Les Bucoliques/Eglogue I

Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 161-163).
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VIRGILE.
LES BUCOLIQUES.


ÉCLOGUE I.
TITYRE.
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MÉLIBÉE ET TITYRE. modifier


MÉLIBÉE.

(1, 1) Couché sous le vaste feuillage de ce hêtre, tu essayes, ô Tityre, un air champêtre sur tes légers pipeaux. Et nous, chassés du pays de nos pères, nous quittons les douces campagnes, nous fuyons notre patrie. Toi, Tityre, étendu sous de frais ombrages, tu apprends aux échos de ces bois à redire le nom de la belle Amaryllis.

TITYRE.

O Mélibée, c’est un dieu qui nous a fait ce sort tranquille. Oui, il sera toujours un dieu pour moi ; souvent un tendre agneau de nos bergeries arrosera ses autels de son sang. Tu vois, il laisse errer mes génisses en ces lieux, et (1, 10) il m’a permis de jouer les airs que je voudrais sur mon rustique chalumeau.

MÉLIBÉE.

Je n’envie point ton bonheur : je m’en étonne plutôt, à la vue de ces champs désolés et pleins de trouble. Moi-même, tout faible que je suis, j’emmène à la hâte mes chèvres ; en voici une que j’ai peine à traîner. Là, entre d’épais coudriers, elle vient, mère plaintive, de mettre bas deux chevreaux, l’espérance de mon troupeau, hélas ! qu’elle a laissés sur une roche nue. Je me souviens (mais mon esprit était aveuglé) que ce malheur m’a été plus d’une fois prédit : des chênes ont été frappés de la foudre devant moi ; souvent du creux d’une yeuse une corneille criant à ma gauche me l’avait annoncé. Mais dis-moi, ô Tityre, dis-moi quel est ce dieu ?

TITYRE.
(1, 20) Cette ville qu’on appelle Rome, ô Mélibée, n’étais-je pas assez simple pour me la figurer semblable à celle de nos contrées, où nos bergers ont coutume de mener leurs tendres agneaux ! Ainsi je voyais ressembler à leurs pères les chiens qui viennent de naître, les chevreaux à leurs mères ; ainsi je comparais les petits objets aux grands. Mais Rome élève autant sa tête au-dessus des autres villes, que les cyprès surpassent les viornes flexibles.
MÉLIBÉE.

Et quel motif si grand t’a donné l’envie de voir Rome ?

TITYRE.

La liberté, qui, bien que tardive, m’a regardé dans mon oisif esclavage, quand ma barbe déjà blanchissante tombait sous les ciseaux : (1, 30) enfin elle m’a regardé, enfin elle est venue pour moi, depuis que Galatée m’a quitté, et qu’Amaryllis me tient sous ses lois. Car, je te l’avouerai, tant que Galatée me retenait près d’elle, je n’avais ni l’espérance d’être libre, ni le soin d’augmenter mon épargne ; et quoiqu’il sortît de mes bergeries bon nombre de victimes, quoique ma main ne cessât de presser pour l’ingrate Mantoue le lait le plus savoureux de mes chèvres, elle n’en revenait jamais chargée du plus modique métal.

MÉLIBÉE.

Je m’étonnais, ô Amaryllis, de t’entendre invoquer tristement les dieux ; je me demandais pour qui tu laissais pendre à leurs arbres les fruits mûrs. Tïtyre était absent de ces lieux : c’est toi, Tityre, toi que ces pins eux-mêmes, (1, 40) ces fontaines, ces arbrisseaux redemandaient.

TITYRE.

Que faire ? je ne pouvais mieux sortir d’esclavage, ni connaître ailleurs des dieux aussi propices. C’est là, Mélibée, que j’ai vu ce jeune et divin mortel, pour qui douze fois l’année nos autels fumeront. À peine le suppliai-je, qu’il me répondit : « Enfants, faites paître, comme devant, vos génisses ; rendez au joug vos taureaux. »

MÉLIBÉE.

Heureux vieillard, tes champs te resteront donc ! et ils sont assez étendus pour toi, quoique la pierre nue et le jonc fangeux couvrent partout tes pâturages. (1,50) Des herbages inconnus ne nuiront pas à tes brebis pleines, et le mal contagieux du troupeau voisin n’infectera pas le tien. Vieillard fortuné ! là, sur les bords connus de tes fleuves, près de tes fontaines sacrées, tu respireras le frais et l’ombre. Ici l’abeille d’Hybla, butinant sur les saules en fleurs qui ceignent tes champs de leur verte clôture, t’invitera souvent, par son léger murmure, à goûter le sommeil : et tandis que du haut de la roche l’émondeur poussera son chant dans les airs, tes chers ramiers ne cesseront de roucouler, la tourterelle de gémir, sur les grands ormeaux.

TITYRE.

(1, 60) Aussi les cerfs légers paîtront dans les airs, et les flots laisseront les poissons à sec sur les rivages ; le Parthe et le Germain, exilés et se cherchant l’un l’autre dans leur course errante, boiront, celui-là les eaux de l’Arare, celui-ci les eaux du Tigre, avant que l’image de ce dieu bienfaisant s’efface de mon cœur.

MÉLIBÉE.

Mais nous, tristes bannis, nous irons, les uns chez les Africains brûlés par le soleil, les autres chez les Scythes glacés, en Crète, sur les bords de l’impétueux Oaxis, et jusque chez les Bretons, séparés du reste du monde. Ah ! me sera-t-il donné, après un long temps, de revoir la contrée de mes pères, mon pauvre toit couvert de gazon et de chaume, (1, 70) et d’admirer encore mon champ, mon royaume, et ses rares épis ? Quoi ! c’est pour un soldat inhumain que j’ai tant cultivé ces guérets ! Le barbare aura ces moissons ! Voilà donc où la discorde a amené de malheureux citoyens ! Voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs ! Ente donc, Mélibée, ente des poiriers, range tes vignes sur le coteau. Allez, mes chèvres, troupeau jadis heureux, allez : je ne vous verrai plus, de loin couché dans un antre verdoyant, pendre aux flancs des roches buissonneuses. Je ne chanterai plus ; non, mes chèvres, vous n’irez plus, menées par moi, brouter le cytise en fleur et les saules amers.

TITYRE.

(1, 80) Cependant tu peux, cette nuit, reposer avec moi sur un lit de feuillage. J’ai des fruits savoureux, des châtaignes amollies par la flamme, un laitage abondant. Déjà les toits des hameaux fument au loin, et les ombres grandissantes tombent des hautes montagnes.