Les Bretons/Les Réfractaires

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 183-193).

CHANT VINGT-DEUXIÈME

LES RÉFRACTAIRES.


Quelles gens passaient un soir sur le pont de Tréguier. — Un fermier de Cornouaille à la recherche de son filleul. — Jean Le-Guenn, le chanteur. — Une vieille. — Rencontre de la vieille et de deux jeunes Cornouaillais à la chapelle de la Haine. — Vie errante des deux réfractaires. — Jean Le-Guenn chante son retour. — La maison de l’aveugle. — Hospitalité du chanteur. — Le fermier Tal-Houarn retrouve son filleul. — Histoire de la Pierre-Bornale. — Libre retour en Cornouaille des deux réfractaires.


AU coup de l’Angélus, comme le jour baissait,
Sur le pont de Tréguier bien du monde passait :
Paysans et bourgeois suivaient chacun sa file ;
Les uns allant aux champs, les autres à la ville.

Un homme de Kemper, escorté d’un grand chien,
Longtemps dans son bureau fit causer le gardien ;
à peine celui-ci surveillait son péage,
Tant il fallait répondre à cet homme en voyage ;
L’obstiné Cornouaillais enfin le laissa seul,
Et partit en disant : « Où donc est mon filleul ? »

On vit encor venir, d’un pas lourd, mais rapide,
L’aveugle Jean Le-Guenn avec son petit guide.
« Jean, un air ! je paîrai le passage pour vous. »
Mais Jean ne chantait pas ce jour-là pour deux sous.
 
Enfin, d’un manteau noir avec soin entourée,
Une femme passait le pont dans la soirée. —

En face de Tréguier, sur les bords du Jaudi,
Est un lieu longtemps saint, à présent lieu maudit.
Des plâtres verts et nus, où rôde le cloporte,
Un loquet tout rouillé qui tremble sur la porte,
Au dedans un autel sans nappe, et sous les toits
L’araignée immobile étendant ses longs doigts :
Voilà cette chapelle horrible ! À la sortie,
Partout le pied se brûle à des feuilles d’ortie.
Autrefois sa patronne était la Vérité ;
C’est la Haine aujourd’hui dont le culte est fêté.

Ils disent en Tréguier qu’aucun d’eux ne visite
Ni de jour ni de nuit leur église maudite.
Mais à ce nom pourquoi se signer en tremblant,
Et jusqu’à la chapelle un sentier toujours blanc ?
« C’est vrai, vous répondront alors ces bonnes âmes ;
Mais, croyez-le, jamais il n’y va que des femmes. »
Donc, par l’étroit sentier, au tomber de la nuit,
Une femme montait, montait seule et sans bruit.
Couverte de haillons, vieille et toute ridée,
Elle allait, le cœur plein de quelque horrible idée.
Des pas se font entendre ; elle s’arrête et voit
Derrière elle des gens s’acheminant tout droit.
Bientôt, tournant vers eux sa figure blafarde,
La vieille aux yeux perçants dans les yeux les regarde.

« Je sais, je sais, dit-elle, où vous allez ainsi !
Vous connaissez les lieux, quoique nés loin d’ici.
Pourtant, ne fuyez point les avis d’une vieille :
Tous les saints à la voix du pauvre ouvrent l’oreille.
N’est-ce pas, jeunes gens, vous êtes deux amis ?
Mais peut-être avez-vous aussi des ennemis ?
— Oui-da, cria l’un d’eux (c’était un réfractaire),
Et tout un bataillon ! — Chut ! fit avec mystère
Le second — Mes enfants, je l’aurais deviné ;
Car vers vous deux mon cœur dès l’abord s’est tourné.
Qui n’a ses ennemis ? Contre eux usons d’adresse.
Vous voyez : je ne suis, hélas ! qu’une pauvresse ;
Mais sans de longs procès, et sans armes, je puis
Mettre par mon savoir un terme à vos ennuis.
Trois Ave seulement, et certaine prière,
Tous ceux que vous craignez s’étendront dans leur bière. »
Elle est folle, pensa le sage clerc Daûlaz…
« Mère, mon compagnon et moi nous sommes las ;
Nous n’allons point chercher la haine et la vengeance.
Mais de l’âme et du corps ce soir quelque allégeance. »
 
Puis il poussa du pied la porte aux gonds rouilles ;
Et tous deux, sur le sol humide agenouillés.
Pour leurs parents, pour eux, pour leurs ennemis même,
Ils prièrent, fermant la bouche à tout blasphème…
Ô jeunes gens ! c’est bien : la haine, air malfaisant,
Sur l’esprit qui l’exhale en orage descend ;
Mais les larmes d’amour, dans le ciel condensées,
Sur les cœurs doux et purs retombent en rosées.
Votre sort changera.

Toute à son noir projet,
Comme une chienne au seuil, la vieille n’en bougeait.

Dès que l’un d’eux parut : « Or çà, mes gars, dit-elle,
Que veniez-vous chercher ce soir dans la chapelle ?
Innocents Cornouaillais, savez-vous ce qu’on dit ?
Lorsqu’on ne maudit pas, soi-même on est maudit.
Vos colères à vous sont toutes dans la tête :
Vous jurez, vous frappez, c’est toute la tempête.
Nul de vous n’a le cœur de garder plus d’un jour
Une haine robuste avec un grand amour.
Pourtant, hommes légers, de vos langues de femmes
Ne lancez pas sur nous des paroles infâmes,
Sinon (j’ai mes secrets), comme l’herbe des prés,
Sur vos genoux tremblants, vilains, vous sécherez ! »
 
À ces cris de la vieille, à son rire effroyable,
Le bon Lilèz crut voir la servante du diable :
Brusquement il saisit son ami par la main,
Et passa devant lui dans le petit chemin.
Alors, faisant effort pour desserrer ses lèvres :
« Partons, dit-il ; déjà je tremble et j’ai les fièvres… »

Depuis le soir d’alerte où, grâce à maître Hervé,
Ce couple de proscrits des soldats s’est sauvé,
Ils ont couru tous deux bien des bois, des bruyères,
Visitant les manoirs, évitant les chaumières :
Hélas ! dans ce pays, moins breton tous les ans,
Chose amère ! ils craignaient leurs frères paysans.
Le regard d’un passant, un bruit dans les feuillages,
Les aboiements des chiens rôdant près des villages.
Tout les faisait trembler. « Autant vaut être loups ! »
Disait Loïc. Lilèz reprenait : « Sauvons-nous ! »
À grands pas cette nuit ils marchaient vers la côte ;
Ce fut, en les quittant, le conseil de leur hôte :

« Vite ! gagnez un port ; puis, sur un bâtiment,
Pour Vanne ou pour Auray partez secrètement.
Là, mes amis, des bras vaillants, des âmes fortes !
Là, vous verrez s’ouvrir pour vous toutes les portes ;
Gendarmes et soldats n’auront qu’à se damner.
Comme au vieux temps, c’est là qu’on peut encor chouanner. »

Les deux bannis, suivant leur course aventurière,
Au-dessous de Tréguier côtoyaient la rivière,
Quand l’un des deux, marchant avec plus de lenteur.
Murmura : « Je connais la voix de ce chanteur ! » —

Jean Le-Guenn est assis au seuil de sa cabane ;
D’une longue tournée aux paroisses de Vanne
Il arrive, son sac dégarni de chansons,
Mais plein de beaux deniers jetant de joyeux sons.
Comme le mendiant qui vend ses patenôtres,
Lui va semant partout ses chants et ceux des autres ;
Il va, les yeux fermés et le front en avant,
Barde aveugle appuyé sur le bras d’un enfant ;
Enfin, quand ses cahiers courent chaque commune,
Il rapporte au logis sa petite fortune.
Le voici revenu depuis la fin du jour,
Et gaîment sur sa porte il chante son retour.
L’aveugle cependant fait soudain une pause.
Son oreille subtile entendant quelque chose.

« Poursuivez, Jean Le-Guenn ! Oh ! nous vous connaissons,
Nous savons mieux que vous plusieurs de vos chansons.
Quel Breton n’écouta votre voix dans les fêtes,
Et, lorsque vous passez, ne dirait qui vous êtes ?
Poursuivez, Jean Le-Guenn ! cet air va droit au cœur ;

Aux voyageurs lassés il rend quelque vigueur.
— Je chantais pour moi seul, jeunes gens de Cornouailles :
C’est mon salut d’usage à ces pauvres murailles ;
Mais puisque l’air vous plaît, ô jeunes gens courtois,
Écoutez ! je suis fier de chanter pour nous trois :

« Ma maison est bâtie au bord de la rivière ;
Si son toit est en paille, elle a des murs en pierre ;
Comme cet ancien barde, harmonieux maçon,
Chanteur, avec mes chants j’ai construit ma maison.

« Tout près est un courtil où vient jaser l’abeille ;
À ses bourdonnements en été je sommeille ;
J’y trouve (c’est assez) des légumes, du lin ;
Il y manque un pommier, l’arbre cher à Merlin.

« Hélas ! ce n’est pas moi dont la main le cultive !
Mais, au temps des moissons, lorsque l’aveugle arrive,
Quand, les pieds tout poudreux, il rentre de bien loin,
De son petit enclos ses amis ont pris soin.

« Oh ! venez, venez voir la belle forêt verte,
Les grands pins résonnants dont ma hutte est couverte !
Si mes yeux ne voient pas leurs rameaux toujours verts,
Au murmure des pins je murmure des vers.
 
« Enfin, chère maison, pour ton dernier éloge,
La mer baigne tes pieds ; elle nous sert d’horloge ;
J’écoute son départ, j’écoute son retour :
Le flux et le reflux nous mesurent le jour.
 
« Ma chaumière, il est vrai, n’a pas une fenêtre :
Sans doute elle a voulu ressembler à son maître,

Elle est aveugle aussi ; notre sort est pareil :
Comme moi, ma maison est fermée au soleil… »

— « Oh ! la douce chanson ! la chanson douce et tendre !
Dirent les jeunes gens ; heureux qui peut l’entendre !
Imprimez-la, brave homme, et de tous nos pays
Des pèlerins viendront saluer ce logis ;
Et si, comme aux Pardons, chacun laisse une offrande,
La petite maison bientôt deviendra grande.
Mais vous n’avez point dit, ô maître des songeurs.
Si jamais votre seuil s’ouvrait aux voyageurs. »

L’aveugle avec bonté s’était pris à sourire.
Il étendit les bras devant lui sans rien dire,
Et quand des jeunes gens il eut saisi la main :
« Mes amis, je vous tiens sous clef jusqu’à demain. »
 
Ils entrèrent. Bientôt un feu de lande sèche
Egaya la maison encore humide et fraîche ;
Et même un peu de cidre animant les conscrits :
« Jean Le-Guenn, dirent-ils, vous logez des proscrits !
— Certain par vos discours de vos âmes honnêtes,
Je ne demande pas, mes enfants, qui vous êtes ;
Sans crainte en mon logis vous pouvez demeurer :
Errant toujours, je sais tous les ennuis d’errer. »
Et leur montrant à terre une botte de paille :
« Allons, faites vos lits, déserteurs de Cornouaille !
Nul ne viendra ce soir… »

L’aveugle se trompait,
Car à coups redoublés à sa porte on frappait.
Le clerc pâlit, cherchant par quel trou disparaître ;
Mais la maison de Jean n’avait point de fenêtre.

Comme chez maître Hervé chacun se tenait coi.
Quand l’étranger reprit : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Pour lors ce fut Lilèz qui courut vers la porte,
Et l’ouvrit en riant de sa voix la plus forte :
« Mon parrain ! — Mon filleul ! » Et le chien Bleiz léchait
Son maître bien-aimé, qui vers lui se penchait.
« Hervé n’avait point tort de plaindre les gendarmes ;
Tout marcheur que je suis, je vous rendrais les armes,
Dit le brave fermier ; mais pourquoi se cacher
Lorsqu’un père, un ami, se tue à vous chercher ? »
Alors il déroula les heureuses nouvelles
Qui pour venir si loin lui donnèrent des ailes.
 
Après les cris de joie, après un long sommeil,
Et le large repas qui suivit leur réveil,
Jean Le-Guenn écoutait, du seuil de sa chaumière,
S’éloigner ses amis le long de la rivière.
L’aveugle était pensif. Eux marchaient d’un pas lent,
Comme des voyageurs qui vont tout en parlant.
« Çà, venez, dit Tal-Houarn, et relevez la tête :
L’amnistie est entière et pleine, on vous répète.
À nos guerriers d’Afrique, à ces victorieux,
Certe on ne devait pas un prix moins glorieux.
Courage donc, Lilèz ! ma nouvelle est certaine,
Comme aussi vous rentrez maître en votre domaine.
— Étrange ! dit Lilèz. — Étrange, assurément !
Car la main de Dieu brille en cet événement.

« O mon fils, écoutez cet effrayant mystère :
Devant les étrangers, hélas ! j’ai dû me taire.

« Voici de ça vingt jours, Ronan de Saint-Urien,

Dont le père, ô Lilèz, déroba votre bien,
Revenait de la foire ; il était morne et sombre,
Car, dans un cabaret où des gens en grand nombre
Buvaient, il entendit se dire à demi-voix
Que les fils n’iraient pas fiers comme des bourgeois
Si les pères, laissant les bornes à leur place,
N’agrandissaient leur champ par ruse et par audace.
Il comprit ce discours, mais ne répondit rien,
Estimant dans son coeur son père homme de bien,
Et cependant sa mort, et volontaire et noire,
Toujours, chemin faisant, lui venait en mémoire.
Il marchait donc pensif et seul, pendant la nuit,
Lorsque, longeant son pré sur le coup de minuit,
Un soupir étouffé, comme la plainte sourde
D’un homme qui transporte une charge trop lourde,
Le réveille ; et la lune alors se dévoilant,
Il voit parmi les foins errer un spectre blanc.
Ce fantôme portait dans ses bras une pierre ;
Et, justice de Dieu ! c’était son pauvre père !
Le champ qu’il usurpa, cause de ses douleurs,
Cette nuit il allait l’arrosant de ses pleurs ;
Et promenant partout la borne sacrilège,
Il disait, sans trouver sa place : « Où la mettrai-je ? »
Pour Ronan, il signa son front, et, comme un fou,
Erra jusqu’au lever du jour sans savoir où ;
Mais il revint au pré dès que la nuit fut close,
Et, Dieu l’ayant permis, il vit la même chose.
Dès lors ne doutant plus, et la mort dans le cœur,
Il courut jusqu’au bourg chercher son confesseur.
 
« De ceux qu’il rencontra durant ces deux journées
Nul ne le reconnut, comme si trente années

Avaient passé sur lui : c’était un air hagard,
Et sur son front ridé des cheveux de vieillard.

« Mais sa troisième nuit fut encor plus horrible :
La pierre entre ses bras lorsque l’Ombre terrible
Reparut, sanglotant, et disant tour à tour :
« Où la mettrai-je ? » il crut être à son dernier jour.
Mais, voulant achever sa pieuse entreprise :
« Remettez-la, mon père, où vos mains l’avaient prise ! »
Puis, à ce grand effort d’amour et de pitié,
Il tomba de son haut et de larmes noyé.
« Merci, merci, mon fils ! Si ton âme chrétienne
« Ne m’avait dit ces mots qui finissent ma peine,
« Hélas ! ton père mort en avait pour cent ans
« À traîner cette borne au séjour des vivants… »
Or les rentes du pré, depuis quatorze années,
Le dimanche suivant on me les a données :
C’était Ronan lui-même ; et ce pieux enfant
Me parla de finir ses jours dans un couvent. »

Durant tout ce récit du fermier, sa voix mâle
Frémissait, et le front des autres devint pâle ;
Puis, tirant d’une main leur chapeau, tous les trois
Firent de l’autre main un grand signe de croix.

La vieille alors passait : « Tu vois, se prit à dire
Le clerc, tu vois. Lilèz, qu’il ne faut point maudire.
Riche et libre à présent, tu pourras épouser
La vierge à qui ton cœur ne cesse de penser.
— Mais toi, mon cher Daûlaz ? — Bah ! repartit leur guide,
Sur ce que fait sa sœur l’autre sœur se décide.

 
Courage ! tant de crainte est une déraison.
Le malheur veut enfin quitter notre maison. »
Et, comme s’ils voyaient en esprit leur chaumière.
C’était à qui pourrait laisser l’autre en arrière.
« Ah ! disaient les passants, quel air brave et joyeux ! »
Et chacun s’arrêtait pour les suivre des yeux.