Librairie Hachette et Cie (p. 293-303).


CHAPITRE XXXIII

Un dernier mot sur les braves gens.


La paix signée, le flot de l’invasion se retira. Châtillon commença à recevoir des nouvelles, et un à un rentrèrent et ceux qui avaient fui le danger et ceux qui étaient partis pour faire leur devoir. Des deux côtés il y eut des vides. Il y eut des gens qui, honteux d’avoir cédé à la peur, n’osèrent plus affronter les regards de leurs concitoyens. On ne revit plus la famille Ardant, dont le castel fut mis en vente par les soins du notaire. Le jeune Ardant resta en Angleterre pour y étudier à fond la langue et les institutions de nos voisins. Bailleul voyagea dans le Midi pour les affaires de son oncle. Le cercle de la Jeune France perdit ainsi plusieurs de ses membres les plus brillants. Parmi ceux qui revinrent, les uns rentrèrent la tête basse, et ne reprirent que peu à peu leur assurance, les autres avaient la tête haute et le regard assuré ; ils parlaient de leurs souffrances, sans préciser quelles étaient ces souffrances, et prenaient partout un ton agressif, pour éviter d’être attaqués.

D’autres, au contraire, avaient payé de leur vie l’honneur de faire leur devoir et de défendre leur pays. La ville fut très-fière de ceux-là, et leur éleva un monument où leurs noms furent inscrits. Le maire de Châtillon n’était pas ce qu’on appelle un homme éloquent, il s’en fallait même de beaucoup ; mais c’était un homme de cœur ; lui aussi il avait fait son devoir, et plus d’une fois il avait risqué sa liberté et sa vie pour résister aux exigences injustes d’un vainqueur rapace. Il prit la parole, le jour où fut consacré le monument, et trouva dans son cœur des accents dignes de ceux dont on honorait la mémoire. La ville tout entière assistait à cette cérémonie, et tous ceux qui entendirent ses simples et touchantes paroles sentirent leur cœur se gonfler d’une généreuse émotion, quand il parla du sacrifice de ces braves enfants qui s’étaient donnés tout entiers pour racheter le pays. En leur nom, et au nom de ceux qui survivaient, il déclara que la patrie n’est pas morte, que le nom de patrie n’est pas un vain mot, qu’un pays qui produit de tels enfants n’est pas un pays dégénéré. « C’était, disait-il en finissant, un pays endormi, mais qui a eu un terrible réveil. Il est debout maintenant, purifié par le malheur, et fermement résolu à refaire son avenir ! »

Lorsque, en parlant des morts, le digne homme rendit hommage à ceux qui avaient survécu, tous les regards se tournèrent vers Jean et vers sa mère, qui lui donnait le bras, Jean devint encore plus pâle d’émotion, et s’appuya plus fort sur le bras de sa mère, qui pleurait de joie et d’orgueil. À ce moment-là, chacun sentit son cœur tressaillir en lui, et reconnut la vérité de cette parole : « Non, la France n’est pas morte ! » Parmi tous ces cœurs, il en est peut-être de légers, chez lesquels l’enthousiasme avec le temps fera place au doute et à l’indifférence, mais il en est d’autres qui furent touchés à fond, et marqués pour le sacrifice à venir.

L’esprit des ouvriers est bien changé à Châtillon. Ce n’est pas que les apôtres de l’espèce de Philoxène les eussent négligés, même pendant l’invasion. Venus on ne sait d’où, ni par où, ni comment, ces gens-là à chaque instant traversaient sans encombre les lignes des Prussiens, et venaient prêcher aux quelques ouvriers qui restaient ce qu’ils appelaient la doctrine nouvelle. Mais comme il était défendu de se réunir en grand nombre, et que l’éloquence de ces messieurs avait besoin sans doute d’un nombreux auditoire et d’une tribune, ils faisaient peu de progrès. Les vieux ouvriers, les seuls qui fussent restés, secouaient la tête d’un air de doute, et répondaient qu’en tous cas ce n’était guère le moment de parler de ces choses-là. Et ils conseillaient aux réformateurs d’aller prendre un fusil en attendant.

Cependant la secte des Philoxéniens ne se décourageait pas ; la paix était à peine signée qu’ils étaient à l’œuvre et organisaient des réunions. Ils réussirent à provoquer une certaine agitation, et l’on décida qu’il y aurait un grand meeting. L’orateur qui se présenta à la tribune était aussi effronté et aussi bavard qu’un sophiste peut l’être, mais il ne savait pas bien son métier et il eut la main malheureuse dans le choix de ses exemples. Tant qu’il resta dans les nuages de ses théories générales, il ennuya son monde, qui se contenta de bâiller ; mais lorsque, par une prosopopée hardie, il cita à la barre de son propre tribunal les riches fabricants de Châtillon, et qu’il parla avec une amère ironie de la race dynastique des Defert, en appuyant bien fort sur le mot dynastique, il y eut des huées. Un ouvrier monta à la tribune, et répondit à la barbe de l’orateur que tous les Defert avaient fait leur devoir, à un moment où lui ne faisait peut-être pas le sien. De toutes parts on applaudit, et l’on conseilla au premier orateur de prendre le chemin de la porte.

Mais cet homme était effronté, et prétendait parler malgré l’assistance. Alors un contre-maître, qui avait fait le voyage d’Amérique, monta à la tribune et proposa à l’orateur de s’en aller gentiment, s’il ne voulait être traité comme on traite en Amérique les gentlemen de son espèce. « On pourra, dit-il, si vous y tenez absolument, vous enduire de goudron et vous rouler dans la plume. » Cette proposition souleva une tempête de rires. L’assemblée cria qu’elle prenait l’amendement en considération, et l’orateur effronté disparut. On eut de ses nouvelles par un journal de sa secte qui dénonça, dans un article furibond, les ouvriers de Châtillon comme « traîtres à la grande cause ».

Pendant l’armistice, on avait reçu des nouvelles de M. Nay, qui avait été interné en Suisse. Il se contentait de dire qu’il avait fait de son mieux, et qu’il se portait bien. Les rapports qui furent publiés plus tard apprirent à Marguerite qu’elle pouvait être fière de son mari aussi bien que de son frère.

Le sapeur Thorillon avait été mortellement blessé dans une tranchée.


Thorillon avait été mortellement blessé.

M. Nay parlait de lui avec une véritable tendresse. Au moment de mourir, il avait demandé à son capitaine la faveur d’être enterré « là-bas », afin de reposer auprès de « la famille ».

M. Nay, rentré en France, s’était mis à la recherche de son corps, et remplissait toutes les formalités nécessaires pour accomplir son dernier vœu ; c’est ce qui retardait son retour. On eut encore de ses nouvelles par deux jeunes magistrats de Châtillon, qui avaient fait la campagne en volontaires, et que l’on vit arriver le sac sur le dos, et « tout prêts à recommencer ».

Les lézards de M. Aubry s’étaient généralement bien montrés. « Je n’ai pas besoin, dit le bonhomme, de lire les journaux pour savoir ce que chacun d’eux a fait. Ceux de mes lézards qui « sont restés au soleil » (il entendait par là ceux qui n’avaient pas fui) trottent jusqu’ici, et viennent me serrer la main ; ceux qui ont couru se cacher dans des trous n’oseraient jamais montrer leur nez ici. Ils savent bien que, plutôt que de leur tendre la main, je leur jetterais ma montre à la tête. — C’est-à-dire que je la jetterais si je l’avais encore ! »

Cette réticence n’est qu’une transition adroite pour raconter l’aventure de sa montre qui disparut un beau matin, en compagnie de quelques braves gens de la landwehr, auxquels, bien malgré lui, il avait accordé l’hospitalité, Celui qui l’a emportée, dit-il, avec une malicieuse bonhomie, peut se flatter d’avoir là une fière montre. Peut-être, ajouta-t-il, comme pour excuser son voleur, l’a-t-il prise pour une pendule ! »

Les Loret ont perdu le numéro 2, celui qui travaillait chez M. Defert. Ils n’assomment pas les gens de leurs plaintes, mais entre eux ils parlent souvent de lui. Le père l’offre en exemple à tous les autres. Le chagrin a un peu changé l’humeur de Mme Loret. Si quelque maladroit veut la consoler par des paroles banales de la perte de ce brave garçon, elle renfonce ses larmes et répond brusquement : « Il n’a fait que son devoir, si tout le monde en avait fait autant… » elle n’achève jamais cette partie de sa phrase, et se contente de hocher la tête. Si quelque autre maladroit vient lui dire que c’est une grande consolation pour elle, ayant perdu un enfant, d’avoir encore à aimer une nombreuse famille, elle répond sèchement : « Quand on aurait quinze enfants, on aime chacun d’eux comme s’il était unique. D’ailleurs on préfère toujours celui qu’on a perdu !

— Laissez-la ! laissez-la ! dit doucement le bonhomme Loret, elle sait bien ce qu’elle dit, et elle sait bien ce qu’elle a perdu. Pauvre femme ! »

À côté des noms de Loret et de Thorillon, on a inscrit sur la plaque de marbre celui de l’abbé Plâtre. Aumônier d’un des régiments qui ont donné à Gravelotte, il a été tué sur le champ de bataille, au moment où il soignait les blessés et consolait les mourants.

Robillard, enfermé dans Paris pendant le siège, n’a pas pu revenir à l’armistice ; il avait encore beaucoup à faire auprès de ses malades et de ses blessés. Il annonce à Jean, par un billet laconique, qu’il viendra le plus tôt possible avec un échantillon du pain des derniers jours du siège, qu’il a fait mettre sous verre comme souvenir, et toute une collection d’histoires. La Commune lui ferme encore les portes pour de longs mois, et lui donne un surcroît de besogne. Il arrive enfin.

« Nous sommes des hommes maintenant, dit-il à son camarade. Cela ne fait rien, embrassons-nous tout de même. Ah çà, mon lieutenant, j’ai entendu parler de vous ! quel gaillard tu fais ! » Et dans son enthousiasme, il embrasse Jean, et il embrasse l’oncle Jean, et M. Defert aussi, et Mme  Defert aussi ; et il aurait embrassé Marguerite aussi ; mais Marguerite est partie avec son mari qui s’est remis tranquillement à construire des ponts tournants. Par manière de compensation, il embrasse M. Sombrette, dont le chapeau escarpé et le pantalon noisette se sont si bien conduits pendant l’invasion. On cause longuement ; on s’attendrit, on s’exalte, et l’on s’égaye aussi, surtout lorsque Robillard raconte la mésaventure de M. le baron Jacquin. Ce prudent personnage, au premier bruit de guerre, était parti pour la Belgique, laissant à Cob des instructions pour conduire ses chevaux en province. Lorsque Cob voulut partir, il trouva les portes fermées. « Et l’on a mangé toute l’écurie de M. le baron. Et moi, j’ai mangé du filet de Rat-Musqué, et Rat-Musqué, quoique un peu maigre, était excellent à la sauce chevreuil ! Et Cob, de désespoir, s’est engagé dans la légion des Amis de la France ; mais il s’est acoquiné à la cuisine, et il est devenu si gras, même avec cette exécrable nourriture du siège, qu’il faudra le faire fondre au bain-marie avant qu’il puisse exercer de nouveau sa profession de jockey… Et mon père, ajouta-t-il en changeant de ton, qu’est-ce que vous dites de mon père ? N’est-ce pas un homme de Plutarque ? Vaurien que je suis ! dire que j’ai été sur le point de ne pas faire ma médecine, et de lui causer ce chagrin ! Je me battrais volontiers pour tous les mauvais tours que je lui ai joués étant gamin. Pas plus tard que pendant le siège je lui en voulais encore. Vous comprenez, avoir du sang dans les veines, entendre le canon et la fusillade, et rester dans une ambulance avec un brassard ! Dieu merci, il y en avait assez de brassards ; tout le monde voulait en avoir. Aussi, de temps en temps, j’ai quitté le mien et je suis allé voir ce qui se passait dehors, et prendre l’air un peu.

— Avec un fusil, naturellement, dit Jean qui ne put s’empêcher de sourire.

— Oh ! sans cela, ce n’était pas la peine.

— Et un tireur comme toi a dû…

— Je ne dis pas non, reprit Robillard avec une modestie comique, mais comme ce n’est pas mon métier, je ne m’en suis pas vanté. Mais nous ne disons rien de la tante Edmée. Sais-tu qu’elle a frappé les Prussiens d’admiration en fumant sa pipe avec la gravité d’un sénateur romain (les sénateurs romains fumaient-ils la pipe ? Non, et pour cause. Cela ne fait rien). Ils ont éprouvé pour elle un tel respect qu’ils se sont contentés d’emporter tout ce qui était emportable. Sais-tu ce qu’elle dit à cela, la tante Edmée ? Elle dit que cela lui est bien égal, vu qu’ils n’ont pu lui emporter ni sa terre ni son courage. Elle affirme qu’avant deux ans il n’y paraîtra plus. Voilà mes histoires, dit Robillard, et j’en retrouverai bien d’autres. Et Schirmer ? »

Ce fut M. Sombrette qui se chargea de répondre.

« Il aimait trop les pieds de cochon (qu’il appelait obstinément les jambes des cochons), c’est ce qui l’a tué. Ce jeune homme de haute espérance est mort d’indigestion le jour même où il venait d’être promu officier.

— Vous avez bien sûr fait une pièce là-dessus, dit en riant Robillard.

— Oh ! mon Dieu, oui. C’est la 103e du recueil, elle est intitulée : Vanité des vanités.

— Il faut nous la dire, voulez-vous ?

— Je veux bien ! » Quand il eut fini de réciter la pièce au milieu des rires de l’auditoire, Robillard lui dit : « Combien en avez-vous fait en tout ?

— Cent vingt-neuf.

— Quelle chance ! vous nous les direz toutes. À propos, vous ne faisiez pas de vers avant les derniers événements.

— Jamais, dit M. Sombrette en rougissant. Mais vous savez : facit indignatio versum[1].

— Dites-nous-en d’autres.

— Volontiers ; mais je ne sais que ma partie ; chacune de mes sœurs sait la sienne, nous avons divisé la besogne. » Et se laissant entraîner par le plaisir qu’éprouve tout auteur à se sentir goûté et applaudi, il déclame d’abord : Les souliers d’enfant ; histoire d’un soldat qui avait volé de petits souliers blancs pour son enfant, et qui huit jours après apprenait par une lettre la mort de son petit garçon. Il avait vu là une punition du ciel et était devenu complètement fou.

« Mais, c’est fantastique ! s’écria Robillard.

— Fantastique et vrai, reprit gravement M. Sombrette. Voici maintenant l’Anatomie d’un tornister. Vous savez que c’est le nom qu’ils donnent à leur sac. Il y avait de tout dans ce tornister, jusqu’à de la verroterie, jusqu’à un faux chignon.

— Encore ! » dit Robillard, comme les enfants à qui on raconte des histoires. Et l’on applaudit à la file : le Polonais, ou ne faites pas comme nous, le Fourgon de déménagements, la Réquisition, l’Âge d’or, Cinq bouteilles pour un, la Pendule. Quand M. Sombrette demanda grâce, Robillard consentit à le laisser respirer, à condition qu’il lui permettrait de l’aller voir et de mettre sa mémoire et celle de ses sœurs à contribution.

« D’abord c’est amusant, dit-il, et puis il est bon de se mettre tout cela dans l’esprit, et d’apprendre à bien connaître son monde ! »

Mme  Hermance est triste. Les bonnes gens qui la voient se disent : « Tiens ! tiens ! voilà une femme qui a plus de cœur qu’on ne l’aurait cru : elle s’afflige des désastres du pays. » Il y a bien quelque chose de vrai dans cette réflexion ; mais la tristesse de Mme  Hermance a une autre cause. Entre intimes, il lui arrive quelquefois de dire avec un soupir : « Voilà en vérité une guerre qui est bien mal tombée. Châtillon commençait à devenir une ville très-gaie et très-habitable, maintenant c’est comme un tombeau. Presque tous nos danseurs ont quitté le pays ou ont été tués. De ceux qui restent ici, qui saurait conduire correctement un cotillon ? Ils semblent préoccupés de tout autre chose. D’ailleurs, on n’oserait même pas parler de réunions lorsqu’il y a tant de familles en deuil. N’importe, c’est bien triste. Le champ de courses est défoncé, les tribunes ont été brûlées pour faire la soupe aux uhlans. Quelle triste année ! »

Au contraire, le monsieur indécis relève la tête ; son métier de mari d’une femme à la mode est devenu une véritable sinécure. Il est bien un peu confus d’avoir hésité à prendre un fusil, de l’avoir pris trop tard, et de n’avoir pas eu occasion de s’en servir. Il s’en venge en souscrivant avec une générosité princière à toutes les œuvres de charité que les désastres de la guerre ont rendues nécessaires.

Le vieux juge n’a pas perdu son temps. Pendant toute l’invasion il a recueilli des notes précieuses sur les envahisseurs. Depuis la signature de la paix, ses notes se complètent, c’est à qui lui fournira des renseignements. Il s’est fait dicter par M. Sombrette et par ses quatre sœurs les cent vingt-neuf pièces de vers techniques qu’il veut publier comme pièces authentiques. De temps à autre, il se frotte les mains, et l’oncle Jean, qui prend le plus grand intérêt à son travail, lui dit parfois : « Alors, ça va bien ?

— Très-bien ; j’instruis le procès, et avant qu’il soit longtemps, je poserai mes conclusions.

— Moi, dit le brave capitaine, je n’entends rien à tout cela, et je crois bien que le peu de cervelle que j’avais est complètement brouillé. J’aimerais assez, si ma demande n’était pas indiscrète, savoir ce que vous pensez de tout cela ?

— Je pense que si nous avions eu beaucoup de jeunes gens comme votre neveu, et beaucoup de mères comme Mme Defert, et beaucoup d’hommes comme notre maire et comme M. Robillard, nous aurions pu nous tirer d’affaire à un contre cinq.

— Ce n’est pas douteux, mais ce qui est fait est fait.

— Oui, mais l’exemple a été donné ; mais nous nous connaissons nous-mêmes, et nous connaissons nos ennemis. Nous savons ce que nous valons, et nous savons ce qu’ils valent ; et pour ma part, moi qui les ai vus de près, je ne trouve pas que ce soient des demi-dieux. Quant à nous, nous nous calomnions à plaisir. C’est une habitude à perdre, et j’espère bien que nous la perdrons.

— Il ne faut donc pas croire certains journaux qui s’en vont répétant que c’est la ruine de la France.

— La ruine de la France ! non. C’est une terrible leçon que nous méritions peut-être. Dans tous les cas, c’est notre affaire d’en profiter. »



  1. L’indignation fait les poètes.