Les Célèbres
Monologue comique
Ollendorf.


GEORGES FEYDEAU

LES CÉLÈBRES
MONOLOGUE COMIQUE
DIT PAR
COQUELIN CADET, de la Comédie-Française
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
1884



À Paul Ferrier.


Les hommes sont bêtes, bêtes, bêtes, ne m’en parlez pas ! tenez, je souffre. Ah ! Pascal a bien dit : « L’homme est un roseau ! » Oui, un roseau, c’est-à-dire une chose bête, bête, bête. Ah ! c’est que Pascal était un homme crâne, lui, avec son air de bon apôtre ! Je ne sais pas pourquoi l’on dit toujours « l’Agneau Pascal ! » Ne vous y fiez pas !

Oui, l’homme est bête, bête, bête ; enfin, regardez-le, lui, être faible, il juge les autres, il fait des célébrités ! Et qui choisit-il pour cela ?… toujours des gens connus ! C’est bien malin ! comme cela on n’a pas la peine de les chercher !

Enfin, quelles sont-elles ses célébrités ? C’est Franklin, Gutenberg, Christophe Colomb… Christophe Colomb, je vous demande un peu ! Un monsieur qui n’a d’autre mérite, que d’avoir fait tenir un œuf sur la pointe… et ça, en le cassant ! Mais il suffit de manger des œufs à la coque pour ça ! Je l’ai fait vingt fois moi… je vous le ferai tenir, l’œuf sur la pointe… et sans le casser encore… Vous en doutez ? donnez-moi un œuf… et un coquetier, et vous allez voir… Mais n’importe quel équilibriste vous fera dix fois plus fort que ça ! il vous fera tourner une boule au bout d’une baguette, lui… Ce n’est pas Christophe Colomb qui aurait fait ça ! Vous voyez que ça ne l’empêche pas d’être célèbre…

Oui, je sais bien qu’il a aussi découvert l’Amérique !… Mais quoi ? puisqu’elle existait, il n’avait qu’à y aller ! Vous croyez que je ne l’aurais pas découverte, moi ? ah ! bien, comme c’est malin ! Il y a des paquebots qui vous y mènent tout droit.

Oui, mais alors, vous trouvez des gens qui vous disent : « Permettez ; c’est que pour Colomb, l’Amérique était inconnue : alors c’est une découverte ! » Eh bien ! quoi ? Vous croyez peut-être que je la connais, moi ? Alors avec ce raisonnement, si j’y allais… ce serait une découverte ? C’est stupide ! Oui, je sais bien que l’on me répondra : « Oh ! pardon ! Mais Colomb est le premier Européen qui ait mis le pied en Amérique ! » Eh ! bien alors, le premier Américain qui a été ramené en France… il a donc découvert l’Europe à ce compte-là ? Vous voyez que cela ne supporte pas le raisonnement. Les hommes sont bêtes, bêtes, bêtes ! Ne m’en parlez pas, tenez ! je souffre !

C’est comme Parmentier… un nom de potage ! Pourquoi est-il connu, je vous demande un peu ? Parce qu’il a rapporté des pommes de terre ! C’est bien malin ! Mais mon concierge en fait autant chaque fois qu’il va à la halle ! Et puis quoi ? Qu’est-ce que ça prouve ? c’est qu’il les aimait ! Alors il en a rapporté ; c’est tout naturel ! C’est comme moi quand je vais à Carpentras, je rapporte des berlingots, et je ne demande pas qu’on me dresse des statues pour ça ! C’est étonnant comme il y a des gens qui sont célèbres pour peu de chose.

Eh bien ! figurez-vous, je parlais de ça dernièrement avec un de mes amis… un botaniste qui est à l’école de médecine, eh bien ! il trouvait que Parmentier était un grand homme ! Encore un malin ce botaniste ! Croiriez-vous qu’il ne connaît même pas les différentes espèces de pommes de terre ! Je lui ai demandé quelle différence il y avait entre les pommes sautées et les pommes frites… il n’a jamais pu me le dire… Et on appelle ça un botaniste !…

Non, mais, tenez, pour en revenir à ce que nous disions… encore un intrigant : c’est Franklin… Enfin pourquoi est-il célèbre ? parce qu’il a inventé le paratonnerre ? Bon ! qu’est-ce que c’est que le paratonnerre ?… Un machin qui a pour but de vous garantir du tonnerre. Eh bien ! prenez trois maisons… mettez un paratonnerre sur l’une d’elles… faites tomber le tonnerre… c’est toujours sur le paratonnerre qu’il tombera ! Hein ! Et vous croyez que ce n’est pas se moquer du monde ! Ah ! non, les hommes sont bêtes ! bêtes ! bêtes ! Ne m’en parlez pas, tenez, je souffre !

Ainsi, par exemple, les peintres… on leur fait des célébrités, pourquoi ?… parce qu’ils savent bien peindre !… Non mais ! il ne manquerait plus que cela qu’ils ne sussent pas peindre !… Et puis quoi ? qu’est-ce que ça prouve ? C’est qu’ils ont eu de bons professeurs !… et de bons professeurs… tout le monde peut en avoir ! Suffit d’y mettre le prix ! Tenez, moi si j’avais étudié, j’avais de grandes dispositions : Un jour j’ai fait Capoul dans Paul et Virginie ! Tout le monde s’est écrié : « C’est craché ! c’est craché !… Littré en costume de bain ! » On l’a montré à un peintre ! il s’est écrié : « Voilà un impressionniste !… » et il m’a fait entrer chez un photographe. Mais moi, je n’y suis pas resté parce qu’en fait d’art, j’ai mes principes ! Ainsi mon fils voulait être auteur… je l’en ai empêché. Je lui ai dit : « Mon fils, je ne comprends que l’on fasse du théâtre… que lorsqu’on s’appelle Augier, Labiche ou Dumas ! » Vous ne savez pas ce qu’il m’a répondu : « Mais, mon père, ils ne se sont pas toujours appelés Augier, Labiche ou Dumas ! » C’est d’un naïf ! « Mais toujours mon fils !… depuis leur naissance ! » Alors il a cru me coller en me disant : « Cependant, si leurs parents les avaient empêchés d’écrire… ? » Mais je lui ai répondu : « Mon fils, soyez persuadé que leurs parents les auraient empêchés d’écrire… s’ils ne s’étaient pas appelés Augier, Labiche ou Dumas ! » Ça l’a cloué ! V’lan !

C’est égal, si j’avais seulement un nom… j’en ai bien un, je m’appelle Mercure ! mais si j’avais un nom connu… Ah ! vous verriez comme je serais célèbre… Je l’ai frôlée tant de fois, moi, la célébrité !… Ainsi, tenez… les chemins de fer ! c’est à moi qu’on les doit ! Un jour… j’étais jeune !… j’étais allé dîner à la campagne, chez des amis !… Il y avait Stephenson. Je dis pendant le dîner : « Dieu ! que c’est fatigant, les diligences ! On devrait bien trouver quelque chose de plus commode et de plus rapide !… » Trois ans plus tard, Stephenson inventait la locomotive ! Et voilà ! comme c’est malin ! c’était moi qui lui en avais donnée l’idée… l’idée première ! Eh bien ! il est célèbre lui ; et moi rien ! On m’a même refusé mon parcours gratuit sur toutes les lignes ! On m’a dit : « Quand vous serez député ! » Je vous demande un peu le rapport !

Ah ! c’est bien là l’ingratitude humaine ! Aussi voyez-vous, je sais bien ce que je ferai désormais ! je ne dirai plus rien… ! je n’inventerai plus rien… ! l’on ne pourra plus rien me prendre, et vous verrez le progrès !!!

Ah ! Non, les hommes sont trop bêtes, bêtes, bêtes, ne m’en parlez pas ! tenez, je souffre.


fin