaient pas si regrettables. Au contraire, ça faisait de la lumière, sans compter que l’on bâtissait « le jour d’aujourd’hui » beaucoup mieux qu’autrefois : les estaminets étaient plus spacieux.

Seul peut-être, Cappellemans, qui aimait Joseph avec admiration, sentait les raisons de son beau-frère et démêlait ce qu’il y avait de juste dans l’exagération de sa philippique.

— C’est vrai, dit-il, on ne sait qu’à même plus quoi faire pour détruire le bas de la ville. Moi aussi, ça me fait quelque chose quand je vois tomber l’une après l’autre ces jolies maisons où j’allais avec papa quand j’étais petit…

— Allo, allo, interrompit M. Rampelbergh, ça est une bonne affaire pour tout le monde ! Moi, je ne tiens pas à ma grande baraque du Papenvest, et la Ville peut m’exproprier si elle veut, mais quand elle me donne un bon prix, saiez-vous !

Et il ajouta en manière de conclusion :

— Du moment qu’on sait encore ousqu’on peut aller boire un bon verre, hein Posenaer, ça nous est égal !

Comme il prononçait ces mots qui résumaient ingénûment toute sa philosophie sur l’esthétique des villes, une formidable musique éclata au commencement de la rue.

— Janvermille, s’écria le droguiste, ça c’est Van Camp ! Je le reconnais saiez-vous !

En même temps, les dames se retournèrent en criant :

— Venez vite, voilà la procession !

Tous, ils s’élancèrent aux fenêtres, à l’exception de M. Rampelbergh qui se dirigea à pas de loup vers le paravent derrière lequel Platbrood l’Africain et Emma de Myttenaere, oublieux du lieu, de l’heure et de toutes les processions du monde, s’embrassaient à pleines lèvres, assis ou plutôt étendus sur un moëlleux canapé de velours vert.

Dans l’enivrement de leurs caresses, les fiancés ne virent pas la tête du droguiste émerger lentement au-dessus de leur fragile rempart et puis les observer avec complaisance, comme un moderne Polyphème surprenant Acis et Galathée dans leur grotte.

— Coucou ! cria brusquement le bonhomme de son aigre fausset de vieux coq.

Ils sursautèrent et se désenlacèrent de saisissement.

— Hé, voilà la procession ! goguenarda le droguiste.

Et, enchanté de sa petite farce qui le vengeait du dédain que Platbrood l’Africain lui avait témoigné tout à l’heure, il se dirigea vers les fenêtres, tandis que les jeunes gens, rouges et passablement déconfits, se rajustaient à la hâte, non sans peine, car la collerette de dentelle de Mlle Emma s’était accrochée à l’épingle de cravate du passionné Congolais et résistait malignement à leurs efforts très fébriles.

Enfin, elle consentit à se dégager au prix d’une large déchirure et nos amoureux rejoignirent leurs amis, en affectant une grande pureté de conscience qui n’eût certainement trompé personne si l’on avait eu le loisir de les dévisager avec attention. Heureusement pour eux, le spectacle et le tapage de la rue captivaient en ce moment tous les yeux et toutes les oreilles.

La Cécilienne passait justement devant la maison de Cappellemans dans un orage de cuivres et de tambours.

Derrière le mince étendard de la société, les quarante acadimeciens, la boutonnière décorée d’une harpe d’or, la face cramoisie, congestionnée, s’avançaient avec lenteur, soufflant de toutes leurs forces une marche solennelle, rythmée en polka, ce qui imprimait aux premiers quadrilles de la procession une allure sautillante des plus bizarre.

Et sur l’aile gauche, Van Camp sanglé dans une longue redingote, les yeux injectés de bile, la moustache hérissée, marchait à reculons, battant la mesure avec une sorte de rage, furieux de ne pouvoir obtenir encore plus de vacarme.

Il est vrai que sur l’aile droite, Ferdinand Mosselman, vêtu d’un complet de fantaisie, marchait en flâneur, « sans avoir l’air », mais s’efforçant, d’un œil terrible, de modérer cet orchestre déjà trop bruyant à son gré. Et rien n’était si réjouissant que la loucherie apeurée des Céciliens, tantôt du côté de Van Camp, tantôt du côté de leur président ; pris entre deux chefs, les pauvres gens ne savaient auquel obéir ; il en résultait force couacs.

— Aie, aie ! glapit le droguiste à une fausse note plus mordante que toutes les autres. Tenez, je suis sûr que ça est encore une fois Schoffeniels avec son schuiftrompet ! Il a bu une goutte de trop…

Il croyait être agréable à Joseph Kaekebroeck en insultant aux Céciliens. Mais le jeune homme, redevenu soucieux, ne l’écoutait pas. Bien loin de se réjouir des « floches » de la Cécilienne, il plaignait au contraire les malheureux musiciens de subir un chef comme ce butor de Van Camp ; et il s’attristait dans son cœur de voir les courageux efforts de son ami Mosselman demeurer complètement stériles.

— Hé, voilà Ferdinand ! s’écria tout à coup Adolphine. Psitt, psitt !

Mais le jeune président, tout entier à sa musique, continua son chemin sans lever la tête.

— Oh que c’est mal, soupira Thérèse avec un gros chagrin ; il ne veut pas seulement faire un petit bonjour aux enfants !

Maintenant la procession défilait, lente et recueillie, sous les yeux ravis des gamins et des gamines. Les voiles blancs des demoiselles se gonflaient mollement sous la brise et semblaient un brouillard matinal glissant au raz de la rue comme sur une rivière. Les immenses bannières alternaient avec les madones et les statues de saints que de vigoureux garçons, ruisselants de sueur, portaient sur des brancards et balançaient en cadence sous les accords déjà affaiblis de la Cécilienne.

Le groupe des fillettes qui tenaient saintement entre leurs bras les instruments et accessoires de la Passion, la croix, les verges, la couronne d’épines ainsi que l’éponge, la lance et l’échelle, provoqua un vif attendrissement dans la foule.

Les petites filles qui approchaient à présent, en éparpillant autour d’elles des papiers multicolores, redoublèrent l’émotion générale. Et celle-ci creva tout à coup en « och arm » bien nourris quand on vit un adorable bambin, tout crollé et nu sous sa peau de mouton, marcher avec crânerie en élevant une croix longue et fine comme une gaule, et tenant en laisse un agneau vivant qui, tout fleuri de roses et de faveurs, suivait docilement notre petit St-Jean-Baptiste.

— Hein ça, comme il est joli ! ne put retenir Pauline. On dirait Alberke !

Les enfants se trémoussaient. Tous, et surtout Alberke comme on pense, ils voulaient un petit mouton comme ça. Et c’était un ramage à rompre la tête.

Mais la procession venait de stopper. Aussitôt les mamans qui accompagnaient les figurantes sur les flancs du cortège, envahirent les estaminets voisins et s’en revinrent avec des verres de bière qu’elles portaient aux lèvres des fillettes après avoir soulevé leurs grands voiles.

Les petites étaient vraiment altérées. Celle-là surtout qui portait, sur un coussin de velours rouge, l’éponge imbibée de fiel, mourait de soif ; elle le prouva du reste en vidant pour sa part un plein demi-litre de faro. Et tout le monde s’égaya en la voyant retenir le verre avec ses dents chaque fois que sa mère, justement effrayée de son avidite, voulait le lui retirer de la bouche en disant : « Allo, Virzenie, c’est assez maintenant savez-vous ! ».

Cependant la procession avait repris sa marche solennelle dans le recueillement du public qui se pressait sur les trottoirs et à toutes les fenêtres. Alors, parut Sainte Catherine, auréolée d’or, revêtue d’un riche manteau de velours et tenant dans ses bras le petit Jésus, son mystique époux. Une douzaine de grandes demoiselles suivaient la vierge et martyre, les mains croisées sur leur maigre poitrine, la tête baissée dans l’attitude de la plus profonde dévotion.

— Tenez, s’écria Adolphine, vous voyez celle-là qui marche la première avec un bleu ruban, et bien ça est mon amie de classe Sophie Mannebach ! Elle veut être « ma sœur » dans le couvent du Rempart des Moines. Ses parents sont si fâchés pour ça !

Tout le monde reconnut « qu’il y avait de quoi », à l’exception cependant du brutal droguiste qui déclara que la fille avait raison puisque, aussi bien, elle était encore plus laide qu’un péché mortel !

Soudain, par dessus le glapissement des chantres qui accompagnaient l’Ostensoir, on perçut les accords d’une musique harmonieuse et grave. C’étaient les Cadets du Brabant qui venaient de tourner le coin de la rue de la Vierge Noire et entraient dans la rue Ste-Catherine à la suite du baldaquin sacré.

Celui-ci s’avançait dans le nuage des encensoirs, au milieu de la vénération agenouillée des fidèles, tandis que Flip Verbeeck, dominant ses musiciens de toute la tête, dirigeait avec ampleur l’Ave Verum de Mozart. Et tout le monde, saisi d’émotion aux accents de cette prière large et fervente, s’inclinait en se signant avec humilité. Jamais personne n’avait encore entendu un si beau cantique exécuté avec tant de correction et de style.

C’était une révélation. Rampelbergh lui-même en demeurait bouche bée ; et là-bas, dans la pénombre propice, Emma de Myttenaere oubliait maintenant de pincer Platbrood l’Africain, et les yeux chargés de langueur, pâmait sa tête décoiffée sur l’épaule du jeune homme, enchanté tout le premier d’une musique qui faisait la pudeur si lasse et lui livrait de belles lèvres sans défense.

Mais le plus heureux de tous, c’était Joseph Kaekebroeck dont l’âme vibrait de joie et de reconnaissance, en pensant à sa brave petite société et à son vaillant chef qui avaient si bien compris ses intentions et remportaient un succès de si bon aloi auprès du gros public.

Mais le cortège avait disparu ; déjà, l’on arrachait les branchages qui pavoisaient les façades, et nos amis, préparés au départ, remerciaient Mme Cappellemans de son aimable hospitalité, quand une grosse rumeur éclata dans la direction du marché Ste-Catherine. Aussitôt, l’on vit les passants qui se mettaient à courir vers la place en agitant de grands bras.

Les dames s’affolèrent :

— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est maintenant ! Pour sûr qu’il y a un malheur !

En ce moment, la vieille Rosalie apparut toute bouleversée :

— Monsieur, monsieur, criait-elle en cherchant son maître, on dit qu’il y a une bataille là-bas !

— Eh bien, on va une fois aller voir, dit le droguiste d’un ton mal assuré mais qui visait tout de même au sang-froid. Qui vient avec ?

Il s’efforça d’entraîner M. Posenaer et l’oncle Van Poppel. Mais ceux-ci, très poltrons, prétendaient demeurer afin de tranquilliser leurs femmes.

Quant à Émile Platbrood, en sa qualité de Congolais sans peur et sans reproche, il voulut s’élancer tout de suite ; mais il avait compté sans Emma de Myttenaere qui lui barra le passage et s’accrocha désespérément à lui comme Valentine au quatrième acte des Huguenots. Et, attendri devant cette marque d’amour, Platbrood l’Africain ne demanda pas mieux que de rassurer, lui aussi, sa vigoureuse fiancée.

On s’aperçut alors, au grand émoi de Mme Kaekebroeck et de Pauline, que Joseph et Cappellemans n’étaient plus dans le salon…


VI


Ç’avait été une échauffourée terrible, une bagarre dont personne ne put se vanter d’être sorti indemne et qui occupa longuement et fructueusement les médecins, les tailleurs, les chapeliers et les luthiers aussi.

La police lui dut également quelques jours bien remplis, car jamais elle ne fut accablée de tant de devoirs judiciaires.

La chronique du Palais a rapporté jusqu’aux moindres incidents de cette bataille mémorable.

Comme la procession gravissait l’escalier de l’église Ste-Catherine, les Céciliens, massés sur l’aile droite, faisaient rage et tonitruaient éperdûment sans reprendre haleine. On eût dit qu’une frénésie subite s’était emparée d’eux : tout leur répertoire y passait, même la Valse Rose ! En vain, Mosselman s’efforçait de les arrêter ; ils ne lui obéissaient plus, pris d’une sorte de vertigo sous la cravache de Van Camp.

Or, les Cadets du Brabant qui fermaient le cortège, étaient venus se ranger sur l’aile gauche tandis que le Saint-Sacrement rentrait dans le temple, suivi par la foule des fidèles.

Dès qu’il était arrivé sur la place Ste-Catherine, Flip Verbeeck entendant la sauvage musique des Céciliens avait frémi de colère ; mais soucieux de ne point déchaîner encore plus de cacophonie, il avait aussitôt commandé le silence à la petite troupe. Celle-ci, contenue par le vieux chef mais rongeant son frein, attendait donc en silence le départ de Van Camp pour regagner tranquillement son local de la Pomme d’Or, situé rue de Laeken, quand soudain la Cécilienne, au lieu de faire par le flanc gauche et de retourner au Lion Rouge par la rue libre qui s’ouvrait à côté d’elle, entonna un pas redoublé et se porta en avant.

Certes, les Cadets n’avaient nulle intention d’en venir aux mains ; mais sous un tel défi, ils ne purent maîtriser leur fureur et poussèrent un cri de guerre en entrechoquant les bugles et les flûtes comme des armes.

Ce fut une collision épouvantable.

La mêlée ne dura pas moins de dix minutes en dépit des efforts de la police et d’une escouade de pompiers accourus ventre à terre du Marché aux Grains.

C’est au fort du combat que Joseph Kaekebroeck et Cappellemans étaient apparus, juste à temps pour délivrer le vieux Verbeeck, tombé sous la poigne de Van Camp, et dont les Céciliens et les Cadets se disputaient le grand corps, tel celui d’un nouveau Patroklos.

Pour Ferdinand, emporté dans le tumulte, il avait dû faire le coup de poing comme tout le monde, frappant au hasard surtout pour se défendre, jusqu’au moment où un pompier l’avait attrapé au lasso et solidement garrotté.

Tous les instruments furent aplatis ou brisés ; toutes les échoppes du marché abattues comme dans un cyclone américain ; les cerises, les fraises, les groseilles et les framboises affreusement piétinées, réduites en confiture, ce qui corsa le champ de bataille et fit croire tout d’abord à une effusion de sang beaucoup plus abondante qu’elle n’avait été.

Le parquet ne chôma guère pendant les quinze jours qui suivirent cette algarade. L’affaire, rapidement instruite, fut renvoyée devant la sixième chambre correctionnelle. Tous les Céciliens, tous les Cadets indistinctement, hormis Joseph Kaekebroeck, comparurent devant le Tribunal qui siégea en cette occurrence, vu le grand nombre des prévenus, dans la salle de la Cour d’assises.

Il ne fallut pas moins de trois audiences de six heures chacune pour expédier cette cause tragi-comique.

Enfin, après d’éloquentes plaidoiries, Flip Verbeeck et la plupart des Cadets furent acquittés. Ferdinand Mosselman bénéficia, lui aussi, d’une sentence d’absolution. Mais Van Camp et les Céciliens, ainsi que deux ou trois de leurs adversaires particulièrement combatifs, se virent infliger des peines sévères variant, comme disent les comptes rendus, de huit jours d’emprisonnement à cent francs d’amende, sans compter de lourdes condamnations civiles.

À la suite de ce « tribunal », Van Camp, suffoqué, entra dans une telle exaltation de fureur et but si abondamment qu’il en gagna une nouvelle attaque qui le paralysa d’une manière durable. Cette punition du ciel épargna du reste à Mosselman la peine de le déposer.

Le principal fauteur de discorde une fois mis dans l’impossibilité de nuire, on pouvait espérer qu’avec le temps la paix se rétablirait un jour entre les deux harmonies. Il n’en fut rien cependant.

S’il n’était résulté de cette fanfaromachie que des bosses et des peines, peut-être bien, après tout, que la rivalité aiguë des belligérants serait entrée dans une phase moins violente et se fût émoussée à la longue.

Mais la rencontre avait eu une conséquence plus grave. Sans que l’on sût au juste comment la querelle s’était produite, à la suite de quelles paroles ou impertinences échangées sur le champ de bataille — ou bien, plus tard, à l’audience correctionnelle — le fait n’en était pas moins là, inadmissible, incroyable tout d’abord, et pourtant vrai, vrai de la dernière vérité : Kaekebroeck et Mosselman, ces deux inséparables, ces amis d’enfance, unis par des liens de gratitude et de dévouement pareils à ceux qui nouaient les cœurs des héros antiques, Joseph et Ferdinand étaient irrémédiablement brouillés.

Oui, c’en était fait de leur vieille affection ; ils avaient cessé tous rapports ; eux, toujours en épanchements et en confidences, ils ne se voyaient plus : ils étaient brouillés ! Et aussitôt « le bas de la ville » s’était partagé en deux clans qui donnèrent à plein collier dans la dispute, se firent avanie et guerre.

La tâche serait longue de conter cette grosse affaire en ses moindres détails. Jamais les langues ne tinrent si belles assises de commérages ; elles tournaient jour et nuit ; tout fut prétexte à gorges chaudes.

Pour donner une idée de l’extraordinaire état de passion où étaient montés les esprits, il suffira de dire que les âpres boutiquiers eux-mêmes, devenus partisans de l’une ou de l’autre harmonie, refusaient impitoyablement de vendre leurs denrées aux chalands suspects de ne pas tenir avec eux. Et bientôt, tous les métiers s’en mêlèrent aussi. Cela devint une opinion quasi politique d’être un Kaekebroeck ou un Mosselman : les élections de la garde civique, notamment, ne se faisaient plus que sur ces deux noms.

Qu’étiez-vous, Kaekebroeck ou Mosselman ? Partout, cette question se posait, despotique. Il fallait se prononcer, choisir coûte que coûte. Et vous étiez élu ou « blacboulé », agréé ou renvoyé, servi ou refusé selon que vous aviez répondu au gré du questionneur.

C’étaient les Bleus et les Verts. C’était Byzance, depuis la place St-Géry jusqu’au Marché aux Porcs !

Toutefois, on se fût singulièrement trompé en supposant que les deux chefs de parti entretenaient la lutte et donnaient le mot d’ordre. Non, ils ne voulaient pas être des leaders ; ils se désintéressaient à présent des radotages, des médisances et de toutes les sottises que l’on débitait en leur nom, après avoir vainement essayé de calmer une effervescence qui, somme toute, amusait la foule.

La noblesse de leur esprit les sauvait d’ailleurs du dénigrement, des futiles commérages où se complaisent les petites gens. Ils ne s’aimaient plus, ils étaient devenus incompatibles en courant la même carrière, mais ils se taisaient l’un contre l’autre. Ils furent dignes dans leur brouillerie et montrèrent que « les liens de l’amitié sont encore respectables même après qu’ils sont rompus ».

Tous deux désormais, sans plus se soucier du public, s’étaient remis au travail avec acharnement. Sept semaines encore les séparaient du festival de Namur et ils comptaient bien les mettre à profit.

Joseph Kaekebroeck, plus attentif que jamais à développer dans sa troupe le goût des maîtres, poursuivait sa méthode, donnait un véritable cours d’histoire musicale, tandis que Verbeeck chaleureux, entraîné, rompu à la pratique, apportait dans ses exécutions un scrupule, une conscience qui ne se démentait pas.

De son côté Ferdinand Mosselman, tout plein d’une sombre énergie, avait résolu d’épurer une bonne fois la Cécilienne. Son premier flûtiste, Jean Vanham, musicien intelligent et adroit, un ancien transfuge d’ailleurs des Cadets du Brabant, l’aida beaucoup dans cette besogne salutaire.

Pour commencer, on se débarrassa de quelques gros cuivres, notamment du schuiftrompet Schoffeniels, ivrogne invétéré, plus fertile en couacs qu’en notes justes : un être raisonneur et anarchique du reste, acoquiné à ce brouillon de Rampelbergh et qui faisait régner le plus méchant esprit dans la phalange. Puis, un examen sévère élimina les incapacités notoires que l’on remplaça du reste avec avantage.

Alors, Ferdinand et son nouveau chef imposèrent à leurs hommes l’éducation préalable, c’est-à-dire la docilité de l’esprit ; et l’on travailla d’arrache-pied à huit clos avec une discipline rigoureuse et un progrès évident, car rien ne résiste à l’opiniâtreté d’un effort continu.

Le festival de Namur eut lieu le 21 juillet. Cette fois, le jeune cordier n’avait pas cru devoir se mesurer avec les Cadets qui concouraient en première division. Prudent autant que modeste, désireux avant tout de ne pas envenimer davantage l’inimitié qui régnait entre les Kaekebroeck et les Mosselman, il avait jugé plus sage de s’inscrire en seconde division en même temps que quelques-unes des meilleures harmonies de l’agglomération bruxelloise.

Le festival de Namur tint toutes ses promesses et fut célébré au milieu d’un grand concours d’étrangers venus des départements du Nord de la France.

Les Cadets se signalèrent par une nouvelle victoire : ils remportèrent un second prix d’exécution, battus, mais glorieusement, par une grosse société d’Arras composée en grande partie de musiciens gagistes. Encore une fois, ils avaient manqué d’éclat dans le morceau imposé, une chevauchée hongroise écrite pour des forces orchestrales considérables. Mais de l’avis unanime, ils avaient été supérieurs dans le morceau au choix et dans la lecture à vue. Nul doute que si le règlement du concours avait institué des prix spéciaux, ils fussent arrivés à se classer au premier rang dans l’une et l’autre des joutes accessoires.

Quant à la Cécilienne, elle montra ce que peuvent réaliser la volonté et la persévérance mises au service d’un noble but.

Elle lutta bravement et obtint le troisième prix en seconde division ; le succès n’était pas mince si l’on songe qu’elle entrait en lice avec plus de dix sociétés, tant françaises que belges. En vérité, c’était un grand honneur pour elle d’être classée juste après la « Concordia » de Molenbeek, société si souvent victorieuse, mais qu’une faillite soudaine de ses cuivres avait cette fois reléguée à la seconde place au profit du « Schild en Vriend », une des plus grandes harmonies de Gand.

On pense avec quel enthousiasme le vieux Jérôme reçut les pigeons qui apportèrent la bonne nouvelle, et quelles douces larmes de joie ruisselèrent sur le visage de la petite Mme Mosselman quand elle apprit ce premier succès de son cher Ferdinand !

Le Lion Rouge illumina, et les partisans de la Cécilienne, trop oublieux du succès simultané et plus significatif des Cadets manifestèrent bruyamment par les rues sous la conduite du farouche poêlier Mannebach qui, ayant fait la nouvelle installation de chauffage dans la maison du jeune cordier, était tout acquis à Ferdinand et prophétisait la proche revanche des Mosselman sur les Kaekebroeck.

Quelques rixes éclatèrent, mais qui furent tout de suite réprimées et sans conséquence. Puis, les braillards se turent ; les rues retombèrent à leur bonhomie journalière et les factions ennemies ayant cuvé leur gueuze, la lutte de quolibets et de sarcasmes continua, inoffensive, dans l’intimité des salons bourgeois, des ateliers et des boutiques.


VII


Quinze jours après ces événements, le mariage de Platbrood l’Africain avec Mlle Emma de Myttenaere fut célébré en grande pompe aux « Riches Claires ».

Ce n’était pas trop tôt pour des fiancés aussi épris, à bout de canapés et de petits coins, et auxquels il devenait pressant qu’on donnât la volée de peur qu’ils ne la prissent sans permission.

Ce fut une grosse noce, où l’on ne compta pas moins de douze voitures de gala dont le capiton de satin jaune et les rideaux à floches d’or éblouirent pour longtemps le populaire.

Les glorieux Cadets rehaussèrent la cérémonie religieuse, en jouant un Panis angelicus et une Sortie nuptiale de César Frank.

Enfin, un banquet somptueux réunit une trentaine d’invités dans l’antique demeure de Mme  Vve  de Myttenaere qui habitait rue St-Géry, non loin des anciens magasins de M. Maskens, le feu marchand de poutrelles, capitaine quartier-maître de la garde civique.

Outre les familles Van Poppel, Platbrood et Spruyt, les Kaekebroeck aînés et jeunes, M.  et Mme François Cappellemans, on retrouvait parmi les convives, M.  et Mme Cluyts, les fariniers du Marché aux Porcs, l’obligatoire colonel Meulemans, les Scheppens, Mme Timmermans, etc., etc.

Et Verhulst aussi était venu, l’heureux Jocske qui avait épousé au mois de mai à Turnhout, sa voisine au banquet des noces d’or, Maria Spruyt à la noire chevelure, sa chère Maria, dont les yeux meurtris d’iris et les libres tendresses ne montraient que trop le bonheur d’être si heureusement mariée à l’époux de son choix.

Enfin, Flip Verbeeck assistait également à la fête. Adolphine et la mère Kaekebroeck avaient voulu qu’on le plaçât entre elles afin que le brave homme ne fût pas trop dépaysé. Et le musicien, très ému, tout pénétré de l’honneur d’être assis à côté de son ancienne patronne, redressait péniblement son vieux torse. Sa tête fine et bronzée, d’un cachet si exotique, et qui ressortait sur la serviette nouée autour du cou comme pour la barbe, formait une amusante disparate avec tous ces visages vermeils qui encadraient la table ; à de certains moments, dans ses poses de respect, quand il élevait par exemple les deux mains et les joignait avec une humilité souriante, on eût pris le chef des Cadets pour quelque suivant des Rois Mages descendu tout à coup d’une adoration de Rubens.

Le festin fut copieux, abondamment arrosé. Pourtant, il n’eut point l’animation ordinaire des grandes frairies familiales. Peut-être l’excellente Mme de Myttenaere, taillée en gendarme, imposait et refroidissait un peu avec son binocle et ses fortes moustaches. Il y avait probablement aussi trop de jeunes mariés qui s’étaient prévalus du droit protocolaire de se placer l’un à côté de l’autre. François Cappellemans et Pauline, Verhulst et Maria, l’oncle Théodore et Adèle eux-mêmes qui n’avaient pas voulu se quitter, formaient, avec les époux du jour, autant d’oasis de silence, un silence plein d’épanchement il est vrai, mais qui paralysait l’entrain général.

En vain, Joseph essayait-il de galvaniser cette table solennelle : ses boutades faisaient long feu. Le gros rire d’Adolphine à qui Verbeeck, un peu émoustillé par le vin, contait ses débuts dans les lansquenets de Fost, n’avait que peu d’écho.

Ce n’était pas non plus le colonel Meulemans ni M. Platbrood, farcis tous deux d’histoires de garde civique dont ils opprimaient impitoyablement les vieux Van Poppel et les parents Kaekebroeck, qui pouvaient créer une diversion et déchaîner la joie.

Et Joseph se renfrognait, découragé. Il commençait à comprendre pourquoi la gaîté ne débordait pas aujourd’hui comme à toutes les noces du passé. Non, ce n’était pas l’absence du bruyant Rampelbergh qui assombrissait les visages ; c’était Ferdinand Mosselman qui manquait à la fête, Ferdinand qui alimentait la conversation d’une plaisanterie perpétuelle, Ferdinand dont tout le monde subissait la joie magnétique !

Et, pour la première fois peut-être depuis la fatale querelle, Kaekebroeck sentit son cœur s’emplir d’un gros spleen, un spleen à couper en tranches, pensait-il, comme un pain de veau !

Il songeait à son ancien camarade, à son rôle d’amabilité brillante, aux ressources inépuisables de ce gentil esprit dont la pétulance gamine, les flirts audacieux et tendres, les grimaces de paradiste et de singe avaient bientôt fait d’animer une réunion, fût-elle composée de gens les plus pincés et refroidis. En vérité, le pimpant cordier dégageait comme une sorte de gaîté électrique qui secouait ses voisines, se communiquait de proche en proche par deux courants opposés et cerclait la table avec des éclats de rire !

Hélas, pourquoi fallait-il qu’une musique de discorde l’eût séparé pour toujours de ce joyeux garçon ! Et comme l’Oreste de Gœthe, Joseph s’écriait en lui-même : « Compagnon toujours gai, semblable à un léger et brillant papillon qui voltige autour d’une fleur sombre, tu folâtrais chaque jour autour de moi avec un nouvel enjouement que tu faisais passer dans mon âme ! »

Cependant, Adolphine étonnée du silence de son mari, fixait sur lui ses grands yeux tendres. Elle avait deviné son cruel souci ; à son tour elle s’attrista en pensant à sa petite Thérèse qu’elle aimait tant et qui la chérissait jadis comme une grande sœur aînée. Et maintenant, elles ne se voyaient plus ; la brouille des deux présidents avait rompu ces tendresses charmantes.

Oui, ce banquet manquait de verve. Tous les convives avaient les rasades sérieuses et même déjà larmoyantes, ce qui était grave. Seuls, parmi tous, les couples de jeunes mariés ne sentaient pas cette atmosphère morose qui régnait dans la grande salle à manger.

Verhulst et Maria se mangeaient de baisers. Pauline, que la gracieuse et touchante difformité de sa taille faisait de plus en plus lasse et langoureuse, se blottissait sans la moindre gêne dans les bras du brave Cappellemans qui la contemplait de toute son âme.

Quant aux frais époux de ce matin, la pâleur de leur visage, le feu qui jaillissait de leurs yeux, trahissaient leur accablant désir, leur impatience de s’étreindre enfin pour de bon dans le coupé qui les emporterait tout à l’heure à la gare. Pourtant, ils montraient de la tenue et ne s’embrassaient pas trop, comptant bien se dédommager plus tard de leur cant actuel.

Émile Platbrood se rappelait justement qu’il avait assisté, dans cette même salle, au banquet de première communion de sa femme. Au milieu de la fête, la table, mal ajustée, avait cédé sous le poids des victuailles et s’était effondrée avec fracas.

— Te souviens-tu, disait-il, quand, pardaff ! tout est tombé par terre ?

— Oeie oui, répondait Emma les mains sur les joues, ça était un bazar !

— Eh bien, c’est avec ça que j’ai eu une bountje pour toi ! C’est moi qui t’ai retirée dehors les verres et les assiettes et de tout le tremblement. Et tu étais si blanche que ta robe !

— Oui, mais, j’avais si mal à mes jambes ! Je saignais. Alors, vite tu as tiré mes souliers et mes bas pour un peu voir… Et tu as donné de suite des baises sur mes pieds en disant : « Allo, ce n’est qu’un petit malheur. Il n’y a rien de cassé ». Oui, je me rappelle si bien n’est-ce pas ! Et c’est avec ça que, moi aussi, j’ai commencé à trouver que tu étais un si cher garçon !

Enflammé par ces douces paroles, Émile se serra contre la jeune femme et murmura à son oreille :

— Eh bien, ma petite Matje, tout à l’heure je donnerai encore des baises sur tes pieds, à la même place et tout partout autour… Je peux, dis ?

Elle frissonna d’un plaisir profond et empoignant la tête du jeune homme, elle soupira contre ses lèvres, ardemment, les dents serrées comme dans une rage d’amour :

— Oeïe oui, Mileke, tout à l’heure tu feras tout ce que tu voudras !

C’est à ce moment, que l’inévitable colonel Meulemans fit tinter son verre et se leva pour chanter les chastes amours des nouveaux époux et complimenter en même temps Mme de Myttenaere ainsi que les familles Platbrood et Van Poppel. Il ne manqua pas non plus de faire une discrète allusion à la prochaine délivrance de Pauline et souhaita que tous ses vœux maternels fussent bientôt accomplis.

Après quoi, le major Platbrood, que les banquets de la garde civique avaient exercé dans l’art difficile du toast, répondit avec prolixité.

Tout ce verbiage congratulatif dura près d’un quart d’heure sans dérider personne comme on pense, au contraire. Les dames soupiraient profondément, surtout Mme Timmermans, l’éternelle dolorosa « qui ne savait pas voir quelqu’un en blanc sans pleurer » ! Et rien n’était plus comique, et plus attendrissant à la fois, que de voir se contracter la figure masculine et barbue de Mme de Myttenaere qui reniflait avec force et finit tout de même par étouffer de petits sanglots dans son mouchoir.

C’est en ce moment critique, précurseur d’une haute marée de larmes, que Luppe Verbeeck se dressa de toute sa hauteur et prononça ces naïves paroles :

— Excusez-moi, savez-vous. Je ne sais pas bien parler en société et pourtant je voudrais une fois dire combien je suis fier d’avoir été invité à cette grande fête… Mais j’ai apporté ma flûte d’une censse, celle que je soufflais dedans quand j’étais un pauvre petit manneke. Alors, si vous voulez, je vais jouer une dontje…

Hé, parbleu qu’on le voulait bien ! Ce fut le cri unanime, un vrai cri de joie, le premier qui jaillit enfin de cette table compassée. Déjà, le vieux musicien avait tiré d’une poche intérieure de sa redingote un petit tuyau en fer blanc, une pauvre petite flûte de rien du tout qu’il emboucha après s’être passé plusieurs fois la langue sur ses grosses lèvres.

Et alors, sur ce frêle instrument, sur ce jouet de bazar, il se mit à rossignoler de si jolis airs et avec tant de brio et de virtuosité, que tout le monde éclata en bravos, cria bis, si bien que l’artiste dut recommencer.

Ce fut encore plus beau. Et cette fois, Joseph ne put retenir ses larmes quand le vieux Flip chanta en le regardant une certaine cantilène qu’il avait jadis composée à son intention, et dont le brave homme avait si souvent régalé la sérieuse enfance de son jeune maître.

Tout à l’heure, tandis qu’il songeait tristement à son amitié défunte, il avait déploré un moment d’avoir suivi le conseil d’Adolphine en acceptant la présidence des Cadets du Brabant. Comme il s’en voulait à présent de ce regret égoïste ! Non, non, il avait bien agi en venant au secours de son cher serviteur.

Tant pis si Ferdinand s’en était allé ! Le bon Luppe lui demeurait en même temps que cette glorieuse tâche d’épurer le goût artistique de la foule, de créer une harmonie d’élite qui légitimerait un jour davantage encore le renom musical de sa patrie !

Et, tout vibrant de reconnaissance au milieu des applaudissements frénétiques, il courut au flûtiste qui souriait, la bouche fendue jusqu’aux oreilles comme un ægipan de Clodion, et l’embrassa sur les deux joues de tout son cœur.

À partir de ce moment, la noce était dégelée, et c’est au milieu de la plus joyeuse turbulence que les convives, bras dessus bras dessous, se répandirent dans le jardin en chantant et en dansant derrière le vieux Flip qui avait repris sa flûte et imitait cette fois la musette nasillarde d’un ménétrier de village.

Cependant, six heures et demie sonnaient au clocher des Riches Claires.

Mme de Myttenaere et Mme Platbrood eurent un sursaut :

— Mon Dieu, gémirent-elles tout en larmes, les chers enfants sont maintenant dans le chemin de fer !

En effet, depuis trente minutes, Platbrood l’Africain et son Emma roulaient à toute vapeur vers Paris, étroitement enlacés, oublieux de la terre, leurs bouches brûlantes fondues l’une dans l’autre !


VIII


Des jours, des mois passèrent.

Dans le courant d’octobre, un petit Capellemans était né qu’on appela Prosper en mémoire de son grand-papa défunt et dont le baptême — il est au moins superflu de le dire — fut l’occasion d’un nouveau banquet dans la maison de la rue Ste-Catherine.

Puis, l’hiver s’écoula sans événements notoires dans l’existence des Cadets du Brabant et de la Cécilienne.

Joseph Kaekebroeck et Ferdinand Mosselman n’étaient point réconciliés. À diverses reprises, ils avaient décliné les bons offices du colonel Meulemans qui s’offrait en médiateur, peut-être sous l’inspiration d’Adolphine ou de Thérèse. Non, ils n’éprouvaient aucune envie de se « remettre ensemble », entêtés tous deux dans leur rancune qui restait correcte, sans colère, et ne se traduisait d’ailleurs que par une affectation de ne jamais parler l’un de l’autre, non plus que s’ils n’existaient pas.

Au mois de février de l’année suivante, la mort de Mme De Dobbeleer — la grand’mère de Mosselman, chère bonne femme tombée en enfance — ne devait point les rapprocher davantage : Joseph, tout en déplorant la perte que faisait son ancien ami, ne crut pas devoir écouter le premier élan de son cœur ; il borna ses condoléances à l’envoi d’une carte de visite impersonnelle et suivit le cortège funèbre, perdu dans le public.

Il est vrai que l’attitude des camps ennemis ne poussait guère au raccommodement : ils demeuraient aussi agressifs que par le passé, et cela, en dépit du désintérêt que leurs chefs continuaient d’éprouver pour leurs faits et gestes.

En somme, la querelle était savamment entretenue par quelques brouillons qu’elle mettait en évidence, tel que le farouche poêlier Mannebach, par exemple. Pourtant, ce dernier n’était point le plus dangereux ligueur ; l’exagération même de ses sottes diatribes en atténuait, de beaucoup, le fâcheux effet sur les buveurs de bière tant soit peu pondérés.

Non, le plus redoutable de tous, c’était sans contredit M. Rampelbergh ; il entendait rester neutre, disait-il, et s’en allait, assurant partout qu’il était las de ces querelles stupides. Mais son abstention était tout de même singulièrement remuante. Il ne pouvait s’empêcher de visiter les deux camps, et sous couleur de s’entremettre, de tout arranger, il révolutionnait tout davantage !

Rien n’eût été plus facile sans doute, à un négociateur avisé et sincère, de calmer les esprits après les victoires mutuelles des Cadets du Brabant et des Céciliens au festival de Namur. Mais le droguiste ne l’avait pas voulu ; c’est lui qui avait déchaîné Mannebach par les rues en lui rapportant les fausses « piques » de Verbeeck à la suite du premier succès de Mosselman. De même, il avait empêché toute avance généreuse de la part des Cadets en leur décrivant l’insolence des Céciliens, et l’espoir, dont ceux-ci se flattaient à présent, de l’emporter un jour sur la musique de Joseph Kaekebroeck.

Toutefois, au début, l’astucieux agitateur avait penché vers les Céciliens ; car il ne pouvait pardonner au président des Cadets de ne l’avoir pas invité à la noce de son beau-frère Platbrood l’Africain, non plus qu’au baptême du petit Cappellemans.

Cette injure l’avait exaspéré et jeté dans le parti des Mosselman. Puis, il avait bientôt confondu les Kaekebroeck et les Mosselman dans la même détestation après que le jeune cordier l’eût désavoué à son tour en s’abstenant de le convier au baptême de son nouvel enfant.

Car Thérèse venait de mettre au monde une petite fille qui était née le 21 avril, c’est-à-dire neuf mois, jour pour jour, après le succès de la Cécilienne. Et c’est pourquoi on l’avait nommée Cécile.

Pourtant, quelques ressources qu’il possédât dans son sac à malices, quelques avantages qu’il parut obtenir dans les cabarets où il entretenait une agitation perpétuelle au seul profit des baes, car de la discussion jaillit la soif, le droguiste eut beau faire, il ne parvint pas à provoquer la zizanie au sein même des deux sociétés rivales, ainsi qu’il en avait formé le projet.

Celles-ci, fortement disciplinées aujourd’hui, fidèles et affectionnées à leur chef, prises d’une émulation sans cesse plus ardente, ne pouvaient plus être entamées par de pernicieux conseils ; elles étaient invulnérables à l’opinion.

Oublieuses de la querelle, elles travaillaient avec un bel enthousiasme, répétant tous les soirs de la semaine, sans murmurer jamais contre la fatigue de longues séances où pourtant les moindres fautes étaient senties, jugées et relevées à la dernière rigueur.

Et le spectacle était touchant et beau de ces humbles musiciens qui, après une journée de pesant labeur à l’usine ou à l’atelier, venaient docilement s’asseoir devant un pupitre, au-dessus d’une salle d’estaminet tentatrice, toute retentissante de la gaîté des buveurs, et attentifs, acharnés à bien faire, ne se laissaient distraire un instant du noble but qui les réunissait là et enflammait leurs cœurs de bravoure et d’espérance. Tous, ils apportaient dans leur étude méthodique et approfondie, cette opiniâtreté de volonté, cette foi qui soulève et transporte les montagnes !

Oui, c’étaient de braves gens.

Il est vrai que le concours qu’ils allaient affronter n’était pas ordinaire ; de fait, c’était même le plus important que l’on eût organisé jusqu’à ce jour, car il ne s’agissait de rien moins que du grand festival de Cologne qui, tout au début de l’été, allait assembler dans la vieille ville Rhénane plus d’une centaine de sociétés de musique venues de tous les coins de l’Europe.

Aussi, les phalanges de Belgique étaient-elles en ébullition. De tout le pays montait une rumeur harmonieuse qui s’envolait par delà les frontières.

À Bruxelles, dans les villes de Louvain, Aerschot, Vilvorde, Hal, Nivelles ainsi que dans tous les gros villages tels que Saventhem, Merchtem, Lembeek, etc., l’agitation était extrême ; il n’y avait pas si petite société qui n’eût la prétention de subir la première épreuve éliminatoire. Le Brabant vibrait tout entier, et son ardeur se doublait du noble désir de l’emporter cette fois sur les huit autres provinces, et principalement sur la Flandre, le Hainaut et le pays de Liège si souvent glorieux dans les grandes joutes internationales.

Le règlement du festival de Cologne avait institué cinq divisions dans lesquelles le nombre des harmonies concurrentes était limité à vingt.

Trois premiers prix et autant de deuxièmes et troisièmes prix devaient être décernés dans chaque division : prix d’exécution, prix de lecture à vue, prix de direction.

Dans chaque pays, plusieurs jurys nationaux avaient été chargés de faire subir un examen préalable aux sociétés inscrites.

Plus de cinquante harmonies belges se présentèrent pour subir la première épreuve. Les jurés, très sévères, n’en reçurent qu’une dizaine parmi lesquelles les Cadets du Brabant eurent l’honneur d’être admis d’emblée à concourir en division d’excellence, tandis que la « Concordia » de Molenbeek, le « Schild en Vriend » de Gand, et la « Saint-Lambert », la vaillante société liégeoise, obtenaient la première division. Il va sans dire que les plus célèbres « bandes » du pays, déjà primées et chargées de médailles, étaient hors concours.

Pour la Cécilienne, elle avait réussi à se faire classer en deuxième division avec le cercle « Van Espen » de Louvain, la « Grande Harmonie » de Verviers et les « Compagnons de Binche ».

Toutes les autres sociétés agréées, et qui représentaient la quintessence des forces harmoniques de chaque province, furent versées selon leur importance et leur mérite dans les autres divisions.

Et dès lors, sans perdre de temps à célébrer ce premier succès par des manifestations énervantes autant que stériles, nos musiques s’étaient mises en loges et travaillaient avec une fièvre dont il n’y avait pas d’exemple jusqu’à ce jour.

Le morceau imposé pour la division d’excellence était un savant concertstüch de Humperdinck sur les Maîtres Chanteurs, œuvre compliquée et brillante, toute remplie des leitmotiven de Hans Sachs, d’Eva et de Walther, mais où se déchaînait aussi cette fameuse bagarre de Beckmesser qui exige de la vigueur, de même que le grandiose défilé des métiers qui terminait la transcription.

Joseph et son chef de musique, un peu inquiets à cause des sonorités finales de ce morceau, avaient tout de suite songé à s’adjoindre des cuivres supplémentaires. Mais, après bien des recherches, ils n’avaient pu en découvrir qu’une demi-douzaine qui fussent, ceux-là, de vrais musiciens et dignes en tous points de renforcer la phalange des Cadets. Toutefois, leurs appréhensions se calmèrent quand, les études préliminaires étant terminées, la première exécution d’ensemble montra toute la valeur des instrumentistes. Ils éprouvèrent une grande joie ; les cuivres nouveaux augmentaient considérablement la force de l’orchestre et celui-ci atteignait maintenant à l’éclat voulu avec ses soixante musiciens.

Dans l’entretemps, ils ne négligeaient pas l’étude des morceaux facultatifs, car ils comptaient en proposer plusieurs au choix du jury ; et c’étaient l’ouverture de la Flûte enchantée, l’ouverture d’Egmont, et un Intermezzo de Haydn, trois œuvres admirables qui demandent, la première, une interprétation particulièrement déliée, et les autres, un grand style.

Tandis que les Cadets travaillaient leur Humperdinck, les Céciliens, aux prises avec l’ouverture d’Euryanthe, morceau imposé, faisaient preuve d’une application peu commune. Au vrai, ils avaient réalisé des progrès énormes depuis un an, et leur exécution des pages de Weber s’annonçait déjà ample et colorée sous le bâton de leur nouveau chef Vanham. Enfin, comme morceau au choix, ils avaient décidé de jouer la Fest-Ouverture de Lassen, œuvre estimable, d’inspiration soutenue et dans laquelle nos musiciens affirmaient des qualités de rythme et de son qu’ils n’avaient jamais montrées jadis sous la direction néfaste de ce « sous-off » de Van Camp.

Bref, les deux présidents, satisfaits de leurs interprètes, envisageaient la lutte sans trop de nervosité, surtout en songeant que le seul fait d’avoir été admis à y participer, constituait déjà aux yeux de tous, un honneur qui saurait consoler de la défaite des vaincus tant soit peu philosophes.

Et le jour du départ arriva.

Ce mardi-là, dès quatre heures de l’après-midi, l’affluence fut extraordinaire dans la gare du Nord. Parents et amis des musiciens avaient tenu à les accompagner jusqu’au wagon ; et c’était sur le quai d’embarquement, en face du train de Cologne, une joyeuse troupe de gamins et de gamines, toute une foule d’artisans endimanchés et de bonnes ménagères en atours, haut chapeautées de fleurs, de fruits et d’oiseaux, enrubannées comme des bateaux barbaresques !

Et une énorme rumeur montait au cintre enfumé, sur laquelle brochaient les stridents appels des locomotives, les cris et les chants des voyageurs déjà encaqués pour la plupart dans les voitures.

Les partants étaient fort nombreux ; outre les Cadets et les Céciliens, il y avait encore les membres de la Concordia, du Schild en Vriend de Gand et des Compagnons de Binche. Ceux-ci, les plus animés de tous, provoquaient une vive sensation avec leurs figures joviales et leurs fortes exclamations wallonnes. Ils fraternisaient avec tout le monde, obtenaient grand succès par leurs lazzis de terroir et leurs claques dans le dos, au profond dépit du farouche poëlier Mannebach dont personne n’écoutait les déclamations saugrenues.

De même, les petits mots de M. Rampelbergh qui se promenait, sardonique, entre les groupes, tâchant d’amorcer les brocards, ne faisaient point fortune et se perdaient dans le branle-bas général.

Il n’y avait plus de griefs en ce moment. C’était la trêve ; tout semblait oublié aujourd’hui dans l’enthousiasme et l’attendrissement des adieux.

Au milieu du tapage qui se renforçait de minute en minute, Mosselman, posté là-bas à la tête du convoi, s’entretenait avec les siens, donnait des instructions au père Verhoegen et à Jérôme au sujet de la corderie, et plaisantait gentiment Thérèse dont la figure grave et sérieuse trahissait la tristesse que lui donnait le départ de son mari. N’était-ce pas la première fois qu’elle allait être séparée de lui pendant plus de cinq jours ! À cette pensée, le cœur de la jeune femme fondait de chagrin.

— Allons, allons, ma chérie, disait Ferdinand, sois raisonnable, cinq jours sont bientôt passés. Voyons, puisque je promets de t’écrire au moins deux fois par jour !

— Oui, je sais, faisait-elle avec une moue, des cartes postales illustrées !

— Non, non des bonnes grosses lettres !

Et en même temps, il lui chuchotait à l’oreille de douces petites choses secrètes. Mais elle se serrait contre lui, en se mordant les lèvres et se retenant pour ne pas éclater en pleurs.

Non loin de là, devant le wagon réservé aux Cadets, se tenait Joseph Kaekebroeck affublé d’une étonnante casquette à couvre nuque ; entouré de toute sa famille, y compris les beaux-parents Platbrood et les Cappellemans, il recevait en souriant leurs dernières recommandations.

— Tu as des propes cravates sous les chemises à gauche ! criait Adolphine en essayant de dominer le vacarme. Et j’ai mis ton demi-saison dans la courroie avec la couverture, car ça ne savait plus dans la malle…

Et tout à coup :

— Ouye, ouye, j’ai oublié les éponges et la brosse à dents sur le lavabo ! Ça est bête !

— Bah, fit Joseph en voyant la physionomie bouleversée de sa femme, ne t’inquiète donc pas ! Que diable, je ne pars pas pour le Congo ! J’achèterai ce qui me manque, à Cologne…

Mais l’heure s’avançait. Les conducteurs passaient en criant :

— Allons, Messieurs, en voiture !

Alors Joseph souleva le jeune Alberke et l’embrassa sur les deux joues ; puis, approchant de la bonne qui portait la petite Hélène, il tendit les bras à sa fillette bien aimée. Mais la gamine, déjà énervée par le bruit des locomotives, se rejeta vivement en arrière, épouvantée à l’aspect de la casquette de voyage dont son père était coiffé. Et tout le monde s’égaya. Et Joseph, tel Hecktor sur les remparts d’Ilion, ôta sa casquette mouvante et la remit à Cappellemans, tandis qu’il baisait la petite fille, maintenant rassurée et joyeuse.

Et il la berça un moment dans ses bras et lui dit :

— Hé, je vous rapporterai de beaux joujoux à tous les deux, si vous êtes bien sages !

Et ayant ainsi parlé, il déposa la fillette entre les bras de sa femme qui la reçut sur sa belle poitrine en souriant.

Mais les portières claquaient.

— En voiture !

Vite, Joseph embrassa ses parents, étreignit une dernière fois Adolphine et bondit dans le compartiment où il demeura debout à la portière auprès du bon Verbeeck.

Soudain, un coup de sifflet retentit et le train, choquant ses butoirs, démarra lentement.

Alors une clameur formidable éclata dans toute la gare. Et des mouchoirs multicolores s’agitèrent le long du convoi auxquels répondaient les mouchoirs frénétiques du public massé sur le quai.

— Adieu ! Adieu et bonne chance !


IX


L’émotion fut immense quand le lundi matin, après cinq jours d’attente et de fièvre, les premiers pigeons revenus d’Allemagne apportèrent, presque en même temps que le télégraphe, les résultats définitifs du grand festival de Cologne.

Aussitôt, les journaux lancèrent sur le pavé des éditions spéciales, et tout Bruxelles, la ville haute comme la ville basse, pavoisa en signe d’allégresse.

Sans délai, les présidents des diverses sociétés de la capitale s’étaient transportés à l’Hôtel de Ville et s’occupaient, avec le Bourgmestre, d’organiser la réception triomphale des vainqueurs qui rentraient à Bruxelles, le soir même, par le train de huit heures cinquante-deux.

Les patrons avaient donné congé à leurs ouvriers ; une foule énorme se pressait dans les rues populaires et sur les marchés, commentant avec animation la glorieuse nouvelle.

Et les estaminets regorgeaient de buveurs. Partout on s’abordait avec des visages épanouis, de grandes exclamations de joie. Une détente décisive venait de se produire. Il n’y avait plus d’ennemis : la querelle était finie. Tout le monde se félicitait et fraternisait avec entrain, jusqu’au farouche poêlier Mannebach qui, déjà ivre, mais d’une ivresse cordiale et embrasseuse, vociférait des chants de fête et payait du faro à toutes les marchandes de boustrincks et de scholl !

Bientôt, d’immenses transparents apparurent au premier étage des cabarets, avec des inscriptions votives qui, pour avoir été brossées à la hâte, n’en étaient pas moins éloquentes.

Et de toutes parts, depuis la place d’Anvers jusqu’aux Riches Claires, les rues s’ornaient de mâts écussonnés et de penderies en fil de laiton destinés aux illuminations du soir.

L’effervescence devint telle, même dans le centre de la ville, que l’on jugea prudent de fermer la Grand’Place avec les fameuses barrières Nadar, afin de circonscrire la cohue et de permettre aux sociétés lauréates d’atteindre sans trop d’encombre jusqu’à l’Hôtel de Ville, où le vin d’honneur devait leur être offert, au nom de la Cité, par le Bourgmestre entouré du collège des échevins et des conseillers communaux au grand complet.

Dès huit heures, la circulation fut impossible aux abords de la gare. Le boulevard du Nord, la place de Brouckère, le boulevard Anspach et les environs de la Bourse, débordaient d’une énorme foule qui stationnait, impatiente de voir le défilé du cortège.

Les trente sociétés qui allaient recevoir les arrivants, venaient de passer, drapeau et musique en tête, au milieu des torches. Et maintenant, rangées devant la gare à la place réservée d’ordinaire aux omnibus d’hôtels, elles attendaient, silencieuses, au milieu du brouhaha, écoutant les dernières instructions de leurs présidents, qui, en frac de soirée, le pardessus sur le bras, allaient et venaient, fiévreux, les mains embarrassées d’énormes bouquets à collerette.

Tout à coup, les policiers à cheval firent reculer le populaire qui obstruait la rue du Progrès :

— Le Bourgmestre ! Le Bourgmestre !

En effet, c’était une surprise de M. de Mot qui avait tenu à rehausser la manifestation en venant saluer les vainqueurs au saut du train.

L’équipage communal s’avançait au milieu des rumeurs sympathiques et s’arrêta devant la porte centrale du monument.

Déjà, le valet de pied avait dégringolé de son siège pour ouvrir la portière. M. de Mot escalada vivement les marches du perron et disparut dans la gare.

Au même instant, un long sifflement de locomotive enrouée se faisait entendre, qui provoqua dans la foule des poussées formidables.

— Ils sont là, savez-vous !

Cinq minutes s’écoulèrent encore dans la fièvre générale ; enfin, les portes s’ouvrirent pour donner passage à un gigantesque transparent sur lequel étaient peints ces mots :


FESTIVAL DE COLOGNE

DIVISION D’EXCELLENCE

Les Cadets du Brabant

1er prix d’exécution,
1er prix de lecture à vue,
1er prix de direction.


Et soudain, dans le tumulte des bravos, le bourgmestre apparut, flanqué de Joseph Kaekebroeck et de Luppe Verbeeck qu’il saisit par la main et poussa devant lui comme pour les présenter à la foule.

Alors, une immense acclamation sortit de toutes les poitrines et les feux de Bengale s’allumèrent, et les boîtes détonnèrent, tandis qu’une Brabançonne monstre, soufflée par les trente sociétés de musique, résonnait jusqu’aux étoiles !

De mémoire de Bruxellois, on ne vit cortège si magnifique. Jusqu’à l’Hôtel de Ville, nos héros marchèrent dans les ovations, sous une averse de fleurs.

Il est vrai que jamais le Brabant n’avait remporté à l’étranger de si hautes distinctions, surtout dans une joute aussi fameuse où, il importe de le remarquer, chaque division comprenait plus de vingt sociétés concurrentes, toutes, aguerries et d’un mérite reconnu.

La gloire des Cadets du Brabant était peut-être sans exemple dans les annales des musiques belges et l’on pouvait avec raison leur décerner les honneurs du grand triomphe.

Mais la « Concordia », la « Saint-Lambert » et la « Cécilienne » avaient également fait preuve d’une belle vaillance. En première division, la phalange de Molenbeek et la société liégeoise avaient remporté un prix ex œquo, tandis que la troupe de Mosselman, en deuxième division, avait obtenu des prix d’exécution et de lecture à vue.

Enfin, les « Compagnons de Binche », la « Grande Harmonie », de Verviers, et quelques autres sociétés belges s’étaient pareillement distinguées dans leurs divisions respectives et rentraient couronnées de précieux lauriers.

Et maintenant, revenus de l’Hôtel de Ville, nos héros avaient réintégré leur vaste local de la Pomme d’Or, où les attendaient la foule innombrable de leurs parents et amis. Et ç’avait été des ovations, des embrassades frénétiques.

Adolphine, ivre de joie et d’orgueil, pleurant et riant tout à la fois, se tenait suspendue au cou de Joseph qui étouffait littéralement sous ses caresses, si bien que Verbeeck dut venir au secours de son président ; il ne s’en repentit pas du reste, car Mme Kaekebroeck, empoignant le vieux chef, l’étreignit de toutes ses forces.

Et tous les heureux Cadets durent y passer à leur tour, tant le bonheur exaltait la jeune femme et stimulait encore la spontanéité native de ses cris et de ses gestes.

Joseph, perché sur l’estrade, succombait sous les fleurs et les harangues des présidents de sociétés. C’est à peine s’il parvenait à maîtriser son émotion devant ces hommages si cordiaux et si simples. Son cœur débordait de joie.

Et le jeune homme contemplait les valeureux Cadets : ces braves gens qu’il avait secourus, venaient de le récompenser de toutes ses peines. Ah, la vaillante troupe qui s’était développée avec un degré toujours croissant d’excellence et d’audace ! Était-il possible qu’elle eût atteint à ce magnifique accomplissement, si vite et avec tant de chance ! Allons donc, il rêvait sans doute ! Tout le spectacle qui se déroulait sous ses yeux ravis, tout ce concert d’acclamations qui emplissait encore ses oreilles, n’étaient qu’illusions et prestiges qui allaient tantôt s’évanouir pour le replacer dans la vie réelle.

Mais non, il ne rêvait point. Il revenait de Cologne. La Ville de Bruxelles l’avait acclamé. Et maintenant, c’était bien Adolphine et Pauline et Cappellemans et tous ses parents qu’il apercevait là-bas, tendrement empressés auprès de son vieux Luppe !

Brusquement, un pli de tristesse se creusa sur son front : il ne rêvait point. Oui, il avait conquis une petite gloire, mais hélas, c’était peut-être au prix d’une amitié désormais irrécouvrable et morte pour toujours !

Et de nouveau, il se rappelait les paroles de l’Oreste de Gœthe : « Où es-tu, ami qui folâtrais autour de moi comme un brillant papillon autour d’une fleur sombre… »

Soudain, comme il baissait tristement la tête, une violente exclamation de surprise retentit à laquelle succéda un subit et profond silence.

Un jeune homme venait d’entrer dans la salle. Pâle et grave, il s’avançait vers l’estrade qu’il escalada tout à coup pour venir se placer à côté de Kaekebroeck stupéfait.

— Messieurs, dit-il d’une voix hésitante, détimbrée par l’émotion, excusez ma démarche. Mais j’ai cru que vous seriez sensibles à l’hommage d’un adversaire. Au nom de la Cécilienne, je viens donc vous saluer et vous dire combien, nous aussi, nous sommes heureux et fiers de la victoire des Cadets du Brabant…

Il s’interrompit une seconde, la poitrine palpitante ; puis se tournant vers Joseph, il murmura, violemment oppressé :

— Pardonne-moi !

Alors le Président des Cadets ouvrit ses bras tout au large :

— Pardonnons-nous ! s’écria-t-il. Et gloire à Ferdinand Mosselman et à ses bons musiciens !

Et tandis que les amis se tenaient accolés, confondant leurs larmes de joie, la salle, trépignante, partit en hurrahs.

Tout à coup, par-dessus le tumulte, l’on entendit comme un bruit de galopade furieuse dans l’escalier du local. Et c’étaient les Céciliens qui se ruaient dans le vestibule, montaient à l’assaut de la Pomme d’Or aux cris de :

— Vivent les Cadets du Brabant !

Leur entrée fut un spectacle inoubliable. Jamais on ne vit pareil délire de raccommodailles. Pendant un quart d’heure on s’embrassa au milieu des acclamations et des vivats.

M. Rampelbergh lui-même, qui n’avait pas craint de s’introduire dans la salle malgré son impopularité, partageait l’enthousiasme général, s’exclamait et s’ébattait comme les autres, sans plus se souvenir de ses mortifications de brouille-tout, revenu qu’il était à l’inoffensive jovialité de sa nature en face de tous ces cœurs communiant dans la belle fraternité du triomphe.

En ce moment, Joseph Kaekebroeck fit sonner une fanfare pour annoncer qu’il réclamait le silence. Alors, dans l’attention générale, il prononça ces vibrantes paroles :

— Messieurs, ne voudrez-vous pas que ce grand jour s’achève beaucoup mieux que sur un pacte d’amitié et d’alliance ? Voulez-vous souscrire à mon cher vœu qui est en même temps celui de Ferdinand Mosselman et de mon brave Verbeeck ? Voulez-vous que l’an prochain, la Ville de Paris nous donne la consécration définitive ? En un mot, voulez-vous que la Cécilienne et les Cadets du Brabant ne forment plus désormais qu’une seule et même société ?

Un tonnerre d’acclamations répondit à cette harangue. Les trompettes sonnèrent, les tambours battirent et toute la salle, soulevée, hurlait « Oui, oui nous le voulons ! » en agitant les bras et les mains comme dans un tableau de David.

La Pomme d’Or en fut ébranlée jusque dans ses fondements.

Cependant, au milieu du tapage, une porte dérobée venait de s’ouvrir pour donner passage à une jolie dame tout effarée, hésitante, et que M. Verhoegen et le vieux Jérôme entraînaient comme malgré elle.

Déjà Adolphine l’avait aperçue et, dans un bond de cœur, s’était élancée vers son amie :

— C’est fini, c’est fini, s’écriait-elle en la pressant sur sa poitrine, n’est-ce pas, chère petite Thérèse, qu’on n’a jamais été fâchées nous autres !

Elles goûtèrent un moment de joie sans mélange.

Et tandis que les jeunes femmes s’étreignaient avec transport, le droguiste, faufilé au milieu de la famille Kaekebroeck désignait les deux présidents qui, juchés sur le plus haut gradin de l’estrade, contemplaient la foule enthousiaste et se tenaient gracieusement enlacés dans une attitude de camaraderie héroïque :

— Regardez-les une fois, dit-il, est-ce que ça n’est pas juste maintenant comme les comtés d’Egmont et d’Hornes sur le square du Petit-Sablon ? Il ne manque tout près que l’eau de la ville !

Cette réflexion, répétée de proche en proche, provoqua une soif magnifique.

Et soudain, comme sous la baguette d’un nouveau Moïse, une cascade de gueuze et de duivelsbier commença de ruisseler aux pieds des vainqueurs !

Telle est l’histoire de deux sociétés ennemies, réconciliées par leur ardent amour de l’art.

C’est de cette fusion féconde que la Belgique aime à dater, comme d’une nouvelle hégire, ces glorieuses victoires qui ont définitivement établi son renom musical dans toutes les grandes villes de l’Europe.

En renouvelant les anciennes formules de l’orchestre de plein air ; en épurant le répertoire de ces platitudes qui semblent avoir été composées par des nègres ; en recherchant plutôt la grâce d’expression, le charme d’une exécution où la force n’emprunte jamais rien à l’odieux tapage ; en élargissant sans cesse l’intelligence et le cœur de ses musiciens, la Lyre du Brabant a rehaussé le prestige de l’Harmonie. Elle l’a sortie de son indigence et de ses trivialités ; elle a rendu la vraie musique sensible au vulgaire.

Aussi bien, elle atteste devant tous que notre petit peuple, dont si volontiers l’on plaisante la lourdeur et la rusticité par delà certaines frontières, est doué instinctivement pour tous les arts, et qu’il n’en est peut-être aucun, de par le monde, qui cache tant de vertus essentielles, et soit plus généreux, plus vif, plus sainement et profondément épris de beauté, sous une apparente écorce de rudesse et de soi-disant béotisme.