Les Bucoliques/Eglogue V

Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 169-171).
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ÉCLOGUE V.
DAPHNIS.
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MÉNALQUE, MOPSUS. modifier

MÉNALQUE.

(5, 1) Pourquoi, Mopsus, puisque nous nous rencontrons ici, toi qui sais enfler le chalumeau léger, et moi chanter des vers, ne nous asseyons-nous pas au milieu de ces ormes, entremêlés de coudriers ?

MOPSUS.

Tu es le plus âgé de nous deux, Ménalque ; il est juste que je t’obéisse ; soit que nous nous reposions sous ces ombrages changeants que remuent les zéphyrs, soit que nous nous retirions plutôt dans cet antre. Vois comme la vigne sauvage y étale ses grappes éparses.

MENALQUE.

Sur nos montagnes le seul Amyntas te le disputerait pour le chant.

MOPSUS.

Lui ! ne voudrait-il pas l’emporter sur Phébus lui-même ?

MÉNALQUE.

(5, 10) Commence, Mopsus, et chante-nous ce que tu sais des amours de Phyllis, des louanges d’AIcon, ou de la querelle de Codrus : commence ; Tityre gardera nos chevreaux paissant dans la prairie.

MOPSUS.

J’ai d’autres vers que je gravai l’autre jour sur la verte écorce d’un hêtre, les chantant, les traçant tour à tour. J’aime mieux les essayer devant toi : après cela dis à Amyntas de me le disputer encore.

MÉNALQUE.

Autant que le saule pliant cède au pâle olivier, l’humble lavande au rosier pourpre, autant, à mon avis, Amyntas cède à Mopsus.

MOPSUS.

C’en est assez, enfant ; nous voici dans l’antre.

(5, 20) Une mort cruelle avait ravi Daphnis à la lumière ; les nymphes le pleuraient : coudriers, claires ondes, vous fûtes témoins de leur douleur, lorsque, tenant embrassé le misérable corps de son fils, une mère désolée accusait la rigueur et des dieux et des astres. Dans ces jours, ô Daphnis, aucun berger ne mena ses bœufs, au sortir des pâtis, se désaltérer dans les fraîches rivières ; ses troupeaux ne goûtèrent même pas de l’eau des fleuves, ne touchèrent pas à l’herbe des prés. Les lions mêmes de la Libye, ô Daphnis, ont gémi de ta mort ; les sauvages monts, les forêts nous le redisent encore. C’est Daphnis qui nous apprit à atteler au char les tigres d’Arménie ; (5, 30) Daphnis qui nous apprit à conduire les chœurs de Bacchus, à enlacer de pampres gracieux de souples baguettes. Comme la vigne est la parure des arbres, les raisins de la vigne ; comme le taureau est l’orgueil du troupeau, les moissons l’ornement des grasses campagnes ; de même, ô Daphnis, tu l’étais de nos bergeries. Depuis que les destins t’ont enlevé, Palès elle-même, Apollon aussi a quitté nos champs. Souvent dans ces sillons à qui nous avions confié des grains superbes, il ne croît plus que la triste ivraie et toutes les herbes stériles ; à la place de la douce violette, du narcisse pourpré, s’élèvent le chardon, et la ronce aux épines aiguës. (5, 40) Jonchez la terre de feuillage, bergers ; couvrez ces fontaines d’ombrages entrelacés : Daphnis veut qu’on lui rende ces honneurs. Élevez-lui un tombeau, et gravez-y ces vers : « Je suis ce Daphnis connu dans les forêts et jusques aux astres, berger d’un beau troupeau, moins beau que le berger. »

MÉNALQUE.

Tes chants, divin poëte, sont pour nous, ce que le sommeil sur le gazon est aux membres fatigués, ce qu’au milieu des ardeurs de l’été l’eau jaillissante d’un ruisseau est à celui qui y étanche sa soif. Ce n’est pas seulement sur les pipeaux, c’est encore pour la voix, que tu égales ton maître ; heureux enfant, tu seras le premier après lui ! (5, 50) Cependant je veux à mon tour te chanter, comme je pourrai, quelques-uns de mes vers ; à mon tour je veux élever ton cher Daphnis jusqu’aux astres, oui, jusqu’aux astres et moi aussi Daphnis m’aima.

MOPSUS.

Est-il un don plus grand pour moi ? Le triste enfant est bien digne d’être chanté par toi : il y a longtemps que Stimicon m’a vanté les vers que t’inspira Daphnis.

MÉNALQUE.

Daphnis, dans les splendeurs de la céleste lumière, admire le seuil de l’Olympe, son nouveau séjour ; il voit sous ses pieds les nuages et les astres. Aussi quels vifs transports en ressentent et les forêts, et les campagnes, et Pan, et les bergers, et les jeunes Dryades ! (5, 60) Le loup ne songe plus à tendre des pièges aux troupeaux, le chasseur à surprendre les cerfs dans ses traîtres lacs ; le bon Daphnis aime la paix. Les monts incultes eux-mêmes en poussent jusqu’aux astres des cris de joie ; les rochers même et les buissons prennent une voix pour dire : « C’est un dieu, Ménalque, c’est un dieu ! » Sois-nous propice et favorable, ô Daphnis : voici quatre autels ; deux fument pour toi, Daphnis, deux pour Apollon. Tous les ans je t’offrirai deux coupes où écumera un lait nouveau, deux cratères pleins du jus savoureux de l’olive : Bacchus surtout égaiera nos rustiques festins ; (5, 70) et, l’hiver, à la flamme du foyer, l’été, à l’ombre des bois, je verserai à flots dans nos coupes un vin de Chio, nouveau nectar pour moi. Damétas et Égon chanteront tour à tour, et Alphésibée imitera la danse légère des Satyres. Tels seront à jamais tes honneurs, ô Daphnis ! et quand nous célébrerons la fête solennelle des nymphes, et quand nous promènerons les victimes autour de nos champs. Tant que le sanglier aimera le sommet des montagnes, les poissons l’eau des fleuves ; tant que l’abeille se nourrira de thym, la cigale de rosée, ton nom, ta gloire et tes vertus vivront dans nos cœurs. (5, 79) Comme à Bacchus et à Cérès, les laboureurs t’adresseront leurs vœux tous les ans ; et toi aussi tu les lieras par leurs vœux.

MOPSUS.

Quels dons, Ménalque, quels dons puis-je t’offrir, en retour de pareils chants ? Non, le souffle naissant de l’auster, le doux bruit des flots qui vont battre la rive, ne me charment pas autant, ni les fleuves qui courent entre les rochers murmurants des vallées.

MÉNALQUE.

Recois de moi d’abord ce frêle chalumeau : Il m’apprit à chanter : « Corydon brûlait pour le bel Alexis. » Il m’apprit à chanter : « À qui ce troupeau ? Est-ce à Mélibée ? »

MOPSUS.

(5, 88) Et toi, Ménalque, prends cette houlette, précieuse par ses nœuds égaux, et où brille l’airain : Antigène, tout aimable qu’il était alors, me l’a souvent, mais en vain demandée.