Les Bretons/Le Chasse-Marée


Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 71-79).

CHANT HUITIÈME

LE CHASSE-MARÉE.


Le Port de Concarneau (Conque des Promontoires). — Appareillage d’un chasse-marée. — Un prêtre de Scaer et deux jeunes gens, Lilèz et Anna, demandent passage. — Départ. — Les îles Glénan et les roches de Penn-Marh. — Calme dans la baie d’Od-Diern. — Lilèz rouvre les yeux. — Les âmes de Grallon et d’Ahèz. — Vent d’ouest. — Confession d’Anna. — Côtes horribles de Cornouaille. — Les âmes de Grallon et d’Ahèz reparaissent. — Effroi du patron et du vicaire. — Prière à saint Beûzec.


Comme une conque immense ouverte au bord des eaux,
En Cornouaille est un port : il y vient cent bateaux.
Un sable jaune et fin couvre ses côtes plates,
Mais un infect amas de rogues, de morgates,
D’ossements de poissons sur le rivage épars,
La saumure qui filtre entre les deux remparts,
Soulèvent tous les sens quand cette odeur saline
Arrive au voyageur qui tourne la colline,
Laissant derrière lui les taillis de Melven,
La belle lande d’or qui parfume l’Aven,
Lt ces mouvants aspects de plaines, de montagnes,

Que déroulent sans fin nos sauvages campagnes.
Plus de batteurs de seigle ici, plus de faucheurs,
Mais des canots chargés de mousses, de pécheurs,
Partant et revenant avec chaque marée.
Et sur les quais du port versant à leur rentrée
Des sardines en tas, des congres, des merlus,
Des homards cuirassés, de gros crabes velus.
Et, du fond des paniers, mille genres énormes,
De toutes les couleurs et de toutes les formes,
Avec leur œil vitreux et leur museau béant,
Tous enfants monstrueux du grand monstre Océan.
Aussitôt le pressier les sèche, les empile ;
Et quand leur grasse chair a dégorgé son huile,
De Nantes à Morlaix cherchant des acheteurs,
On voit bondir sur mer les hardis caboteurs.
 
Un côtier de Léon, avec toute sa charge,
Par un matin d’automne allait prendre le large.
La voile frémissait et l’ancre était à bord.
Lorsqu’un homme en soutane arriva sur le port :
« Capitaine, salut ! Mes amis de voyage
Vers vous m’ont envoyé vous demander passage ;
Nous allons en Léon et nous venons de Scaer ;
Et moi j’ai préféré le chemin de la mer ;
Car de l’île d’Eussâ je suis fils, et peut-être
Dans mon île en passant pourrcz-vous me remettre.
— Soyez le bienvenu, répondit le patron,
Mais hâtez vos amis ; vous aurez le vent bon.
— Ils sont là sur le quai : c’est une jeune fille
Qui va loin de Kerné prier pour sa famille ;
Son cousin l’accompagne ; et tous deux je les suis,
Afin d’entendre encor la langue du pays ;

Nous autres Léonards, quoique de même souche,
La langue de Cornouailie est dure à notre bouche. »
 
On s’embarqua, chacun fit sa prière à Dieu,
La voile frémissait, la mer était en feu,
Et la barque, bientôt toute blanche d’écume,
Aux cris des goélands se perdit dans la brume.

Vers le lever du jour, devant les matelots
Les neuf îles Glénan montèrent sur les flots :
La première, Penn-Fred, et le Lorh, la dernière ;
Benn-Odet, au couchant, déchargeait sa rivière ;
Ensuite le clocher aigu de Loc-Tûdi ;
Enfin, quand le soleil vint à marquer midi
(Car le vent, qui changeait sans cesse de demeure,
Obligeait de changer la voile d’heure en heure),
Comme un bruit de chevaux cachés dans le brouillard,
On entendit gronder les rochers de Penn-Marh.

Ils étaient là, debout, pêle-mêle et sans nombre,
Devant eux sur la mer projetant leur grande ombre ;
Les flots couraient sur eux avec leurs mille bras ;
Cabrés contre les flots, ils ne reculaient pas ;
Hérissés, mugissants, inondés de poussière,
Ensemble ils secouaient leur humide crinière.
De leur masse difforme ils effrayaient les yeux ;
L’oreille s’emplissait de leurs cris furieux ;
Et l’homme tout entier, en face de ces roches
Dont les oiseaux de mer seuls bravaient les approches,
Sur son mince vaisseau, pâle et dans la stupeur,
Se voyant si chétif, sentait qu’il avait peur.

 
La barque heureusement doubla les noires pointes,
Mais chaque passager tenait les deux mains jointes,
Et notre jeune fille, assise sur le pont,
Sous sa coiffe de laine Anna cachait son front.
 
Et jusqu’à Plô-Néour, lorsque de la mer haute
Le vaisseau descendit et regagna la côte,
Bien loin de Men-Ménez et de l’île Nona,
L’afl’reux cri des chevaux les suivit jusque-là.
Ô monstres de Penn-Marh, dans son vieil idiome,
Durs rochers, c’est ainsi que le Breton vous nomme !
Ô chevaux de la mer toujours prêts à hennir !
Géant de Tal-Ifern ! noir et grand Carrec-Hîr !
 
Mais du côte d’Od-Diern, au milieu de la baie,
La vague était moins rude : ouvrant sa large raie,
Le côtier poursuivit sa route en sûreté ;
Le mousse et les marins reprirent leur gaîté ;
On alluma le poêle, et l’odeur de la soupe
Emplit le bâtiment de l’avant à la poupe.
C’est alors que Lilèz, qui, penché sur la mer,
Depuis longtemps mêlait sa bile au gouffre amer,
Le bon Lilèz ouvrit les yeux ; sa chevelure
Pendait comme un filet autour de sa figure ;
11 tordit ses cheveux par les lames mouillés,
Et, son bâton aidant, se dressa sur ses pieds ;
Mais sur ce sol nouveau les jambes lui manquèrent ;
Du jeune laboureur les marins se moquèrent.
« Damnés ! s’écria-t-il en tombant, dans nos prés
Venez, venez lutter un jour, et vous verrez ! »
Puis la houle revint, et le coup de tangage
Le roula dans sa bile aux pieds de l’équipage.

Sa cousine disait dans le même moment :
« Heureux qui sans péché vint sur ce bâtiment ! »
Le prêtre la comprit : « Madeleine est absoute.
Confessez-vous comme elle, Anna ! je vous écoute.
— Ah ! ma mère me fit avec un cœur chrétien,
Mais depuis j’en ai fait un vrai cœur de païen.
Oui, je vous porterai malheur dans ce passage !
Et cependant ma faute est celle de mon âge.
— Calmez-vous ! » repartit le prêtre, et sur ses yeux
Il plaça ses deux mains afin d’écouter mieux.
 
« C’est une longue histoire, et, pour être suivie,
Elle doit commencer où commença ma vie.
Nous nous aimions déjà quand nous étions enfants ;
Nous nous aimions encor lorsque nous fûmes grands.
Dans cette même lande où je gardais ma chèvre,
Il menait ses bestiaux ; et, plus léger qu’un lièvre,
Sitôt qu’il me voyait, cet amoureux garçon
Accourait, en sautant de buisson en buisson ;
Tous les jours, il était le premier à m’attendre ;
Et jusqu’au bois du Lorh on aurait pu l’entendre,
Quand ma mère au logis m’obligeait de rester,
Lui, du matin au soir, ne cessant de chanter.
Hélas ! je n’ai point dit quel était ce jeune homme !
— Ma fille, poursuivez ! je sais comme il se nomme.
— Eh bien ! grâce pour moi ! vous savez mon péché.
De s’aimer saintement Dieu n’a point empêcné ;
Mais il avait choisi Loïc pour son église
Et moi, chrétienne froide et vierge peu soumise,
J’ai pleuré ; je n’ai point reconduit à son lieu
Celui qui s’éloignait de la maison de Dieu ;
Aux noces, aux marchés, au bourg, dans chaque fête,

J’ai permis les ardeurs de cette jeune tête,
Et ma main dans sa main, pauvre couple insensé !
Tout le soir du Pardon avec lui j’ai dansé. »
 
À ces mots, il survint une forte rafale.
Le patron, qui dormait tranquille dans la cale,
Accourut. « Nous avons ici quelque damné,
Cria-t-il : au couchant voilà le vent tourné !
Et je vois deux corbeaux, là-bas, sur le rivage,
Qu’un marin n’aime pas à trouver en voyage :
Les âmes de Grallon et de sa fille Ahèz ;
Ils suivent le vent d’ouest, et la mort vient après. »
 
« — Vous l’entendez ! reprit l’enfant à demi morte.
Mon malheur me poursuit, aux autres je l’apporte :
Si ma mère déjà languit dans sa maison,
Elle me doit sa mort ! Ô fille sans raison !..
La vengeance a suivi de près cette soirée,
Où mon âme au démon, mon âme, s’est livrée.
J’étais avec ma sœur, les femmes de Cleunn-Braz,
Et la petite Illi, parente de Daûlaz.
Nous venions du lavoir, nous racontant chacune
Les choses qui couraient alors dans la commune ;
Catellic, arrivée au buisson des trois houx,
Me dit en s’en allant : « Les gens vont bien chez vous. »
« — Oui-da, jeunes et vieux ! » Puis, avec notre linge,
Nous prîmes vers Coat-Lorh. Mais, Seigneur ! que devins-je,
Quand, passant à travers notre petit courtil,
J’aperçus là ma mère à genoux dans le mil,
Jaune comme la paille, et ses deux pauvres lèvres
Plus blanches que mon linge et qui tremblaient les fièvres !
« Hélas ! ma fille Hélène, hélas ! ma fille Anna,

Me reconnaissez-vous telle que me voilà ?
D’où vient que Dieu me frappe avec tant de colère ?
Dit-elle ; j’ai prié tout ce jour pour lui plaire,
Et quand j’avais fini de prier, je filais,
Tandis que votre père et le neveu Lilèz
Travaillaient dans le champ, et que vous, sans relâche.
Mes filles, vous faisiez au lavoir votre tâche.
Le soir, me sentant froid, dans le mil, au soleil,
Je suis venue ici prendre un peu de sommeil.
Je m’étais donc couchée à ce soleil d’automne.
Mais en me réveillant, Jésus ! la Fille-Jaune
Était là, face à face, avec ses yeux ardents :
Comme un pauvre en hiver, elle claquait des dents ;
Des trous de ses habits sortait une odeur aigre ;
Et j’aurais pu compter ses os, tant elle est maigre
Elle est restée une heure assise dans le blé.
Ses dents claquaient si fort qu’à mon tour j’ai tremblé ! »
Ma digne mère ainsi parla ; mon âme vaine
Comprit comment une autre avait porté sa peine.
À présent vous savez mes péchés, et pourquoi
Je vais prier si loin, et pour elle et pour moi. »

La barque cependant courait, et chaque houle
Comme un grand linceul blanc qu’on roule et qu’on déroule
S’ouvrait sous le navire, et puis, se refermant,
Sur les grèves au loin s’étendait lentement.
Les marins regardaient, tout brûles par le hâle.
Ce prêtre devant eux leva sa face pâle.
Et de cette voix creuse, avec ce froid regard,
Auxquels on reconnaît chez nous un Léonard :
« La triste mer ! dit-il, la mer sombre et terrible !
Quand elle n’est point triste, hélas ! qu’elle est horrible !

Bonnes gens, vous avez visité plus d’un port.
Mais dans les eaux du sud, du levant et du nord,
Partout où l’Océan se brise sur ses bornes,
Dites s’il est des mers plus noires et plus mornes,
Des sables désolés et nus comme ce banc
Qui s’étend devant nous au pied de Lan-Baban !
Moi, prêtre, je n’ai point visité d’autres plages :
De Saint-Pôl à Kemper voilà tous mes voyages ;
Mais, un jour, appelé chez un vieux desservant,
Mon ancien maître, alors dans le bourg de Plô-Van,
Je vis que notre sol, qui nous rend si moroses,
Ne m’avait pas encor montré de telles choses.
Seul, j’allai de Penn-Marh à la Pointe-du-Raz,
Et toujours devant moi c’était un pays ras,
Aussi plat que la mer, sans arbres, sans eau douce.
Le vent, comme du feu, brûle tout ce qui pousse.
Dans les sillons salés le blé seul peut venir.
Parfois, je découvrais au loin quelque men-hîr
Dans un champ de bruyère, ou, sans toit ni fenêtre,
Une église enfouie et près de disparaître.
La désolation, des ruines, partout !
Çà et là, des pignons, des murs restaient debout,
De la vieille Penn-Marh, qui vivait de naufrages
Et qu’ont détruite aussi la guerre et les orages.
— Monsieur ! reprit soudain Lilèz, que dites-vous ?
Parlez donc en breton, et parlez pour nous tous.
À ces hommes de mer vous contez des merveilles :
Laissez votre français, j’ouvrirai mes oreilles. »

Aucun ne répondit, car les sombres oiseaux
Volaient, volaient toujours sur la crête des eaux ;
La mer enflait d’horreur ses verdàtres mamelles ;

Le vent d’ouest arrivait, et la mort sur ses ailes.
Hélas ! et le patron ! quel etfroi dans son œil
Tandis qu’il consultait les bruits de chaque écueil !
Il semblait déjà voir au milieu des tempêtes
La mer se soulever toute grosse de têtes ;
Son geste était bizarre et brusque ; il parlait clair
Comme pour surmonter les sifflements de l’air,
Et sa parole forte, et rude, et saccadée,
Sillonnait sa figure avant l’âge ridée.
 
Le premier, il cria : « L’homme ici ne peut rien ;
Ainsi, prions la Vierge et notre ange gardien. »
Lilèz pleurait ; le mousse, en appelant sa mère,
S’accrochait à la barre. — « Enfants, vite en prière !
Dit le prêtre à son tour. Par ce chemin salé
Autrefois saint Beûzec en Cornouaille est allé :
Paisible, il naviguait dans son auge de pierre.
Aux saints de l’Océan faisons notre prière.
— Oui, répondit Anna, priez tous ! mais d’abord
Jetez-moi dans la mer, moi qui suis votre mort ! »
 
Mer féroce, récifs géants, horrible gouffre,
Vagues qui bondissez d’amour quand l’homme souffre,
Dois-je, mer implacable, ajouter en tremblant
À tant de noirs récits quelque récit sanglant ?
Et cependant, naguère, errant sur ces rivages.
J’allais comme enivré de leurs beautés sauvages !
Malgré moi je prenais plaisir à tant d’horreurs !
L’homme aime l’amertume et jouit des terreurs.