Les Bucoliques/Eglogue IX

Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 177-179).
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ÉCLOGUE IX
MÉRIS.
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LYCIDAS, MERIS. modifier

LYCIDAS.
(9, 1) Où vas-tu, Méris ? suis-tu le chemin de la ville ?
MÉRIS.

Ô Lycidas, nous devions donc vivre assez pour voir ce triste jour que nous n’avions jamais craint, ce jour où un étranger, possesseur de nos terres, devait nous dire : « Ces champs sont à moi ; anciens habitants, partez. » Ainsi, abattus et désolés, puisque le sort bouleverse tout, envoyons au nouveau maître ces chevreaux. Que ce présent lui soit fatal !

LYCIDAS.

J’avais pourtant ouï dire que, de l’endroit où ces collines commencent à s’abaisser, et à descendre vers la plaine par une douce pente, jusqu’à ces eaux et jusqu’à ces vieux hêtres à la cime déjà brisée, (9, 10) tout le terrain avait été conservé à votre Ménalque par nos maîtres, charmés de ses vers.

MÉRIS.

Tu l’avais ouï dire, et c’était le bruit commun : mais nos vers, cher Lycidas, ont autant de force, au milieu des traits de Mars, que les colombes de Chaonie, quand l’aigle fond sur elles. Si du creux d’un chêne une corneille ne m’eût averti à gauche de n’avoir pas de nouveaux démêlés avec nos vainqueurs, ni ton Méris, ni Ménalque lui-même, ne vivraient plus.

LYCIDAS.

Ah, quelqu’un pouvait-il se charger d’un si grand crime ? avec toi, Ménalque, nous eût donc été ravie du même coup la douceur de tes chants ! Si tu n’étais plus, qui chanterait les nymphes ? qui répandrait sur la terre, les herbes fleuries ? (9, 20) qui couvrirait nos fontaines de verts ombrages ? quel autre eût fait ces vers que l’autre jour te dérobait ma mémoire, lorsque tu partais pour aller voir Amaryllis, nos délices ? « Tityre, fais paître jusqu’à mon retour, je ne vais pas loin, fais paître mes chèvres : mène-les du pâtis à la rivière, Tityre, et, en les conduisant, prends garde à ce bouc ; il frappe de la corne. »

MÉRIS.

J’aime encore mieux, tout imparfaits qu’ils sont, ces vers qu’il chantait pour Varus : « Ô Varus, pourvu que Mantoue nous reste, Mantoue, hélas ! trop voisine de la malheureuse Crémone, nos cygnes élèveront en mélodieux accents ton nom jusqu’aux astres. »

LYCIDAS.

(9, 30) Puissent tes abeilles fuir les ifs empestés de la Corse ! puisse le lait gonfler les mamelles de tes vaches nourries de cytise ! Mais chante-moi quelques vers encore, si tu en sais. Et moi aussi les Muses m’ont fait poëte : j’ai mes chansons aussi ; nos bergers disent que je suis poëte ; mais je ne les crois point. Car il me paraît que je n’ai pas encore de vers qui soient dignes de Varus ou de Cinna ; vil oison, je mêle mes aigres cris aux chants mélodieux des cygnes.

MÉRIS.

Écoute, Lycidas : je tâche de retrouver, si je le puis, dans mon esprit certains vers… ils ne sont pas si méprisables. « Viens, ô viens, ma Galatée ! quels jeux te peuvent retenir sous l’onde ? (9, 40) Ici c’est le printemps vermeil ; ici la terre répand mille et mille fleurs sur les bords des fleuves ; ici le peuplier blanc se penche sur mon antre, et les vignes flexibles s’y entrelacent en frais berceaux. Viens, et laisse les flots en fureur battre les rivages. »

LYCIDAS.

Et ces autres vers que je t’ai une fois entendu chanter seul, dans une belle nuit ; je redirais l’air, si je me souvenais des paroles.

MERIS.

« Pourquoi, Daphnis, contemples-tu le lever des antiques étoiles ? vois-tu s’avancer dans les cieux l’astre de César, du petit-fils de Vénus ? astre heureux, sous lequel la moisson se réjouira de mûrir, la grappe va se colorer sur nos coteaux aux feux du midi. (9, 50) Plante des poiriers, Daphnis ; tes petits-fils en cueilleront les fruits. » Le temps emporte tout, même l’esprit : je me souviens qu’enfant je ne finissais de chanter qu’avec les soleils des longs jours : comment ai-je oublié tant de chansons ? ma voix même s’en va : quelque loup le premier aura vu Méris. Mais tu entendras assez souvent mes vers de la bouche de Ménalque.

LYCIDAS.

Vains prétextes ! Méris, tu me fais languir dans cette douce attente. Et pourtant la mer aplanie se tait comme pour t’écouter, vois, et tous les murmures de l’air sont tombés : nous avons fait la moitié de notre route, et déjà (9, 60) apparaît dans le lointain le tombeau de Bianor. Arrêtons-nous ici, Méris, où tu vois ces laboureurs émonder un épais feuillage ; chantons ici, et mets à terre tes chevreaux : nous arriverons assez tôt à la ville : ou, si nous craignons que la pluie ne s’amassant dans la nuit ne nous surprenne, chantons en poursuivant notre route ; elle en sera moins longue. Pour que nous marchions en chantant, je te soulagerai de ce fardeau.

MÉRIS.

Enfant, laisse là les chants ; l’heure nous presse ; allons : quand Ménalque sera de retour, nous chanterons plus à l’aise.