Les Côtes de France/01
La question entre les diverses directions à donner au chemin de fer de Paris à Londres a été posée pendant plusieurs sessions devant les chambres ; la loi du 26 juillet 1844 lui a donné la solution la plus simple et la plus conforme à l’intérêt de la nation ; la ligne tracée par Amiens, Abbeville et Boulogne est la plus courte qui pût unir les deux premières villes de l’Europe. Écartant les moyens termes, les demi-conciliations entre des contrées rivales, la loi a placé les unes et les autres dans les conditions les plus favorables au développement des élémens de prospérité propres à chacune d’entre elles, et désormais dégagées de tout conflit, des forces qui se seraient réciproquement usées à se combattre, ne s’emploieront qu’à la fécondation paisible du seul champ où elles puissent s’exercer utilement. Il reste maintenant à tirer les conséquences des résolutions qui ont été prises, à en compléter les effets, à préparer les moyens d’en faire recueillir à notre pays tous les avantages. Engagé dans le débat par suite d’un travail présenté à la chambre en 1843, entrevoyant des faits considérables qui pouvaient modifier les opinions précédemment admises et par le gouvernement et par les commissions parlementaires, j’ai voulu voir les choses par moi-même. J’ai visité les deux rivages du Pas-de-Calais, en cherchant à me faire une idée exacte des élémens de notre force et des causes de notre faiblesse, sur le point où le contact est le plus fréquent entre la France et l’Angleterre. Sans mettre dans des observations d’autre ordre que celui dans lequel les objets se sont présentés sous mes pas, je conduirai successivement le lecteur à Calais, à Douvres, à Folkstone, à Boulogne, sur la baie de la Canche ; je ferai passer sous ses yeux les circonstances qui affectent le plus particulièrement l’état matériel des rapports entre les deux pays et les conditions de notre établissement maritime dans ces parages ; mais l’influence dominatrice du voisinage de Londres sera certainement ce qui le frappera le plus : c’est une force dont on ressent les effets sans en aller toucher le foyer, et en reconnaissant sans aucun détour qu’il y aurait folie à prétendre la balancer, nous devons nous fortifier sur ce rivage de manière à profiter de tout ce qu’elle a de bienfaisant, à nous mettre à l’abri de ce qu’elle a d’hostile.
L’adoption du tracé par Boulogne a renversé bien des espérances et porté un profond découragement dans une partie de la population de Calais ; elle n’a pourtant fait que sanctionner les effets de circonstances irrésistibles.
Avant la révolution, les relations entre la France et la Grande-Bretagne étaient exclusivement établies par Calais. À la paix continentale, tout ce qu’il y avait en Angleterre d’opulent, d’ennuyé, d’affamé de voyages sur le continent, a débordé sur cette ville. Les habitudes de locomotion rapide d’aujourd’hui n’étaient point alors prises ; la malle, qui franchit en moins de dix-sept heures la distance de Paris à Calais, n’en employait pas moins de trente-huit en 1815, de vingt-sept en 1820. On arrivait fatigué d’une marche lente sur une route inégale, ou d’une traversée pénible et contrariée sur un bâtiment à voile. Nul voyageur ne passait à Calais sans y coucher, et si les vents étaient contraires, force était d’attendre qu’ils fussent changés. Le Calais de ce temps était une opulente auberge sur laquelle tombait une pluie de guinées. L’amélioration des routes, de la navigation, a progressivement abrégé la durée des stations : les princesses d’Angleterre attendent aujourd’hui sur le paquebot qui les amène les chevaux de poste qui vont les entraîner, et les chemins de fer sont à la veille de diminuer encore le peu de motifs de faire halte qui restent aux princesses et aux commis-voyageurs. Cette révolution dans les habitudes aurait suffi pour imprimer un mouvement rétrograde à la prospérité de Calais ; elle n’est pas venue seule. Avec des bâtimens à voile, les vents d’ouest, qui soufflent les deux tiers de l’année et battent perpendiculairement la côte de Boulogne, mettaient un obstacle insurmontable à la régularité des passages en Angleterre par cette ville, tandis que Calais, abrité de ces vents par le cap Gris-Nez, jouissait d’un avantage incontesté. Le premier bateau à vapeur qui est entré à Boulogne a marqué la fin du règne capricieux du vent. Plus rapproché de Paris de 35 kilomètres, presque aussi voisin de Douvres, le port de Boulogne a, de ce jour, commencé à détacher quelques voyageurs des voitures de Calais ; puis les voitures elles-mêmes se sont arrêtées ; enfin, le courant s’est définitivement divisé, s’épanchant chaque année de plus en plus vers Boulogne, et voici comment, depuis 1830, se sont partagés entre les deux villes les voyageurs qui ont traversé le Pas-de-Calais.
boulogne. | calais. | totaux. | |
1831 |
11,131 | 38,566 | 49,727 |
1832 |
10,427 | 36,136 | 46,563 |
1833 |
15,933 | 41,412 | 57,345 |
1834 |
18,516 | 44,504 | 63,020 |
1835 |
25,837 | 38,279 | 64,116 |
1836 |
54,973 | 35,133 | 90,106 |
1837 |
56,015 | 28,843 | 84,858 |
1838 |
61,867 | 26,224 | 88,091 |
1839 |
56,495 | 23,135 | 79,630 |
1840 |
52,604 | 20,293 | 72,897 |
1841 |
47,959 | 21,017 | 68,976 |
1842 |
48,254 | 20,728 | 68,982 |
1843 |
56,868 | 19,079 | 75,937 |
Ainsi, le port de Calais, qui la première année de cette période s’appropriait 77 passagers sur 100, n’en comptait plus que 25 à la dernière, et cette progression décroissante d’une constance si significative continue en 1844.
Le mouvement des marchandises a suivi celui des voyageurs.
Tels sont les faits accomplis sous le régime des routes de terre.
L’ouverture si ardemment réclamée du chemin de fer de Paris à Calais, par Arras et Béthune, les aurait-elle changés ? Il eût fallu pour cela interdire à jamais l’établissement de celui d’Amiens à Boulogne, plus court de 65 kilomètres, c’est-à-dire d’un cinquième. Sans cette précaution, chaque relation nouvelle établie entre Paris et Londres, chaque accroissement signalé dans la circulation des voyageurs ou des marchandises eût compromis la possession de ce privilége ; l’état des passages par Calais eût donné chaque jour la mesure des charges imposées au public par l’allongement abusif du parcours et des avantages assurés au chemin de Boulogne. Calais n’aurait pu faire aucun progrès qui ne fût un appel à une concurrence écrasante, un pas vers une chute inévitable. Sous l’imminence de cette conclusion, quels capitaux se seraient engagés, quels hommes sérieux auraient associé leur avenir à celui de l’entreprise ? En promenant d’un port à l’autre le transit entre Paris et l’Angleterre, on eût ruiné Boulogne aujourd’hui, Calais demain, et un présent sans sécurité eût préparé un avenir calamiteux.
Le classement des lignes directes d’Amiens à Boulogne et de Lille à Calais a fermé le champ de ces débats funestes ; il a mis chacun des deux ports aux prises avec les élémens naturels de sa prospérité et fait à tous une position stable et définitive. C’est sur de pareilles bases que se fondent les établissemens durables.
Calais se trouve, il est vrai, par cette combinaison, à 378 kilomètres de Paris, quand Boulogne en est à 272 ; mais qu’importe, quand on est distancé, de l’être de 65 kilomètres ou de 106 ? Calais ne s’éloigne d’ailleurs de Paris que pour se rapprocher d’autant de Lille, de Bruxelles, de Liége, de l’Allemagne ; une lutte désespérée avec Boulogne le détournait d’en soutenir une plus égale avec Ostende, et même à certains égards avec Anvers. Son lot, c’est aujourd’hui de desservir les relations entre l’Angleterre d’un côté, et de l’autre nos provinces septentrionales, la Belgique et l’Allemagne.
L’hospitalité à donner aux voyageurs n’est d’ailleurs pas la seule ressource de cette ville ; elle en possède de plus réelles dans l’industrie manufacturière qui a transformé, en vingt-cinq ans, son pauvre faubourg de Saint-Pierre en une ville de 9,000 habitans, dans les canaux qui s’embranchent sur son port, et surtout dans l’exploitation agricole du territoire qui l’environne.
Les Pays-Bas, si l’on veut appeler ainsi cette zône de terrains dont le niveau est inférieur à celui de la haute mer, supérieur à celui de la mer basse, et qui s’étend le long de la mer du Nord jusqu’à la pointe du Jutland, les Pays-Bas commencent en réalité à deux lieues O. de Calais, au cap Blanc-Nez. Dans leur état naturel, ces terrains présentaient d’immenses marécages, alternativement submergés et découverts à chaque marée. Sur une partie de ces côtes, des dunes ou des bourrelets de vases accumulées formaient au milieu des flots, quand la mer montait, de longues et étroites bandes, les unes isolées, les autres rattachées à des plateaux insubmersibles. L’industrie humaine a fermé les intervalles existans entre ces obstacles naturels, et c’est ainsi que les territoires de Calais et de Dunkerque sont devenus habitables. Plus loin, les points d’appui manquaient ; des digues artificielles en ont tenu lieu ; elles ont seules contenu les envahissemens diurnes des flots, et la Hollande a été conquise sur la mer. Dans toute cette région, des écluses munies de portes d’èbe et de flot, s’ouvrant du côté du large, sont placées à l’issue des émissaires des eaux intérieures ; la marée montante les ferme par les courans qu’elle établit et les maintient par la pression ; quand elle redescend, les eaux douces, pesant à leur tour sur la concavité des portes, les font céder et s’épanchent sur la plage jusqu’à ce que le flux la couvre de nouveau. Les digues construites, on a fait travailler la mer elle-même à attérir, à limoner les surfaces soustraites à son action ; les eaux troubles admises en arrière des digues, par les portes ouvertes des écluses, ne lui ont été rendues qu’après avoir déposé les parties terreuses dont elles étaient chargées. De véritables provinces, ont été de la sorte créées, et l’art persévérant de l’homme a couvert de moissons, de troupeaux, d’habitations, le domaine de l’Océan refoulé.
Calais est situé sur le point de la France où ce territoire conquis a le plus de profondeur : si les hautes marées de vive-eau s’y répandaient librement, elles atteindraient le voisinage de Saint-Omer. Les eaux douces de cette vaste étendue s’écoulent par le canal de Saint-Omer, qui débouche dans le port de Calais. Tout ce système d’inondation est maîtrisé par l’écluse de garde du canal ; en l’ouvrant à la mer montante, en la fermant aux eaux douces, on noierait également le pays.
Par une bizarrerie dont il serait instructif d’étudier les causes, l’admirable agriculture de la Flandre s’arrête à la limite méridionale du département du Nord, et, malgré la similitude des terrains, la facilité des débouchés, ses procédés n’ont presque point passé sur la rive gauche de l’Aa. La nature n’a pas doté l’arrondissement de Dunkerque d’un sol préférable à celui des cantons de Guines, d’Ardres, d’Audruick, de Calais, et la culture est d’un côté la plus florissante, de l’autre la plus misérable qui se puisse voir. Calais est le débouché de ce vaste district, et ses habitans, après avoir négligé dans leur prospérité les ressources de l’agriculture, y trouveraient des moyens sûrs de relever leur pays de sa décadence actuelle. En suivant la route de Calais à Saint-Omer, on ne rencontre que prairies marécageuses, pacages aigres, bétail rare et chétif, et les terres éloignées des communications ne sont certainement pas en meilleur état ; on reconnaît néanmoins, à la vigueur de végétaux disséminés de place en place, combien ce terrain maraîcher est disposé à payer avec usure les soins de l’homme. Il n’y en a pas, en arrière de Calais, moins de quarante mille hectares qui, cultivés comme les terres voisines de l’arrondissement de Dunkerque, donneraient en denrées ou en bétail un produit brut d’une quinzaine de millions. Pour rendre cette vaste étendue aussi féconde que les meilleures parties de la Flandre, il faudrait y creuser de nouveaux canaux de dessèchement servant, comme en Hollande, à l’exportation des produits et au transport des engrais et des amendemens. Limitée au nord par l’Aa, elle est intérieurement desservie :
Par le canal de Calais à Saint-Omer, dont la longueur est de |
29 | kilom. |
Par l’embranchement d’Ardres |
9 | |
Par celui de Guines |
6 | |
40 | kilom. |
Ces 40 kilomètres de navigation sont de niveau. Le calcaire dont se compose la masse montueuse qui borne au sud cette Hollande française, la vase argileuse que la marée apporte par le chenal de Calais, sont des élémens d’amélioration puissans, et ils s’offrent en quantités indéfinies. Leur emploi, combiné avec l’ouverture des embranchemens navigables, serait ce qu’il y a de plus aisé et de moins coûteux, il quadruplerait progressivement la valeur du sol, et élèverait, dans une proportion beaucoup plus forte, celle de son produit brut. Nulle part l’amélioration ne serait plus facile et plus considérable que dans le voisinage immédiat de Calais. Là, le sol n’est pas partout tourbeux et humide ; au sud de la ville, la plaine est une alluvion de sable et de petits galets, mais au milieu de ces maigres terrains pénètre l’inondation de la place, et le polder qui s’est formé à l’ouest de la citadelle, par les soins du génie, sur un terrain jadis militaire, montre à quel tribut on peut assujettir les eaux vaseuses de la marée. Des chenaux embranchés sur l’inondation principale se creuseraient à moins de 25 cent. le mètre cube dans ces terres arides et légères, et y porteraient la fécondité.
La prospérité de beaucoup de petites villes n’a pas d’autre base que le voisinage d’une population agricole, laborieuse et riche. À Calais, port de commerce et ville industrieuse, il y a quelque chose de plus.
Malgré la décadence dont on se plaint, les campagnes environnantes sont fort en arrière des progrès de la ville : on s’en aperçoit à la cherté des subsistances, surtout dans ce grand atelier qui s’appelle Saint-Pierre. La fabrication du tulle emploie très-peu de matières premières, beaucoup de main-d’œuvre. Les industries qui se trouvent dans ce cas ne peuvent se maintenir et s’étendre que par la modération du prix du travail, et par conséquent des vivres consommés par les ouvriers. Celles auxquelles manque cette condition sont bientôt atteintes par des concurrens éloignés. C’est donc à la culture du bassin de Calais à consolider les bases de la précieuse conquête qu’a fait le pays dans la fabrication du tulle.
La principale importance maritime de Calais est due à la petite pêche : celle-ci entretient un personnel naval d’une vigueur et d’une intrépidité peu communes. La culture des terres basses du voisinage fournirait à la marine un élément de travail, peut-être aussi considérable que la pêche. Le bon marché des subsistances pour la population manufacturière de Saint-Pierre n’a rien d’inconciliable avec une large exportation de denrées pour l’Angleterre ; l’un et l’autre seraient les conséquences du développement de la production agricole. À l’aspect des ressources inertes du territoire de Calais, des besoins du marché de Londres, du peu de distance qui les sépare, on s’étonne que l’association d’une famille de jardiniers avec une famille de marins n’ait point encore commencé à exploiter cette réunion de circonstances favorables. Et qu’on ne dédaigne pas, à cause de sa vulgarité, cet aliment que la culture offrirait à la navigation : une valeur d’un million occupe cent fois plus de matelots en denrées agricoles les plus communes qu’en bijoux ou en étoffes précieuses : ce sont les matières encombrantes qui font l’activité de la navigation, et partout où se trouvent des chargemens nombreux toujours prêts, se trouve aussi une marine locale énergique et vivace.
Les travaux de dessèchement et de canalisation nécessaires pour la mise en valeur complète du territoire de Calais veulent être exécutés dans des vues d’ensemble auxquelles doit présider l’administration. Sa haute direction est d’autant plus indispensable, que ces travaux se rattachent aux plus précieux intérêts de la navigation et l’aménagement des tourbières, richesse dont la reproduction exige de si longs espaces de temps, que l’exploitation en est, pour les générations qui s’y livrent, l’équivalent d’un anéantissement complet. Malheureusement l’administration semble n’avoir pas embrassé ici toute l’étendue de sa mission ; exécutant de grandes choses, elle les a laissées incomplètes et par conséquent stériles. Le canal de Saint-Omer débouche dans le port de Calais, qui communique ainsi avec tout le département du Nord, avec Arras, le canal de Saint-Quentin et Paris ; les bateaux de l’intérieur partagent le bassin avec les navires, et les chargemens s’échangent entre eux avec une économie et une promptitude autrefois inconnues : on a compris avec raison dans les travaux du port la construction d’une très belle écluse qui isole de l’action des marées le système hydraulique du canal ; mais, sous les murs mêmes de la ville, on a laissé subsister, avec une écluse trop étroite et une hauteur d’eau insuffisante, une ligne de 700 mètres, en avant et en arrière de laquelle le canal s’élargit et s’approfondit. L’interposition de cet obstacle neutralise les avantages que l’agriculture et le commerce sont en droit d’attendre de l’ensemble des travaux. Les entreprises utiles sont celles qu’on achève, et l’administration fait à une vaine popularité un sacrifice peu honorable de ses lumières lorsqu’elle éparpille sur la surface du pays des travaux interrompus, donnant partout pour consolation, à ceux qui attendent, le spectacle d’un voisinage qui n’est pas mieux traité.
L’orgueil national qui nous enferre, à la grande satisfaction des Anglais, dans tant de sottises transatlantiques, aurait dû nous faire compléter depuis long-temps l’établissement maritime et militaire de nos voisins.
La restauration, malgré les transports qui saluèrent à Calais la paix qu’elle apportait avec elle, s’est bornée à doter cette ville de réparations insuffisantes aux jetées du port et d’un bassin d’échouage d’un hectare. Le gouvernement de juillet a fait davantage. Au retour d’un voyage en Angleterre, M. Legrand, alors directeur général des ponts et chaussées, fut blessé de la comparaison entre le port de Calais et celui de Douvres, et des crédits furent demandés aux chambres. Le chenal, allongé de 260 mètres, est allé chercher une plus grande profondeur de mer ; une magnifique écluse de chasse de 18 mètres de débouché a été construite, pourvue de retenues, et, aux moindres marées, un million de mètres cubes d’eau, lancé d’une hauteur de 5 mètres 50 centimètres, balaie les sables amoncelés et rend au chenal sa profondeur : en attendant mieux, les bateaux de pêche peuvent aujourd’hui se réfugier à la mer basse entre les jetées. Entre le bassin des chasses, qui s’étend au loin dans la campagne, et les murs de la ville, s’étend parallèlement à ceux-ci, un avant-port de 450 mètres de long ; il se prolonge par un bassin à flot de deux hectares. Ces travaux de Romains ont été fondés sous des couches de sable, et leur solidité défie, comme s’ils l’étaient sur le roc, l’effort d’une des plus grandes puissances de destruction qui soient dans la nature. Projetés par feu M. Raffeneau de Lisle, ils ont été exécutés par MM. Néhou, ingénieur en chef, et Pouilly, conducteur des ponts et chaussées. Je mets ici ces deux noms ensemble, parce que M. Néhou n’a jamais voulu entendre parler de l’honneur que lui font ces travaux, sans le faire partager à l’humble collaborateur qui, dit-il, en a levé, par son énergie et son génie inventif, les principales difficultés. On ne rencontre et ne conserve de pareils subalternes que quand on est digne de les commander.
Ce port, qui peut devoir à l’amélioration des canaux qui s’y rattachent, à celle de la culture locale, à l’ouverture des chemins de fer, une nouvelle ère de pacifique prospérité, ce port serait, pendant une guerre maritime, de nos meilleures places d’armes sur la Manche ; nos plus intrépides corsaires s’y donneraient rendez-vous ; il se couvrirait d’un matériel naval aussi précieux que redoutable, et deviendrait nécessairement l’objet des entreprises incessantes de l’ennemi. Calais possède de vastes fortifications, mais elles n’enveloppent pas le port ; il est en dehors des remparts, et quand les portes sont fermées, tout est en sûreté, hors ce qu’il faudrait garder. La place est forte ; son véritable arsenal est à côté. Le port est parallèle aux remparts du nord ; une batterie ennemie placée à l’ouest l’enfilerait, sans aucun obstacle, dans toute sa longueur, et battrait nos vaisseaux comme en rase campagne, moins sûrement pourtant que notre propre artillerie, qui ne pourrait tirer du front sous lequel ils seraient placés qu’au travers de leur mâture. Dans son isolement actuel, le fort Risban, placé près de l’écluse de chasse, empêcherait difficilement une poignée de hardis mineurs, qu’un bateau à vapeur, jetterait la nuit sur la côte, de venir faire sauter cette écluse, qui maintient les inondations dont la place se couvre à l’ouest, ou d’incendier les bâtimens qui garniraient le port.
Le front de la place qui regarde la mer est aujourd’hui tel que l’a fait établir le cardinal de Richelieu ; il était de son temps suffisant et bien entendu. Quand le cardinal devint en 1616 secrétaire d’état de la guerre, il n’y avait que cinquante-huit ans que les Anglais avaient été chassés de Calais, après l’avoir possédé deux cent onze ans ; la France et l’Angleterre se faisaient alors la guerre sur le continent plutôt que sur mer, et le but était atteint du moment où un point territorial toujours menacé était mis en sûreté. Calais n’a plus aujourd’hui d’importance militaire que comme place maritime : ce n’est pas à ses murailles, à son sol qu’en voudraient les Anglais, mais bien aux moyens d’agression contre leur marine qu’elle renfermerait. Ce sont ces objets de leurs attaques qu’il faut défendre, et dans des circonstances analogues, le grand cardinal, dont on peut proposer l’exemple aux ministres de nos jours sans faire injure à nul d’entre eux, n’eût certainement pas laissé prise sur un port si bien placé. Nous recherchons avec une louable sollicitude les moyens de former dans le commerce une forte réserve de bateaux à vapeur. Si Calais est un des points où il est le plus désirable d’en avoir une, l’état lui doit de la sécurité pour des circonstances que Dieu veuille écarter, mais qu’il faut prévoir et ne pas craindre.
Pour envelopper tout l’établissement maritime, il ne s’agirait que de reporter à environ 300 mètres en avant, sur le sommet de la dune qui lui est parallèle et s’élève au niveau de ses parapets, le front septentrional de la place. Ce serait environ 1,200 mètres de développement de fortifications à établir, le moindre fort détaché des dehors de Paris en a davantage, et le périmètre actuel des remparts ne serait pas augmenté de beaucoup plus de 300 mètres. Au moyen de ce travail, le port serait à l’abri de toute insulte. Ces nouvelles fortifications de Calais seraient entièrement établies sur des terrains domaniaux, l’emplacement de la partie inutile des fortifications actuelles et les terrains aujourd’hui nus qui avoisinent le port deviendraient ainsi disponibles. Tout cela est aussi domanial. Un nouveau bassin pourrait être creusé sur l’esplanade de la citadelle ; les gares, les embarcadères du chemin de fer se développeraient à l’aise le long des quais, et la vente des terrains auxquels ce voisinage donnerait une grande valeur couvrirait avec usure les dépenses imposées au génie militaire.
Il n’est pas de population qui tienne dans notre histoire militaire un rang plus honorable que celle de Calais, qui ait donné de plus grands exemples de fidélité courageuse, de dévouement à la patrie. Sans remonter aux dates glorieuses de 1347 ou de 1558, il n’a manqué, pour devenir illustres pendant la guerre continentale, à tels pauvres matelots qui se réchauffent ignorés au soleil des quais de Calais, qu’un historien dont le talent fût au niveau de leur courage. Le culte que garde la ville pour la mémoire d’Eustache de Saint-Pierre, de François de Guise, du cardinal de Richelieu, témoigne du sentiment profond de nationalité de la population. Ce sentiment est l’ame d’une place de guerre, et c’est une raison de plus de donner à celle de Calais de quoi remplir le rôle auquel peut l’appeler l’honneur de notre pays.
Les paquebots anglais et français, qui font le service des postes entre Calais et Douvres, sont tous les jours les uns à côté des autres dans les bassins de ces deux villes. La comparaison était, il y a quelques années, à notre avantage ; mais les bateaux à vapeur sont comme les chevaux de course, et les nôtres ont perdu de leur vitesse en vieillissant : ils sont aujourd’hui battus par la Princesse Alice, dont les traversées durent moyennement sept quarts d’heure. Grace à la loi du 4 août dernier, nous allons porter à 540,000 fr. la dépense d’un service qui n’en coûte que 180,000. Sans avoir besoin de beaucoup de place, ni de beaucoup de vitesse, nous aurons des paquebots spacieux et rapides ; et la vanité nationale sera satisfaite, si ce n’est sous le rapport des résultats, au moins sous celui de la dépense. La dimension des paquebots devrait se régler sur les masses à transporter : or, sur 393,349 passagers, embarqués ou débarqués à Calais de 1834 à 1843, les malles françaises n’en ont transporté que 50,983, ou un peu plus d’un sur huit : il n’y a pas lieu d’espérer qu’après l’ouverture du chemin de fer de Boulogne, qui s’appropriera toutes les provenances de Paris, ce rapport change à notre profit. Il résulte, en effet, d’observations faites depuis vingt ans, que sur vingt passagers entre la France et l’Angleterre, seize sont Anglais, trois Français et un étranger : les Anglais, alors même que nos paquebots sont préférables, prennent invariablement ceux de leur nation, et entraînent avec eux presque tous les étrangers ; il est donc à craindre que nos paquebots de 150 chevaux ne portent, comme par le passé, que six ou sept personnes par traversée, et qu’un contraste fâcheux ne règne entre leur étendue et leur solitude. Quant à la vitesse, il n’est pas nécessaire de se presser beaucoup pour arriver avant le départ de la poste anglaise : nos malles partent de Calais, à une heure après-midi ; elles sont à Douvres vers quatre heures, et remettent immédiatement les dépêches à l’agent du maître de poste général : celui-ci ne les expédie pour Londres qu’à une heure du matin. Si ce retard de huit heures est indispensable pour l’exercice d’une faculté à laquelle, d’après des aveux récemment faits au parlement, le cabinet de Saint-James paraît beaucoup tenir, cela fait peu d’honneur à la dextérité des gens de police britanniques.
Suivant le traité du 14 octobre 1833, les dépêches partent de chaque pays sur des bâtimens de l’état qui ne chargent pas d’autres marchandises que les bagages des passagers. Cette restriction est toute à l’avantage du commerce anglais ; le nôtre, il est triste de le dire, n’a pas un seul navire vapeur qui fasse les transports au travers du détroit.
Nos paquebots dépendent de l’administration des postes, sont inspectés par les inspecteurs des finances, et fort bien commandés par des officiers de la marine marchande. Les paquebots anglais appartiennent à la marine royale. L’amirauté entretient sur le Pas-de-Calais une escadrille de huit bâtimens à vapeur légers[1] qui fait le service des postes de Douvres à Calais et à Ostende, et remplit les missions qui lui sont données dans la Manche ou la mer du Nord. Nous n’avons dans ces parages ni les mêmes intérêts, ni les mêmes besoins que les Anglais, et il est naturel que leur escadrille soit plus forte que la nôtre ; mais il n’y a pas de raison pour maintenir une organisation inférieure sous un double rapport, à la leur. Emprisonnée dans un service unique, notre administration des postes est obligée d’avoir des frais généraux pour ses trois bateaux, et de les employer, bons ou mauvais, comme elle fait depuis six ans ; la marine royale, détachant les siens des arsenaux où ils ont à recevoir des destinations très diverses, les approprierait avec plus d’économie au service spécial du détroit ; elle ne serait jamais embarrassée pour tirer ailleurs parti des navires vieillis : mais le principal avantage serait pour elle de familiariser son personnel militaire avec une des navigations les plus difficiles du globe. Le flot, arrivant dans le canal par le nord et par le sud, le conflit ou la disjonction des courans qui se heurtent, puis se renversent, les font varier de force et de direction suivant l’âge de la lune, l’heure de la marée, le gisement de la côte et des bancs sous-marins : il en résulte une complication d’accidens nautiques à la connaissance desquels aucune science ne peut suppléer ; avoir pour ou contre soi, dans une pareille mer, des courans qui changent à chaque heure, c’est la vitesse ou la lenteur, c’est la victoire ou la défaite. L’amirauté anglaise sait combien la pratique de ces détails aurait d’importance pour la guerre, et se conduit en conséquence.
Nous faisions ces réflexions, d’autres Français et moi, en nous éloignant de Calais ; mais bientôt, de même que dans une longue navigation la présence des oiseaux annonce le voisinage de la terre, le nombre croissant des navires dont nous traversions la route nous signalait au milieu d’une légère brume, l’approche de la côte d’Angleterre.
Ma bonne fortune m’a fait rencontrer, au débarqué sur le quai de Douvres, M. William Cubitt, l’illustre ingénieur des chemins de fer du sud-est : il voulait bien me faire voir lui-même les prodigieux travaux qu’il a exécutés entre Douvres et Folkstone ; nous avons commencé par la galerie qui passe sous le fort Archcliffe et la belle terrasse suspendue qui se trouve dans le rayon des fortifications. Il avait à s’entendre sur quelques ouvrages mixtes avec le génie militaire, et cette circonstance m’a procuré l’avantage de faire connaissance avec le colonel Jones, directeur des fortifications de la division. J’ai pu admirer la simplicité avec laquelle se règlent chez nos voisins les affaires du génie, et, le lendemain, j’ai dû à l’obligeance du colonel la faculté de visiter à l’aise l’établissement militaire de Douvres. Cette faveur ne m’a point été accordée sur l’opinion que la qualité de bourgeois de Paris pouvait donner au colonel de mon ignorance ; nos officiers les plus clairvoyans reçoivent, à cet égard, en Angleterre, l’accueil le plus libéral.
L’entrée du port de Douvres est suffisamment défendue par le fort Archcliffe assis, à l’ouest, sur un contre-fort de la montagne qui s’avance dans la mer. Des terrasses du fort, un Anglais peut contempler, avec un légitime orgueil, un spectacle toujours magnifique et toujours varié. Les navires qui vont de la Manche dans la Tamise et la Medway, ou qui naviguent en sens inverse, serrent la côte pour abréger leur route ou pour prendre des pilotes à Douvres ; ceux qui viennent de la mer du Nord ou qui s’y rendent font la même manœuvre parce que, de ce côté, le canal est plus profond et moins tourmenté des vents d’ouest que de l’autre. Le resserrement du détroit, le voisinage de Londres, le gisement des côtes les plus commerçantes du continent, déterminent sur ce point la plus active circulation maritime du globe ; une flotte qui se renouvelle à chaque heure y est perpétuellement en vue. À ce moment, nous ne comptions pas devant nous moins de soixante-quatorze voiles ; les unes annonçaient, par leurs dimensions, l’Inde ou les régions équinoxiales dont elles rapportaient les richesses ; les autres portaient à la Méditerranée les tributs de la Baltique ; nos grands caboteurs de Dunkerque et de Bordeaux se distinguaient dans la foule ; la Hollande, les villes anséatiques, l’Amérique du Nord, n’y étaient pas les moins bien représentées ; mais, il faut l’avouer, Londres était le but ou le point de départ de la plupart de ces navires, et les autres semblaient n’être là que pour faire cortége à la grandeur britannique.
Le fort Archcliffe est le seul ouvrage voisin de la mer : la ville elle-même est ouverte ; mais les hauteurs qui l’environnent sont occupées par un camp retranché d’une centaine d’hectares, où les ingénieurs ont tiré un habile parti des avantages naturels du terrain.
Cet espace montueux et accidenté est tapissé d’un de ces verts gazons que le continent envie aux îles Britanniques ; plusieurs pavillons séparés et de grandeur médiocre s’élèvent au milieu de la pelouse ; ce sont les casernes. Il est impossible d’en imaginer de plus champêtres : point de cours fermées, point de longues murailles, point de factionnaires à chaque porte, comme chez nous. Une musique, fort bonne pour des Anglais, répétait aux échos des airs de Rossini, et, sans les vestes rouges des habitans de ce séjour, on aurait pu s’y croire en Arcadie. La tenue des chambrées, beaucoup moins sévère que chez nous, ne fait point contraste avec le reste : j’y ai trouvé, entre autres choses que je ne m’attendais pas à rencontrer, des femmes qui semblaient être chez elles. Cette liberté d’intérieur, ce négligé du chez soi, dont nos soldats abuseraient peut-être, sont une juste et intelligente compensation des rigueurs de la discipline anglaise : plus l’action est violente, plus le repos veut être complet. Il n’y a de bonnes troupes que celles qui sont contentes de leur sort, et si le soldat qui manque à ses devoirs encourt ici des châtimens terribles, celui qui les remplit est fort doucement traité. Il est rare qu’il hésite long-temps dans cette alternative. J’ai été frappé de l’air calme et satisfait qui régnait sur les visages.
Je ne me donnerai point le ridicule de prétendre m’être fait, dans cette circonstance et dans quelques autres non moins fugitives, une idée exacte de l’organisation de l’armée anglaise ; mais dans un temps où les points de contact sont si multipliés entre la France et la Grande Bretagne, c’est un devoir pour les moindres d’entre nous de signaler les circonstances saillantes qui donnent à cette organisation un avantage sur la nôtre.
Les troupes anglaises se recrutent exclusivement par des enrôlemens volontaires que l’état favorise par des primes variables suivant les temps et les circonstances ; elles sont aujourd’hui de quatre livres sterling (101 francs). Aucun homme âgé de plus de vingt-cinq ans n’est admis dans l’armée, et l’engagement est contracté pour la vie, ou du moins pour les vingt années qui donnent droit à la retraite. J’ai entendu, en Angleterre même, parler avec dédain de ces gens qui aliènent leur liberté pour si peu, et justifier par là le maintien de pénalités militaires qui révolteraient nos soldats. Peut-être serait-il plus juste de ne voir dans la modération de la prime qu’une preuve que les coups de fouet, s’il faut appeler les choses par leur nom, sont distribués aux soldats anglais avec une sage économie, et que les châtimens corporels ne répugnent pas au caractère de la nation ; les étrangers seraient dès-lors très mal venus d’y trouver à redire ; la femme de Sganarelle n’entendait pas qu’on lui contestât le droit d’être battue par son mari. Le prolétariat étant d’ailleurs la condition commune du peuple anglais, l’engagement à vie n’a pas pour lui les inconvéniens qu’y trouverait une nation de propriétaires comme est la nôtre. Cela dit, la longue durée du service a d’incontestables avantages pour une armée. Le maniement des armes, au lieu d’être un accident dans la vie du soldat, devient pour lui une profession exclusive ; l’esprit de corps est bien plus ferme et plus énergique entre hommes passant ensemble toute leur existence, n’ayant qu’une fortune et qu’un avenir ; mais c’est surtout dans la perfection et la stabilité de l’instruction que se manifeste la supériorité de ce régime : grace à lui, les recrues, qui sont le quart de notre infanterie, s’aperçoivent à peine dans celle de nos voisins ; il en résulte pour la troupe un accroissement de force très considérable, et pour les officiers une condition beaucoup plus heureuse ; ils n’épuisent pas leur temps et leurs forces à dresser des conscrits destinés à quitter le corps dès qu’ils sont devenus des soldats.
La durée du service n’est pas le seul avantage de l’infanterie anglaise ; elle l’emporte aussi sur la nôtre par l’élévation de taille des hommes et surtout par la justesse du tir.
Le minimum de la taille d’admission y est de cinq pieds six pouces anglais (1 mètre 677) ; c’est, à deux millimètres près, ce que nous exigeons pour les troupes du génie, la garde municipale à pied (1 mètre 679), et nous n’avons peut-être pas dans la ligne une seule compagnie de grenadiers dont tous les hommes remplissent cette condition. Les soldats anglais, bâtis de roast-beef et de bière, sont surtout plus gros et plus forts que les nôtres ; cependant je ne les crois pas aussi bien constitués pour la marche et les fatigues. L’armée anglaise est d’ailleurs esclave de ses habitudes de bien-être, et si je voulais faire ici autre chose que d’indiquer ce qu’il peut y avoir de bon à lui emprunter, j’ajouterais que la circonstance de guerre qui la priverait de son opulente administration lui ôterait probablement une grande partie de sa valeur.
Ce que nous avons à lui envier sans compensation, ce que nous devrions nous appliquer sans relâche à nous approprier, c’est la justesse de tir de son infanterie. Il n’y a sous ce rapport aucune comparaison entre celle-ci et la nôtre. Le fantassin anglais tire à la cible trois cents balles dans l’année ; le nôtre, j’excepte les corps d’élite, n’en tire pas plus de trente, et si, après cela, l’on tient compte du sang-froid et de l’aplomb que donne la durée du service, on s’expliquera des succès dont la mémoire pèse douloureusement sur nos cœurs. Ce ne sont pas les coups qui partent, ce sont les coups qui portent qui font le gain des batailles, et l’adresse des soldats vaut mieux que le nombre. C’est par là qu’à Waterloo, dans ses positions admirablement choisies, l’infanterie anglaise a pu, avec deux rangs, tenir tête à la nôtre, qui en avait trois. On ne saurait remettre trop souvent sous les yeux de l’armée et de la nation des défauts qu’il est facile de corriger. Il est d’autant plus indispensable de donner à nos troupes la justesse de tir, que nous ne pouvons ni adopter le service à vie, ni élever les tailles du contingent : l’un nous est interdit par notre état social, l’autre par l’état physique de notre population. Un heureux dédommagement nous est offert dans l’adresse naturelle de nos hommes, dans leurs sentimens d’émulation ; il n’en est pas au monde de mieux disposés à devenir excellens tireurs, et nous serions coupables de ne pas cultiver un pareil moyen de supériorité. L’Afrique serait depuis long-temps soumise, si nos soldats étaient, sous ce rapport, aussi exercés que les Anglais. Trois cents cartouches valent 15 francs : pour les donner à chacun de nos deux cent mille hommes d’infanterie, il en coûterait trois millions par an. Quelle dépense militaire est plus efficace que ne le serait celle-là ? Doubler les effets du feu d’une troupe, c’est bien mieux que d’en doubler l’effectif.
Je n’ai vu à Douvres que de l’infanterie et une compagnie d’artillerie. Les corps de cavalerie que j’ai rencontrés ailleurs m’ont paru parfaitement beaux ; ils sont surtout magnifiquement montés ; mais les soldats n’ont pas la tournure martiale et dégagée des nôtres, et dans un combat à l’arme blanche, le rapport des coups reçus serait peut-être l’inverse de celui qui s’établirait d’infanterie à infanterie. On dit que M. le duc de Wellington professe une estime particulière pour la cavalerie française, qu’il lui reproche seulement d’être montée trop bas, et prétend qu’environnés de peuples plus riches que nous en chevaux, nous devrions nous attacher davantage à compenser par la perfection de cette arme l’infériorité du nombre. Les moindres observations d’un si judicieux adversaire méritent d’être soigneusement recueillies, et c’est pour cela que je me permets de consigner ici celle que je lui ai entendu attribuer.
La perfection de l’artillerie anglaise est connue ; elle se multiplie par sa mobilité, et il n’en est aucune au monde qui l’emporte à cet égard sur elle.
Le génie est à peu près réduit à l’état-major : il n’a de troupes que quelques compagnies d’ouvriers d’art fort bien payées.
Dans son ensemble, la constitution de l’armée anglaise est admirablement appropriée à l’état social du pays, à la force de sa population, celle de ses finances. Avec sa condition insulaire, l’Angleterre n’est jamais engagée dans les querelles du continent qu’autant qu’il convient aux intérêts anglais ; elle est toujours à temps de s’en retirer, après y avoir compromis et ses rivaux et même les alliés qu’elle craint de voir trop en état de se passer d’elle. Attentive à n’appauvrir sa marine, qui est son meilleur instrument de domination, d’aucune des ressources qui lui sont nécessaires en hommes ou en argent, elle a limité la force de son armée de terre à ce qu’il en faut pour atteindre ce qu’elle peut raisonnablement se proposer, ni trop ni trop peu. Sachant la différence entre la bonne infanterie et la médiocre, elle a surtout fait preuve de sagesse en donnant à cette arme toute la perfection dont elle est susceptible, et s’est ainsi dispensée de donner un développement abusif à des armes spéciales beaucoup plus coûteuses, moins efficaces, et, chose importante pour une nation qui ne fait la guerre que hors de chez elle, plus embarrassantes à transporter. C’est aujourd’hui dans l’armée anglaise comme il y a dix-huit cents ans parmi les Bretons de Galgacus : In pedite robur[2].
Son administration militaire est fort simple, et cela tient principalement à ce que peu de fournitures se font en nature ; le mode d’abonnement est fort usité, et l’on s’en remet la plupart du temps à la troupe sur l’emploi des fonds qui lui sont livrés. Ce régime a sans doute des inconvéniens, mais ses avantages pratiques ne permettent pas de le condamner légèrement.
L’opinion que, dans la force militaire de la Grande-Bretagne, il n’y a de bons emprunts à faire qu’à la marine est assez répandue partout ailleurs que dans notre artillerie. Je la crois complètement erronée. Les Anglais ont porté dans l’organisation de leur armée de terre le bon sens pratique qui les sert si bien dans leur industrie, leur agriculture, leur navigation, et qui, dans cette organisation, frappe par ses avantages les yeux les moins exercés fait présumer ce qu’y découvriraient, par une étude approfondie, des hommes capables d’en pénétrer les détails et d’en résumer les résultats.
Le port de Douvres a plus de réputation que d’importance ; c’est le bénéfice de sa position. Il n’est plus aujourd’hui qu’à trois heures et demie de Londres ; mais le chemin de fer du sud-est, qui lui procure cet avantage, lui a créé une redoutable concurrence en faisant sortir celui de Folkstone de son obscurité. Ce sera néanmoins toujours par Douvres que Londres correspondra avec le système de chemins de fer de Calais et de la Belgique. Le port de Douvres a reçu depuis quinze ans diverses améliorations. La plus considérable est l’établissement d’une écluse de chasse destinée à repousser les galets que déposent à l’entrée de la passe les courans qui se forment, par les vents d’ouest, le long de la côte. Les chasses, étant faiblement alimentées, risquaient de ne point arriver avec assez de force au bout du chenal ; on les a rendues efficaces en les conduisant par un tuyau sous-marin au point à dégager. On agrandit en ce moment d’un hectare le bassin à flot (inner harbour) et l’on se propose de lui donner à l’est, dans le rentrant de la côte, une nouvelle entrée. Si le port, en effet, est souvent vide par les beaux temps, il est trop étroit quand les vents contraires y accumulent les navires obligés de stationner dans la Manche. Dans sa prévoyance attentive, l’amirauté dispose d’ailleurs ce poste avancé pour le rôle nouveau auquel l’appellerait, en cas de guerre maritime, l’emploi des bâtimens à vapeur. L’Angleterre aurait alors à protéger cette immense navigation à voile dont l’embouchure de la Tamise est le foyer ; elle aurait à intercepter la nôtre, et Douvres, projeté dans la mer comme le saillant d’un bastion, est également propre à la défense et à l’attaque.
C’est probablement en raison de ces circonstances plutôt que des titres de la ville à la protection du lord des cinq ports, qu’au risque de ruiner la compagnie du chemin de fer du sud-est, M. le duc de Wellington a mis une ténacité particulière à l’obliger de pousser ses rails jusqu’à Douvres. Ces exigences seraient du reste pleinement justifiées, si l’on exécutait des projets que l’amirauté fait étudier depuis quatre ans. Il s’agit de créer devant Douvres, par l’établissement de 2,500 mètres de digues semblables à celles de Cherbourg, entre lesquelles on pénétrerait par trois passes de 210 mètres d’ouverture, une rade artificielle de 180 hectares, dont 128 auraient à mer basse de 4 à 11 mètres de profondeur, et 52 moins de 4 mètres[3], asile hospitalier pendant la paix, place d’armes formidable pendant la guerre. Ce projet n’a pas encore, il est vrai, l’appui du chancelier de l’échiquier, qui reproche au devis de s’élever à deux millions sterling ; mais cette résistance peut s’affaiblir, et elle ne nous dispense pas d’aviser à ce qui reste à faire à Calais et à Boulogne pour que le contraste ne soit pas trop choquant.
J’ai quitté M. William Cubitt, qui est pourtant un des hommes de l’Angleterre avec lesquels il y a le plus à apprendre, pour conduire le lecteur dans les casernes et sur le port de Douvres. Je reviens au chemin de fer. Il s’embranche à angle droit sur la ligne de Brighton, à 33 kilomètres de Londres, et le parcours total de cette ville à Douvres est de 140 kilomètres : c’est 28 de plus que par la route de terre, mais les montagnes du pays de Kent s’opposaient à un tracé direct, et il fallait en tourner le massif.
La distance de Douvres à Folkstone est de 10 kilomètres. La seule pensée de lutter avec les obstacles accumulés sur ce court espace honore le génie anglais, et la victoire qu’il y a remportée est une de celles qui témoignent le mieux de cette hardiesse opiniâtre et réfléchie à laquelle ses entreprises doivent si souvent leur caractère de grandeur.
Les montagnes du comté de Kent et celles du Boulonais semblent avoir constitué, dans un autre âge, une chaîne continue ; elles ont du moins été formées par le même soulèvement ; les arêtes des unes et des autres sont placées sur un alignement continu ; la nature et la stratification de leurs roches sont identiques : on dirait que, dans une des convulsions de la nature qui ont donné sa forme actuelle à la surface du globe, un brusque affaissement ait séparé l’Angleterre du continent, et que le cap Gris-Nez de ce côté de la Manche, les falaises de Douvres et de Folkstone de l’autre, soient, avec leurs escarpes verticales, les points extrêmes de cette rupture. C’est au travers de ce bouleversement que M. W. Cubitt a ouvert un chemin de fer. Ici la lame déferle sous une longue terrasse en charpente, qui se défend contre les attaques de la mer par le peu de prise que leur donne la légèreté de sa construction ; là, le chemin s’enfonce dans le contrefort de la montagne et la traverse par des voûtes, dont l’une a 2 kilomètres de longueur ; plus loin, il passe dans des tranchées prodigieuses, ou domine des roches couvertes de mousse et battues par les vents, où pourtant des familles de troglodytes se sont réfugiées dans des huttes de terre et de varechs ; là enfin, un fourneau de 10,000 kilogrammes de poudre a, d’un seul coup, renversé dans la mer une falaise de 150 mètres de hauteur, dont la chute eut menacé la sûreté des convois. On débouche par une galerie souterraine sur le joli vallon de Folkstone, et on le traverse, à 800 mètres au-delà du débarcadère, sur un viaduc de 30 mètres 50 de hauteur, porté sur neuf arcades de 9 mètres 15 d’ouverture. Cette grande construction est toute en briques, et elle est creuse ; les piliers sont intérieurement renforcés par deux murs de refend. Je n’ai pas aperçu un quartier de pierre de taille dans les travaux d’art du chemin de fer. La brique, que les ouvriers anglais manient avec une adresse parfaite, suffit à tout, et il en résulte une immense économie. Toutes celles qui sont employées ici ont été fabriquées sur place, et l’on peut conclure de l’analogie des terrains qu’on en ferait d’également bonnes dans tout le Boulonais.
À partir de Douvres, le chemin de fer monte de près de 0. 004, et la station de Folkstone est à 42 mètres au-dessus du niveau de la mer. Folkstone n’était, il y a quelques mois, qu’un gros bourg habité par des pêcheurs et par d’anciens smogglers, auxquels la douane reprochait de trop fréquens retours vers leur premier métier. Un port de près de six hectares, à entrée facile, bien défendu du large, gisait au pied de cet assemblage de masures ; mais l’éloignement des routes neutralisait les avantages maritimes de la situation, et les travaux faits par les propriétaires du port[4], au moyen d’un prêt obtenu de la trésorerie, n’avaient eu d’autre résultat que de donner à l’administration le droit de les exproprier pour dettes. C’est dans ces circonstances que M. Baxendale, président du conseil des directeurs du chemin de fer de Londres à Douvres, s’est convaincu que le port de Folkstone devait inévitablement devenir le point de passage de la circulation entre Paris et Londres. En effet, la distance de Folkstone à Boulogne est de 28 milles, 3 seulement de plus que de Douvres à Calais, et pour cet allongement insensible du trajet par mer, on gagne sur le trajet par terre 118 kilom., dont 10 en Angleterre et 108 en France. Cet avantage n’est pas le seul qui assure la préférence au port de Folkstone ; avec une dépense modérée, on peut, comme nous le verrons plus loin, le rendre praticable à basse mer, et par conséquent épargner aux voyageurs les inconvéniens des embarquemens et des débarquemens sur rade ou les retards de plusieurs heures souvent imposés par les variations des marées, résultat de la plus haute importance et qui ne saurait être atteint à Douvres qu’au prix de sacrifices exorbitans. Sur la proposition et les calculs de son président, la compagnie du chemin de fer est devenue propriétaire du port de Folkstone pour une somme de 450,000 fr., et immédiatement elle en a employé 150,000 en travaux de curage. Il n’y avait dans le voisinage que des tavernes à matelots ; la compagnie a consacré 500,000 fr. à la construction d’un hôtel admirablement tenu, et où chaque classe de la société peut se procurer, à des prix gradués, les commodités de la vie qui sont à sa portée. Une route magnifique a été ouverte de la station à l’hôtel ; elle est desservie par des omnibus établis par la compagnie. Une double branche de chemin de fer de 1,200 mètres de longueur descend hardiment par une pente de 0. 032 vers le port ; elle aboutit à un vaste embarcadère en charpente garni de rails, de plaques tournantes, de grues, et s’avançant au milieu même du port ; les flancs des navires s’appliquent aux siens, et les wagons en reçoivent ou y versent directement les chargemens, sans retards et sans intermédiaires dispendieux. La compagnie achetait le port, non-seulement pour l’améliorer, mais aussi pour l’affranchir des droits de navigation et lui donner ainsi un nouveau degré de supériorité sur les bassins en concurrence. Ce calcul intelligent et généreux a porté ses fruits ; Folkstone reçoit aujourd’hui toutes les houilles nécessaires à l’approvisionnement de la partie du comté de Kent que traverse le chemin de fer, et la compagnie gagne sur ces transports beaucoup au-delà de ce que lui rendraient les droits de navigation auxquels elle a renoncé. Ce n’était pas assez d’avoir appelé sur cette voie une active circulation de marchandises ; il fallait la doter de tous les accessoires qui pouvaient y attirer les voyageurs ; un service de paquebots sur Boulogne a été organisé ; deux départs et deux arrivées ont lieu chaque jour, et ces bâtimens vont et viennent habituellement dans la même marée. Voilà pour le présent ; voilà l’état de choses à la création duquel ont suffi quelques mois : il sera complété par l’établissement d’une jetée circonflexe de 400 mètres de longueur, s’embranchant parallèlement au rivage sur la digue extérieure actuelle, et d’un brise-lame isolé, perpendiculaire, de 90 mètres, laissant deux passes, l’une du côté de la jetée, l’autre du côté de la terre. L’avant-port compris entre ces digues aura 10 hectares, et sur la moitié de son étendue il restera à basse mer au-delà de 4 mètres d’eau. La création de cet établissement permettrait peut-être d’ajourner les grands travaux projetés pour Douvres. Ceux de Folkstone coûteraient vingt fois moins, c’est-à-dire 2,500,000 fr.
Je suis entré dans ces détails pour faire fonctionner devant le lecteur les ressorts les plus énergiques et les plus sûrs des grandes entreprises anglaises. Dans cette combinaison entre l’action du chemin de fer et celle de la navigation, rien n’est oublié de ce qui peut les rendre fécondes : plusieurs entreprises se groupent et s’étaient réciproquement, apportant chacune un produit qui lui est particulier, mais surtout développant, par les facilités qu’elle apporte ou par les débouchés qu’elle ouvre, les produits de celles qui l’ont précédée. Tout s’exécute avec rapidité ; rien ne reste incomplet ou isolé ; l’achat du port accompagne l’ouverture du chemin de fer ; le curage, la construction de l’embarcadère et sa jonction avec la ligne de fer principale suivent immédiatement ; l’affranchissement des droits d’entrée achalande l’établissement naissant, les paquebots y amènent les voyageurs ; l’hôtel les reçoit, et tandis que ces faits s’accomplissent, on étudie les projets d’agrandissement du port qui doivent couronner l’œuvre. Quand on songe que c’est au plus fort de mécomptes dont le plus profond découragement aurait été la suite dans d’autres pays, que la vivification d’un chemin de fer tombé dans le discrédit du public a été abordée avec cette énergie et cette intelligence, on comprend qu’une nation habituée à voir conduire ainsi les affaires se croie appelée à la conquête du commerce du monde. Il est peu de grandes entreprises qui arrivent à leur terme sans vicissitudes. S’arrêter dans un pas malheureux, c’est tout perdre. Il est rare en Angleterre que l’esprit d’association recule devant une disgrace, il se raidit contre la mauvaise fortune, s’accroche à la chance de succès qu’il découvre au fond d’un revers, ne se préoccupe des difficultés du moment que pour étudier les moyens de les vaincre, et n’abandonne ses entreprises qu’après avoir épuisé ses dernières ressources et renoncé à ses dernières espérances. Cette persévérance donne souvent aux circonstances favorables le temps de se produire. Dans l’espèce, l’établissement des chemins de fer de Boulogne et de Calais, prolongeant la ligne de Londres à Douvres, d’un côté jusqu’à Paris, de l’autre jusqu’à Lille et au Rhin, va finir ce que les travaux de Folkstone ont si bien commencé, et récompenser la compagnie du chemin de fer du sud-est de sa constance.
On croira sans peine que, sous le rayonnement de Londres, cette côte ignorée change d’aspect à vue d’œil. La démolition des masures du vieux Folkstone va faire de la place pour des constructions élégantes, et déjà le parlement, qui considère avec raison l’embellissement des villes comme un travail d’utilité publique, a autorisé l’expropriation du quartier qui donne sur le port : bientôt on débarquera sur une place demi-circulaire formée de bâtimens à façades symétriques. De tous côtés, on voit des divisions de terrains préparées à recevoir des villas jouissant de vues également agréables sur la terre et sur la mer. Leurs heureux habitans seront à trois heures de Londres, à neuf de Paris, et pourront à leur gré aller déjeuner dans West End ou dîner sur le boulevard des Italiens. Folkstone et ses environs appartiennent à lord Radnor, et nul ne peut y bâtir sans lui. Il paraît se prêter de bonne grace à une transformation qui va quadrupler au moins les revenus de son fief. Son intendant a multiplié tout autour de la ville les écriteaux portant offre de concessions de terrains moyennant une rente, et à charge de retour avec les constructions au bout de quatre-vingt-dix-neuf ans ; c’est un mode de jouissance fort usité en Angleterre, et il y a trente ans, personne n’eût songé à le discuter : on dit que ces offres sont aujourd’hui reçues avec quelque froideur, et qu’on demande des ventes pures et simples, comme celles qui se font de l’autre côté du détroit. Le peuple anglais semble aspirer à la propriété foncière, qui est encore le privilége de son aristocratie. Rien ne serait plus sage et plus rassurant pour l’avenir de l’Angleterre que la satisfaction graduelle de ce vœu : un jour viendra, si l’aristocratie n’y prend garde, où la propriété, telle qu’elle est constituée, n’aura pas assez de défenseurs ; il est temps d’augmenter le nombre de ceux-ci, de rendre la propriété du sol moins inaccessible aux masses, et de prévenir, par la perspective d’une admission équitable et régulière à cette jouissance, les dangers de l’impétuosité de leurs vœux.
Peu de Français ont vu Folkstone, et les échappés des pontons d’Angleterre qui ont pu autrefois y confier leur liberté à l’aventureuse cupidité d’un smoggler aurait aujourd’hui peine à s’y reconnaître. Bientôt la transformation sera complète, et l’une des plus gracieuses villes de l’Angleterre sera assise en face de Boulogne. La multiplicité des communications entre Paris et Londres nous la rendra bientôt familière ; d’un autre côté, les efforts heureux qu’a faits la compagnie du chemin de fer pour attirer dans le port les houilles de Newcastle feront que beaucoup d’affaires, pour lesquelles on allait jusqu’à présent dans cette ville ou à Londres, se traiteront à Folkstone ; il y a donc double raison pour que nous y ayons un agent consulaire. Cette nécessité est comprise au ministère des affaires étrangères, et il paraît qu’il y sera bientôt pourvu.
J’ai eu besoin de beaucoup de force de volonté pour tenir à la résolution que j’avais prise de ne me laisser détourner par aucune séduction du but restreint de mon voyage, et ne pas accompagner à Londres M. W. Cubitt, qui voulait m’y emmener. Dans la moindre course en Angleterre, il y a beaucoup à voir, beaucoup à apprendre ; j’éprouvais d’autant plus de regret à m’éloigner si vite que, dans mes voyages précédens, je ne m’étais jamais trouvé en contact aussi intime avec cette race d’hommes à conceptions vigoureuses, à esprits calmes, à résolutions persévérantes, qui fait la force principale du pays, se mêlant peu de sa direction politique, mais comptée pour beaucoup, en raison de son poids, par ceux qui tiennent le timon des affaires, et leur rendant en force plus qu’elle n’en reçoit en protection. Des devoirs pressans me rappelaient à Paris ; j’ai donc dit adieu à Folkstone, bien résolu à y revenir par les premiers wagons qui partiront de Paris pour Boulogne.
Au soleil levant, l’Orion accostait la côte de France, et bientôt nous entrions dans le chenal du port de Boulogne. Cet attérage n’est pas de ceux qui promettent plus qu’ils ne tiennent ; on n’aperçoit du large que des falaises grisâtres surmontées d’un peu de verdure, mais elles enveloppent la fraîche vallée de la Liane, et la perle est sous l’écaille. Le chenal, avec la courbe gracieuse de ses longues jetées en charpente, semble s’avancer entre deux profondes colonnades ; un large quai, garni de belles constructions, se développe le long du port ; la ville s’étage au-dessus avec un encadrement de grands arbres ; elle ressort au milieu de coteaux verdoyans, et les montagnes du haut Boulonais ferment au loin l’horizon ; une ceinture de quinze redoutes, batteries ou forts détachés, construits par les soldats du camp de l’an XII, défend les approches de la ville et du port, et sur la hauteur voisine la colonne de la grande armée domine cet ensemble et le couronne de glorieux souvenirs. L’intérieur de la ville répond à son aspect extérieur ; tout s’y ressent de son excellente administration municipale ; les rues sont larges, bien alignées, proprement tenues ; une active circulation les anime ; Boulogne, enfin, annonce dignement la France à l’étranger, soit qu’il vienne en ami, soit qu’il se présente en ennemi.
Boulogne est une des villes, de France qui ont le plus grandi depuis la révolution. Sa population était aux recensemens
De 1789, de |
8,414 | habitans. |
De 1801, de |
11,300 | |
De 1811, de |
13,474 | |
De 1821, de |
16,607 | |
De 1831, de |
20,856 | |
De 1841, de |
27,402 |
et la progression n’a jamais été si forte qu’aujourd’hui ; l’achèvement du port, l’établissement du chemin de fer, doivent l’accélérer encore. Ces accroissemens ne sont point obtenus aux dépens des campagnes environnantes ; de 1826 à 1841, la population des communes rurales du canton a passé de 5,137 ames à 7,967, et celle de l’arrondissement de 92,317 à 113,143. Ainsi, dans ces quinze années, l’une a gagné 55 pour cent, l’autre 22. Au dénombrement de 1801, l’arrondissement ne comptait que 66,588 habitans ; il a presque doublé en quarante années. À la population fixe s’ajoute, dans la ville, une masse flottante qui pourrait se mesurer à la quantité d’hôtels et de maisons garnies qu’elle renferme, aux capitaux qu’emploie l’art d’héberger les étrangers, aux fortunes qu’il accumule. Le mouvement régulier s’accroît, pendant la belle saison, par l’usage plus répandu d’année en année des bains de mer, pour lesquels la ville possède un fort bel établissement, et par l’habitude de beaucoup de familles anglaises d’y venir en villegiatura. Les économistes du pays remarquent qu’il résulte de cet état de choses une consommation équivalente à celle de beaucoup de villes de 50,000 ames, et que l’agriculture n’a pas encore pris, dans le rayon d’approvisionnement, un essor proportionné au débouché qui lui est ouvert. La nature des objets qui lui sont demandés, les besoins et même les conseils et les capitaux des Anglais qui se fixent à demi dans le pays, doivent néanmoins l’élever à un haut degré de perfection. La réaction de cette prospérité locale s’étend fort au-delà des limites du département du Pas-de-Calais, et si les vinicoles tenaient un compte impartial des vicissitudes de leur industrie, ils avoueraient que la ville de Boulogne dédommage à elle seule la Champagne et Bordeaux des mauvais procédés de plusieurs petits états du nord de l’Europe. Aux Anglais, il faut être juste, revient la part principale dans cet honneur. Le nombre d’Anglais qui se trouve à Boulogne ou dans les environs flotte entre trois et quatre mille. Les uns ne font que traverser le pays ; d’autres y font de courts séjours, satisfaisant, au meilleur marché possible, ce besoin de fouler le sol du continent qui tourmente tout enfant de la Grande-Bretagne : on vient de Londres en partie de plaisir à Boulogne ; et c’est ainsi qu’au début de son service, la compagnie du chemin de fer du sud-est a procuré, à moitié prix, à un millier de commis de boutique de la Cité, la satisfaction de passer un dimanche en France. Quelques-uns viennent chercher un refuge contre les exigences du fisc et, si j’ose le dire, de leurs créanciers ; mais les plus nombreux de beaucoup appartiennent à d’honnêtes familles de fortunes médiocres, qui vivraient de privations en Angleterre, et trouvent à se procurer, chez nous, toutes les aisances de la vie de province. Ces familles forment une colonie qui n’est pas sans quelque adhérence à notre sol ; beaucoup d’entre elles y sont attachées par la naissance, par l’éducation de leurs enfans ; quelques-unes même y sont devenues propriétaires, et tendent à y acquérir, par prescription, une sorte de naturalisation. Les Anglais s’assimilent peu aux populations étrangères parmi lesquelles ils vivent ; ils s’en tiennent isolés, et conservent soigneusement les goûts et les habitudes de leur pays : néanmoins, il est permis de voir dans ces établissemens anciens et nombreux, dans ces préférences réfléchies, un indice d’affaiblissement des préjugés nationaux. Dans ces transpositions d’hommes, des familles de la classe moyenne qui sont chez elles à peu près exclues des jouissances de la propriété territoriale, des individus réduits à la pauvreté par l’excès d’inégalité du partage des successions font, entre les institutions de la Grande-Bretagne et les nôtres, des comparaisons qui ne sont certainement pas désavantageuses à la France. Cette population qui se détache du sol britannique ne nous appartient sans doute pas : avant de se fixer, elle doit éprouver de nombreuses oscillations ; mais elle doit finir par s’établir au milieu de nous, ou par aller inoculer à l’Angleterre les idées nouvelles de notre Code civil, charte de la famille bien autrement importante que les chartes des gouvernemens. La prévision de cette alternative expliquerait peut-être le peu de sentimens affectueux du cabinet de Saint-James pour la colonie anglaise de Boulogne ; il la regarde comme un enfant émancipé dont les intérêts se sont séparés de ceux de la maison paternelle. Parmi ces familles étrangères que la douceur et le bon marché relatif de la vie attirent à Boulogne, il en est beaucoup qui viennent y chercher pour leurs enfans une éducation que l’état de leur fortune ou le caractère des institutions ne permettrait pas de leur faire donner en Angleterre. Dans ce pays du privilége ne reçoit pas une éducation littéraire qui veut. Voici l’état des enfans anglais qui sont en ce moment élevés dans les établissements secondaires de Boulogne, et, pour le rendre complet, j’y comprends les jeunes filles.
GARÇONS. | FILLES. | |
Collége communal |
49 | » |
Pensionnat de plein exercice ecclésiastique |
25 | » |
Établissemens français laïques |
47 | 140 |
Établissement français religieux |
« | 46 |
Établissemens anglais religieux |
179 | 154 |
299 | 340 | |
639 |
De ces enfans, les uns reçoivent sur notre sol une éducation toute britannique ; l’élève et le maître nous sont également étrangers : les autres entendent les mêmes leçons que nos enfans, parlent le même langage, s’imprègnent des mêmes idées. Ceux qui recherchent particulièrement l’éducation ecclésiastique, Irlandais la plupart, ont, comme co-religionnaires et comme opprimés, des droits particuliers à nos sympathies ; les plus nombreux adoptent, sans acception de sectes, notre instruction universitaire.
À Dieu ne plaise que la moindre gêne soit jamais imposée aux familles anglaises qui, confiantes dans notre hospitalité, font donner en commun, au milieu de nous, à leurs enfans, l’éducation qu’ils recevraient dans leur pays ! Il suffit pour la police de l’état que ces institutions étrangères ne puissent admettre que des Anglais ; à cette condition, nous n’avons point à nous occuper de leur régime, et nous leur devons, dans cette limite, une liberté d’autant plus entière, que jamais aucun pensionnat anglican ne devra obtenir en France le caractère d’établissement public. En Angleterre comme en Russie, la religion, toujours subordonnée à la politique, est souvent réduite vis-à-vis d’elle au rôle d’instrument ; quand le missionnaire anglican ou le pope russe font une conversion, il font un sujet anglais ou russe, et la profession de leurs dogmes est un acte de suzeraineté qui n’est à sa place que parmi les nationaux.
Quant aux familles anglaises qui acceptent pour leurs enfans l’éducation des nôtres, il est d’une bonne politique d’élargir pour elles l’accès de nos établissemens. Les liens qui unissent deux grandes nations sont quelquefois resserrés par des affections de personnes, et il n’en est pas de plus durables que celles qui se contractent dans l’enfance ; mais c’est là le petit côté de la question, et ce qui se passe à Boulogne a une autre portée. Ecclésiastiques ou autres, les colléges de Boulogne sont des colléges de propagande française : les jeunes Anglais y sucent ces principes de la révolution française qui sont destinés à faire le tour du monde, et ils les reporteront au milieu de leurs compatriotes. L’aristocratie anglaise pourra perdre à cette propagation le profit de quelques abus ; mais le peuple anglais y gagnera beaucoup, et la paix du monde y gagnera davantage. Depuis cinquante ans, nos guerres avec nos voisins ont surtout tenu à ce que l’Angleterre est restée le pays du privilége, tandis que la France devenait celui du droit : que les principes se rapprochent, et ce qui n’est qu’une paix armée pourra devenir une alliance cordiale.
Dans de pareilles circonstances, la mission de l’instruction secondaire s’élève, s’agrandit, et le gouvernement lui doit une organisation qui la mette au niveau de sa tâche. Les deux principaux établissemens de Boulogne sont un collége communal et un pensionnat de plein exercice fort nombreux, dirigé par un ecclésiastique qui, au lieu de chercher de mauvaises querelles à l’Université, lui fait une concurrence active et intelligente. Il n’est pas de ville où un nouveau collége royal reçût de plus nombreux élèves, fût mieux placé pour se perfectionner et exerçât une plus heureuse influence. La multiplicité des relations établies entre Boulogne et l’Angleterre initierait les professeurs de l’établissement aux méthodes employées chez nos voisins, à la direction donnée aux études dans leurs meilleurs colléges, aux réformes qu’ils introduisent dans les systèmes d’éducation. Si, dans ces rapprochemens, l’Université apprenait à mieux approprier l’instruction qu’elle donne à la destination des jeunes gens qui lui sont confiés, le collége de Boulogne lui rendrait de très grands services. Le personnel devrait en être choisi avec un soin particulier, et pour soutenir la comparaison avec celui des établissemens anglais, et surtout en raison de la tâche qu’il aurait à remplir. L’infériorité où nous sommes à beaucoup d’égards dans le Pas-de-Calais, vis-à-vis de nos voisins, tient surtout à ce que, des grands foyers de lumière qui éclairent les deux pays, l’un est rapproché de la côte et est la première ville maritime du monde, tandis que l’autre en est éloigné et ne porte sur les affaires de la mer qu’une attention secondaire. Nous n’avons qu’un moyen d’atténuer ce désavantage : c’est de grouper en faisceau sur le littoral des intérêts assez puissans, des ressources assez nombreuses et assez fécondes pour constituer une sorte de métropole locale pourvue d’une force et exerçant une influence qui lui soient propres. Boulogne réunit déjà une grande partie des conditions à rechercher pour un pareil objet, et un grand établissement d’instruction publique en est le complément le plus indispensable : il faut s’occuper beaucoup de la jeunesse dans un pays auquel on veut assurer un grand avenir. Si d’ailleurs nous voulons fortifier la puissance navale de notre pays, qu’avons-nous de mieux à faire que de familiariser l’enfance avec le spectacle de la mer et d’éveiller ses goûts par la perspective des jouissances et des dangers de la navigation ? Cette considération devrait suffire à elle seule pour faire placer sur la côte plutôt que dans l’intérieur des terres le collége royal que le département, malgré ses 685,000 ames de population, ne possède pas encore : à une époque où tout ne fut pas mal fait, l’école centrale du Pas-de-Calais avait été établie à Boulogne[5], et la ville, au lieu d’être, comme aujourd’hui, la première du département par sa population, n’en était encore que la troisième : il semble qu’on pressentît dès-lors son agrandissement actuel.
Il est à Boulogne un établissement d’instruction spéciale dont l’insuffisance frappe les yeux ; c’est l’école d’hydrographie. On a peine à comprendre qu’avec un beau port, un grand mouvement de navires, de vastes projets d’avenir, le chef-lieu d’un quartier d’inscription qui compte 2,402 marins n’ait, comme Saint-Valéry-sur-Somme, Paimpol, le Croisic, Saint-Jean-de-Luz, Collioure ou Saint-Tropez, qu’une école de quatrième classe. L’organisation de moyens d’instruction complets est une des bases essentielles du développement de l’établissement maritime, et aucune des ressources nécessaires à l’art nautique en livres, en cartes, en instrumens, ne devrait manquer dans un port où naîtront tant d’occasions d’en faire un bon usage.
Si c’était ici le lieu de s’étendre sur le passé, je rappellerais combien Boulogne, située sur la mer la plus étroite et la plus fréquentée qui baigne notre territoire, a dans tous les temps frappé l’attention des hommes qui ont pesé dans la balance des destinées de notre pays. Les premières routes qui sillonnèrent la contrée furent l’ouvrage de César et d’Agrippa ; Constantin séjourna deux fois à Boulogne, en 307 et en 311 ; Attila en fit infructueusement le siége en 449 ; Charlemagne y vint lui-même organiser le système de défense de la côte, et ses successeurs ne surent pas la préserver des ravages des Normands et des Sarrasins ; François Ier, Henri IV, le cardinal de Richelieu, Louis XIV, visitèrent la ville ; Napoléon y séjourna long-temps, et le sol y porte partout l’empreinte de ses pas. Prononcer ces grands noms, c’est dire que les plus hauts intérêts de la France et du monde se sont plus d’une fois réglés sur cette côte. Entre ces hommes dont l’apparition fait époque se range une foule de personnages recommandables, les uns par leur courage, les autres par leurs talens, mais qu’on n’aperçoit pas d’aussi loin, bien que leur importance ait été grande sur les lieux auxquels se rattache le souvenir de leurs services.
La ville de Boulogne a donc une histoire locale pleine d’intérêt à conserver. C’est peut-être à cette circonstance qu’elle doit le grand nombre d’hommes distingués dans les sciences et les lettres qu’elle a produits : une étude en amène une autre, et toutes les connaissances humaines s’enchaînent. Elles n’ont pas cessé d’être cultivées dans le pays, et la ville en offre comme témoignage une bibliothèque de vingt-cinq mille volumes formée, depuis la révolution, sous la direction d’un de ses plus illustres enfans, de Daunou, et très remarquable par le bon choix des livres dont elle se compose ; un cabinet d’histoire naturelle et d’antiquités locales dont aucune de nos grandes villes de province ne possède peut-être l’équivalent ; une nombreuse collection de plâtres d’après l’antique, et une galerie de tableaux qui sans doute s’enrichira. Ces établissemens ont, si j’ose parler ainsi, le luisant que donne l’usage journalier. Les plâtres antiques servent de modèle à l’école de dessin ; les livres sont feuilletés ; le grand nombre de curiosités exotiques que renferme le cabinet atteste le goût de la population pour les voyages, et la bonne direction du patriotisme local se montre dans des collections où l’on peut faire une étude complète de la géologie du pays, ou suivre, à travers une série d’armes, de monnaies, d’instrumens divers trouvés sur le sol, l’histoire des vicissitudes dont il a été le théâtre à partir de la domination romaine. La Boulogne d’aujourd’hui fait bien de conserver avec un respect filial ces souvenirs de l’antique Morinie ; ils prouvent que son importance actuelle n’est point un accident, mais une conséquence des avantages de sa position géographique, et ceux-ci sont bien éloignés d’avoir produit tous les effets qu’il est permis d’en attendre.
Le port de Boulogne s’est fort amélioré depuis quinze ans. Les lois des 29 juin 1829, 30 juin 1835, 17 juillet 1837, 9 août 1839, ont affecté à l’exécution de projets hardis, et dont le succès a été complet, une somme de 3,750,000 francs. Les travaux conçus et exécutés par l’habile ingénieur M. Marguet pourvoient aux nécessités actuelles de la navigation, et se coordonnent avec les projets plus étendus dont son développement à venir pourra déterminer l’adoption. Dans son état actuel, Boulogne a sur les autres ports du Pas-de-Calais un précieux avantage : le plan d’équilibre des marées, c’est-à-dire celui qui tient le milieu entre la haute et la basse mer, y est plus élevé d’un mètre ; le chenal en est par conséquent plus long-temps praticable à chaque marée. Les bateaux à vapeur tirant deux mètres d’eau sont ceux qui desservent principalement ces ports, et il leur faut, à cause du tangage et de l’agitation des flots, de 50 à 60 centimètres d’eau sous la quille. Pour ces navires, le port de Boulogne est abordable à chaque marée, en moyenne, pendant sept heures trente-cinq minutes, tandis que ceux de Calais, de Douvres, de Folkstone, ne le sont que pendant six heures quinze minutes. Il suit de là que de deux bâtimens de même marche, effectuant dans une même marée le double passage du détroit, celui qui partira de Boulogne disposera d’une heure vingt minutes de plus, que celui qui partira d’Angleterre. Cet avantage considérable est atténué par l’exposition de la côte à l’action directe des vents d’ouest, les plus fréquens et les plus dangereux qui soufflent dans ces parages ; les bâtimens à voile en sont surtout affectés et les bateaux à vapeur peuvent rarement, quand ces vents fraîchissent, faire un service de rade comme à Calais. Du reste, tout profitables que sont les travaux exécutés depuis quinze ans, ils n’ont point mis le port de Boulogne au niveau des ports anglais avec lesquels il correspond : il n’a ni bassin à flot, comme celui de Douvres, ni embarcadère de marchandises, comme celui de Folkstone, et il est plus éloigné qu’aucun des deux d’être accessible à toute marée.
Le chemin de fer s’ouvrant, le port de Boulogne peut-il rester dans son état actuel ? Quiconque étudiera les intérêts que touche cette question la résoudra négativement.
Une politique élevée voit dans l’entrelacement des intérêts et la multiplicité des liens sociaux entre Paris et Londres la base la plus large et la plus solide qui puisse être donnée à la paix du monde, le concours le plus fécond qui puisse être établi pour le développement de l’intelligence humaine ; elle veut que, sans altérer leurs caractères spéciaux, ces deux foyers de civilisation puissans, l’un par le rayonnement des idées, l’autre par la création de la richesse et l’empire sur la matière, s’échauffent mutuellement aux lumières qu’ils projettent. Ce résultat semble être le prix de la course : pour l’atteindre, il faut que, d’un soleil à l’autre, les habitans des deux villes puissent se voir et se parler, que la lettre partie le soir de Paris soit distribuée à Londres à la même heure que celle qui serait adressée à Saint-Cloud. Or, que servirait de franchir en sept heures la distance de Paris à Boulogne, en cinq heures celle de Boulogne à Londres, si, toutes les fois que la mer serait basse, il fallait attendre sur les quais de Boulogne qu’elle montât[6] ? Le chemin de fer et le port sont deux parties d’un même tout ; ils se complètent réciproquement, et la perfection de chacun est indispensable au service de l’autre. Qu’on ne s’arrête donc pas à quelques millions de plus ou de moins pour achever le port ; l’établissement des communications entre Paris et Londres implique la nécessité d’une régularité parfaite, et le mot de Francklin, que le temps est de l’argent, semble avoir été dit pour cette circonstance.
Les travaux des ports, quand ils sont bien entendus, sont pour l’état des placemens avantageux. Les progrès du commerce de Boulogne ont marché depuis quinze ans parallèlement à ceux de l’amélioration de l’atterrage[7] ; ils ont fait rentrer au trésor, par les douanes et les autres contributions dont ils ont affecté le produit, au-delà de ce que les travaux en ont fait sortir, et ce n’est pas sous ce point de vue positif, mais étroit, qu’il faut calculer les résultats des dépenses publiques : ce qui mérite la première mention est ce qu’elles procurent au peuple de travail, d’aisance, de bonheur. Les nouvelles avances à faire au port de Boulogne seront bientôt couvertes par le mouvement d’affaires déterminé par le chemin de fer. Le développement des relations dépassera ici la progression ordinaire que lui imprime tout perfectionnement des communications : les villes de Paris et de Londres s’agrandissent déjà sensiblement sous l’influence des lignes de fer qui condensent l’espace autour d’elles, et l’attraction réciproque qu’exercent entre elles les agglomérations d’hommes sont, comme celles des corps célestes, proportionnelles à leurs masses. Il est d’ailleurs probable que les relations existantes ne seront pas long-temps seules à ressentir l’influence du chemin de fer ; il en amènera bientôt de nouvelles : une grande partie de celles que nous entretenons par le Hâvre avec la mer du Nord et la Baltique se transporteront à Boulogne. La différence des distances par terre est peu de chose ; il n’y a de Paris au Hâvre que 42 kilomètres de moins que de Paris à Boulogne, et, par un si faible allongement de la route de terre, on épargnera les frais, les lenteurs et les dangers de la navigation du Hâvre au Pas-de-Calais. Ce mouvement du commerce sera sollicité par la force d’attraction du port de Londres. Dans la multitude de navires du Nord dont il est le but ou le point de départ, un grand nombre viendront compléter leurs chargemens à Boulogne, qui se résoudraient difficilement à venir en faire autant au Hâvre. Un effet analogue se produira même par rapport aux relations avec les mers de l’Inde et les États-Unis. Des bâtimens faisant le commerce entre l’Amérique et Londres auront évidemment avantage à toucher à Boulogne, au lieu de s’exposer à être affalés par les vents de nord sur les côtes de Normandie. La portée d’un fait si simple ne peut guère se calculer, surtout si l’on songe que tout bâtiment en charge dans le port de Londres saura, dans la journée de son appareillage, s’il y a des marchandises à prendre à Boulogne. Les différences de fret qui s’établiront entre cette ville et le Hâvre éclairciront bientôt cette question ; mais il est, dès ce moment, évident que nos manufactures trouveront au moins dans ces combinaisons l’élargissement d’un débouché, et que, si le Hâvre perd quelque chose, Boulogne gagnera beaucoup davantage.
L’établissement du chemin de fer implique donc à lui seul la nécessité d’améliorations très considérables dans le port de Boulogne. Ces nouvelles dépenses ne seront pas moins bien justifiées que celles dont nous recueillerons déjà les fruits. Mais n’avons-nous aucune autre raison de fonder une grande position navale dans cette mer étroite, où s’associent tant d’intérêts, où se mesurent tant de rivalités ?
De l’embouchure de la Seine à la frontière de Belgique, la côte de France est une des plus mauvaises de l’Europe : sur ses alignemens uniformes s’ouvrent, il est vrai, plusieurs ports ; mais leurs étroites entrées sont toutes d’un difficile accès, et par les gros temps si fréquens dans ces parages, le navire qui les manque est en danger de perdition. Ce long espace n’offre pas à nos bâtimens ou à ceux des nations amies un seul de ces abris où l’on entre en tout temps à pleines voiles. La côte d’Angleterre, au contraire, ouvre à la mer sur toutes ses faces de profondes échancrures. Ces conditions si différentes ont produit des deux côtés du détroit leurs effets naturels. Dans les rades abritées de l’Angleterre, les grandes constructions navales se sont multipliées ; en France, où la côte n’offre de sûreté complète qu’aux petites embarcations, les bateaux de pêche seuls sont très nombreux, et l’on n’a presque pas de forts bâtimens : ainsi, le tonnage moyen des navires du port est à Calais de 24 tonneaux, à Boulogne de 21, à Étaples de 11.
S’il s’ouvrait en avant du port de Boulogne une rade, cet état de choses changerait complètement. Cet atterrage deviendrait un rendez-vous de navires, et il s’y formerait une puissante marine locale. Or, le port de Boulogne peut être abrité des vents d’ouest, il peut y être annexé une rade vaste, sûre, commode, et la réalisation d’une entreprise si féconde n’est au-dessus des ressources ni de la persévérance de la nation. La nature, qui a traité d’une manière si inégale la côte de France et la côte d’Angleterre, a elle-même posé des bases sur lesquelles il dépend de nous de rétablir une sorte d’équilibre.
La Bassure de Baas est un banc sous-marin qui commence à environ dix-huit milles à l’ouest de la baie de l’Authie, et se rapproche de nos côtes en se dirigeant, du sud-ouest au nord-est, vers le cap Gris-Nez ; il se termine, au nord-ouest de Boulogne, à 3,600 mètres de la terre ; son extrémité septentrionale est sa partie la plus élevée. Sur une longueur de 4,700 mètres, elle forme une crête presque parallèle à la côte, et dont la profondeur moyenne n’est que de 7 mètres au-dessous des basses mers de vive eau ; cette digue sous-marine reçoit les coups de mer du large et forme la rade foraine d’Ambleteuse, qui, toute mauvaise qu’elle est, offre aux grands bâtimens compromis dans ces parages un mouillage tenable par certains vents[8]. Le complément de cet ouvrage de la nature remédierait aux désavantages de notre établissement maritime sur la Manche. Il s’agirait d’élever sur cette crête de la Bassure, qui offre pour cela une base suffisamment large, une digue insubmersible de 4,000 mètres de longueur. La hauteur de cet ouvrage serait de 18 mètres, dont 7 mètres au-dessous de la basse mer, 9 pour atteindre le niveau de la haute mer de vive eau, et 2 pour le dominer. Avec 90 mètres de base et 6 de couronnement, sa section transversale serait de 864 mètres carrés : c’est à peu près la moitié de celle de la digue de Cherbourg. Le cube de matériaux employés serait d’environ 3,400,000 mètres cubes, et la dépense de 34 millions de francs. L’extrémité méridionale de la digue serait à 4,000 mètres de celle du chenal de Boulogne, et l’espace abrité serait d’une lieue carrée, l’ancrage y est excellent, et les plus grandes flottes pourraient y mouiller à l’aise. Il est superflu de remarquer que l’effet utile des travaux commencerait à se faire sentir dès qu’ils auraient pris quelque consistance, et s’accroîtrait à mesure qu’ils avanceraient.
Je ne m’abuse pas sur la gravité des objections auxquelles ne manquera pas de donner lieu l’élévation de la dépense : on dira qu’avec les charges que nous imposent la construction des chemins de fer, nos victoires en Algérie, le protectorat d’O-Taïti, les frais courans de la marine royale elle-même, le pays n’est pas en état de s’engager dans de pareilles entreprises. Je ne parle pas de l’opinion de l’Angleterre, qui trouverait peut-être la chose un peu plus sérieuse que la conquête des îles Marquises. Si nos pères s’étaient arrêtés à des obstacles de cet ordre, ils n’auraient pas entrepris la digue de Cherbourg, qui, beaucoup moins avantageusement placée, doit coûter 80 millions ; ils l’ont fondée cependant, et qui oserait les en blâmer ? Avant de condamner le projet d’établissement d’une rade dans le Pas-de-Calais, il faudrait examiner si dans nos dépenses maritimes, aucune somme de 30 à 40 millions ne reçoit un emploi moins profitable à la puissance navale de notre pays. On pourrait soutenir, sans trop de désavantage, que la rade de Boulogne, précisément à cause de sa situation à sept heures de Paris, à trois heures de l’embouchure de la Tamise, serait un assez bon moyen de défense de nos possessions les plus lointaines. Les bonnes positions militaires sont celles où l’on est à la fois à portée de ses ressources et des parties vulnérables de l’ennemi ; les avantages qu’on obtient, les défaites qu’on essuie dans les autres, ne sont jamais que secondaires, et peu importe d’être en forces au loin si l’on est faible chez soi. En nous fortifiant sur la Manche, nous nous dispenserions peut-être de faire ailleurs des dépenses de beaucoup supérieures. Ainsi, nos possessions et nos protectorats dans l’Océan Pacifique nous coûteront annuellement beaucoup au-delà de l’intérêt du capital nécessaire pour la construction de la digue de la Bassure : protégeront-ils jamais autant d’intérêts français ? Tiendront-ils au même degré nos ennemis en échec ? Les marchands de Londres n’aimeraient-ils pas mieux, en temps de guerre, savoir nos escadres dans la rade de Nouka-Hiva que dans celle de Boulogne ? Les avantages d’une position ne sont pas tous dans ce qu’elle a de menaçant : le rôle de la France est d’être à la tête des marines secondaires de l’Europe, et en alliance intime avec les marines du Nouveau-Monde : notre importance aux yeux des unes et des autres, leur confiance en notre appui, leur opinion de l’efficacité de notre médiation, se mesurent à l’étendue des services que nous sommes en état de leur rendre ; or, que pouvons-nous faire de mieux pour elles que de leur assurer un refuge dans les parages où les appellent leurs plus grands intérêts, où elles risquent le plus d’être compromises, où elles sont le plus éloignées des ressources qui leur sont propres ?
À considérer sous ce point de vue notre établissement maritime dans le Pas-de-Calais, l’horizon s’agrandit et les intérêts de localité disparaissent devant les intérêts français et européens. Ce n’est plus pour favoriser Calais, Boulogne ou Dunkerque que s’organise de grands travaux ; c’est pour ouvrir un abri large et sûr aux navires du Hâvre, de Nantes, de Bordeaux, de Marseille, qui se rendent dans la mer du Nord ; c’est pour donner une hospitalité digne de la France aux bâtimens anglais, hollandais, allemands, suédois, russes, américains, qui se croisent en vue de nos côtes ; et si la guerre s’allume sur la mer, c’est pour ne point être au dépourvu à son foyer le plus ardent, c’est pour avoir, aux lieux où se décideront les grandes questions, un bassin où s’organise la victoire, où se répare la défaite.
Ceci ne serait pas plus une menace contre l’Angleterre que les projets de ports de refuge que l’amirauté fait étudier, par suite des délibérations de la chambre des communes, pour Beachy-Head, Douvres et Foreness ne sont une menace contre la France[9]. Nos voisins ont raison d’ouvrir de tous côtés des abris à leur immense commerce maritime, et nous savons, sans qu’ils prennent la peine de le rappeler, que c’est un caractère commun à toutes les entreprises navales bien conçues que ce qu’elles ont de bon pour la paix est en même temps une force pour la guerre. Quand l’amirauté a chargé des commissaires choisis parmi les militaires, les marins et les ingénieurs les plus expérimentés, « de visiter la côte entre l’embouchure de la Tamise et Selsea-Bill, d’examiner les ports intermédiaires sous le point de vue de leur aptitude à devenir pour les bâtimens qui naviguent dans la Manche des abris contre les tempêtes, et pour la marine marchande des lieux de refuge contre des croisières ennemies, mais plus spécialement à devenir en temps de guerre des stations de navires à vapeur armés pour la protection du commerce anglais dans cette partie du canal » (Ordre du 25 juillet 1839) ; quand il a été rendu compte à la chambre des communes de l’exécution de ces instructions (5 juin 1840), personne en France n’a songé à faire une observation sur ces combinaisons. Si l’on n’avait pas à notre égard la même discrétion en Angleterre, ce ne serait pas une raison de renoncer à des choses bonnes pour notre pays, et d’oublier notre histoire. Dans toutes nos guerres avec les Anglais, Boulogne a été un des principaux objets de leurs attaques ; il n’en pouvait pas être autrement ; un point vulnérable situé en face de leurs plus formidables arsenaux devait recevoir leurs premiers coups. La ville a triplé depuis trente ans, et l’établissement du chemin de fer lui promet une prospérité dont son passé n’autorisait pas l’espérance. Est-ce lorsque la proie devient plus riche, lorsque l’application de la vapeur à la navigation a multiplié les moyens d’agression, qu’il faut épargner sur les moyens de défense ?
Mais revenons à la digue de la Bassure.
En raison de la largeur de ses entrées, cet établissement sera plus propre aux opérations de la paix qu’à celles de la guerre. Comme rade de commerce, il remplirait parfaitement sa destination. En effet, les vents du nord et du sud, auxquels il serait ouvert, ne sont jamais dangereux à Boulogne ; les vents d’ouest y pousseraient les navires, et il deviendrait, par l’extrême facilité de son accès, par l’affranchissement des droits de relâche si élevés dans les ports anglais, le rendez-vous général des bâtimens que les vents contraires retiennent si souvent dans la Manche. Comme station militaire, il laisserait quelque chose à désirer : la distance de la digue à la côte serait de près de 4,500 mètres du côté de Boulogne, et de 3,500 de celui d’Ambleteuse ; cela ne ressemble malheureusement que de loin au goulet de Brest ou aux passes de Cherbourg, qu’une escadre ennemie ne saurait tenter de forcer qu’en passant à portée de pistolet des batteries de terre : néanmoins, avec les progrès qu’a faits l’artillerie depuis vingt ans, on pourrait établir sur la côte et sur la digue des batteries dont les feux se croiseraient sur toute l’étendue de la rade. Un système de défense plus complet consisterait à établir, en travers de chacune des deux entrées de la rade, des forts reposant sur des îlots artificiels ; mais la dépense serait considérable, la profondeur de la basse mer allant jusqu’à seize mètres. Tels seraient les côtés faibles de la rade de la Bassure. Sans chercher à les atténuer, il est permis de remarquer ici que la valeur d’un établissement naval tient encore plus à sa position géographique qu’à ses qualités propres. Les rades les plus sûres sont sans aucune importance quand elles ne sont pas sur les routes ordinaires de la navigation ; la Sardaigne, la Grèce, en possèdent plusieurs qui sont dans ce cas ; la moindre anse acquiert, au contraire, une valeur inestimable quand elle donne prise sur un ennemi, ou ménage un refuge dans des parages dangereux, témoin Gibraltar, que personne ne daignerait occuper s’il était sur une mer ouverte. Si ces considérations sont fondées, les avantages de position de l’établissement de Boulogne peuvent lui faire pardonner quelques-uns de ses défauts intérieurs. L’utilité d’une rade se mesure à la quantité de navires qu’elle reçoit, à la nature des dangers dont elle les préserve, et aux échecs dont elle menace l’ennemi ; sous ce triple rapport, celle de la Bassure aurait, malgré ses imperfections, peu de comparaisons à redouter.
En tout état de cause, il resterait à rendre le chemin de fer de Boulogne accessible à mer basse, et ce ne serait point chose aisée. Dans le système de l’établissement de la digue, on pourrait construire, à l’abri qu’elle donnerait, un embarcadère sur lequel se dirigerait un embranchement de rails : ce serait une solution simple et peu dispendieuse, si ce n’est parfaite, de la difficulté. La digue elle-même exercerait peut-être une influence heureuse sur l’état de la plage à l’ouverture du chenal du port. Des courans de trois à quatre milles à l’heure s’établissent aujourd’hui du sud au nord par le flot, du nord au sud par le jusant, entre la Bassure et la côte. La résistance de la digue les fortifierait et les pousserait probablement vers la terre ; elle déterminerait en ce cas, comme il est arrivé à Cherbourg, de légères érosions de la plage, et l’eau viendrait chercher les jetées, ce qui serait bien préférable à l’allongement de celles-ci. De nombreux emplois de ce dernier moyen ont été faits dans nos ports de la Manche et dans ceux des Pays-Bas : à Dieppe, à Dunkerque, à Ostende, à Helvoet-Sluys, il a reculé les obstacles et ne les a point détruits. Plus un chenal est long, moins les chasses données pour le dégager ont de puissance ; leur efficacité ne s’étend pas au-delà d’une certaine distance, et souvent elles n’ont d’autre effet que de reporter à l’extrémité des jetées les barres qui en obstruaient l’intérieur. Il en serait autrement à Boulogne si l’action de la marée et celle des chasses venaient l’une à la rencontre de l’autre.
Quand Grotius eut fait son livre de la Liberté des Mers, il le dédia aux princes et aux peuples du monde chrétien : Ad principes populosque liberos orbis christiani. Nous pourrions mettre cette inscription sur la digue de Boulogne, en regard de la colonne de la grande armée. De ces deux monumens, l’un marque le commencement de la lutte entamée par Napoléon pour l’affranchissement des mers ; l’autre témoignerait que, dans ses fortunes diverses, au plus fort de ses revers comme au faîte de la gloire, dans la paix comme dans la guerre, la France n’a jamais cessé de travailler à la consécration de ce droit des peuples et de la civilisation.
De graves objections s’étaient élevées, dans les commissions de la chambre et dans la commission supérieure des chemins de fer, sur la proposition d’établir celui de Boulogne le long des dunes qui bordent la côte, entre l’embouchure de la Liane et celle de l’Authie. J’avais contribué à donner de la consistance à ces objections ; une discussion dans laquelle elles pouvaient se reproduire allait s’engager ; j’étais sur les lieux ; c’était le cas d’examiner les parties du tracé les plus exposées à l’action des vents de mer et des sables. J’étais d’ailleurs curieux de comparer les dunes de la Manche avec celles du golfe de Gascogne, quoique peu inquiet de leur résistance aux moyens par lesquels on dompte celles-ci. M. Adam, maire de Boulogne, et M. Lans, conducteur des ponts-et-chaussées, qui a fait sous les ordres de M. Valée tout le travail matériel du tracé du chemin de fer dans le département du Pas-de-Calais, ont bien voulu faire avec moi cette course, et je ne pouvais pas souhaiter de meilleurs guides. Du reste, l’emplacement du chemin est si nettement déterminé, surtout dans le voisinage des dunes, par le relief du sol, qu’il n’y a nulle part à se tromper sur sa direction.
Les dunes de la Manche sont, comme celles du golfe de Gascogne, le résultat de l’action combinée des marées, du soleil et des vents d’ouest sur des plages basses et sablonneuses où viennent expirer les vagues de l’Océan. Du cap d’Alprech près Boulogne à l’embouchure de la Somme, l’estran, c’est-à-dire la partie du rivage découverte à la basse mer, présente une ban de 500 à 1000 mètres de largeur, et son inclinaison générale est d’un centième environ de sa base : la partie supérieure de ce talus n’est atteinte par le flot que dans les grandes marées de la nouvelle et de la pleine lune ; elle a dans ces intervalles le temps de se sécher aux rayons du soleil, et alors les vents se jouent de sa surface mouvante : ceux de l’ouest poussent le sable sur les terres ; ceux de l’est le rendent à la mer, et s’il y avait équilibre entre ces deux forces, l’état du rivage éprouverait peu de changemens : malheureusement il n’en est pas ainsi ; les vents du large règnent dans ces parages les deux tiers au moins de l’année et sont beaucoup plus forts que ceux de terre ; la mer montante remplace continuellement le sable dont ils dépouillent l’estran et ce travail obstiné, repris sans cesse, accumule ces montagnes de sable qu’on appelle des dunes. Le sommet de celle-ci n’en est pas la partie qui donne le moins de prise aux vents ; dans les temps secs, ils font voler à la surface de la dune des sables qui se déposent sur son revers intérieur, à l’abri qu’elle forme elle-même. Cette progression constitue ce qu’on appelle la marche des dunes ; le vent les fait, en effet, marcher devant lui, comme une ligne de bataille, à la conquête des terres cultivées. Celles du golfe de Gascogne s’avancent de 20 mètres par an, sauf les parties fixées, sur un front de 240 kilomètres ; elles envahissent par conséquent, chaque année, près de 500 hectares, et si les procédés employés pour les arrêter étaient abandonnés, on pourrait calculer à quelle époque les territoires les plus précieux des départemens de la Gironde et des Landes seraient ensevelis sous le sable.
Si c’était ici le lieu de faire un traité de la fixation des dunes, je prendrais les mémoires et les manuscrits de Brémontier, qui, aidé par M. de Néville, intendant de Guyenne, commença cette grande entreprise en 1788 sur les bords du bassin d’Arcachon ; j’en extrairais l’histoire des prodiges de constance par lesquels ont été vaincues les premières difficultés ; je montrerais les procédés se simplifiant, gagnant en efficacité en même temps qu’en économie, et pour cela je n’aurais qu’à prier M. Goury de me laisser copier les curieuses notes qu’il a rédigées, comme ingénieur en chef des Landes, sur les travaux de ses prédécesseurs et sur les siens propres. Il suffit ici de constater que partout où ces procédés sont mis en pratique, les sables sont maîtrisés et n’avancent plus. On fixe les dunes en les boisant. Le début et la plus grande difficulté de l’entreprise sont d’imposer au sable un repos qui permette aux plantes d’y prendre pied ; la nature a donné aux dunes de Gascogne le gourbet (arundo arenaria), qui remplit promptement cette condition. À l’abri de ce roseau des sables, on sème des genêts, des ajoncs, et parmi eux des pins, dont ils protègent la jeunesse. La perméabilité du sable, l’humidité constante qu’y entretient la capillarité, favorisent la rapide extension des racines qui lui sont confiées, et la forêt d’arbres verts s’élève. L’une des plus belles de France est celle dont sont aujourd’hui couvertes les dunes qui blanchissaient, il y a soixante ans, l’horizon à l’ouest de la Teste de Buch : c’est là que Brémontier a fait ses premiers essais ; ces arbres ont été semés par lui, et leurs troncs robustes, leurs cimes verdoyantes disent mieux que tous les discours à quel état on peut porter les 120,000 hectares de dunes du golfe de Gascogne. Du moment où la dune est garnie des plantes les plus humbles, les tempêtes les plus furieuses n’entament plus sa surface ; le sable pesant trop pour être soulevé comme la poussière, court rarement à plus de 50 centimètres de terre, et, aux premiers obstacles que présentent des clayonnages artificiels, des semis ou des plantations, le vent qui l’emporte est forcé de le déposer. Le sol, s’élevant ainsi sur les végétaux qui le couvrent, finit par former un talus rapide sur la pente duquel les nouveaux sables fournis par l’estran glissent, et redescendent vers la mer. Un entretien peu dispendieux des plantations suffit pour maintenir cet équilibre, et dès-lors, si la dune s’élargit, c’est aux dépens de la mer et non pas des terres dont elle la sépare ; le vent n’agit plus que comme Sisyphe, et le grain de sable qu’il a remonté retombe pour opposer une barrière aux flots. Les champs et les villages menacés d’être engloutis sont sauvés, la dune elle-même devient féconde, et, partout où elle est accessible, ses produits en résine et en bois atteignent, s’ils ne les surpassent, ceux des terres labourables. Elle n’arrive, il est vrai, à cet état que lorsque les plantations sont âgées de trente ans.
Aux yeux de quiconque a observé ces phénomènes dans leur généralité, des dunes seront pour une ligne de fer un voisinage inquiétant. Indépendamment de la marche régulière par laquelle celles du Pas-de-Calais menaceront le chemin de Boulogne, il faudra, disait-on, le chercher parfois sous ces nuages de sable que les tempêtes soulèvent et déposent au loin ; les sables dont les rails seront saupoudrés par les vents ordinaires augmenteront le frottement sous les roues des convois, et ceux qui s’insinueront entre les pièces mobiles des machines et des voitures en accéléreront la destruction : les vents d’ouest exerceront d’ailleurs, en travers des convois, une pression qui nécessitera un notable accroissement de force, et travaillera sans cesse à la désorganisation de la voie : ainsi la voie sera compromise, et les frais d’entretien seront excessifs. Voici ce qu’oppose à ces craintes la nature même des lieux.
Placées sous un ciel plus humide, sous un soleil moins vif et peut-être aussi sous des vents moins violens que les dunes du golfe de Gascogne, celles du Pas-de-Calais sont beaucoup moins mobiles ; la sécheresse n’a, vers Boulogne, ni la durée ni l’intensité de celle de Bayonne, et les sables calcaires de la Manche ont plus d’adhérence que des sables siliceux. Sur le tracé même du chemin de fer est un exemple frappant de la portée de ces différences. Les faibles ruisseaux qui coulent sous les villages de Neufchâtel, de Danne et de Camiers, descendent à la mer au travers des dunes, et leur cours n’est jamais intercepté que momentanément. Dans les dunes de Gascogne, des courans bien plus puissans, refoulés par l’amoncellement des sables, forment les étangs de Cazaux, de Biscarosse, de Soustous. Ici, ces filets d’eau ramènent à la mer presque tout le sable que le vent jette dans leur lit, et, pour les faire servir de barrière contre les dunes, il suffirait d’un travail d’entretien plus attentif que dispendieux. À Neufchâtel et à Danne, où le chemin de fer se rapproche des dunes, la marche des sables est trop lente, fussent-ils abandonnés à eux-mêmes, pour qu’ils l’atteignissent de cent ans ; entre Camiers et Étaples, on pourrait les éviter en l’infléchissant à l’est, mais il a été jugé plus sûr de traverser, par un souterrain d’environ 1,200 mètres, l’espace exposé, et ce parti ne laisse pas place à la moindre inquiétude. Entre la Canche et l’Authie, le tracé marche sur une longueur de 16 kilomètres parallèlement à un autre groupe de dunes ; mais il en est séparé par l’humide et fertile vallée de Cuq et de Merlimont. Quant aux vents d’ouest, partout ailleurs qu’au travers de la vallée de la Canche, les convois en seront préservés par les dunes elles-mêmes, qui dominent de 60 à 80 mètres le plan sur lequel ils rouleront. Le voisinage des dunes n’a donc, pour le chemin de fer, d’autre inconvénient que d’étendre un désert stérile là où l’on aimerait à voir des campagnes fécondes, des villages populeux alimenter une active circulation.
C’est quelque chose que la sécurité des actionnaires et des voyageurs du chemin de fer ; mais ce n’est pas tout ce dont il y ait à se préoccuper ici. Si les dunes n’y avancent pas de 20 mètres par an, comme entre la Gironde et l’Adour, au lieu de marcher sur des landes stériles, elles touchent aux terres cultivées ; si l’envahissement est moins étendu, le sol à défendre est cent fois plus précieux. Dans le midi, la difficulté d’aborder les dunes au travers de solitudes sablonneuses, de marais et de lacs, enlève tous les profits de l’exploitation ; desservies ici par le meilleur des systèmes de communications, voisines de populations nombreuses et riches, tous les travaux seront faciles, toutes les entreprises profitables. Enfin, la face des dunes qui regarde la mer change perpétuellement de forme sous l’action des vents dont elle est battue, des lames qui la sapent, des pluies qui la ravinent ; il suffit d’une tempête pour rendre certaines parties de la côte méconnaissables, et les naufrages si fréquens qui en font l’effroi des navigateurs n’ont souvent d’autre cause que les erreurs où les jettent ces changemens d’aspect. Ce n’est pas là le moindre motif de travailler à la fixation des dunes de la Manche ; il n’y a pas d’autre moyen d’effectuer le balisage de la côte, et cette opération n’importe guère moins à la marine que l’établissement des phares.
Il y a déjà des graces à rendre à l’administration du département du Pas-de-Calais pour les encouragemens qu’elle accorde à la plantation, si ce n’est au boisement des dunes. De vastes espaces ont perdu depuis quelques années leur désespérante blancheur et ont pris une teinte verdâtre ; c’est l’effet des plantations d’oyats, qu’on récompense par des primes. L’oyat est une plante de la famille des graminées ; ses racines traçantes, pourvues de milliers de radicules latérales, s’étendent comme un filet dans le sol, et ses tiges percent les couches de sable dont le couvre quelquefois le vent. Il ne ressemble pas au gourbet des dunes de Gascogne, qui manque à celles du nord. Le gourbet, dont les racines s’enfoncent en faisceau dans le sable, a la précieuse propriété de réussir surtout près de la mer et de se nourrir de son écume ; mais pour les lieux élevés il ne paraît pas valoir l’oyat. L’alliance de ces deux plantes, dont les effets se compléteraient réciproquement, résoudrait les plus grandes difficultés de la fixation des dunes. Les plants d’oyat se placent en quinconce, à environ 0m 60 les uns des autres ; ils n’affermissent pas seulement le sol par le réseau de leurs racines ; le balancement de leurs tiges suffit pour troubler la marche du vent et le dépouiller des grains de sable en suspension dans la couche où elles s’agitent : aussi voit-on l’oyat se chausser naturellement, et c’est un fait populaire dans le pays qu’une dune plantée s’exhausse. Il ne reste donc plus qu’à couvrir les dunes de semis d’arbres résineux pour les fixer définitivement et décupler leur valeur en quelques années. Leur largeur moyenne est de trois kilomètres, et elles forment trois groupes principaux :
Le premier, au nord de la Canche, a une étendue de |
4,100 | hectares. |
Le second, entre la Canche et l’Authie, a |
3,700 | — |
Le troisième, entre l’Authie et la Somme a |
2,500 | — |
Les bois fournis par ces 10,300 hectares pourvoiraient à l’un des principaux besoins de la marine locale et des villes environnantes ; la preuve en est dans les immenses importations de bois de Suède, de Norvège et de Russie, qui se font sur le littoral. Le boisement des dunes peut-il s’effectuer sans le concours de l’administration et sans l’application des principes de solidarité qui sont la base de la législation sur le dessèchement des marais et les endiguages ? C’est une question dont l’examen nous conduirait trop loin, mais que l’expérience a jusqu’ici résolue négativement.
Au débouché du vallon creusé dans la dune par l’émissaire de l’étang de Camiers, se découvre une vaste plage grisâtre bornée au sud-ouest par un autre rideau de dunes. C’est la baie d’Étaples à mer basse. Rien n’est sinistre comme l’aspect de cette plaine de sable humide, encadrée dans des montagnes de sable sans habitans et sans verdure, enveloppées la moitié de l’année dans une brume épaisse. Aucune côte n’a vu plus de naufrages que celle derrière laquelle se replie l’embouchure de la Canche. En arrivant à la limite de la haute mer, nous nous heurtâmes contre une pièce de la carcasse du Conqueror, qui attend là qu’un autre naufrage jette auprès d’elle le complément du chargement d’une chaloupe. Le Conqueror était un magnifique vaisseau de la compagnie des Indes ; il revenait de Calcutta chargé des plus riches produits de l’Asie, et touchait au terme d’un si long voyage. Le 15 janvier 1843, avant le jour, le canon d’alarme se fit entendre à Étaples, au milieu du bruit de la pluie et des vents. La population, guidée par les coups qui se succédaient, se porta vers la pointe du Touquet, et l’on aperçut à la sombre clarté du jour naissant un navire dont l’avant avait donné dans le sable ; la dunette s’élevait seule au-dessus des flots, et cent cinquante malheureux s’y pressaient, tendant les bras, les uns vers la terre, les autres, mieux instruits, vers le ciel. Nos gens firent des efforts inouis pour établir des moyens de sauvetage. Cependant la mer montait, le vent d’ouest roulait d’énormes lames, et chacune balayait un rang des naufragés ; il en vint une plus forte que les autres, et, quand elle s’étala, le groupe avait disparu, la dunette était déserte. Un seul être fut jeté vivant sur la plage, c’était un domestique. Le 11 novembre précédent, le Reliance, autre navire de 800 tonneaux, appartenant aussi à la compagnie des Indes, périt de même au même lieu, et le maître charpentier avec trois matelots malais furent seuls sauvés. Ils rapportèrent que lorsque le capitaine avait reconnu les feux de la Canche, il avait dit à voix basse qu’il ne restait plus qu’à périr. C’est qu’en effet ces feux d’échouage, qui sont pour des bateaux de pêche un signal de salut, n’annoncent aux grands bâtimens que leur perte. Les navires qui gouvernent du sud sur le Pas-de-Calais mettent le cap au nord sur Dangeness, la pointe sud-est de la côte d’Angleterre ; mais s’ils tombent dans les courans de la Bassure de Baas, ils sont poussés en dérive sur la côte de l’Authie et de la Canche, et, s’ils tardent à s’en apercevoir, ils sont perdus sans ressource. Les fanaux de la Canche vont être remplacés par deux phares de premier ordre à feux fixes, dont la portée de lumière sera de vingt milles. Distans l’un de l’autre de deux cent cinquante mètres, ils seront, comme la côte, orientés nord et sud. Cette disposition mettra les navires en état d’estimer du large leur situation avec une précision parfaite, et long-temps avant que le danger commence pour eux.
Étaples est à sept kilomètres en amont de l’embouchure de la Canche. Devant le bourg, la marée s’élève de trois à cinq mètres, et la rivière devient, à la nouvelle et à la pleine lune, navigable jusque sous les murs de Montreuil ; il serait facile de la rendre constamment telle jusques à Hesdin. En remontant la vallée, une continuité de terres bien cultivée et de rians coteaux dédommage les yeux de la tristesse de l’aspect de la baie. Le bourg n’a point de quais ; les maisons y sont modestes, mais bien tenues : une jolie église avec un chœur garni de boiseries du XVIe siècle d’une bonne sculpture et soigneusement conservées témoigne qu’Étaples a jadis eu ses artistes, et que leurs œuvres n’ont pas cessé d’y être goûtées.
Au moment où nous arrivions sur la grande place, les bannières d’une procession paraissaient à l’autre bout. Toute la population d’Étaples était là ; sur 1,900 habitans qu’elle compte, 600 sont compris dans l’inscription maritime, et le curé, le juge de paix, le notaire, y sont presque les seuls qui ne soient pas marins. Je ne me souviens pas d’avoir vu de plus belle et plus forte population. Les hautes statures, les larges poitrines, les traits mâles et bronzés des hommes, la décence de leur tenue, contrastent avec l’abâtardissement de l’espèce dans les villes manufacturières les plus voisines ; les femmes ne sont pas moins remarquables par leur force et leur fraîcheur. Depuis le mois de mars jusqu’au mois de novembre, la plupart d’entre elles vont par bandes faire, à chaque marée, la pêche aux crevettes ; elles partent chargées de leurs filets, entrent dans la mer, et, marchant contre le flux, puis contre le reflux, elles ramassent avec leur filet les crevettes qui suivent le mouvement de la marée, les rejettent dans une hotte, et rapportent au logis le produit de leur pêche. Avec un peu de bonheur, on gagne de la sorte jusqu’à 5 francs par jour ; aussi une femme bonne aux crevettes est-elle un trésor. Ces dames n’hésitent pas à attribuer à la pratique de cet exercice leur merveilleuse santé et, s’il en est ainsi, la faculté ne fera jamais, en faveur des bains de mer, de livre qui vaille une promenade à Étaples. Elles sont, dit-on, aussi sages et aussi fidèles que laborieuses, et professent un parfait dédain pour tout ce qui n’est pas homme de mer et du pays : elles ont raison ; c’est ainsi que se conservent le bonheur des familles, la beauté des races, et, s’il faut tout dire, il leur serait difficile de ne pas perdre au change. Le port, ou plutôt la plage, possède aujourd’hui trente-quatre bateaux de pêche fort bien construits, et semblables, au tonnage près, à ceux de Boulogne. Chaque bateau est monté par huit hommes, et la pêche se fait à la part ; elle fournit par an de deux à trois cent mille kilogrammes de poisson frais à l’approvisionnement de Paris ; le surplus se consomme sur les lieux et dans les villes environnantes. Les bateaux d’Étaples vont aussi pêcher au loin le hareng dans la Manche. À en juger par l’air de contentement de la population, bien habillée, bien nourrie, le métier n’est pas mauvais. Telle est l’heureuse et honorable obscurité dans laquelle Étaples se repose entre son ancienne illustration et l’avenir que lui promet le chemin de fer.
La baie de la Canche était, sous les Romains, une des stations de la flotte préposée à la garde des côtes de la Morinie et de la Bretagne. Sous la seconde race, le commerce d’Étaples s’étendit beaucoup ; Charlemagne y établit un intendant pour la perception des impôts, et l’on y battit monnaie[10]. Le traité de paix entre Henri VII d’Angleterre et Charles VIII y fut signé en 1492 ; mais tous ces souvenirs sont effacés par celui de Napoléon, qui, en 1804, pendant le camp de Boulogne, vint plusieurs fois visiter à Étaples la division de gauche de la flottille et le corps d’armée du maréchal Ney, laissant pour traces de son passage la route de Boulogne et l’embarcadère de la Canche.
Le chemin de fer de Boulogne dotera encore mieux Étaples. Un pont de 200 mètres d’ouverture va le mettre en contact avec les riches campagnes de la rive gauche de la Canche ; les endiguages accessoires cette grande construction amèneront nécessairement la formation de nouveaux polders, semblables à ceux qui existent déjà, et dont le prix atteint 6,000 francs l’hectare. Si la surface inerte des dunes se couvre de bois, la création de cette richesse réagira sur le voisinage bien long-temps avant l’époque de son exploitation régulière. Étaples, devenant par la convergence de la navigation et de la voie de fer le foyer du mouvement local, le marché d’exportation, attirera à soi les forces vives éparses dans la contrée, et elles s’accroîtront en se combinant.
Probablement, quand cette révolution sera accomplie, au lieu de deux petites villes, l’une de 1,900 ames, l’autre de 3,700, situées à trois lieues l’une de l’autre, on verra, à l’entrée de la vallée de la Canche, un port de 8 ou 10,000 ames. Le déplacement de la circulation fera tomber à Montreuil la plupart des établissemens formés sur la route de Paris à Calais, et qui retiennent cette ville sur le penchant d’une ruine depuis long-temps commencée. Ces effets douloureux de l’établissement des chemins de fer sont malheureusement inévitables. La population de Montreuil semble l’avoir compris : exclue par le relief du terrain de toute participation directe aux avantages de la nouvelle voie, elle n’a cherché à entraver ni à ralentir la marche fatale des choses et s’est retranchée dans une résignation silencieuse et digne ; mais ces sortes de revers ne frappent que les capitaux immobiliers : les hommes vont où les appellent les circonstances, et retrempés dans les torts de la fortune, l’énergie qu’ils y puisent les dote souvent d’un avenir préférable à leur passé.
Il reste à ajouter à cette esquisse de notre établissement maritime sur le Pas-de-Calais un trait malheureusement fort triste ; c’est l’état de la navigation internationale dans nos ports. En voici le mouvement par pavillon, entrées et sorties comprises, pendant l’année 1843 :
CALAIS. | BOULOGNE. | ||||
Navires. | Tonneaux. | Navires. | Tonneaux. | ||
Français |
938 | 44,562 | 78 | 4,260 | |
Anglais |
1,265 | 100,474 | 2,069 | 192,147 | |
Autres |
297 | 53,195 | 66 | 7,266 | |
2,500 | 198,231 | 2,213 | 203,773 |
Notre pavillon ne couvre à Calais que le huitième, à Boulogne que le cinquantième de la navigation, et encore la plus grande partie de notre tonnage à Calais tient-elle aux entrées et aux sorties quotidiennes des paquebots de l’état qui font le service des postes. Boulogne n’a pas un seul bateau à vapeur ; Calais n’en a qu’un de 26 chevaux. Le matériel naval de Douvres et de Folkstone ne l’emporte peut-être pas sur celui de Calais et de Boulogne ; mais en arrière des deux villes anglaises se trouvent la Tamise et Londres, le plus grand atelier de construction de machines et de navires qui soit dans l’univers. Satellites de ce grand corps, Folkstone et Douvres vivent de la vie qu’il leur communique ; les bâtimens qui desservent leurs bassins appartiennent à la métropole et pourraient se perdre sans que celle-ci l’aperçût, tant ses ressources sont vastes. Elle peut envoyer ou recevoir presque indéfiniment des navires. Boulogne et Calais, au contraire, doivent subsister exclusivement de leur propre fonds : nul réservoir inépuisable ne fait couler sa sève dans leurs canaux ; au point de vue maritime, ces villes n’ont ni points d’appui, ni réserves. L’effectif en navires, y compris les bateaux de pêche, est dans la première de 2,856 tonneaux, dans la seconde de 4,499. Le port de Londres possède à lui seul 3,058 bâtimens jaugeant 619,717 tonneaux[11]. C’est une force supérieure à celle de notre marine marchande tout entière, qui compte dans l’Océan et la Méditerranée 13,301 bâtimens et 579,760 tonneaux[12].
Ces rapprochemens pénibles sont bons à faire pour contre-peser les suggestions de cette confiance aveugle, conseillère d’imprudentes fantaisies, qui est un des principaux défauts de notre nation. Faute de connaître et de mesurer les forces avec lesquelles il peut avoir à lutter, soit dans la paix, soit dans la guerre, un pays s’expose quelquefois à de cruels mécomptes. Reconnaissons donc, sans illusion et sans découragement, la disproportion qui existe dans le Pas-de-Calais entre la condition navale de la Grande-Bretagne et la nôtre ; heureux si ce retour sur nous-mêmes nous empêche d’engager dans des entreprises inconsidérées des forces que la prévoyance la plus vulgaire réserverait pour un meilleur usage, et nous fait entrer, d’un pas ferme et mesuré, dans une série de travaux qui, tout en nous laissant loin d’une égalité impossible à atteindre, nous placera dans une situation suffisamment rassurante.
L’inscription maritime des quartiers de Boulogne et de Calais comprend aujourd’hui en capitaines, maîtres, pilotes, marins et novices,
Dans la marine royale |
544 | hommes. |
Dans la marine marchande ou la pêche |
2,427 | |
En inactivité |
364 | |
3,335 | hommes. |
C’est peu sans doute ; mais ce personnel compense par une vigueur et une intelligence, dont le commerce de Londres a souvent fait l’épreuve pendant la guerre, la faiblesse du nombre. La petite pêche est son occupation principale. L’habitude de braver sur de légères embarcations les écueils et les tempêtes, d’être à la fois la tête et le bras dans la manœuvre, d’avoir tantôt à ne compter dans le danger que sur soi-même, tantôt à se dévouer pour ses amis et ses frères, donne à l’ame des pêcheurs une trempe d’une énergie remarquable ; leur esprit d’observation s’exerce avec leurs autres facultés dans la poursuite de leur proie ; les parages qui les font vivre n’ont point de courans ni d’écueils qui ne leur soient familiers. Nous n’avons donc à souhaiter, pour cette brave population, que l’élargissement d’une carrière qu’elle saura toujours remplir.
Mais la force navale ne consiste plus uniquement aujourd’hui dans le nombre des matelots ; la houille en est le générateur le plus puissant, et, sous ce rapport encore, l’Angleterre a sur nous d’incontestables avantages. Le combustible fossile abonde sur toutes les parties de son territoire ; les mines de Newcastle, du pays de Galles, de l’Écosse, versent, pour ainsi dire sans intermédiaire, leurs charbons dans les navires, tandis que nous n’avons à portée de la côte que les mines d’Anzin, bien moins riches et bien plus coûteuses à exploiter. Il est question dans le monde industriel de procédés faits pour diminuer beaucoup cet état d’infériorité. Des expériences au moins dignes de la plus sérieuse attention ont été faites sur la compression de la tourbe, et il semble que, par l’emploi de la puissance mécanique, on pourrait condenser à très peu de frais, sous un faible volume d’une compacité supérieure à celle de la houille, le calorique contenu dans le combustible végétal. L’annonce de ces sortes de découvertes ne doit jamais être reçue qu’avec défiance ; cependant, quand on considère les prodiges enfantés depuis trente ans par l’application de la chimie et de la mécanique, à l’industrie, on reconnaît que dans cette période les limites du possible ont beaucoup reculé, et que dans un temps où les intelligences sont si fortement tendues vers ces sortes de combinaisons, le résultat qui vient d’être indiqué n’aurait rien de surprenant. En fait, la tourbe est un réservoir de calorique qui n’est exclu d’un grand nombre d’emplois que par son trop de volume et de friabilité, et il n’y a aucune raison grave de désespérer qu’on puisse remédier à ces deux inconvéniens : l’industrie est aujourd’hui accoutumée à répondre, comme ce courtisan, aux appels qui lui sont adressés, que ce qui est possible est fait, et que ce qui est impossible se fera. Si l’on parvenait à carboniser la tourbe par condensation, nous aurions peu de chose à envier aux mines de l’Angleterre. Les départemens du Pas-de-Calais, de la Somme et du Nord sont un des pays de l’Europe les plus riches en tourbières ; la plupart de leurs basses vallées sont des dépôts inépuisables de combustible végétal, et si celui-ci devenait propre à la navigation à vapeur, le port de Calais en particulier acquerrait, par la nature du sol qui l’environne, une importance égale à celle des ports de la Tyne et de la Wear. La recherche des moyens de condensation de la tourbe est donc une des plus dignes d’occuper les esprits réfléchis ; elle ferait sortir de notre sol une masse de richesse et de puissance qui nous rapprocherait de cet équilibre que l’éloignement du combustible ne nous permet guère aujourd’hui d’ambitionner.
L’ouverture des chemins de fer de Lille à Calais et d’Amiens à Boulogne fortifiera notre navigation de plusieurs manières ; elle fera refluer sur ces deux villes les capitaux de la Flandre et de Paris ; elle y naturalisera la construction des machines. Ce ne sera pas infructueusement qu’elles seront placées à quelques heures de ce foyer d’intelligence et d’activité que le grand Frédéric appelait la Mecque du monde civilisé. La navigation à vapeur, d’un autre côté, ne pouvait pas alimenter à elle seule les ateliers de construction de machines, dont le voisinage est la condition de son existence ; mais quand ceux des chemins de fer seront établis, elle en complétera la clientelle, et nous n’aurons sans doute plus sous les yeux le spectacle affligeant de ports français dont notre pavillon semble exclu.
Pour résumer ce qui précède, il est permis de réclamer, comme un complément de l’ouverture des chemins de fer du Nord indispensable à notre marine, l’achèvement des ports de Calais et de Boulogne. Des projets sont rédigés par des ingénieurs qui ont fait leurs preuves sur ces mêmes lieux ; la jonction à opérer entre les lignes de fer et les bassins à flot apporte dans ces études quelques données nouvelles et implique certaines modifications ; mais elle ajoute en même temps à la nécessité d’entreprendre et à l’utilité des travaux.
Il n’est pas moins nécessaire d’étendre la protection des fortifications aux bassins de Calais et aux jetées de Boulogne. Le bateau à vapeur, qui devient aujourd’hui, dans les mers rétrécies, le grand instrument de la guerre et du commerce, facilite des attaques soudaines contre lesquelles il faut se prémunir : le nouveau matériel naval étant d’ailleurs très-supérieur en valeur à l’ancien, il importe d’autant plus de lui ménager des lieux de refuge devant des forces supérieures et la sécurité qui lui sera garantie pour les temps de guerre est une des conditions auxquelles il se formera pendant la paix.
L’agriculture, qui alimente les équipages et fournit aux navires des objets d’exportation, est la meilleure base de l’industrie maritime comme de l’industrie manufacturière ; elle paiera avec usure les dépenses de canalisation dont le dessèchement du territoire de Calais sera la conséquence.
Il n’y a dans ces travaux rien que de simple et de facile, et ils ont été, pour ainsi dire, votés avec ceux qui viennent d’être exécutés et qui, sans ce complément, demeureraient imparfaits.
Il en est autrement de la digue de la Bassure. Cette entreprise est de celles dont l’exécution n’est bonne, sûre et rapide que lorsqu’elle a été préparée par des études profondes ; mais ces études, il est urgent de s’y livrer. Les beaux travaux de nos ingénieurs hydrographes ont mis à découvert la base sur laquelle peuvent s’élever les défenses d’une rade de Boulogne, et d’un autre côté le parlement et l’amirauté d’Angleterre nous ont avertis par leurs exemples ; ils ont pris sur nous les devans par les projets de leurs ports de refuge. Résignons-nous, s’il est impossible qu’il en soit autrement, à voir la supériorité de nos voisins grandir encore dans ces parages ; ne nous résignons cependant que quand cette impossibilité sera démontrée : alors l’inertie sera un malheur et ne sera pas une honte. Mais, si la nature même des lieux nous convie à établir une rade à sept heures au nord de Paris, hâtons-nous de rendre grace à la Providence et de mettre ses dons à profit ; en quelques années, nous triplerons nos relations avec les mers du nord, nos côtes septentrionales deviendront hospitalières pour nos amis, respectables pour nos adversaires, et, protégée par Cherbourg et par Boulogne, l’embouchure de la Seine n’aura rien à envier, en sûreté, à celle de la Tamise.
- ↑
Ces bâtimens étaient au mois de juin dernier :
Swallow
54 tonneaux. 70 force en chevaux. Chazon54 80 Ariel61 80 Beaver57 80 Widgean67 90 Dover94 90 Princess Alice112 120 Myrthe49 50 448 560 - ↑ Tac., Agricola, XII.
- ↑ Report on the Survey of the harbours of the South-Eastern Coast, 1840.
- ↑ C’est le cas de rappeler ici que la plupart des ports de commerce de la Grande-Bretagne sont des propriétés particulières.
- ↑ Décret du 3 brumaire an IV.
- ↑ Dans l’hypothèse posée à la page 794, le port de Boulogne serait inabordable dans l’année pendant :
heures. min. heures. min. 23 basses mers de5 8 — 118 4 113 —de4 58 — 561 14 180 —de4 50 — 870 » 168 —de4 41 — 786 48 148 —de4 26 — 656 8 74 —de4 — 296 706 — 3,288 14 Ce qui donne en moyenne, pour la perte de temps d’une marée à l’autre, 4 h. 39 m. Je dois ces calculs à l’obligeance de M. Chazelon, ingénieur hydrographe de la marine, l’un des auteurs des cartes de la Manche.
- ↑ Les travaux ont commencé en 1829, et l’état du produit des droits de douane et de navigation perçus à Boulogne donne une mesure irrécusable du mouvement des affaires. Voici cet état :
1829. 341,055 fr. — 1837. 781,645 fr. 1830. 314,028 — 1838. 1,176,380 1831. 201,788 — 1839. 1,056,103 1832. 272,766 — 1840. 1,557,518 1833. 290,366 — 1841. 1,803,705 1834. 353,160 — 1842. 2,210,402 1835. 447,200 — 1843. 1,927,274 1836. 675,685 - ↑ Voir : Pilote français, partie des côtes septentrionales de France comprise entre la pointe de Barfleur et Dunkerque, in-4o. I. R. 1842. — Cartes des côtes de France, levées par les ingénieurs hydrographes de la marine sous les ordres de M. Beautems-Beaupré : 1o partie comprise entre la pointe Saint-Quentin et Calais (1841) ; 2o partie comprise entre Dannes et Ambleteuse (1840) ; 3o port de Boulogne et ses environs (1840). Dépôt général de la marine.
- ↑ Report on the Survey of the Harbour of the South-Eastern coast. On a vu, page 782, la conclusion du rapport en ce qui se rapporte à Douvres.
Le second port de refuge serait établi au cap Beachy, au nord de Fécamp et à l’est de Portsmouth : il consisterait en un brise-lame curviligne de 3,060 mètres de longueur, établi à 2,000 mètres du rivage, par des profondeurs variables de 9 à 12 mètres à la basse mer de vive eau, avec des marées de 6 mètres 40 centimètres. Les passes ouvertes à l’est et à l’ouest auraient 1,800 mètres de largeur, et la digue serait opposée aux vents du sud, comme celle de la Bassure aux vents d’ouest.
Enfin à Foreness, près Margate, sur le prolongement de la rive droite de la Tamise et à l’exposition du nord, deux digues enracinées au rivage, l’une, droite et longue de 1,190 mètres, l’autre, brisée à angle droit et longue de 2,810 mètres, embrasseraient un espace de 186 hectares. Une seule entrée ouverte au nord-ouest aurait 152 mètres de largeur. La ligne septentrionale serait fondée sur une longueur de 1,838 mètres à 10 mètres 50 centimètres au-dessous de la basse mer.
L’exécution de chacun des trois ports de refuge est évaluée à 2 millions sterling, non compris les fortifications et les établissemens accessoires : ce serait en tout une dépense d’au moins 160 millions de francs.
Indépendamment de ce qui se rapporte spécialement à ces grands établissemens, le rapport contient des observations intéressantes sur les ports de Margate, de Broadstairs, de Ramsgate, de Deal, de Sandwich, de Douvres, de Folkstone, de Rye, d’Hastings, de Cuxmere, de Newhaven, de Shorcham, de Littlehampton, de Pagham, qui font tous face aux côtes de France, et ont été visités par les commissaires.
Une traduction de cette pièce importante a été insérée dans les Annales Maritimes du mois d’octobre 1844.
- ↑ Bertrand, Histoire du Boulonnais.
- ↑ Documens publiés par le ministère de l’agriculture et du commerce.
- ↑ Tableau général du commerce extérieur de la France, publié par l’administration des douanes.