Les Bretons/Retour en Cornouaille


Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 53-60).
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CHANT SIXIÈME

RETOUR EN CORNOUAILLE.


Sur cette histoire. — L’enfant à la fontaine. — Guenn-Du et ses filles y plongent le petit Nannic. — Comment le clerc se trouvait là, et comment il revint en Cornouaille, — Annonce dans la ville du Faouêt des grandes luttes de Scaer. — Défi jeté en passant par Daûlaz. — Accueil qui lui est fait dans son bourg. — De quelle manière le clerc rencontre Anna. — Récit de son voyage à Carnac. — Le rocher des Pas-de-la-Vierge. — Rendez-vous après la lutte.


Je veux le dire encor : cette histoire, je l’aime !
Si mon pays mourant revit dans mon poème,
Toute la vie humaine y trouve aussi sa part,
Du berceau de l’enfant au tombeau du vieillard.
Après les purs amours cachés sous les feuillées,
Les glas de mort viendront et les noires veillées,
Les veuves dont les pleurs inondent un cercueil,
Et les barques sombrant la nuit sur un écueil ;
Puis le pauvre mineur cherchant son pain sous terre ;
Ou, sans pain, sans abri, le hardi réfractaire ;
Les durs travaux des champs, les joutes des lutteurs,
Et les noces aussi, leurs danses, leurs chanteurs ;

Et landes, bois, vallons où la douleur s’émousse ;
Enfin tout ce qui fait la vie amère et douce !

Or trois femmes de Scaer, le matin du Pardon,
D’une meule de cire à la sainte ont fait don,
Et puis dans sa fontaine elles plongent ensemble
Un enfant de quatre ans qui s’agite et qui tremble :
Ces trois femmes sont Guenn et ses filles ; l’enfant
Qui tremble entre leurs mains et si fort se défend,
Est le petit Nannic. — Depuis quelques semaines,
Comme s’il n’avait plus que de l’eau dans les veines,
L’enfant dépérissait ; maigre et le corps enflé,
Lui, plus rouge autrefois qu’un pavot dans le blé,
Il restait accroupi dans un des coins de l’âtre
Ou la fièvre minait son petit corps bleuâtre,
Refusant de manger, et pleurant quand ses sœurs
Lui venaient, près du feu, dire quelques douceurs.
Guenn-Du, voyant sécher ce fruit de sa vieillesse,
Disait : « Je l’aimai trop. Dieu punit ma faiblesse. »
Et lui, de jour en jour, s’affaiblissait, hélas !
Lorsque vint à passer la mère de Daûlaz.
Laissant au coin du bois sa charge de feuillage,
Volontiers, vers le soir, elle entrait au village ;
Les deux sœurs la fêtaient ; et son fils, au retour,
L’interrogeait longtemps sur Anna, son amour.
« Dieu ! quel vent a flétri cette jeune bouture,
Dit-elle, et de quel mal meurt votre créature ?
— Ah ! reprit Guenn, l’enfant a mangé des fruits verts.
Et, j’en ai peur, son corps est tout rempli de vers.
À voir les médecins son père Hoël s’apprête,
Mais la ville est bien loin, et le prix nous arrête.
— Les médecins, Guenn-Du ! le riche en a besoin ;

Mais des remèdes sûrs, sans les chercher si loin,
Le pauvre en a partout ! Le pauvre a ses ressources !
Pour lui, Dieu n’a-t-il point amassé l’eau des sources ?
Scaer a la sienne aussi. De sa crosse d’argent,
Votre sainte patronne, appui de l’indigent,
La fit jaillir de terre, et cette bonne abbesse
Par soixante canaux l’emplit dès qu’elle baisse.
C’est presque une rivière, et fraîche et sans couleur,
Et qui vaut pour le goût le cidre le meilleur.
Dans vos maux, croyez-moi, n’espérez en personne.
Mais demandez au ciel, et prenez ce qu’il donne…
Vers trois ans, mon Loïc, si robuste aujourd’hui,
Languissait tristement d’un sort jeté sur lui ;
Comme votre Nannic, il était maigre et blême :
Alors, par le conseil d’une femme qui m’aime,
Je partis pour le bourg, mon fils entre les bras
(Car le pauvre chétif n’aurait pu faire un pas) ;
Là, je trempai son ccrps tout nu dans la fontaine
(C’était au mois de mai, le jour naissait à peine) ;
Je regardais ses pieds pour juger de son sort :
S’il les eût retirés, c’était un enfant mort ;
Mais il les allongea, de façon si gentille
Qu’on eût dit dans la source une petite anguille. »
 
C’est ainsi que Guenn-Du, le matin du Pardon,
D’une meule de cire à la sainte a fait don,
Et puis mené son fils à la source bénite
Où le mal disparut (disons-le tout de suite).
Sur l’herbe, les deux sœurs ont ouvert un drap blanc,
Afin de recevoir son jeune corps tremblant.
Beaucoup de gens dévots sont encor là qui prient,
Et regardent pleurer le pauvre enfant, et rient.

Daûlaz était du nombre ; à genoux près d’Anna,
Certe elle put le voir lorsqu’elle s’inclina.
Or nul, si la vertu de la source est certaine,
Nul ne fut mieux trempé dans la sainte fontaine,
De longs cheveux, un teint doré comme le miel,
Avec de grands yeux clairs qui reflétaient le ciel.
 
Ce jeune voyageur ! après un mois d’absence,
Il avait donc revu le lieu de sa naissance ?
Au retour de Carnac il fit un long trajet.
Suivant bs bords du Scorf et les bords du Blavet,
Et partout, pour distraire un peu son cœur morose,
Laissant errer ses yeux sur toute belle chose.
Ainsi durant huit jours il avait voyagé,
Chez les curés des bourgs chaque soir hébergé.
Eh ! qui donc avec lui n’eût agi de la sorte,
Rien qu’à voir sa figure et sa manière accorte ?
Cet usage se dit, chez nous, vicarier :
Il est cher à tout prêtre, à tout clerc régulier ;
Et croyez que le soir, en vidant plus d’un verre,
On fait plus d’un bon conte au feu du prcsbytère.
Pourtant, le grand Pardon de Scaer étant venu,
Le clerc hâte ses pas, sûr qu’il est attendu
Pour lutter à la lutte et chanter à l’Office :
Tout bon soldat doit être exact à son service.
La veille du dimanche il marche jour et nuit.
Passant donc au Faouët au premier jour qui luit,
Il voit déjà finir une messe, et la porte
Ouvrant ses deux battants pour que la foule sorte ;
Et le joyeux sonneur, debout sur le talus,
Appelle autour de lui ses amis chevelus :
« Holà ! mes bons amis qui sortez de la messe,

Jeunes gens, approchez ! Arrière la vieillesse !
Arrière ce qui porte et jupe et tablier !
Des hardis jeunes gens je suis le conseiller.
Approchez, mes amis, venez ! pour vos oreilles
Je réserve un concert de choses sans pareilles ;
Mais je le dis tout net aux filles, aux vieillards :
« Arrière les jupons et tous les béquillards ! »
 
Pourtant, jeunes et vieux, sortis du cimetière,
Par delà les talus couvrent la place entière
Le sonneur crie en vain. Dans tout ce brouhaha,
Avant qu’il ait parlé la foule rit déjà.
 
C’était un vrai plaisant.
« Voyez ces filles d’Eve !
Pour savoir mon secret, comme leur front se lève !
Les grands-pères aussi qui se tiennent tout droits !
Eh bien ! faites silence au pied de cette croix,
Je parlerai pour tous. — Or çà, mes belles filles,
Bonshommes qui traînez, en toussant, vos béquilles,
Disposez-vous ! Demain, les habitants de Scaer
(Adroits jouteurs, aux bras de saule, au corps de fer),
Dans un immense pré, nommé Pré-de-la-Source,
Donneront une lutte au bourg, après la course ;
Scaer y doit envoyer ses hommes les plus forts,
Prêts avec tout venant à lutter corps à corps.
Çà donc, qui veut partir ? »
Un rire de surprise
À ces mots fit trembler les vitres de l’église.
Quand ce sonneur parlait sur le pied de la croix,
Il aurait égayé des prêtres et des rois ;
Certaines gens blâmaient pourtant ses fantaisies :

Scrupules chez les uns ; chez d’autres, jalousies.
Il reprit : « Je le vois, les jupons bleus et verts,
Et ceux qu’on baptisa voici soixante hivers,
Renoncent à la lutte ; or, dans les deux Bretagnes
On nommera couards les gens de nos montagnes,
Si vous, rudes garçons au cœur chaud et zélé,
Dont les os sont plus durs que les rocs de l’Ellé,
Vous n’allez provoquer ces pâtres de l’Izôle,
Adroits jouteurs, au corps de fer, aux bras de saule. »
 
« — Qu’ils viennent ! dit quelqu’un (c’était le clerc Daûlaz).
Tout est de fer chez nous, et le corps et les bras ! »
Oui, c’était notre clerc, qui des îles de Vanne
Arrivait, tout pressé de revoir sa chère Anne,
Et qui, sentant de loin l’odeur de ses taillis,
Courait comme un chevreuil à travers le pays.
A la croix du Faouct, entendant cette annonce,
Sans ralentir sa coursi ; il fit cette réponse.
 
Son bourg, il le trouva plein de monde, et chacun
Dans ses plus beaux habits (surtout bleu, rouge, brun :
Vingt couleurs). Le vicaire, en le voyant paraître.
Lui dit : « Revenez-vous plus calme et votre maître ? »
Sa mère l’attendait aussi chez le curé :
Dès qu’ils l’ont reconnu ses vieux yeux ont pleuré.
Quant à ses compagnons, et Lilèz à leur tête,
C’était, la cruche en main, à qui lui ferait fête.
A présent, savant clerc, dites par quel secret,
Vous allant à la source, Anne s’y rencontrait ;
Et comment, après vêpre, où votre voix sonore
Emplissait trop son cœur, vous la trouviez encore !..

Ah ! ces rapports secrets, tous ces liens charmants,
Ceux-là les savent bien qui pour âge ont vingt ans !
Sur le seuil d’une grange, à l’écart de la foule,
Anne tient sa ceinture et sur son doigt la roule,
Et le jeune Loïc, sans craindre de témoin,
Lui présente un anneau rapporté de bien loin ;
Mais son doigt se referme, et, fille honnête et sage,
Elle dit : « Contez-moi d’abord votre voyage. »
Et lui : « Si dans ma lettre on n’a point vu mon cœur,
Pourquoi parler, surtout lorsqu’on parlant j’ai peur ?
Que vous redire, Anna ? La route et ses merveilles ?
Un amant ne voit rien : les choses sans pareilles
Du port de Lorient, la barre du Poull-Du,
Hélas ! je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu ;
Mais partout je cherchais, ô la folie étrange !
Celle que j’importune encor sous cette grange.
 
« Triste et seul, jeune fille, ainsi longtemps j’errai,
Cependant, arrivé dans Sainte-Anne d’Auray,
Anne, j’ai voulu voir votre digne patronne
Que d’un respect si grand la Bretagne environne :
C’est notre mère à tous ; mort ou vivant, dit-on,
À Sainte-Anne une fois doit aller tout Breton.
Beaucoup de gens priaient ; or, mon âme affligée
À prier avec eux se sentant soulagée,
J’ai repris mon chemin ; et le nouvel espoir
Qui me rendait léger, chacun l’aurait pu voir,
Car ils sont faits ainsi ceux que leur cœur entraîne :
Ils montrent leur plaisir comme ils montrent leur peine.
Bientôt m’apparaissaient Carnac et son clocher,
Quand je vis, au détour d’un immense rocher.
Un enfant qu’on faisait marcher sur cette pierre :

Son père le tenait sous les bras, et la mère,
Prenant les petits pieds de l’enfant, son amour,
Dans les creux du rocher les posait tour à tour ;
Tout près, dévotement brûlait un bout de cierge,
Car ces creux vénérés sont les Pas-de-la-Vierge ;
Ils sont, depuis mille ans, empreints sur ce rocher,
Et par eux les enfants apprennent à marcher.
Leurs mouvements joyeux, leurs colères sans cause,
Le bonheur des parents, Naïc, la douce chose !
Tout ce qui me manquait, alors je l’ai senti.
Et, pensif, j’arrivai comme j’étais parti. »
 
Si tendre était sa voix, et son regard si tendre,
Qu’Anna, les yeux baissés, s’oubliait à l’entendre ;
Il comprit, l’heureux clerc ! et, lui prenant la main.
Il y passa la bague en ajoutant : « Demain,
Demain, aprês la lutte, on dansera ; les fêtes
Seront pleines de joie, Anna, si vous en êtes. »
 
Ah ! jeune homme inquiet, ah ! rassure-toi bien !
Malgré ce froid silence et ce sage maintien,
Au milieu des danseurs, joyeuse et hors d’haleine.
Tu la retrouveras près de sa sœur Hélène !
Il est dans tous les cœurs, l’ardent besoin d’aimer :
Cette fleur, Dieu lui-même en nous la fait germer ;
Dès la première enfance avec nous elle pousse.
Et le plus fort s’enivre à son odeur si douce.