Les Côtes d’Islande et la pêche de la morue

Les Côtes d’Islande et la pêche de la morue
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 744-779).

LES CÔTES D'ISLANDE
ET
LA PÊCHE DE LA MORUE

La pêche à la morue est pratiquée en Europe depuis le IXe siècle. Les premiers armemens pour la pêche d’Islande furent faits par Dunkerque, qui en conserva pendant de longues années le monopole à peu près exclusif ; mais, la consommation de la morue s’étant notablement accrue, la plupart des ports secondaires du nord de la France ne tardèrent pas à rivaliser avec Dunkerque. Gravelines, Boulogne, Fécamp, Saint-Brieuc, Paimpol, Granville, Saint-Malo, Dieppe, expédient aujourd’hui sur l’Islande un nombre de plus en plus considérable de navires. Si la campagne de pêche est pénible et périlleuse, il en est peu d’aussi rémunératrices pour les armateurs et les équipages : le champ d’exploitation est inépuisable ; la demande, toujours supérieure à l’offre, garantit l’écoulement du produit. Les risques de mer constituent seuls les chances aléatoires de cette industrie doublement digne d’intérêt, car, sans compter l’appoint qu’elle apporte au développement de notre prospérité commerciale, elle contribue puissamment à former pour notre marine militaire une pépinière d’excellens matelots, rompus par la pratique de la plus rude des navigations aux fatigues et aux périls ordinaires de leur profession. C’est de cette classe de notre population maritime et des lieux où s’exerce sa laborieuse industrie que nous nous proposons d’entretenir le lecteur.


I

Les départs pour l’Islande ont généralement lieu en février. Une grande partie des navires qui ont consacré les longs mois de l’automne au cabotage ou à la pêche sur les côtes rentrent en France vers le commencement de l’année pour s’y préparer à leur campagne d’été. Ils ont généralement profité de leur, dernier voyage pour prendre, soit sur les côtes d’Espagne ou de Portugal, soit à Saint-Martin-de-Ré, le sel nécessaire à la préparation ultérieure de la morue. Il leur reste à s’approvisionner au port d’armement de tout ce qui pourra leur être nécessaire par la suite, en matériel et en vivres, l’Islande ne devant leur offrir que des ressources insuffisantes, pour ne pas dire nulles. Le nécessaire pour eux se réduit du reste à l’indispensable dans le sens le plus absolu du mot, et, sans la surveillance de l’administration de la marine, l’indispensable lui-même se trouverait réduit à une expression si simple que la sûreté du navire pourrait en être compromise.

Le recrutement du personnel constitue la partie la plus délicate des préparatifs d’armement. Nos navires de commerce naviguent en général avec des équipages d’une faiblesse numérique véritablement surprenante, même pour les gens du métier. Depuis longtemps, les constructeurs s’appliquent à rechercher des dispositions de mâture et de gréement qui permettent de réduire d’une façon notable la somme de force mécanique à développer pour les manœuvres ordinaires à la mer, et il en résulte qu’aujourd’hui des navires de 200 à 300 tonneaux peuvent prendre la mer sans danger avec des équipages de 5 ou 6 hommes seulement ; mais la raison d’économie, qui pousse habituellement les armateurs à réduire les frais du personnel, ne doit plus entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit des armemens pour l’Islande. Il faut au contraire dans ce cas particulier disposer du plus grand nombre de bras possible, car les bénéfices de la saison seront d’autant plus gros qu’on aura pu mettre à la mer un nombre plus considérable de lignes de pêche. Aussi tel bâtiment qui navigue en temps ordinaire avec 4 ou 5 hommes, tout compris, en comptera 18 ou 20 au moins pour la campagne d’Islande. Le nombre des marins de profession disponibles dans les ports ne pouvant suffire aux exigences de cette augmentation temporaire de personnel, il a fallu s’ingénier pour résoudre cette difficulté.

Dunkerque et les ports qui les premiers s’adonnèrent à la pêche purent d’abord aller compléter ailleurs leurs équipages ; mais, les armemens pour l’Islande s’étant généralisés, l’expédient n’a pas tardé à devenir insuffisant. Cette pénurie de matelots, gênante pour le commerce, n’en est pas moins favorable au développement de notre population maritime, et ne porte pas en réalité à la pêche un préjudice bien sérieux. Les 4 ou 5 hommes indispensables pour la partie purement maritime de la besogne se trouvent d’autant plus facilement que, le navire devant reprendre en automne ses voyages de cabotage, ils n’ont pas à craindre de chômage au retour. Quant au personnel complémentaire spécialement embarqué en vue de la campagne de pêche, il suffit pour le trouver de s’adresser à certaines classes de nos populations côtières qui paraissent au premier abord absolument étrangères aux choses de la mer. Aussi rencontre-t-on sur les bâtimens de la flottille d’Islande beaucoup de paysans et de laboureurs des côtes de Bretagne et de Normandie qui, après avoir consacré l’hiver à la récolte du goémon et du varech, aux semailles et à la culture des champs, laissent les femmes au logis et s’embarquent, quand vient février, pour toute la saison d’été. Cette coopération d’une partie de la population agricole de notre littoral à une industrie essentiellement maritime ne s’obtient pas toujours sans difficulté. Poussés par la nécessité de compléter, coûte que coûte, leurs équipages, les capitaines ont parfois recours à des procédés d’enrôlement que n’auraient pas désavoués les sergens recruteurs du quai de la Ferraille. En Bretagne surtout, où, par suite des conditions misérables de son existence ordinaire, la population semble devoir être plus accessible qu’ailleurs à l’appât d’un salaire relativement élevé, les capitaines recruteurs (l’expression est vraiment de mise) ne reculent pas devant un mode d’embauchage qui frise quelque peu l’illégalité. Un navire dont l’armement est terminé et auquel il ne manque que le complément de son équipage de pêche vient mouiller un beau jour devant un village ignoré, au fond de quelque crique perdue.

Le dimanche, à la sortie de la messe, le capitaine fait publier qu’il a besoin d’hommes pour la campagne d’Islande. Le crieur énumère les avantages de la position : salaires proportionnés au résultat de la pêche, bonne nourriture, vin, eau-de-vie, viande trois fois par semaine, enfin et surtout avance immédiate d’une somme d’argent de 100 à 200 francs ! Il faut avoir vu de ses yeux la pauvreté et le dénûment des riverains de la côte bretonne pour comprendre l’effet produit sur leur imagination par l’offre d’une telle somme en espèces monnayées et ayant cours ! Un pareil chiffre d’écus leur paraît fabuleux, et cependant ces écus sont là tout à leur portée et à leur disposition immédiate. Pour devenir légitimes propriétaires de ce trésor, ils n’ont qu’un mot à dire. Ce mot, ils ne se hâtent pas de le prononcer. Est-ce la crainte de cet élément sur lequel ils ne se sont point encore aventurés, mais dont ils ont pu si souvent contempler les fureurs ? est-ce l’attachement au sol natal, si ingrat cependant, qui les fait hésiter ainsi ? Le capitaine pourtant sait venir facilement à bout de leur irrésolution. Installé dans le cabaret le plus voisin de l’église, il attend que la curiosité ou le désir de se bien renseigner à bonne source lui amène quelques individus. Si ceux qui se présentent sont jeunes et vigoureux, il déploie aussitôt toute son éloquence, énumère les avantages de la campagne, glisse sur les dangers et les fatigues, fait sonner l’or, appuie ses discours de nombreuses rasades de cidre et d’eau-de-vie, dont les vapeurs capiteuses finissent toujours par entraîner le paysan, déjà fort ébranlé par la faconde de son interlocuteur.

L’engagement est signé, le laboureur est devenu marin, et, comme en définitive toutes les promesses qui lui ont été faites seront scrupuleusement tenues, comme, à moins de circonstances exceptionnellement défavorables, il reviendra au logis en septembre avec un bénéfice net de 400 à 500 francs, on n’aura pas l’année suivante la peine de l’embaucher de nouveau. Lui-même viendra spontanément se proposer, amenant avec lui ceux de ses compatriotes que son exemple aura décidés. Du jour où il a accepté l’engagement pour la pêche, il est devenu inscrit maritime. Quelques voyages en Islande feront de lui un bon matelot ; puis le moment viendra où, levé pour le service, il sera dirigé sur la division des équipages de la flotte de Cherbourg ou de Brest. Alors commencera son éducation militaire : une campagne à bord d’un bâtiment de l’état achèvera de le former, — après quoi il pourra reprendre ses travaux agricoles en hiver et ses voyages à la pêche en été. Dès lors, rompu à la pratique de la vie maritime, comme aux devoirs de la vie militaire, familiarisé avec les privations et les dangers, il montrera, le cas échéant, l’esprit de discipline, la bravoure, toutes les vertus guerrières dont notre armée de mer a donné tant de preuves, et ce laboureur, ce pêcheur de morues, saura se transformer à l’appel de la patrie en héroïque soldat.

On emploie pour la pêche d’Islande des bâtimens de plusieurs sortes : lougres, cotres, goélettes, bricks-goëlettes, dont le tonnage moyen varié de 60 à 150 tonneaux. Ces navires, auxquels un équipage de 4 ou 5 matelots suffit pour le cabotage ordinaire, sont installés de façon à pouvoir loger à peu près ce nombre restreint d’hommes ; mais, lorsque l’effectif est triplé par l’augmentation du personnel nécessaire à la campagne de pêche, les aménagemens deviennent naturellement insuffisans. On ne les modifie cependant pas. Dans le réduit étroit et malpropre, situé a l’arrière du navire, que l’on appelle la chambre, se trouvent trois ou quatre couchettes superposées, sorte de tiroirs dans la muraille intérieure du navire, dont l’un est la propriété exclusive du capitaine. C’est le privilège de celui-ci de posséder à lui seul son propre lit. Les hommes étant répartis en trois séries ou bordées dont l’une repose, tandis que les deux autres sont à la pêche, les couchettes disponibles de la chambre et celles que contient à l’avant du navire le poste de l’équipage sont alternativement occupées par trois propriétaires successifs, dormant sur le même matelas, qui constitue avec quelques couvertures de laine tout le matériel de couchage. Lorsque, après six heures passées sur le pont, sans abri contre le vent, la pluie ou la neige, inondé par les coups de mer, manœuvrant continuellement sa ligne alourdie par le poisson et par un plomb de 4 kilogrammes, l’homme redescend transi de froid, exténué de fatigue, il se jette tout habillé et tout botté sur ce matelas mince et humide, et, si dure que soit la couche, le sommeil ne s’y fait pas longtemps attendre. Lorsque le mauvais temps interrompt momentanément la pêche, il ne reste sur le pont que les deux ou trois hommes strictement nécessaires à la manœuvre. Si restreint que soit l’espace, les autres trouvent toujours la place de s’allonger tant bien que mal, et le jour de tempête devient ainsi pour le navire un jour de- repos général.

Grâce à la sollicitude de l’administration de la marine, qui a eu beaucoup à faire pour sauvegarder la santé des équipages, souvent mise en péril autrefois par les tendances économiques de certains armateurs, la ration réglementaire se compose de biscuit, de viande salée, de légumes secs, de têtes de morues, d’eau-de-vie et de vin. Sur quelques navires, le vin est remplacé, si l’équipage y consent, par la bière ou le cidre. Chaque homme était autorisé autrefois à embarquer à ses frais, et pour son propre usage, une certaine quantité d’eau-de-vie. Cette tolérance, également pernicieuse au point de vue hygiénique et au point de vue moral, n’est plus admise aujourd’hui. Néanmoins, il faut bien le dire, la sobriété n’est pas devenue plus qu’avant la vertu dominante de nos équipages de pêche ; mais qui se sentirait le courage de juger avec trop de sévérité les excès passagers de ces hommes, dont la vie ordinaire se compose de fatigues et de périls ? Il n’est pas rare de les voir mettre de côté chaque jour une partie de l’eau-de-vie qui leur est distribuée, et lorsqu’une circonstance fortuite, telle qu’une avarie grave, le besoin de refaire la provision d’eau douce, une trop longue série de mauvais temps, amène le navire en relâche dans un fiord, la réserve ainsi faite à la mer est consommée en quelques heures.

En principe, tout bâtiment de commerce doit être commandé par un marin pourvu, suivant la traversée à faire, d’un brevet de capitaine au long cours ou de maître au cabotage. Une mesure d’exception permet cependant de confier le commandement des navires destinés à l’Islande à des marins qui, après avoir justifié de cinq voyages antérieurs dans ces parages et de quelques connaissances très sommaires en navigation théorique, prennent le titre de maître de pêche et sont autorisés en cette qualité à exercer des commandemens. Capitaine au long cours, maître au cabotage ou maître de pêche, le capitaine n’est le plus souvent que le premier pêcheur de son bord. A moins d’une clause stipulée au départ de France devant le commissaire de l’inscription maritime, il est assujetti à la pêche comme le dernier de ses matelots. Son autorité est d’autant plus contestée que les moyens de répression lui manquent pour la maintenir, et que, les salaires étant ordinairement calculés sur le produit total de la pêche, ses hommes sont toujours disposés à voir en lui un associé plutôt qu’un chef. C’est lui qui compte et inscrit le nombre de morues pêchées par chaque homme, qui distribue les vivres journaliers et qui souvent même est chargé du soin de faire la cuisine ! Son second n’est qu’un matelot comme les autres, pêcheur plus adroit, plus expérimenté et partant mieux payé. Viennent ensuite le trancheur, qui coupe la tête de la morue, l’ouvre et la vide, — le saleur, qui la lave et la sale, — le tonnelier, qui la dispose et la renferme dans les barils. L’ensemble de ce personnel forme ordinairement une association dans laquelle les salaires individuels sont proportionnés aux résultats de la pêche collective. Le mode de répartition de ses salaires varie selon les ports et les armateurs. Le système le plus habituellement usité est celui du paiement au last[1]. Quelques armateurs ont adopté le paiement à la pièce, le salaire est alors calculé sur le nombre de poissons pris par chaque homme : 10 centimes par pièce en moyenne. Le pêcheur doit avoir soin, chaque fois que sa ligne ramène une morue, d’en couper la langue, qu’il renferme dans un sac suspendu à sa ceinture. Quand vient l’heure du repos, il porte ces langues au capitaine, qui les compte et en inscrit le nombre sur un registre ad hoc. Il faut que le capitaine conserve ces langues dans l’endroit le plus inaccessible à l’équipage ; sans cela, les mêmes lui seraient représentées un nombre indéterminé de fois, et la quantité de poisson à payer finirait par dépasser considérablement le butin réellement pris.

Lorsque les salaires sont calculés sur la totalité de la pêche et non sur les quantités prises individuellement, la somme allouée par last n’est pas uniforme : elle est débattue par chaque homme avant son engagement ; c’est en moyenne de 15 à 20 francs pour les matelots. La part du capitaine s’élève à 30 et 35 francs. Quelques armateurs abandonnent pour tout salaire aux équipages le cinquième du produit de la vente de la pêche. Ce système paraît assez rémunérateur pour les intéressés. Afin d’entretenir l’émulation à bord, on accorde assez souvent en outre trois primes de 30 à 50 francs aux pêcheurs qui ont pris le plus de poisson. En somme, toutes ces combinaisons donnent à peu près les mêmes résultats, et l’on peut évaluer à 400 ou 500 francs pour un matelot les bénéfices moyens d’une campagne en Islande.

La pêche dure jusqu’à ce que le navire ait employé tout son sel. Comme il peut arriver que, dans les bonnes années, le chargement qu’il en a pris soit rapidement consommé, la plupart des armateurs expédient en Islande, vers la fin de mai, des chasseurs, c’est-à-dire des bâtimens venant tout exprès pour prendre le poisson déjà péché par les navires de leur maison, auxquels ils remettent en échange une nouvelle provision de sel. Le lieu et l’époque où ces navires doivent se rencontrer ont été préalablement fixés. C’est le plus souvent, vers le milieu de juin, dans l’une des baies de l’est ou de l’ouest. Dès que le transbordement est effectué, le chasseur repart au plus vite, car, les communications avec l’Islande étant peu fréquentes, les premières nouvelles de la pêche arrivent en France par ces navires, qui s’empressent naturellement d’annoncer que la saison est déplorable et le poisson des plus rares. Bien qu’on sache parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur de leurs renseignemens, on s’y laisse constamment prendre, et les morues qu’ils apportent sont toujours vendues à des conditions très avantageuses. Ainsi que je l’ai déjà dit, une campagne en Islande rapporte ordinairement aux pêcheurs un bénéfice net de 400 à 500 francs ; comme le départ de France a lieu en février et que la pêche est terminée dès la fin de la première quinzaine d’août, c’est une moyenne de bénéfices, souvent dépassée, de 80 à 100 francs par mois.

Or les salaires du long cours et du cabotage atteignent à peine 60 francs ; au point de vue de la rémunération, la situation est donc sensiblement meilleure pour les pêcheurs d’Islande, d’autant plus qu’en fait ils n’ont pas à craindre de chômage au retour, puisqu’ils peuvent alors ou naviguer au cabotage et à la pêche côtière ou reprendre les travaux agricoles ; mais au prix de quelles fatigues et de quels dangers cet avantage pécuniaire n’est-il pas acheté ! La fréquence des ouragans sur la côte islandaise, la rigueur du climat, les glaces flottantes, les brumes qui cachent au marin le récif sur lequel court son navire, les courans qui l’égarent, tels sont les périls qu’il faut affronter chaque jour. Quant aux fatigues, il n’est pas de profession dont l’exercice en comporte de pareilles, et, pour le faire comprendre, il suffira d’expliquer en quelques mots la façon dont se fait la pêche. La morue ne fuit pas le voisinage de la terre ; mais les conventions internationales sur les limites de la mer territoriale ne permettent pas aux étrangers de la pêcher à moins d’une lieue de la côte[2]. À cette distance, la sonde ne donne le fond qu’à 200 ou 300 mètres. Le navire, arrivé au point que le capitaine a choisi, se débarrasse de ses voiles et n’en conserve qu’une seule, dont l’action combinée avec celle du gouvernail doit le maintenir dans une position aussi fixe que possible en ce sens que, recevant le vent et la mer par le côté, il n’a d’autre impulsion qu’un mouvement assez lent de dérive par le travers et non pas une marche par l’avant ou l’arrière. Après cette manœuvre préparatoire, la pêche commence et continue, si la morue donne ; dans le cas contraire, la voilure est rétablie, et l’on va chercher plus loin un meilleur emplacement. Les lignes employées doivent être assez fortes pour ramener à bord un poisson dont le poids dépasse souvent 12 kilogrammes. Ces lignes, manœuvrées à la main, sont pourvues de deux hameçons fixés à deux bouts, écartés l’un de l’autre par une petite tige. Au point où les deux bouts rejoignent la ligne se trouve un plomb mobile, assez semblable à un battant de sonnette, et dont le poids varie suivant le fond de 2 à Il kilogrammes. La voracité de la morue est telle qu’il est presque inutile d’amorcer les hameçons. On se contente souvent de leur donner, dans la partie inférieure, la forme d’un poisson. Toutefois on ne manque pas d’utiliser comme appât les entrailles et les viscères des poissons déjà pris, dont leurs congénères se montrent très friands.

Pendant la pêche, les hommes s’échelonnent tout le long du navire, du côté du vent, car, s’ils se tenaient sous le vent, le mouvement de dérive ferait passer leurs lignes sous la quille. Quand il fait calme, on pêche indifféremment de l’un ou de l’autre côté. Le pêcheur laisse se dévider à la mer la quantité de ligne nécessaire, imprime ensuite à son corps un mouvement de balancement qui fait alternativement baisser et remonter les hameçons de quelques centimètres sur le fond, et hale la ligne à bord aussitôt qu’une secousse lui indique qu’un poisson vient de s’y prendre. Et comme il arrive ordinairement qu’à peine mise à la mer la ligne doit être remontée avec un poids supplémentaire de 10 ou 12 kilogrammes, on comprend la fatigue que doit éprouver l’homme au bout de six heures d’un pareil exercice. Une bonne partie de cette peine est souvent prise en pure perte, lorsqu’au lieu d’une morue par exemple la ligne ramène un flétan, sorte de poisson très commun sur les côtes d’Islande, excellent à manger, mais que jusqu’ici on n’a pu réussir à conserver. Cet animal est, de la part de nos pêcheurs, l’objet de la plus vive aversion ; comme il est beaucoup plus gros que la morue et atteint souvent un poids de 40 à 50 kilogrammes, il est très pénible à remonter à bord, si tant est qu’il n’ait pas cassé la ligne et emporté l’hameçon auquel il s’était pris.

La pêche ne cesse que lorsque la force du vent et de la mer imprime au navire une vitesse de dérive telle que les lignes n’ont plus le temps d’arriver au fond et remontent presqu’à la surface. Jusque-là les pêcheurs restent à leur poste, souvent, hélas ! plus que ne le comporterait la prudence. Les variations de temps se produisent dans ces parages d’une façon très brusque : en moins de deux heures, un ouragan se forme, qui succède au calme le plus plat. Si la morue donne, le navire attend jusqu’au dernier moment pour remettre sous voiles et essayer de gagner le large. S’il est alors trop rapproché de la côte, s’il lui faut doubler une pointe contre laquelle le poussent le vent, le courant et la mer, sa perte ou son salut dépend d’une simple avarie. Quelques voiles déchirées, un mât tombé, une vergue cassée, ne lui permettront plus de conserver la vitesse nécessaire à ses évolutions, et les lames le jetteront sur la côte ou sur les brisans. C’est presque toujours dans ces conditions qu’ont lieu les nombreux sinistres qui se produisent chaque année dans la flottille de pêche, sans que d’aussi tristes précédens réussissent à rendre les capitaines et les équipages moins téméraires. Si au contraire le navire est à bonne distance de la terre, ou si le vent l’en éloigne, tout le monde dort à bord en attendant le retour du beau temps. Le danger pour les marins sur un bâtiment solide et en bon état n’est en effet ni dans la force du vent, ni dans celle de la mer, il est dans le voisinage de la côte. Lorsqu’il a le champ libre devant lui, lorsque aucune terre, aucun récif ne s’élève dans la direction où l’emporte l’ouragan, il peut, comme le pilote de Shakspeare, crier à la tempête : « Souffle jusqu’à ce que tu crèves, ô vent, si l’espace est suffisant ! »

Pour leur costume, les pêcheurs sont absolument indifférens à tout ce qui pourrait rappeler, je ne dirai pas l’élégance, mais la propreté la plus élémentaire. Être vêtus chaudement et de façon à se mouiller le moins possible, telle est leur unique préoccupation. Aussi n’essaierai-je pas de décrire ces costumes hétéroclites, faits de pièces et de morceaux disparates, assortis au gré du hasard, goudronnés, graisseux, formant un ensemble déguenillé et minable tel que n’en reproduisit jamais le crayon de Callot. Tous sont couverts, de la tête aux pieds, de tricots et de caleçons de laine ou de flanelle, par-dessus lesquels se portent le pantalon, la vareuse de gros drap et la capote imperméable de toile cirée. Un jupon de grosse toile, retenu à la ceinture par une corde et descendant au-dessous du genou, préserve de l’eau les jambes enfermées dans de gros bas de laine et dans des bottes imperméables. Les mains, qu’un contact direct et incessant avec la ligne mouillée pourrait blesser à la longue, sont protégées par des moufles en laine bu en tricot, ordinairement doublées de cuir sur la partie intérieure, de façon à n’être pas trop rapidement mises hors de service par le frottement. Le plus souvent ces vêtemens, revêtus au début de la campagne, font partie intégrante du pêcheur jusqu’à la rentrée du navire en France, car les heures accordées au repos sont trop courtes pour qu’on soit tenté de les abréger, même des quelques minutes nécessaires à une modification quelconque du costume.

Il semblerait au premier abord que les conséquences d’un tel régime dussent produire des résultats désastreux au point de vue de la santé des équipages. Il n’en est rien cependant. En dehors de quelques affections isolées et sans caractère particulier, l’état sanitaire de la flottille est très satisfaisant. Chaque navire doit être pourvu d’un coffre de médicamens auquel est jointe une instruction sommaire sur les premiers soins à donner en cas de maladie, et c’est au capitaine qu’incombe alors l’obligation de se transformer en médecin, à moins qu’il ne se décide à venir déposer son malade dans le fiord le plus voisin.

Telles sont en résumé les conditions matérielles de l’existence de nos marins à bord des bâtimens de pêche. On a pu voir que l’administration de la marine impose aux armateurs et aux capitaines l’observation de certaines prescriptions qui ont pour but de sauvegarder tout à la fois la sécurité des navires, la santé et le bien-être des hommes. Pour que ces mesures ne soient pas éludées, il est nécessaire qu’elles puissent être l’objet d’un contrôle incessant sur les lieux de pêche mêmes, et l’exercice de ce contrôle revient tout naturellement à notre marine militaire.


II

Les navires de guerre français envoyés chaque année en Islande ont pour mission de faire respecter par les capitaines marchands les lois du droit maritime international et les prescriptions de l’autorité locale. Ils doivent veiller à ce que la pêche se fasse en dehors des limites de la mer territoriale dont l’exploitation appartient exclusivement aux Islandais, et s’efforcer de régler à bref délai et sur les lieux mêmes les contraventions qui peuvent se produire, afin d’éviter des réclamations par voie diplomatique. Ils sont également chargés de surveiller à bord des bâtimens de pêche l’observation des règlemens administratifs en ce qui concerne le personnel, le matériel et les approvisionnemens ; mais le rôle de la marine militaire en Islande ne se renferme pas strictement dans les limites étroites de ce programme. Ce n’est pas seulement une mission de surveillance, c’est aussi une mission de protection qu’elle vient exercer. Si le navire pêcheur n’a pas de vivres en quantité suffisante, le navire de guerre le ravitaille ; s’il a éprouvé des avaries, le navire de guerre les répare ; le navire de guerre soigne ses malades et s’efforce en toute circonstance de suppléer par ses propres moyens, en faveur de la flottille de pêche, à l’insuffisance des ressources du pays. Quelques services qu’il soit appelé à rendre, il peut être assuré d’avance de l’ingratitude de ses obligés, toujours aussi indifférens aux bons procédés dont ils sont l’objet qu’irrités de la surveillance nécessaire qu’on exerce à bon droit sur eux. La station navale, commandée par un capitaine de vaisseau, se compose d’une corvette à vapeur et d’un brick à voiles. Ces bâtimens appareillent de Cherbourg vers le 15 avril et se dirigent chacun de son côté vers l’Islande. Le brick passe habituellement par l’ouest des îles britanniques ; le bâtiment à vapeur remonte la Mer du Nord, touche à Édimbourg, aux Shetland et aux Féroe, d’où il fait route sur Reikiavik.

Le premier aspect de cette humble capitale ne m’a pas fait éprouver le sentiment de tristesse auquel je m’étais préparé sur la foi des récits de certains voyageurs. La ville est construite sur une presqu’île basse qui forme l’une des extrémités d’une rade circulaire, mal garantie des vents du large par des îlots dont quelques-uns sont, à mer basse, accessibles à pied sec. En arrière des collines de lave auxquelles elle s’adosse s’élèvent de hautes montagnes bleuâtres, dont les neiges recouvrent pendant presque toute l’année les plateaux supérieurs. Au moment de mon arrivée, le dégel avait commencé ; la neige ne subsistait sur les pentes que dans les ravines et les crevasses, qui ressortaient ainsi sur le fond sombre du terrain comme d’immenses ruisseaux d’argent. Dans les prairies qui entourent la ville, l’herbe poussait déjà avec assez de vigueur pour percer la couche de neige à demi fondue par les rayons d’un beau soleil et par la douceur d’une température de 13 degrés. Au lieu d’une impression de tristesse, c’était au contraire un sentiment de quiétude et de paix que j’éprouvais en contemplant ce paysage, où l’œil ne rencontre pas un arbre, pas un buisson, et dont la variété des lignes, la couleur et la lumière constituent seules la sévère et pittoresque beauté.

La population de Reikiavik, qui atteint à peine le chiffre de 3,000 habitans, se décompose en deux élémens bien distincts, vivant chacun de leur côté d’une vie absolument différente. Ce sont d’une part les Danois, fonctionnaires, employés, négocians, les uns fixés définitivement dans le pays, la plupart n’y faisant qu’un séjour temporaire, toujours trop long au gré de leurs désirs, de l’autre les Islandais, pêcheurs, cultivateurs ou artisans. Les maisons danoises occupent trois rues parallèles au rivage, flanquées de droite et de gauche par les habitations islandaises. La construction en pierre n’est représentée que par l’église, la maison du gouverneur et une petite tour carrée bâtie sur une élévation de terrain qui domine la ville. Les habitations des Danois sont en bois. On les apporte pièce à pièce de la Suède ou de la Norvège ; le propriétaire n’a qu’à les faire monter sur place, quitte, s’il veut changer le lieu de sa résidence, à les faire démonter et transporter au nouvel emplacement qu’il a choisi. Le voyageur trouve dans l’intérieur de ces maisons tout le confort dont l’hospitalité la plus bienveillante s’empresse de lui faire les honneurs avec une cordialité dont je conserverai toujours pour mon compte le plus reconnaissant souvenir.

Reikiavik est le centre administratif, commercial et intellectuel de l’Islande. C’est la résidence du gouverneur-général, le siège de l’évêché et de la cour de justice. L’althing (assemblée nationale) y tient chaque année ses sessions. Elle possède un collège, un hôpital, deux bibliothèques, deux imprimeries, trois journaux. C’est en outre le seul point de l’île qui communique d’une façon régulière avec le reste du monde par le paquebot danois qui fait une fois par mois le service de Copenhague. Ce paquebot n’accomplit ses voyages que pendant la période de mars à octobre. Comme à partir de cette époque la navigation devient très dangereuse sur la côte d’Islande, la capitale reste, pendant quatre longs mois, sans communication d’aucune espèce avec le monde extérieur. Pendant la belle saison, de nombreux navires de commerce viennent y porter des marchandises que les négocians danois échangent contre les différens produits de l’île. Les Islandais de Reikiavik sont naturellement amenés à s’associer, dans une certaine mesure, au mouvement commercial dont leur ville est le centre. Ils traitent avec les Danois et les étrangers pour la vente et l’échange de leurs produits, établissent avec eux des relations d’affaires et perdent, par ce frottement avec la civilisation européenne, une partie de leur originalité native. Ce n’est donc pas à Reikiavik qu’il faudrait aller étudier les mœurs islandaises pour les prendre sur le vif ; ce qu’elles ont d’aimable et de gracieux a été non pas effacé, mais atténué par le mercantilisme.

Les conditions de la vie matérielle y sont les mêmes que dans le reste de l’île, et les habitations islandaises de Reikiavik par exemple sont aussi pauvres, aussi tristes et, il faut bien le dire, aussi sales que celles du fiord le moins fréquenté. Ces bœrs, — c’est ainsi qu’on les appelle, — échappent en quelque sorte à la description ; le crayon peut seul donner une idée exacte de ces constructions basses et massives, dont la pierre de lave et la tourbe constituent seules les matériaux. Pour mieux en garantir l’intérieur contre le froid et l’humidité, on se contente d’y pratiquer une seule petite porte qui donne accès dans un couloir sombre et étroit sur lequel s’ouvrent, je n’ose pas dire les pièces, mais les compartimens intérieurs prenant jour sur le dehors par un simple carreau de vitre. Ainsi que les murailles, le toit pointu qui recouvre l’édifice est revêtu d’une couche de tourbe sur laquelle l’herbe pousse assez épaisse pour que d’une certaine distance on puisse à peine distinguer le bœr des prairies avoisinantes. La distribution intérieure est des plus simples : une première pièce sert de cuisine, une seconde de lieu de repos et de réunion ; les autres contiennent les provisions, les vêtemens, les engins de pêche, tout le matériel du ménage. Au dehors se trouve un carré de terre cultivé où les légumes viennent assez bien pendant la belle saison, ainsi qu’une sorte de cabane dont les murs sont faits de planches séparées entre lesquelles l’air pénètre librement et qui sert de séchoir pour le poisson. Si le propriétaire du bœr n’est pas assez riche pour se permettre cette construction complémentaire, il fait sécher sa pêche en plein air, ce qui explique la quantité de morues ouvertes et décapitées que l’on aperçoit étalées sur tous les murs, et dont l’odeur surprend désagréablement le voyageur nouvellement débarqué. Ce n’est ni pour lui ni pour les siens que l’Islandais conserve ainsi le produit de sa pêche : il est destiné à être vendu en totalité, à l’exception des têtes, qu’il réserve pour sa consommation particulière, et qui forment avec le beurre, le lait et le poisson sec la base de son alimentation. Eh bien ! malgré les privations qu’implique une vie matérielle ainsi ordonnée, je ne crois pas qu’il soit exact d’avancer que les Islandais sont misérables. Bien qu’une certaine tendance à l’émigration commence à se manifester chez eux, ils paraissent au contraire généralement satisfaits de leur condition. Les ressources du pays suffisent à leurs besoins : la mer leur fournit le poisson en abondance, la terre ne demande presque aucun soin de culture ou de labour pour produire l’herbe nécessaire aux troupeaux dont la laine filée par les femmes fournit des vêtemens à la famille. Une partie des bestiaux périt souvent, il est vrai, pendant la saison d’hiver ; mais il en reste toujours en nombre plus que suffisant pour couvrir et au-delà les frais d’entretien et d’élevage.

Le type islandais n’a pas de caractère propre. C’est le type dcandinave sans aucune particularité qui permette de l’en distinguer. « La beauté des vierges islandaises est connue dans le monde entier, » disait chez le gouverneur de Reikiavik, dans un toast en latin, l’un des voyageurs qui a le mieux vu l’Islande. Je ne sais si la beauté des Islandaises jouit réellement de la notoriété universelle que lui attribue lord Dufferin, mais à coup sûr elle la mérite. Les hommes ont depuis longtemps renoncé au costume national ; les femmes seules l’ont conservé. Leurs cheveux blonds sont remarquablement beaux ; elles les laissent retomber en longues nattes et les recouvrent d’une sorte de petite calotte plate en drap noir, posée un peu de côté sur la tête et terminée par une longue tresse de soie qui passe dans un coulant d’acier ou d’argent et vient flotter sur l’épaule. Cette coiffure offre une certaine analogie avec celle des femmes grecques. Lorsque le temps est froid ou pluvieux, elles transforment leurs châles en mantilles et s’enveloppent si hermétiquement la tête, qu’on ne voit plus que leurs yeux bleus, dont l’expression de douceur et de bienveillance est particulièrement séduisante. La robe est en drap du pays ; le corsage, de même étoffe, garni sur la poitrine d’agrafes qu’on ne boutonne que dans la partie inférieure, colle étroitement sur le buste, dont il fait ressortir la richesse de formes. Le vêtement des jours de fête reste le même dans son ensemble : seulement le corsage et la robe sont alors garnis de velours et de galons d’argent, et le devant du corsage, les manches et la ceinture d’ornemens du même métal artistement ciselés, dont le prix s’élève souvent à une somme considérable. La petite toque des jours ordinaires est alors remplacée par une sorte de mitre en toile de lin empesée qui se recourbe en avant comme le bonnet des Cauchoises, et dont le moindre inconvénient est de cacher absolument les cheveux. Sous ce costume un peu lourd et un peu massif, l’Islandaise n’en reste pas moins essentiellement jolie.

Les mœurs islandaises m’ont paru assez libres : hommes et femmes, maîtres et valets, habitent dans une seule et même pièce, et l’on sait à quoi s’en tenir sur les conséquences ordinaires d’une pareille promiscuité. La faute de la femme n’entraîne pas pour celle-ci la réprobation dont elle serait frappée partout ailleurs. Je me suis même laissé dire qu’une fille-mère avait plus de chance qu’une autre de trouver un mari, si elle avait déjà donné le jour à un garçon bien constitué et de belle venue, dans lequel le prétendant sans préjugé pouvait voir, pour l’avenir, un valet de ferme robuste et dont il n’aurait pas à payer les services.

Le vol, l’assassinat, les crimes, sont choses à peu près inconnues dans le pays. Dans toute l’île, à Reikiavik même, qui en est le centre le plus populeux, il n’y a pas un soldat, pas un gendarme, pas un agent de police, et le besoin ne s’en est jamais fait sentir. La simple énonciation de ce fait est certainement le plus bel éloge qui puisse être fait des vertus islandaises. Parmi celles-ci, il en est une que tous les voyageurs ont appréciée de la même façon, et dont je tiens à mon tour à dire quelques mots. Je veux parler de l’hospitalité. Qu’elle ne soit pas tout à fait aussi désintéressée que l’ont prétendu quelques écrivains pour donner plus de relief au côté original et poétique de leurs descriptions, je ne le conteste pas. Cependant, si pauvre que soit le bœr où l’on va frapper, on est toujours sûr d’y trouver un accueil aussi cordial, aussi empressé et en même temps aussi discret qu’on puisse le souhaiter. On n’affligera ni ne blessera ses hôtes en leur offrant au moment du départ une rémunération quelconque ; mais cette offre sera absolument facultative, et, si elle n’est pas faite, personne ne songera à la provoquer. Je dois faire une exception toutefois pour certaines localités, celles par exemple qu’on rencontre sur la route des geysers, fréquentée chaque année pendant la belle saison par de nombreux touristes. Là l’hospitalité est devenue une industrie dont les ministres luthériens paraissent avoir le monopole. Ils offrent aux voyageurs un abri dans leurs églises, transformées en hôtelleries, du poisson, du lait, du café, le tout d’assez mauvaise qualité, et trouvent moyen de rédiger sur ces simples fournitures une note qui fait le plus grand honneur à leur intelligence commerciale.

Il n’y a pas de routes en Islande, et la configuration toute particulière du sol ne permet pas de songer à en établir. Les convulsions volcaniques dont l’île a été le théâtre, et auxquelles elle doit sans doute son origine, ont produit un amoncellement de montagnes dont les profils bizarres s’offrent tout d’abord à l’œil comme une image du chaos. Des glaciers immenses recouvrent les sommets, cratères de volcans, éteints pour la plupart, mais dont l’Islandais a toujours à redouter le terrible réveil. De ces glaciers s’échappent de nombreux torrens qui redescendent le long des pentes, creusant leurs lits au milieu des pierres de laves et de scories volcaniques vomies par les éruptions, et entraînant dans leur cours impétueux une partie des matériaux constitutifs des roches désagrégées par l’action lente et continue de l’eau et du froid.

Dans ce milieu convulsionné, la nature ne perd pas entièrement ses droits ; sa puissance de création s’y manifeste partout où un peu de terre permet à une touffe d’herbe ou de gazon de végéter. Sur la partie inférieure des pentes, à l’endroit où, la déclivité devenant moins accentuée, les dépôts terreux peuvent s’accumuler et s’étendre, se trouvent des prairies ondulées selon les aspérités du sous-sol dont elles sont en quelque sorte le manteau, et dans lesquelles le botaniste retrouve en été presque tous les spécimens de la flore champêtre de la France. L’eau qui s’infiltre sous ce terrain, dont elle a elle-même charrié les divers élémens ; en fait pendant l’hiver un marais impraticable. A côté de ces prairies marécageuses, on rencontre d’immenses plaines recouvertes de blocs de basalte et parsemées de fondrières des plus dangereuses, dont aucun signe extérieur ne dénote l’existence. Parfois aussi ce sont des plateaux sur lesquels les vagues d’une mer de lave semblent s’être brusquement figées, d’épais massifs de roches basaltiques, ou de longues plaines de sable, lits desséchés de rivières aujourd’hui taries. Aucun budget ne serait assez riche, on le voit, pour subvenir aux frais de construction et d’entretien des routes d’un semblable pays. Les voitures y sont également inconnues, et les voyages ainsi que les transports s’y font exclusivement à l’aide des chevaux indigènes, dont la constitution robuste résiste aux saisons les plus rigoureuses, comme aux fatigues les plus excessives. Petits de taille, sobres, patiens, vigoureux, ces intelligens animaux se rapprochent beaucoup comme race du cheval corse ou du cheval des Pyrénées. Leur douceur est telle que le cavalier le plus inexpérimenté peut les monter sans crainte, et leur instinct si sûr que, dans les passages les plus difficiles, ce qu’on a.de mieux à faire pour éviter tout accident est de se laisser guider par eux. On en exporte chaque année 3,000 ou 4,000 en Angleterre, où leur petite taille les fait rechercher pour le service des mines. Cette exportation représente pour le pays un revenu de près de 1,500,000 francs, chiffre qui s’accroîtra certainement par la suite, car le prix du cheval, qui n’atteignait pas 100 francs il y a dix ans, s’élève maintenant à 350 ou 400 francs.

Les prix de toutes les autres productions de l’île se sont également accrus depuis un certain temps dans des proportions analogues ; les fourrures s’y vendent à présent aussi cher qu’à Copenhague. L’astrakan, les peaux de mouton, de cygne et de renards bleus ou blancs, y sont assez communes. Les peaux de renne deviennent rares, les troupeaux se réfugiant dans les parties inhabitées de l’intérieur de l’île, où l’on ne peut songer à les poursuivre.

Les eiders ou canards-édredon donnent également des bénéfices considérables, qui expliquent les mesures prises pour assurer la conservation de ces précieux palmipèdes. Il est non-seulement défendu de les chasser, mais de tirer des coups de fusil dans les endroits qu’ils fréquentent, de peur de les effrayer. Aussi deviennent-ils si familiers qu’au lieu de se sauver à l’approche de l’homme, ils se laissent souvent caresser sans manifester aucune crainte. Ils s’établissent sur les îlots, où les renards, leurs ennemis acharnés, ne peuvent venir les surprendre, et tels de ces rochers incultes et abrupts que l’on aperçoit dans les fiords ou sur le bord de la mer donnent à leurs propriétaires, sans frais d’aucune sorte, des récoltes en duvet de 30 à 40,000 francs. La défense de chasser l’eider est d’autant plus facilement observée par les Islandais, que la chasse est un plaisir qu’ils dédaignent malgré l’abondance et la bonne qualité du gibier qui peuple leur île. Le poil n’y est représenté que par le renne et le renard ; mais le courlis, la bécassine, le pluvier doré, le canard sauvage et généralement tout le gibier d’eau y abondent, ainsi que les lagopèdes ou perdrix blanches, aussi délicates que leurs congénères du continent. Les indigènes paraissent éprouver de la répugnance pour ces ressources comestibles, que la nature leur a départies avec tant de profusion ; ils recherchent plus volontiers les poissons, qui pullulent dans leurs rivières, et notamment le saumon, qu’ils font sécher ou fumer pour la saison d’hiver. depuis plusieurs années, on en fabrique même pour l’exportation des conserves assez appréciées.

Le nombre toujours croissant de navires français qui viennent faire la pêche en Islande n’est, pour la population locale, la source d’aucun bénéfice appréciable. Nos pêcheurs tiennent la mer pendant presque tout leur séjour sur la côte, et lorsque, par suite d’une circonstance exceptionnelle, ils entrent en relâche dans un fiord, les dépenses qu’ils ont l’occasion d’y faire sont tout à fait insignifiantes, d’autant qu’ils manquent ordinairement d’argent, les avances qu’ils ont reçues au départ ayant été absorbées par les frais d’installation et d’équipement. A deux époques déterminées de la saison, la plupart des navires rallient une baie quelconque, Patrix-Fiord ou Dyre-Fiord sur la côte ouest, et Faskrud-Fiord sur la côte est. C’est d’abord en mai et en second lieu vers la mi-août qu’ont lieu ces relâches périodiques pendant lesquelles les pêcheurs peuvent communiquer avec l’un des bâtimens de guerre de la station, afin d’en recevoir les secours dont ils ont besoin, en mai pour continuer la pêche, en août pour effectuer leur traversée de retour en France. Dans la période de février à mai, le temps a été souvent rude sur la côte et les avaries fréquentes dans la flottille. L’île n’offrant aucune ressource pour les réparations, le bâtiment de guerre est impatiemment attendu par tous ces éclopés de la mer dont il va panser de son mieux les blessures.

Autrefois toutes les réparations étaient faites à titre absolument gratuit. Un abus facile à prévoir s’ensuivit : certains armateurs, réussissant à éluder au départ le contrôle de l’administration de la marine, expédiaient leurs navires dans un état de délabrement et de dénûment tel que l’humanité faisait un devoir aux commandans de station de les refondre de fond en comble, sans qu’il en coûtât un sou aux intéressés. Aujourd’hui les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. L’administration de la marine impute au navire de commerce le prix des matériaux à lui fournis par le navire de guerre ; cependant ce prix est toujours calculé au plus bas chiffre de revient.

On se tromperait singulièrement du reste en s’imaginant que les armateurs et les capitaines considèrent toujours comme très avantageuse cette faculté de pouvoir faire remettre leurs navires en état. Souvent au contraire l’arrivée d’un bâtiment de guerre dans une baie où il n’était pas attendu fait manquer une petite spéculation aussi lucrative que peu honnête, pour ne pas dire plus. Ainsi par exemple un navire assuré par une ou plusieurs compagnies a subi quelques avaries plus ou moins graves, à la suite desquelles il entre en relâche dans un fiord. Dans ce fiord, les moyens de réparations lui manquent absolument, et, tel quel, il ne peut reprendre la mer sans danger. Le capitaine s’adresse alors aux autorités locales. Des experts sont nommés, ils constatent l’état du navire et l’impossibilité d’y porter remède, faute de moyens suffisans ; un procès-verbal est rédigé en ce sens, et le navire est condamné, puis vendu comme épave. L’armateur s’adresse alors à la compagnie d’assurances pour obtenir le paiement de sa prime, qui lui est immédiatement comptée. Quant au navire, l’acheteur se procure quelques planches et quelques bouts de bois à l’aide desquels on le met en état de faire une courte traversée dans la belle saison, et on l’expédie ensuite en Suède ou en Norvège, où il est complètement remis à neuf. J’ai vu moi-même dans un fiord du nord un lougre qui avait bien dû coûter 30,000 ou 40,000 francs ; il avait été condamné douze ans avant mon arrivée, vendu aux enchères et acheté 1,500 francs par un Danois. Celui-ci l’avait envoyé en Norvège, où il avait subi une réparation qui n’avait pas atteint le chiffre de 3,000 francs. Depuis lors il naviguait et naviguera probablement très longtemps encore, n’ayant coûté en somme au propriétaire que 4,500 francs.

L’arrivée d’un bâtiment de guerre, lorsqu’elle a lieu au moment où un capitaine s’adresse ainsi aux autorités locales pour obtenir la condamnation de son navire, change la face des choses. Le commandant du bâtiment de guerre proposera en effet au capitaine marchand de réparer ses avaries. Celui-ci pourra bien refuser cette offre, qu’on ne peut lui imposer ; seulement, en ce cas, d’une part les experts islandais, qui concluent simplement à l’impossibilité de réparer le navire avec les ressources du pays, ne donneront pas de certificat, d’autre part le ministère de la marine recevra un rapport du commandant de la station constatant que les réparations qu’il proposait n’ont pas été acceptées. La compagnie d’assurance sera prévenue, et la prime ne sera pas payée, ou tout au moins y aura-t-il matière à contestation. Malheureusement les fiords sont nombreux en Islande, et le gouvernement français ne peut faire stationner partout un navire de guerre. Ce serait donc aux assureurs de faire garantir par des agens spéciaux leurs intérêts, si insuffisamment sauvegardés. Il faut ajouter que, si le navire n’est pas trop délabré, s’il n’est assuré que pour une somme égale à sa valeur réelle, les propriétaires n’ont pas d’intérêt à le faire condamner, puisqu’ils ne rentreraient alors que dans leurs déboursés, et perdraient par contre le produit éventuel du reste de la saison de pêche. Aussi les faits auxquels je viens de faire allusion, et qui touchent de bien près à la baraterie, ne constituent-ils que des exceptions, et le plus grand nombre des bâtimens avariés trouve plus avantageux de se faire remettre en état de continuer la pêche. Vers le commencement de mai, on les voit rallier la terre et attendre, en péchant à petite distance de la côte, le passage des navires de guerre. Ceux-ci font généralement trois tournées pendant leur séjour en Islande. Dans la première, l’un, prenant par l’est, se dirige vers Faskrud-Fiord, le mouillage le plus fréquenté, où il séjourne un mois ou un mois et demi ; l’autre visite les fiords de la côte ouest, remonte vers le nord jusqu’à ce qu’il soit arrêté par les glaces, et rentre ensuite à Reikiavik. Dans la seconde tournée, le bâtiment chargé de la côte est en parcourt toutes les baies ; l’autre communique avec les navires en pêche dans l’ouest et visite les fiords du nord. La troisième tournée est généralement consacrée au tour complet de l’île effectué en sens inverse par les deux navires, qui, après s’être croisés dans leur voyage, se rejoignent vers la fin d’août à Reikiavik, d’où ils repartent pour Cherbourg. Comme il serait inutile de faire faire au lecteur ce triple voyage, dans lequel les mêmes lieux sont visités à plusieurs reprises, je me bornerai à lui faire faire en une seule tournée le périple de l’Islande.


III

Lorsqu’en sortant de la rade de Reikiavik on remonte le long de la côte ouest pour se diriger sur Patrix-Fiord, où l’on doit rencontrer le gros des pêcheurs, on aperçoit, si le temps est clair, devant soi un cône gigantesque qui s’élève au-dessus de la surface de la mer. C’est un volcan éteint haut de 5,000 pieds, le Sneffiels-Jœkul, l’une des plus belles montagnes de l’Islande. Les pentes inférieures forment l’extrémité d’une sorte de promontoire qui sépare le Brede-Bug et le Faxe-Bug, golfes immenses parsemés d’écueils et de récifs des plus dangereux, que rien n’abrite contre la mer du large et dans lesquels les sinistres sont si fréquens, que nos pêcheurs leur ont donné, dans leur langage imagé, le nom significatif de Cimetières des navires. De Reikiavik même, c’est-à-dire de plus de 30 lieues, on peut souvent apercevoir le Sneffiels, non pas à l’état de silhouette vague et indécise, mais de façon à distinguer nettement les neiges rosées du sommet, dont la coloration s’efface graduellement sur la déclivité et fait ressortir en bleu sombre la partie inférieure des pentes. A mesure qu’on s’en approche, l’œil peut distinguer le massif de roches basaltiques qui lui sert de base et dans lequel, du côté du large, l’action combinée de l’air marin et des vagues a ouvert des crevasses dont quelques-unes sont devenues des grottes peuplées aujourd’hui par de bruyantes légions d’oiseaux de mer.

Lorsqu’on a dépassé le Sneffiels et laissé derrière soi le Faxe-Bug, on voit s’avancer au large une pointe que nos pêcheurs appellent la Pointe des escaliers, par allusion sans doute aux gradins superposés de couches basaltiques dont est formé le massif qui la constitue. C’est à partir de ce cap que la côte ouest se produit sous son aspect particulier, toujours grandiose, quoique uniforme. Le pied des montagnes plonge dans la mer brusquement et sans adoucissement de pentes. Les pointes se succèdent les unes aux autres, toujours droites et à pic. Le basalte, les pierres volcaniques désagrégées, s’émiettent sous l’action de la vague, et si parfois la partie inférieure de la montagne présente de loin une certaine déclivité, on s’aperçoit, en s’en rapprochant, que ce que l’on a pris pour une ondulation peu accentuée du terrain n’est en réalité qu’une sorte de remblais de sables et de débris noirâtres qui ont roulé des parties supérieures et se sont accumulés à la base. Ces côtes rocheuses sont coupées, d’espace en espace, par de larges coupures, quelque chose comme les embouchures par lesquelles des fleuves immenses viendraient se jeter dans la mer. Ce sont des fiords, c’est-à-dire des golfes intérieurs spacieux, communiquant avec la mer par un goulet relativement étroit, et renfermés entre des parois verticales de montagnes violemment écartées par quelques convulsions volcaniques. Plus le goulet est sinueux, plus le mouillage auquel il aboutit est sûr. Parfois il ne décrit aucun contour : le vent et la mer s’y engouffrent alors comme dans un couloir ; mais il est rare que dans le fond de la baie on ne trouve pas une petite pointe de sable qui déborde de l’un des côtés et forme une sorte d’épi, de jetée naturelle, derrière laquelle les navires trouvent un abri assuré. Sur cette langue de sable s’élève la maison en bois du cocman, marchand danois qui vient pendant l’été faire le commerce d’échange avec les habitans des environs.

L’action de la mer, moins violente dans cet espace abrité que du côté du large, emporte avec moins de facilité les matériaux entraînés par la fonte des neiges, les éboulemens et la chute des torrens. Des alluvions se forment qui donnent naissance à d’étroites bandes de terrain dont l’herbe est mise à profit par les habitans de quelques bœrs disséminés sur le pourtour intérieur de la baie. Des rivières généralement très poissonneuses débouchent dans le fiord que les sables qu’elles entraînent, ainsi que la désagrégation des montagnes, tendent incessamment à combler.

Aussitôt qu’il a découvert les bâtimens de pêche, le navire de guerre se dirige vers eux et leur fait connaître le fiord dans lequel il va d’abord se rendre, le nombre de jours qu’il compte y passer, et le fiord dans lequel il fera sa seconde station. Les navires qui veulent être réparés font alors route sur l’un des deux points indiqués. D’autres, qui n’ont besoin que de quelques secours en vivres ou en recharges, les reçoivent séance tenante. Les malades sont visités et embarqués, si leur état inspire des craintes sérieuses, sur le navire de guerre, qui se dirige ensuite vers le fiord où l’ont déjà précédé les pêcheurs. C’est généralement par Patrix-Fiord qu’on commence. Le fiord, désert pendant presque toute l’année, prend à cette époque un aspect d’animation inusité. Groupés autour du bâtiment de guerre, les navires marchands se préparent aux réparations qui vont leur être faites ; d’autres viennent s’échouer sur la plage pour nettoyer leurs carènes ou pour mettre à l’air les avaries de leurs coques. Les chasseurs déjà arrivés transbordent les morues ; les charpentiers et les forgerons de la station travaillent sans relâche ; les échos de la baie retentissent du bruit des enclumes et des marteaux ; le cocman débite force petits verres de trois-six frelaté. La nuit ne vient pas interrompre ce mouvement de bruit et d’activité, puisqu’à cette époque il n’y a pas de nuit en Islande. On dort à bâtons rompus, sans se soucier de l’heure, quand le sommeil arrive. Les coqs, embarqués au départ de France et jaloux de s’acquitter consciencieusement de leur devoir, ne savent plus comment retrouver le moment précis où ils devraient saluer l’aurore. On prend si facilement l’habitude de ce jour continuel que, pour mon compte, lorsqu’à la fin de juin, vers onze heures du soir, je pouvais apercevoir quelques étoiles qui commençaient à se montrer au zénith, c’était avec un sentiment de regret que mon souvenir s« reportait vers la nuit du 23 au 24 mai, pendant laquelle j’avais vu le soleil ne pas quitter un instant l’horizon. De ces jours sans fin de l’été, il ne faut pas conclure aux nuits éternelles de l’hiver, car, à cette époque de l’année, on a au moins trois ou quatre heures de jour en Islande, indépendamment des aurores boréales, alors presque incessantes, et dont la blanche clarté peut rivaliser d’intensité, sinon d’éclat, avec celle du soleil.

Dès mon arrivée à Patrix-Fiord, je pus me rendre compte de l’utilité de la présence d’un bâtiment de l’état dans les baies de l’Islande. J’avais été chargé de visiter un lougre dont le capitaine avait fait constater l’état d’innavigabilité. L’avarie était en effet très grave en ce sens qu’il s’agissait d’une pièce de construction facile à remplacer, mais essentielle. Le rapport des premiers experts concluait très justement à la nécessité d’une réparation impossible à faire, vu le manque de ressources de la localité, et par suite à la condamnation. L’arrivée du bâtiment de l’état, qui pouvait disposer des ouvriers et des matériaux nécessaires, changea si bien la face des choses que trente-six heures après le rapport de la seconde expertise le lougre était complètement remis en état. Par contre, un autre navire dont la coque était excellente, mais dont le pont et la mâture pourris ne purent être remplacés, fut condamné et adjugé aux enchères au prix de 109 francs.

Au moment où j’arrivai à terre pour procéder à l’examen de ces navires, une averse m’obligea de me réfugier, en attendant les experts qu’on m’avait adjoints, dans une maison située sur la pi âge, à côté de l’habitation du marchand danois. J’y fus reçu aussi cordialement que possible par trois femmes, l’aïeule, la mère et la fille. Cette dernière est presque une compatriote, car elle a pour père un pêcheur français venu à Patrix-Fiord il y a une quinzaine d’années. Très épris de la mère, il abandonna son navire pour passer l’hiver auprès d’elle, repartit l’année suivante, et se garda d’autant mieux de revenir qu’il se maria en France. La Calypso islandaise n’a pas l’air de regretter outre mesure le départ de son Ulysse. Quant à la fille, elle flatte par sa beauté l’amour-propre national des marins français, avec lesquels elle vit, ainsi que sa mère, en très bons termes d’amitié. Pendant le séjour de la flottille de pêche, la maison se transforme en cabaret qui ne désemplit pas. Les travaux de réparation n’occupant que les ouvriers du bâtiment de l’état, la plupart des pêcheurs peuvent disposer de leur temps comme bon leur semble. A défaut d’argent, ils échangent contre un peu d’eau-de-vie les galettes de biscuit de leur ration, et, quand cette ressource leur manque, ils s’en consolent en fumant philosophiquement leur pipe devant le poêle de fonte.

L’accueil cordial que j’avais trouvé chez la jeune Franco-islandaise n’avait rien qui pût me surprendre… Je savais déjà par expérience que l’étranger est toujours sûr d’être bien reçu dans ces modestes boers. A peine en a-t-il franchi le seuil que tout le monde s’empresse autour de lui. La maîtresse du logis lui présente une jatte de lait dans laquelle elle commence par tremper ses lèvres. On lui amène ensuite les enfans, que l’on a débarbouillés à la hâte. S’il les embrasse, il peut être assuré d’avoir conquis du coup les bonnes grâces de toute la famille. On sait que le baiser joue un grand rôle dans les relations sociales en Islande, où l’on se salue en s’embrassant, non pas sur les joues, mais sur les lèvres. Si dans certaines circonstances le voyageur regrette de ne pouvoir user du salut à l’européenne, — il en est d’autres où le salut à l’islandaise n’est pas fait pour lui déplaire.

Le temps, qui avait attristé ma promenade, s’était mis à la pluie et me forçait à prolonger ma halte dans le bœr ; les quelques mots d’islandais que j’avais ramassés de droite et de gauche ne me permettaient pas d’entretenir avec mes hôtes une causerie bien animée ; mais leur bonne volonté et le peu de français qu’ils savaient eux-mêmes suppléaient en partie à mon ignorance de l’idiome national, et la conversation marchait tant bien que mal. Je fis connaissance ce jour-là, pour la première et dernière fois de ma vie, je l’espère, avec les chants islandais. Je commis l’imprudence de m’approcher d’une jeune fille qui tenait à la main un gros livre que je voulais voir de près. C’était un recueil de psaumes, et la jeune personne, croyant m’être particulièrement agréable, s’empressa d’en entonner un aussi monotone, aussi peu harmonieux que possible et de la voix la plus aiguë et la plus glapissante qu’on puisse imaginer. J’eus malheureusement le talent de cacher si bien mon impression sous un air de satisfaction apparente, que la chanteuse récidiva une seconde, puis une troisième fois, et que je n’évitai la quatrième audition qu’en prenant brusquement congé de tout mon monde.

Le vent s’était levé, fraîchissant de minute en minute, et la pluie avait fait place à la neige, qui commençait déjà à recouvrir le sol. Je me hâtai de regagner le bord. Le coup de vent, augmentant d’intensité, devenait peu à peu une véritable tempête. D’épais tourbillons de neige obscurcissaient l’air ; une brume épaisse couvrait le fiord. A travers quelques rares éclaircies, nous apercevions les montagnes de la baie et les navires au mouillage complètement revêtus de blanc. Des rafales furieuses descendaient des sommets, précédées par un grondement terrible semblable au bruit d’une violente canonnade. Dans le fiord même, la mer était énorme. Notre navire, pivotant autour de ses ancres sous l’action des courans et des variations de la brise, s’inclinait fortement lorsque la mer et le vent le prenaient par le travers. De gros paquets de neige à demi congelée tombaient de la mâture sur le pont, à la grande exaspération des hommes de quart, qui ne savaient comment se garantir de ces projectiles d’un nouveau genre aussi désagréables qu’inoffensifs. Mouillés sur toutes nos ancres et par un fond d’une tenue excellente, nous n’avions rien à redouter pour nous-mêmes et pas d’inquiétude à concevoir sur les navires de pêche qui se trouvaient à la mer, la direction du vent les éloignant de la côte. L’ouragan cessait à huit heures du matin après avoir fait rage toute la nuit. La neige avait tout recouvert : tout était blanc autour de nous, les navires, les habitations, les prairies, les plateaux, les montagnes, — et, comme le soleil brillait alors d’un vif éclat, le paysage tout entier semblait scintiller sous ses rayons. Dans l’après-midi, quelques navires entrèrent dans le fiord : la tempête ne leur avait causé aucun dommage ; mais le vent, qui venait du nord, ayant poussé les glaces très bas, ils avaient dû redescendre dans le sud pour les éviter.

Les réparations que nous avions à faire étant terminées, il n’était plus nécessaire de prolonger notre séjour à Patrix-Fiord. D’autre part, quelques bâtimens moins heureux que ceux qui venaient de communiquer avec nous avaient peut-être été pris par la descente des glaces. Nos secours pouvaient leur être utiles, et dès le lendemain matin nous appareillions pour aller les leur offrir, le cas échéant.

Le temps était splendide, la température très douce, le ciel d’une pureté remarquable. Les neiges de la veille commençaient déjà à fondre dans le fiord ; au large, la mer était aussi tranquille qu’à la suite d’une longue période de calmes plats. A l’horizon, un banc peu élevé de brume sombre plaquée de blanc trouble dans sa partie inférieure dénotait la présence des glaces, que l’on pouvait apercevoir à toute distance à l’aide de longues-vues. Deux heures après notre sortie du fiord, nous rencontrions les premiers bourguignons, comme les appellent nos pêcheurs. Ce sont les avant-coureurs de la banquise, glaçons détachés, de dimension variable, d’abord assez écartés les uns des autres pour que l’on puisse facilement circuler au milieu d’eux, mais dont le nombre et la grosseur, augmentant graduellement, finissent par rendre la navigation très difficile. Leurs formes sont aussi singulières que variées : l’imagination aidant, on peut y voir des ébauches d’animaux fantastiques, des proues de navire, etc. Ces blocs, éparpillés à perte de vue sur les eaux calmes et bleues, donnaient ce jour-là à la mer l’aspect d’une immense pelouse parsemée de fleurs et d’arbustes de glace. A dix heures du matin, nous franchissions le cercle polaire. D’énormes blocs et de vastes champs de glaces plates avaient depuis longtemps succédé aux bourguignons. À mesure que nous avancions dans l’ouest, les uns et les autres augmentaient de nombre et de dimension. La navigation devenait par trop périlleuse dans cette direction, et, en continuant à la suivre, nous aurions fini par nous trouver en présence de l’obstacle infranchissable qui rend impossible la reconnaissance complète de la côte est du Groenland, de cette banquise dont le lieutenant de vaisseau de Blosseville fut l’un des explorateurs et dans laquelle il a sans doute trouvé un tombeau[3]. Renonçant à courir plus longtemps dans l’ouest, nous fimes route vers le nord pendant quelques heures, et, redescendant ensuite le long de la côte, nous vînmes mouiller le soir même à Dyre-Fiord. Les champs de glaces nous avaient souvent obligés à faire des circuits et des détours de plusieurs lieues ; mais nous finissions toujours par trouver soit un étroit chenal entre les blocs, soit un banc de glace assez mince pour que le choc du navire suffit à le briser. Un mois après, dans les mêmes parages, au lieu de trouver les glaces à petite distance de la côte, nous ne les rencontrâmes qu’à plus de 25 lieues au large. Cette fois nous n’aperçûmes ni glaçons ni champs de glaces précurseurs : ce fut la banquise même du Groenland qui nous apparut brusquement. La circonférence décrite par l’horizon, au centre de laquelle nous nous trouvions, était divisée en deux demi-cercles égaux, dont l’un semblait être le domaine de la mer libre, l’autre celui de la glace non pas à l’état de blocs plus ou moins volumineux et plus ou moins espacés, mais formant un continent qui s’étendait à perte de vue et contre lequel la mer venait se briser avec un bruit absolument analogue à celui de la vague déferlant sur une grève. La surface de ce continent glacial, hérissé d’aspérités, devait être absolument impraticable à la marche. Aucun chenal, aucun passage ne permettait d’y pénétrer. C’était la barrière contre laquelle l’énergie, la science, le courage de l’homme demeurent impuissans. Sur la lisière même, la sonde rapportait le fond par 1,000 mètres. Nos regards scrutèrent vainement l’horizon. Aucun de nous ne put apercevoir les hautes montagnes couvertes de verdure qui, si l’on en croit la tradition, firent donner par Éric le Rouge le nom de Groenland (Green-land, terre verte) au pays qu’il venait de découvrir.

Le temps étant demeuré calme pendant toute la journée, le thermomètre s’était maintenu à 12 degrés au-dessus de zéro. Il est à remarquer que les glaces sont par elles-mêmes à peu près sans influence sur la température extérieure, mais que le plus léger souffle de vent qui passe sur elles suffit à déterminer immédiatement un froid très intense. On sait qu’il n’y a pas de glaces marines de formation en Islande, et que toutes celles que l’on rencontre sur les côtes proviennent des débâcles partielles du pôle, du Spitzberg et du Groenland. Une série d’observations recueillies par l’université de Reikiavik, et qui remontent au XIIe siècle, établit d’une façon générale que c’est surtout en été que les accumulations de glaces se produisent sur le pourtour de l’île, car c’est alors que, sous les latitudes plus rapprochées du pôle, la chaleur désagrège en partie les banquises, dont les blocs détachés, entraînés par les courans, redescendent jusqu’à Terre-Neuve. Ces blocs peuvent bien stationner momentanément sur la côte d’Islande, mais non pas s’y entasser en grande quantité, car l’île est baignée par le gulf-slream, qui l’entoure d’une ceinture d’eau chaude de 30 milles de largeur et d’une température moyenne de 8 degrés, dans laquelle la glace ne saurait subsister.

Si le gulf-stream cessait de baigner ainsi l’Islande, les glaces s’entasseraient sur la banquise, avec laquelle elles finiraient par faire corps. Elles fermeraient le passage qui existe aujourd’hui entre la banquise et la côte ouest ; dès lors la débâcle glaciale, ne trouvant plus d’issue, serait rejetée sur la côte est, d’où elle se précipiterait sur l’Angleterre, le Danemark, la Norvège et la Suède, modifiant du tout au tout le régime climatérique de ces contrées, qui ne tarderaient pas à devenir inhabitables. Cette terrible perspective n’est heureusement pas à redouter. Le passage entre l’Islande et le Groenland demeure libre, et l’action du gulf-stream, à laquelle l’île doit en partie sa fertilité et la douceur relative de son climat, reste toujours la même. L’assertion que j’émets ici relativement à la douceur du climat de l’Islande sera peut-être taxée d’exagération. Je me bornerai à cet égard à citer des chiffres. Pendant mon séjour en Islande, la température moyenne a été de 12 degrés au-dessus de zéro, et je n’ai vu qu’une seule fois le thermomètre descendre à zéro. À plusieurs reprises, je me suis baigné non-seulement à la mer, mais dans les rivières des fiords, dont les eaux sont très vives, sans en être incommodé le moins du monde. Je pourrais croire que, favorisé par une chance particulière, je suis tombé sur une saison exceptionnelle, si le contraire ne m’avait été affirmé bien des fois par les gens du pays. Quant à l’hiver, il résulte des renseignemens que j’ai pu prendre qu’il est plus long, mais moins rigoureux en Islande qu’en Danemark, que la température moyenne est de 4 ou 5 degrés au-dessous de zéro, et ne descend à 10 que par exception.

Dyre-Fiord, où nous vînmes jeter l’ancre après notre première excursion dans les glaces, est l’un des fiords les plus importans de la cote ouest. Les navires mouillent en face d’Hogdol, petit hameau que composent une dizaine de bœrs construits au milieu d’une vaste prairie, à une centaine de mètres du bord de mer. De loin, le hameau paraît plus considérable qu’il ne l’est en réalité, car l’œil confond avec les habitations les pyramides coniques de blocs de tourbe noirâtre qui parsèment la prairie. Tous les bœrs, tous les villages d’Islande sont ainsi entourés d’une quantité de tourbe qu’on fait sécher au soleil, à côté même de l’endroit d’où elle a été extraite. C’est le seul combustible que produise le pays, car je ne parle que pour mémoire des bois flottés que le gulf-stream apporte dans certaines baies de l’est, la quantité qu’on en récolte, bien qu’assez considérable, ne pouvant subvenir aux besoins de la consommation générale. Sur la plage se trouvent quelques cabanes à claire-voie qui servent, comme à Reikiavik, de séchoirs pour le poisson. J’y remarquai une quantité de loups marins, dont on fait dans le pays une grande consommation. Une fois séchée, les Islandais mangent, sans aucune espèce de préparation, cette chair rance et coriace. Il n’est pas hors de propos de rappeler à ce sujet que les médecins attribuent au régime alimentaire des indigènes, dont le poisson sec fait presque tous les frais, la fréquence des cas de lèpre et d’éléphantiasis en Islande. Ces épouvantables maladies sont les fléaux du pays. Il m’est arrivé, à plusieurs reprises, de me trouver en présence de gens atteints de l’une ou de l’autre de ces affections ; mais j’avoue que, dans ces occasions, je me suis surtout efforcé de ne rien voir. C’est à Byre-Fiord que je me rencontrai pour la première fois avec un lépreux. Le mal n’était encore qu’aux jambes, mais il faisait de rapides progrès. Triste détail, les enfans du malheureux ainsi atteint étaient tous très beaux et très bien constitués ; mais il n’y avait pas d’illusion à se faire : tous portaient en eux le germe fatal du mal héréditaire aux étreintes duquel ils n’échapperont pas dans l’avenir.

Onundar-Fiord, où nous vînmes faire notre seconde station, est plus petit, plus étroit et plus resserré que la baie Dyre-Fiord. Nous y arrivâmes par un temps magnifique. La petite plage qui s’étend au pied des montagnes disparaissait sous la neige. Sur les eaux bleues s’ébattaient de nombreuses troupes d’eiders et d’oiseaux de mer qui s’envolaient lourdement à notre approche. Le peu d’étendue du fiord le faisait ressembler à un lac profondément encaissé entre les murailles granitiques au milieu desquelles notre navire paraissait emprisonné. Le côté réaliste de ce tableau poétique était dû à l’abominable odeur d’huile d’apocale dont l’air était imprégné. L’apocale est le requin des mers glaciales, on le prend avec des émérillons[4] par des profondeurs de 500 à 600 mètres. Les Danois et quelquefois des navires norvégiens et suédois se livrent à cette pêche, qui donne des bénéfices considérables. En faisant bouillir le foie et les viscères de l’animal, on obtient une huile très recherchée dans l’industrie pour la fabrication des savons ; avec la peau, les Islandais confectionnent des sandales imperméables très souples et très légères. On tire enfin un grand parti de ce squale glacial, mais l’odeur nauséabonde, à la fois forte et écœurante, qui se dégage des cuves de pierre dans lesquelles bouillent ses entrailles rend parfois le séjour de certains mouillages tout à fait insupportable.

Une grande partie des fiords que l’on rencontre sur la côte d’Islande n’est point fréquentée par les navires. On n’y trouve le plus souvent que les canots islandais montés par trois ou quatre hommes qui viennent mouiller ou relever les lignes de fond avec lesquelles ils prennent la morue. Lorsque le poisson est rare dans les baies, ils vont les tendre à plusieurs milles de la côte en ayant soin de ne pas s’exposer à être pris par de gros temps auxquels leurs frêles embarcations ne pourraient résister. Chaque pêcheur islandais prend ainsi à la ligne une centaine de belles morues chaque jour. Ils n’emploient le filet que pour la truite ou le saumon dans les lacs et dans les rivières.

Après avoir croisé pendant quelques heures, en sortant d’Onun-dar-Fiord, au milieu des navires de pêche, nous entrâmes dans Lyse-Fiord. Sur les deux côtés de ce golfe spacieux se trouvent de nombreux mouillages, sortes de fiords intérieurs très fréquentés par les pêcheurs d’apocales. C’est dans Scutul-Fiord, le quatrième de la côte sud, que nous vînmes jeter l’ancre devant le village d’Iza-Fiord, composé d’une cinquantaine de maisons danoises en bois peint. C’était, après Reikiavik, le centre le plus populeux que nous eussions encore visité. Cette agglomération de maisons aux couleurs vives sur cette étroite langue de sable avait quelque chose de gai et d’animé qui nous reposait un peu de la sévérité et de la solitude des fiords précédens. On trouve à Iza-Fiord des magasins danois bien approvisionnés, une église et malheureusement aussi des fabriques d’huile d’apocale avec leur repoussante odeur. Après nous être assurés qu’aucun navire français ne se trouvait en relâche dans les baies avoisinantes, nous reprîmes notre croisière au large ; puis, contournant à grande distance le Cap-Nord, limite septentrionale de la côte ouest, nous nous dirigeâmes vers Akurere, la seconde capitale de l’Islande.

Cette ville est située tout au fond d’Oe-Fiord, à plus de 20 lieues de la mer. Elle se compose, comme Iza-Fiord, d’un assez grand nombre de maisons danoises dont les habitans repartent presque tous pour le Danemark au commencement de l’hiver. Dans un jardin bien abrité, on peut voir la merveille la plus rare et la plus curieuse de l’Islande, à savoir trois sorbiers dont l’un a été planté en 1790. Je n’ai pas vu d’autres arbres sur le pourtour de l’île, si ce n’est à Reikiavik, qui en possède deux de la même espèce.

Les environs de la ville sont très fertiles. Comme dans les autres baies, la vue n’est plus brusquement arrêtée par une chaîne de montagnes et peut librement parcourir un assez vaste horizon. De longues ondulations de terrain coupées par des collines en pente douce bordent le rivage, le long duquel s’étendent de vertes prairies sillonnées par de nombreux cours d’eau. Les montagnes qui s’élèvent au second plan ne présentent plus les mêmes caractères de désagrégation et d’usure que celles de la côte ouest. Elles sont à la fois plus accidentées et moins disloquées. Il semble qu’il y ait à Oe-Fiord plus de vie dans la nature que dans les autres localités, et l’on dirait que les convulsions volcaniques qui ont bouleversé l’île s’y sont produites avec moins d’intensité qu’ailleurs. Notre navire était mouillé tout contre des talus gazonnés couverts de fleurs des champs, parmi lesquelles dominaient les pensées sauvages, et nous reconnûmes, non sans étonnement, que les nombreux ruisseaux qui descendaient le long de cette pente verdoyante rendaient complètement douces les eaux de la baie.

C’est principalement à Akurere que les habitans du nord de l’île viennent s’approvisionner pour l’hiver. On les voit arriver en longues caravanes, leurs petits chevaux pliant sous le faix des ballots de fourrure, de laine écrue, de bas et de gants tricotés, dont ils vont faire l’échange avec les marchands danois. Les femmes sont assises sur de grandes selles à dossier, véritables fauteuils rembourrés des plus confortables, dont j’ai vu s’accommoder parfaitement, en dépit des lazzis dont ils étaient l’objet, certains cavaliers inexpérimentés du sexe fort.

Nous devions visiter après Akurere Vapua-Fiord, le premier des fiords que l’on rencontre sur la côte est ; mais, à peine arrivés à la hauteur du cap Langaness, qui limite à l’est la côte nord, comme le Cap-Nord la limite à l’ouest, une longue série de brumes nous obligea à attendre au large une éclaircie. On ne peut songer en effet à courir sur la terre au milieu de ces brouillards humides et pénétrans, dont l’épaisseur est telle qu’on n’y voit souvent pas de l’avant à l’arrière du navire. La côte orientale est redoutée des pêcheurs pour bien des raisons : les coups de vent y sont plus fréquens que dans l’ouest ou dans le nord, les courans très violens et très variables. Elle n’est pas d’un abord facile en certains endroits à cause des îlots et des récifs qui s’étendent au large ; mais ce sont surtout les brumes qui la rendent particulièrement dangereuse. Lorsqu’un navire se trouve pris au milieu de ces épais brouillards, il n’a qu’une chose à faire : attendre patiemment une éclaircie ; mais, s’il lui est loisible d’arrêter la marche que lui impriment ses voiles ou sa machine, il n’est pas maître de se soustraire à l’action des courans, dont il ne peut apprécier ni la force ni la direction. Aussi se croit-il souvent très éloigné de la côte alors qu’elle lui apparaît brusquement et à petite distance. Pour notre compte, nous attendîmes vainement pendant cinq longues journées qu’un souffle de vent vînt déchirer le voile de brouillards qui nous enveloppait. De guerre lasse, nous fîmes route à petite vitesse jusqu’à ce que la sonde accusât une diminution considérable du fond. Nous mouillâmes alors, prêts à relever immédiatement notre ancre, et quelques heures après, dans une courte éclaircie, nous aperçûmes la terre à 200 mètres. Le pied des montagnes restant dégagé, nous pûmes longer la côte d’assez près pour ne pas la perdre de vue et donnâmes dans le premier fiord qui se rencontra sur notre chemin.

Les courans nous avaient fortement entraînés dans le sud. Longeant, sans la voir, une bonne partie de la côte est, nous étions redescendus jusqu’à Seidis-Fiord, qui est peu fréquenté par nos pêcheurs à cause de sa profondeur et des nombreuses sinuosités qu’on est obligé de décrire avant d’atteindre le mouillage. Les Norvégiens y ont établi une pêcherie où l’on prépare les harengs que l’on prend aux environs en quantité très considérable. Une compagnie américaine y avait également installé un grand établissement pour l’exploitation de la pêche de la baleine. Des navires allaient les harponner au large et les ramenaient ensuite à l’établissement de Seidis-Fiord. L’idée, bonne en principe, a donné si peu de résultats dans l’application, que le matériel de l’exploitation a dû être vendu à vil prix et l’établissement abandonné depuis quelques années. Nous vîmes encore sur la plage les ossemens d’une baleine de très grande taille, qu’un musée d’Amsterdam avait achetés et dont il ne prit pas livraison, faute d’une salle assez spacieuse pour loger ce gigantesque squelette.

La bruine s’était dissipée. En sortant de Seidis-Fiord pour continuer notre tournée, nous pûmes apercevoir dans leur ensemble les montagnes, dont la partie inférieure était seule demeurée visible depuis plusieurs jours. Elles diffèrent sensiblement de celles de la côte ouest. Les cimes, au lieu de se terminer en longs plateaux uniformes, dessinaient sur le fond bleu du ciel des lignes pittoresquement découpées. Les terrains, de nature diverse, affectaient des colorations singulières, jaunes, rouges, vertes, cuivrées, qui du large ressortaient sur les pentes comme de gigantesques flammes. Cette comparaison vient si naturellement à l’esprit, qu’elle a fait donner par nos pêcheurs à plusieurs des caps qui se succèdent entre Seidis-Fiord et Rode-Fiord le nom général de Pointes du Purgatoire.

Deux heures de traversée nous avaient conduits à l’entrée de Nord-Fiord. N’y apercevant aucun navire au mouillage, nous reprîmes notre route pour arriver le soir même à Rode-Fiord. L’entrée de ce fiord est très large, si large même que, les détails du paysage manquant de relief, le premier aspect est presque triste. Sur les deux bords se trouvent de nombreuses criques où les navires peuvent s’abriter sans être obligés de remonter jusqu’au fond de la baie. Une haute montagne, s’avançant au milieu du fiord, le divise en deux parties, dont l’une porte le nom de Rode-Intre-Fiord, l’autre d’Eske-Fiord. C’était à Eske-Fiord que nous avions affaire. Aucun navire français ne s’y montrait en ce moment ; mais nous venions y chercher des renseignemens sur le compte d’un Français naufragé en février et que l’on savait avoir été recueilli dans les environs. Le sysselmand[5] nous apprit que ce marin se trouvait à Hornwig, localité située plus au sud de l’île. Grièvement blessé au moment du naufrage, il n’était pas encore en état de supporter le transport à cheval, et, Hornwig étant l’un des points les plus dangereux de la côte, aucun navire n’osait l’y venir chercher. Le commandant de la station résolut de l’essayer, et on verra comment il réussit à mener à bonne fin cette difficile entreprise.

Nous ne manquâmes pas de profiter de notre séjour à Eske-Fiord pour visiter le gisement de spath qui se trouve dans les environs. Tout le monde connaît le spath, au moins de nom ; mais ce qu’on ignore généralement, c’est qu’au lieu d’être très commun en Islande, il ne s’y trouve qu’à Eske-Fiord. La carrière d’où on l’extrait est située au bord de la mer à mi-versant d’une colline. C’est une simple excavation dans le roc, une sorte de grotte dont le calcaire transparent recouvre sur une profonde épaisseur les parois intérieures qui s’illuminent sous les rayons du soleil de mille teintes aux chatoyans reflets. Lors de notre visite, le personnel de l’exploitation se réduisait à un gardien, et le matériel à une cabane de bois. La carrière était sous séquestre en attendant l’issue d’un procès pendant entre le propriétaire et le gouvernement danois. Nous pûmes néanmoins recueillir un nombre assez considérable de fragmens de spath, et à dater de ce jour la manie des recherches minéralogiques s’empara de tout notre équipage. Ce fut une véritable fièvre. Dans tous les fiords que nous visitâmes par la suite, nos hommes profitaient de leurs descentes à terre pour se charger de cailloux de toutes dimensions, ramassés au hasard. Parfaitement ignorans des premiers élémens de la science, ils se laissaient exclusivement guider dans leur choix par l’originalité de la forme et de la coloration. Quelques-uns furent cependant assez heureux pour mettre la main sur des échantillons qui n’auraient pas déparé la vitrine d’un collectionneur.

Avant de nous diriger vers Hornwig, nous nous rendîmes à Faskrud-Fiord, où les navires de pêche viennent habituellement passer deux ou trois journées avant de faire voile pour la France. Cette relâche leur permet de refaire leur provision d’eau douce, et de consolider leur gréement et leur mâture en vue d’une traversée pendant laquelle il leur arrive souvent d’être rudement éprouvés par le mauvais temps. Aucun de ceux que nous trouvâmes au mouillage n’ayant besoin de notre assistance, nous repartîmes aussitôt. Il faisait calme plat ; le temps était magnifique, l’horizon très clair, et nous voulions mettre à profit ces conditions favorables pour faire route sur Hornwig ; mais, à peine hors du fiord, nous fûmes subitement pris par des brumes épaisses, auxquelles succédèrent de ; fortes brises et une très grosse mer. Il nous fallut attendre en croisant au large le retour du calme, sans lequel nous ne pouvions songer à nous rapprocher de la partie de la côte que nous avions pour objectif, car, quelle que soit la direction de la brise, la mer y devient aussitôt énorme, et, si les vents passent à l’est ou au sud, on s’y trouve immédiatement en perdition. Après six jours d’attente, le temps s’étant sensiblement modifié, nous profitâmes d’une belle journée pour reprendre notre route.

Nous allions chercher cette fois, non plus un de ces magnifiques ports naturels qui dentellent au nord, à l’est et à l’ouest les côtes de l’île, mais une baie ouverte à tous les vents, entourée de récifs et de brisans sans nombre, et dont on ne peut s’approcher qu’avec des précautions infinies. Arrivés à la tombée de la nuit, nous mouillâmes en pleine côte, gardant toujours notre machine prête à fonctionner, afin de pouvoir gagner le large au premier indice de changement de temps. Une embarcation fut expédiée à terre et nos hommes finirent, après de longues recherches, par découvrir sur le rivage un bœr vers lequel ils se dirigèrent. C’était justement celui dans lequel le naufragé recevait l’hospitalité depuis plus de cent soixante jours. Il était parti de France, en qualité de second, sur le lougre l’Oiseau des mers. Dans les premiers jours de mars, par un très beau temps, une quarantaine de navires, dont l’Oiseau des mers faisait partie, péchaient à une dizaine de milles de la pointe de Westre-Horn, qui forme l’un des côtés de la dangereuse baie de Hornwig. La brise commença de fraîchir dans l’après-midi. La morue étant très abondante, nos pêcheurs, toujours imprudens, ne se décidèrent à manœuvrer pour prendre le large qu’alors que la mer et les courans les avaient déjà rapprochés de terre d’une façon inquiétante. Le plus grand nombre d’entre eux réussit cependant à doubler la pointe de Westre-Horn, derrière laquelle ils se trouvèrent en sûreté, le vent les éloignant alors de la côte. L’Oiseau des mers et quatre autres navires ne furent pas aussi heureux. Battus par des lames monstrueuses, ne pouvant pas mettre un bout de voile au vent sans qu’il fût emporté en lambeaux, ils vinrent tous les cinq se briser sur les récifs. Une trentaine d’hommes, roulant avec les vagues, furent jetés sains et saufs sur la plage. Les autres périrent, au nombre de 66, noyés ou écrasés contre les rochers. L’Oiseau des mers lutta longtemps contre la tempête. Deux heures avant le moment où il fut jeté à la côte, un coup de mer, enlevant le capitaine et les deux hommes de barre, précipita le second contre une claire-voie vitrée dont les éclats lui firent à la jambe une blessure des plus graves. Peu après le navire, donnant sur les roches, s’entr’ouvrit et se renversa du côté du vent. Le second et le mousse, demeurés seuls à bord, se réfugièrent dans la mâture et attendirent, cramponnés dans les haubans, le moment prévu où les forces viendraient à leur manquer. Il faisait un froid terrible : les lames déferlaient à chaque seconde sur eux. Voyant son jeune compagnon perdre connaissance, le second le soutint dans ses bras pendant trois heures, au bout desquelles l’enfant expira de fatigue et de froid. L’homme alors à bout de forces lâcha les cordages auxquels il s’était cramponné, et la mer le jeta à demi évanoui sur la grève. Il était alors quatre heures du matin. Autour de lui il n’apercevait que des cadavres. Ceux de ses compagnons qui avaient échappé à la mort s’étaient hâtés de se mettre à la recherche d’un bœr. Lui-même, malgré sa blessure, se mit aussitôt en marche. Il allait au hasard devant lui, traversant les marais et les ruisseaux, enfonçant à chaque pas dans la couche glacée qui les recouvrait, et dont les pointes avivaient et déchiraient incessamment sa plaie. Jusqu’à dix heures, il erra ainsi à l’aventure sans rencontrer un homme ou une habitation. Renonçant à lutter plus longtemps, il se laissa tomber sur la grève en poussant un dernier cri d’appel désespéré. Quelques instans après, deux Islandais, arrivant sur le lieu du sinistre, l’emportèrent dans le bœr où nos hommes venaient de le retrouver.

Il y recevait depuis cinq mois les soins les plus empressés et l’hospitalité la plus cordiale et la plus généreuse. Bien qu’il fût encore obligé de garder le lit, sa blessure était en bonne voie de guérison ; mais, quelque gênante que pût être pour eux la présence de leur malade, ses hôtes avaient fini par s’attacher si tendrement à lui, que la perspective de son départ les plongea dans un véritable chagrin. Sur leurs prières instantes, le commandant consentit à leur laisser encore la nuit pour se faire à l’idée d’une séparation qui leur coûtait si fort. Le lendemain, au point du jour, un canot se rendit à terre. Le naufragé venait d’arriver sur la plage, escorté par toute la famille qui l’avait si charitablement recueilli. Auprès de lui se tenait une belle jeune fille, aux soins de laquelle il semblait être particulièrement habitué, et qui laissait librement éclater une douleur si vraie que nous en fûmes tous profondément émus. Après avoir remercié le chef de la famille, non-seulement pour les soins qu’il avait eus du survivant, mais encore pour la sépulture qu’il avait pieusement fait donner aux victimes du sinistre, le commandant l’assura que le gouvernement français le ferait indemniser par les armateurs des frais de séjour et de maladie du naufragé, sans préjudice de la récompense honorifique qui serait demandée au ministre de la marine[6]. Tout ému de nos témoignages de sympathie, l’Islandais serrait nos mains en répétant qu’il n’avait fait que son devoir, et qu’il ne méritait pour cela ni indemnité, ni remercîment, ni récompense. Le moment de la séparation était venu : tous les habitans du boer, jusqu’aux petits enfans, fondaient en larmes en embrassant une fois encore le marin qui leur devait la vie. Dès le retour du canot qui le ramenait à bord, nous nous hâtâmes d’appareiller, et, lorsqu’une fois sortis de la baie nous jetâmes un dernier regard sur le rivage, nous aperçûmes encore la famille islandaise suivant de l’œil le navire qui s’éloignait de toute la vitesse de sa machine de ces parages dangereux.

La côte sud, que nous longeâmes ensuite à grande distance, n’offre ni rade, ni mouillage d’aucune sorte. Les sables entraînés par les cours d’eau qui descendent de l’intérieur ont depuis longtemps comblé tous les fiords, et les bancs qui s’étendent à trois ou quatre lieues au large obligent les navires à s’éloigner le plus possible de ces rivages inhospitaliers. A l’horizon s’élèvent de longues chaînes de montagnes étroitement resserrées, parmi lesquelles, si le temps est clair, on peut apercevoir l’Hécla et les glaciers qui le surmontent. Lorsqu’on a dépassé le cap Portland, massif rocheux qui divise la côte sud en deux parties à peu près égales, et dans lequel les lames ont creusé un magnifique portique de 80 mètres de hauteur, on ne tarde pas à apercevoir du côté du large, à quelques milles dans le sud de la terre d’Islande, un groupe de rochers qui s’élèvent brusquement au-dessus de la mer. Ce sont les îles West m an, l’un des sommets de la chaîne sous-marine dont les Shetland et les Féroe marquent encore la direction, et qui peut-être, aux époques primitives du globe, reliaient l’Islande au continent européen.

Nous nous dirigeâmes vers la plus grande de ces îles, qui possède une rade assez sûre, dans laquelle nous comptions rencontrer quelques-uns de nos pêcheurs. Le temps était très doux. Sur la surface calme de la mer s’ébattaient de nombreux hansbaks, sorte de baleines beaucoup plus maigres et beaucoup plus petites que les baleines franches, dont la pêche peu rémunératrice n’est pratiquée que par occasion dans quelques rares baies. Les oiseaux de mer, remplissant l’air de leurs cris aigres et discordans, tournoyaient autour des îlots que nous longions pour nous rendre au mouillage. La baie s’adosse d’un côté à de hautes falaises verticales au pied desquelles la sonde ne trouve pas de fond, et dont le sommet, accessible seulement du côté du large, est couvert de pâturages sur lesquels on laisse les troupeaux errer librement pendant la belle saison. De l’autre côté, sur le versant inférieur d’une colline verdoyante surmontée d’un cône noirâtre, cratère d’un volcan récemment éteint, se trouvent les bœrs et les maisons des marchands danois. L’innombrable quantité d’oiseaux de mer de tout genre j pingouins, malainocs, goélands, macareux, etc., qui ont élu domicile sur les rochers de Westman, est mise à profit par les habitans. A une certaine époque de l’année, on les tue à coups de bâton pendant leur sommeil, non pas afin d’utiliser pour l’alimentation leur chair huileuse et coriace, dont le palais le moins exigeant ne saurait s’accommoder, mais pour les employer, mélangés à la tourbe, en guise de combustible. Une autre récolte presque aussi singulière, que l’on fait également dans l’île, est celle du goémon comestible, qui croît avec abondance au pied des rochers. On se contente, pour toute préparation, de le faire sécher, et on le mange tel quel. En dépit de la forte odeur de thé et de tabac mélangés qu’exhale cette herbe marine, j’ai eu la curiosité d’en faire l’essai, et je l’ai trouvée aussi désagréable au goût qu’à l’odorat.

A l’approche du canot qui nous amenait à terre, les oiseaux s’enfuyaient, abandonnant sur les aspérités des rochers leurs petits, encore incapables de les suivre, et dont nos hommes s’emparaient à la main sans difficulté. Sur le côté inaccessible des falaises, nous apercevions parfois à une grande hauteur des crevasses naturelles, fermées par un petit mur de pierres sèches évidemment fait de main d’homme, sans pouvoir nous rendre compte du but de cette construction et des moyens employés pour l’édifier. Nous apprîmes par la suite qu’on y mettait sécher le poisson à l’abri de l’atteinte des mouches, qui ne s’élèvent jamais aussi haut. Quant au mode de construction, un Islandais, gravissant la falaise du côté du large, fixe sur le plateau une corde à l’aide de laquelle il gagne l’endroit voulu, tandis qu’une autre corde lui sert pour élever jusqu’à lui les pierres qu’un bateau lui fait passer une à une.

Nous étions favorisés dans notre excursion par un véritable soleil d’Italie qui mettait vivement en lumière toutes ces silhouettes noirâtres de roches et de montagnes décharnées incessamment rongées par les vagues. Le temps était très chaud, et je ne veux pas oublier de noter à ce sujet un l’enseignement du sysselmand, qui m’affirma que le froid vif était chose absolument inconnue aux Westman, même au cœur de l’hiver, qui y est cependant brumeux et très pluvieux.

En visitant l’église, l’unique construction en pierre de la localité, j’appris par le pasteur que les mormons se livraient depuis un certain temps à une propagande très active, de laquelle allait probablement résulter un mouvement d’émigration inquiétant pour l’avenir du pays. Le paquebot qui fait le service mensuel entre Reikiavik et Copenhague devait prendre sur la côte est, à Beru-Fiord, un premier convoi de 200 émigrans pour la Nouvelle-Sion » Les brumes lui ayant interdit l’accès du fiord, le départ fut ajourné au mois suivant et doit sans doute avoir eu lieu à l’heure où j’écris ces lignes.

C’était par les îles Westman que devait se terminer notre voyage circum-islandais. Nous touchions à la fin d’août : nos pêcheurs sont tous partis à cette époque, et les bâtimens de guerre, qui n’ont plus rien à faire sur la côte, regagnent alors Cherbourg. En terminant ce récit, je sens que j’ai été entraîné parfois hors de mon sujet principal ; mais tant de choses s’y rattachaient pour ainsi dire d’elles-mêmes, qu’il m’a bien fallu élargir le cadre et ne pas me borner à parler du drame et des acteurs sans faire connaître le lieu de la scène. J’ai surtout voulu attirer l’attention du lecteur sur les équipages de nos navires de pêche et revendiquer pour nos marins la place qu’ils sont en droit d’occuper dans l’estime publique. J’ai l’espoir d’avoir atteint ce but, convaincu qu’il m’a suffi pour cela de dépeindre leur vie de privations, de fatigues et de dangers incessans. N’est-il pas utile de montrer ainsi qu’à l’époque troublée que nous traversons, à côté de certaines classes dont les sophismes déclamatoires des rhéteurs ont oblitéré l’honnêteté et le bon sens, il en est d’autres qui, indifférentes aux utopies des prétendus apôtres de la régénération sociale, s’honorent de conserver pour devise ces mots, en dehors desquels tout est chimérique et mensonger : courage, travail, persévérance ?


GEORGE ARAGON.

  1. Le last représente un poids de morues variant suivant les localités entre 1,500 et 2,000 kilogrammes. Le nombre de poissons équivalent à ce poids varie lui-même selon les lieux de provenance. Dans le nord de l’Islande, le last est de 1,200 morues, de 900 dans l’est, et de 700 à 800 dans le sud.
  2. Le mille marin vaut 1,852 mètres ; la lieue marine est de 3 milles marins.
  3. Qu’il me soit permis de rappeler le nom aujourd’hui presque oublié de ce vaillant officier, que la Revue compte au nombre de ses collaborateurs de la première heure. Blosseville reçut en 1833 le commandement de la corvette la Lilloise, avec laquelle il découvrit au nord de la banquise une partie de la côte groônlandaise à laquelle il donna son nom. L’année suivante, il repartait de nouveau avec sa corvette pour continuer ses explorations. Depuis on n’entendit plus parler de la Lilloise, et toutes les expéditions envoyées à sa recherche sont demeurées sans résultat.
  4. Crocs en fer avec lesquels on pêche le requin.
  5. Le sysselmand est un fonctionnaire de l’ordre administratif. Il remplit tout à la fois les fonctions de sous-préfet, de juge de paix et de percepteur d’impôts.
  6. Les Islandais d’Hornwig ont reçu, par les soins du ministre de la marine, deux médailles d’or.