Librairie Hachette et Cie (p. 175-183).


CHAPITRE XX

Les Nay déménagent. Thorillon entrevoit Charles Jacquin et fait la connaissance de M. Karl Schirmer.


Une grande lettre à cachet rouge que reçoit un matin M. Nay vient changer les occupations de Thorillon. Comme un moine copiste du moyen âge, il reste penché de longues heures sur un chef-d’œuvre de calligraphie dont il veut faire la surprise à tout le monde. Le chef-d’œuvre bien et dûment parachevé, il en admire de près les détails, et de loin l’ensemble ; et quand il peut se dire que c’est parfait, et qu’il n’y a plus rien à y ajouter, il suspend le chef-d’œuvre à une des fenêtres qui donnent sur la route. Et les passants s’arrêtent pour lire en caractères de la plus exquise fantaisie : — Pavillon avec jardin et herbage à louer présentement. — Vue magnifique sur la Seine. — Le peintre-vitrier de Caudebec, qui passe pour aller à Villequier peindre l’enseigne d’un nouveau cabaret, s’arrête stupéfait et étudie longtemps la pancarte en sifflant. Il flaire un rival dans l’auteur anonyme de l’écriteau. Son front se rembrunit, et il est mélancolique le reste de la journée.

Les gens qui flânent pour tuer le temps se disent entre eux, au café du Commerce : « Vous savez la nouvelle ? les locataires de Barre-y-Va nous quittent. » Et les commentaires vont leur train au bruit des billes qui s’entre-choquent sur le tapis du billard, des dominos que l’on traîne sur le marbre des tables, et des dés que les joueurs de jacquet agitent dans le cornet et jettent sur le fond de la boîte, à tour de rôle.

De prétendus amateurs de villégiature profitent de l’occasion pour visiter le pavillon ; ils espèrent se faire une idée de l’ameublement, et surprendre les locataires dans leur intérieur. Mais ils sont bien attrapés. Pour tout locataire, ils trouvent Thorillon en manches de chemise, qui se démène au milieu d’un chaos de caisses, de valises et de porte-manteaux, ficelant, empaquetant, clouant et surtout sifflant à tue-tête, et gai comme un pinson. M. Nay, madame et le petit garçon ont pris les devants. Baptiste a donc une mission de confiance dont il est encore plus fier que de sa belle écriture. Quand il n’en peut plus à force de clouer, de ficeler, d’empaqueter, d’emballer et de siffler, il ferme le pavillon, met la clef dans sa poche qu’il ferme avec une épingle, pour plus de sûreté. De la route, il jette un regard de satisfaction sur son écriteau, et s’en va prendre ses repas dans le petit cabaret de Barre-y-Va, que fréquentent les douaniers et les matelots.

On l’entoure, on l’interroge, et c’est ce qu’il demande ; car, après s’être fait prier un peu, pour la forme, il entame l’histoire des splendeurs, des projets et des vertus « de la famille ». Les matelots apprennent avec satisfaction que M. Nay en a fini avec la basse Seine, et trouvent, comme Baptiste, qu’un autre ingénieur sera bien suffisant désormais pour finir ce qui a été si bien commencé. Désormais, M. Nay a mieux que cela à faire. « Nous irons bientôt en Espagne faire les études d’un tracé de chemin de fer ; de là en Italie ; ensuite nous verrons ! Comme nous serons forcés de vivre un peu en bohémiens, Madame, pendant ce temps-là, ira chez sa mère, où elle ne sera pas de trop, car la seconde fille de Madame va la quitter pour se faire religieuse »

Il se trouve justement dans l’auditoire un matelot qui a relâché une fois à Gibraltar. Il est vrai que Gibraltar est dans le midi de l’Espagne et que M. Nay et Baptiste doivent opérer dans le nord. Baptiste ne s’inquiète pas de cette circonstance bien minime à ses yeux et interroge le matelot avec avidité. Il apprend, avec surprise, que Gibraltar appartient aux Anglais ; et il demande au matelot pourquoi les Espagnols permettent ça.

« Probablement parce qu’ils ne peuvent pas l’empêcher, » répond le matelot.

Baptiste se contente de cette réponse, et retourne au pavillon tout pensif. Comme le matelot lui a dit que le fond de la vie d’un Espagnol c’est de fumer des cigarettes, il se met à fumer des cigarettes du matin au soir, pour se donner un avant-goût de la vie espagnole. Il se regarde, en passant, dans les glaces, et finit par se trouver un petit air étranger qui le flatte. Étranger, soit ! mais pas Espagnol dans tous les cas ; car on se figure mal un hidalgo avec des favoris d’étoupe et des constellations de taches de rousseur sur une peau blafarde. Baptiste, qui commence à s’ennuyer un peu au milieu de ses caisses, fume avec tant de fureur, qu’il ruinerait à jamais sa constitution, si les fourgons destinés au déménagement ne venaient le relever de sa faction.

Au moment où l’on commençait à charger les caisses, un monsieur très-bien mis et très-insolent, suivi d’un domestique en livrée, entra pour visiter le pavillon. À tout propos le domestique, comme un écolier qui récite une leçon, répondait : « Oui, monsieur le baron ! Non, monsieur le baron ! » Baptiste ouvrait de grands yeux ; il s’imaginait, sans savoir d’abord d’où lui venait ce doute, que le baron n’était pas un vrai baron, et que le domestique n’était qu’un domestique de louage. Peu à peu ses doutes, s’il en avait encore, disparurent : il reconnaissait très-bien le visiteur insolent, mais il était déroulé par son aplomb et par son effronterie. Il n’aurait peut-être rien dit de sa découverte, mais le baron ayant déclaré devant les rouliers que le pavillon était une misérable bicoque, et qu’il ne pouvait lui convenir :

« Dites donc, monsieur Charles Jacquin, s’écria Thorillon, il ne faut pas tant faire le fier ; les gens qui ont habité ce pavillon vous valent bien, soit dit sans vous offenser. »

Le baron rougit d’indignation, et se mordit les lèvres ; mais il ne répliqua pas. Le domestique se mit à rire derrière son chapeau, et les hommes de peine ricanèrent sans se gêner. M. le baron descendit à grands pas la côte qui mène à Caudebec.

« Comment ce garçon-là est-il devenu baron ? » se demanda l’honnête Baptiste en roulant une cigarette.

Il était devenu baron de la façon la plus simple. Comme il avait l’instinct de la spéculation, il avait fait des coups de Bourse magnifiques. Le hasard l’avait fait créancier, pour une somme considérable, d’un diplomate allemand, envoyé par la petite cour de Munchhausen, qui avait eu l’imprudence de vouloir, lui aussi, faire fortune à la Bourse. Charles, qui était riche et vaniteux, lui donna généreusement quittance en échange d’un titre de baron que l’autre lui obtint « pour services rendus ». Ce titre de baron, il l’avait d’abord essayé en riant, il le portait maintenant à la face d’Israël.

Il était venu de Paris à Rouen, afin de parier aux courses ; il y avait gagné des sommes considérables. L’idée lui était venue alors de visiter les bords de la Seine à petites journées, pour gagner ensuite Étretat. Par une habitude de spéculateur habile, il marchandait tout sur son chemin, les châteaux et les bicoques, pour voir s’il ne trouverait pas par hasard une bonne affaire. Comme il avait envoyé son valet de chambre en avant pour préparer son installation à Étretat, il avait loué à Rouen un domestique d’occasion rien que pour être appelé M. le baron devant les étrangers. Lorsque Thorillon l’eut si mal reçu, il rentra précipitamment à l’hôtel de l’Aigle-d’Or, et fit atteler aussitôt sa chaise de poste. Il lui tardait d’être à Yvetot pour y prendre le chemin de fer, et se séparer le plus vite possible du domestique qui avait été témoin de l’affront.

Les fourgons chargés, Thorillon n’eut rien de plus pressé que de partir pour Paris, afin de gagner ensuite Châtillon. Quoiqu’il eût plusieurs heures devant lui en arrivant à la gare Saint-Lazare, il traversa presque au pas de course le tumulte et l’agitation de Paris, pour se rendre à l’autre gare. Là, on lui dit qu’il ferait mieux de prendre le second train, qu’en prenant le premier il attendrait trois heures à la station la correspondance de Châtillon ; il ne se crut bien sûr de son affaire que quand il vit sa malle aux bagages, et qu’il fut installé, sa valise (où était toute sa correspondance) entre ses jambes, dans un wagon de troisième classe.

Une chose le surprit beaucoup, c’est le calme et même l’indifférence de ses compagnons de voyage. Les uns mangeaient, les autres causaient de choses banales, les autres dormaient, et même ronflaient, comme s’il était permis de dormir quand on retourne à Châtillon. La joie coupe le sommeil aussi bien que l’appétit ! Le départ avait été très-bruyant ; quelques soldats qui s’en allaient en congé commencèrent à chanter, à rire et à plaisanter ; on faisait des niches aux dormeurs, et l’on se promettait de passer une agréable nuit, sans fermer l’œil. Cependant, à mesure que les stations se succédaient, les chanteurs se fatiguaient, les plaisants devenaient sérieux, ceux qui se moquaient des dormeurs, cédaient à la même faiblesse. On s’installait de son mieux, on s’allongeait, on se tassait ; et à mesure que la locomotive grondait, sifflait et piaffait, le silence se faisait à l’intérieur du wagon. Il y eut un moment où Thorillon tout seul avait les yeux ouverts ; à la lueur vague des lampes, les dormeurs, durement cahotés, s’agitaient dans une demi-obscurité fantastique ; des ombres s’allongeaient et se raccourcissaient ; les physionomies se modelaient brusquement pour se noyer ensuite dans le vague.

En face de Thorillon, un vieil ouvrier à barbe grise montrait les dents, et semblait avoir un sourire de bête féroce ; une secousse, un simple mouvement, et la bête féroce se transformait en un véritable patriarche. Et puis ?… Et puis Thorillon tressaillit en entendant, comme dans un rêve, le nom de la station où il devait descendre, et s’aperçut, avec un sentiment de honte, qu’il avait dormi comme les autres. On pouvait donc dormir en retournant à Châtillon !

Thorillon, mal réveillé, a une vague idée qu’il vient de commettre quelque faute énorme. En tous cas, s’il a péché, il lui est donné, sans attendre longtemps, de faire une rude pénitence. Il est trois heures du matin, la voiture de Châtillon ne partira qu’à six. L’homme des bagages propose à Thorillon de laisser, en attendant six heures, sa malle en consignation. Le mot consignation déplaît au voyageur, qui demande sèchement sa malle. L’homme lui délivre le colis précieux, qu’il emporte, ou plutôt qu’il traîne jusqu’à la porte. La porte se ferme, les lumières s’éteignent. La nuit est belle, mais froide, les étoiles semblent trembler sur un ciel d’un bleu pâle. Le voyageur, transi, fait quelques pas pour se réchauffer, mais sa promenade est nécessairement restreinte, car il ne veut pas perdre de vue sa malle un seul instant. Il y a peut-être quelqu’un d’embusqué quelque part, qui n’attend que le moment de sauter dessus et de l’emporter. Baptiste se consolerait encore de perdre son linge et ses habits ; mais sa malle est remplie de menus objets qu’il emporte, pour les distribuer comme souvenirs à ses nombreux correspondants. Il y a des boîtes en coquillages achetées au Havre, de jolis galets ramassés sur la plage, quatre hippocampes desséchés, de petits tableaux de fleurs composés avec des algues et des varechs, et puis une véritable collection de photographies.

Lorsque, dans sa promenade monotone, Thorillon s’est éloigné un peu plus que de coutume, il se retourne brusquement avec l’idée qu’il va prendre en flagrant délit l’homme qui en veut à sa malle. Mais cet homme doit être bien patient et bien rusé, car il n’a pas encore seulement montré le bout de son nez. Baptiste a les poignets désarticulés par la valise aux archives, qu’il n’a pas quittée un instant. Cependant une lumière grise annonce le jour ; les maisons se détachent une à une de la masse confuse où elles étaient comme perdues. Un chien errant vient flairer la malle : voilà donc enfin un être vivant ; quelques ouvriers s’en vont travailler la terre, leurs outils sur l’épaule. Ils regardent le voyageur avec étonnement ; le voyageur les regarde avec défiance.

Enfin le Café de la Station ouvre un œil, c’est-à-dire une fenêtre, et l’on voit danser sur les vitres les reflets d’un joli feu de sarments. Thorillon s’attelle de nouveau à sa malle ; et la hissant sur une des tables du café, avec son sac par-dessus, à portée de sa main, il prend place au coin du feu, et demande quelque chose de chaud.

— Je vais voir s’il en reste. »

L’homme revint tout de suite et déclara qu’il n’en restait pas. Le ton qu’il avait en disait cela pouvait se traduire par : c’est bien fait ! Posant ses deux mains sur la table qui faisait face à Thorillon, il se mit à le regarder fixement en sifflant. Il semblait le mettre au défi de le forcer à trouver quelque chose quelque part. Quand il vit Thorillon baisser la tête, et qu’il pensa l’avoir assez écrasé de ses refus :

« Vous savez, reprit-il, que ce n’est pas un restaurant ici, c’est un café ; alors cela coûte toujours un peu plus cher. Qu’est-ce que vous diriez, par exemple, d’une bonne petite soupe à l’oignon et d’une bonne petite omelette au lard ? Hein ! qu’est-ce que vous diriez de ça ?

— Je dirais que ça fait venir l’eau à la bouche, » dit une grosse voix du côté de la porte. La grosse voix appartenait à un gros homme enroué, dont on ne voyait que le nez et les yeux. Le reste de sa personne disparaissait dans une grosse houppelande. Il avait autour du cou une demi-douzaine de mouchoirs, et les pattes de sa grosse casquette lui couvraient les oreilles et la moitié des joues ; il portait d’énormes mitaines tricotées en laine verte, et s’appuyait sur un fouet à long manche.

« Brrr ! dit le gros homme en s’approchant familièrement de la cheminée, ça a piqué cette nuit !

— Tenez, dit le cafetier à Thorillon, cet homme-là est le conducteur de la voiture de Châtillon. »

Thorillon conçut aussitôt le projet astucieux de se concilier cet important personnage par une offrande propitiatoire. Et puis, son isolement commençait à lui peser. Il lui proposa donc à tout hasard d’accepter la moitié de son déjeuner. Le conducteur accepta sans façon ; en un rien de temps, le déjeuner était prêt, et c’était un bon petit déjeuner.

Enfin on entend la corne du cantonnier, le cri haletant de la locomotive, la terre tremble : voilà le train de Paris. Thorillon est déjà sur la banquette à côté du conducteur. Les voyageurs se précipitent, les bagages s’empilent sous la bâche. Au dernier moment s’élança sur le siège, à côté de Baptiste, un jeune homme à figure rose et à barbe blonde. Il avait de longs cheveux blonds qui, au moindre mouvement, dansaient autour du collet de sa redingote. Quoiqu’il fût de taille élancée, sa tournure avait quelque chose de gauche et de roide. Baptiste remarqua du premier coup d’œil qu’il avait des pieds énormes. À peine arrivé au sommet de la diligence, il s’enfonça dans son coin, empiétant, sans se gêner, sur la place de Thorillon, et se mit à fumer. Lorsqu’il avait fini un cigare, il allumait le suivant au reste du premier, et continuait sans désemparer. Quand Thorillon vit cela, il se mit à rouler des cigarettes comme un vrai Castillan ; et le conducteur tira de sa poche un tronçon de pipe, qui, à en juger par la mine, devait avoir vu plus d’un printemps.

Le premier accès de rage fumivore une fois passé, le conducteur et Baptiste se mirent à causer. Le monsieur blond ne disait mot, mais il semblait écouter avec attention. Quand l’un des deux interlocuteurs se tournait vers lui comme pour en appeler à son jugement, il souriait sans ôter son cigare de sa bouche, et c’était tout. À la fin, le conducteur n’y tint plus, et s’adressant directement au silencieux jeune homme, il lui demanda s’il était étranger. L’autre remua la tête de haut en bas, rougit, sourit, et dit avec un fort accent germanique : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Et il se remit bien vite à sucer son cigare. Après cinq bonnes minutes de réflexion, il pensa sans doute que ses compagnons ne l’avaient pas compris tout de suite ; il reprit donc avec un sourire de bienveillance : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Les deux amis, désespérant d’en tirer autre chose, se remirent à causer de leurs petites affaires. Au bout d’un quart d’heure, l’Allemand, ayant bien ruminé, jeta au milieu de leur conversation cette remarque intéressante : « Je comprends le français, mais je ne le parle pas commodément. »

Ayant ainsi parlé, le voyageur blond alluma son sixième cigare au dernier débris du cinquième, et se mit à regarder avec intérêt les champs, les prés, les bois, et les bonnes gens qui croisaient la diligence. Quand il eut fini de fumer, il se mit à siffler sans cérémonie, au grand scandale de Thorillon. Quand il eut sifflé une soixantaine de fois la même phrase, il bâilla ; et quand il eut bien bâillé en faisant bruyamment ouah ! ouah ! ouah ! il s’étira sur la banquette et faillit précipiter sur la poussière de la route le chapeau de Thorillon. À la fin, il tira une carte de sa poche et se mit à l’étudier, en sifflant et en bâillant. Lorsqu’on fut arrivé en vue de Labridun :

« Labridun ? demanda-t-il en étendant la main vers le village que l’on entrevoyait au milieu des haies et des pommiers.

— Oui, dirent à la fois le conducteur et Thorillon.

— Combien d’habitants ?

— Sais pas ! » dit le conducteur, qui allongea un grand coup de fouet à ses chevaux pour les punir de son ignorance. Thorillon demeura muet de surprise, à l’idée que cela pût intéresser quelqu’un de savoir combien il y a d’habitants à Labridun. L’Allemand élabora longuement une autre question qu’il formula ainsi :

« Pays riche ?

— Vous n’avez qu’à regarder cette terre-là, répondit le conducteur en étendant son fouet vers un champ fraîchement remué. C’est de la bonne terre, allez, on aura beau dire le contraire. Et dans votre pays à vous, la terre est-elle bonne ?

— Sable ! répondit l’Allemand.

— Alors les pommes de terre doivent y être contentes ! » reprit le conducteur avec un gros rire.

L’Allemand prit un air embarrassé et se fit expliquer la plaisanterie qu’il n’avait pas comprise du premier coup. Quand il fut sûr de l’avoir bien saisie, il se mit à rire bruyamment en répétant : « Très-bon ! très-parfait ! les pommes de terre contentes ! ah ! ah ! ah ! »

Enfin, voilà Châtillon ; la voiture fait un horrible vacarme dans les rues étroites du faubourg : les gens se rangent précipitamment et la regardent passer. Aussitôt descendu de l’impériale, Baptiste confie sa malle au garçon d’écurie de l’hôtel du Mouton, donne ses instructions et part presque en courant pour la rue du Heaume.

À peine était-il entré dans la maison depuis un quart d’heure, qu’il vit paraître l’Allemand de la diligence, suivi d’un commissionnaire qui pliait sous le faix d’une malle assez semblable à une guérite. Quand le commissionnaire eut déposé la malle dans le vestibule, il essuya du revers de sa main gauche son front trempé de sueur, et tendit sa main droite. Le jeune homme blond y déposa gracieusement la somme de 20 centimes. Sourd aux réclamations du commissionnaire, et insensible aux railleries des gens qui s’étaient attroupés, il demanda M. Defert. Sur la carte qu’il lui fit passer, la femme de chambre put lire : Karl Schirmer. M. Schirmer, recommandé avec les plus grands éloges par un correspondant allemand de la maison Defert et Cie, venait en France pour y apprendre l’art de fabriquer du drap. M. Defert avait écrit à son correspondant de lui expédier le jeune homme, lui offrant l’hospitalité jusqu’à ce qu’il eût trouvé à s’installer convenablement. On était alors en famille ; on n’aurait pas mieux aimé que de jouir en paix des derniers jours que Marthe devait passer sous le toit paternel. Le jeune Allemand tombait mal : il s’était trop pressé. Néanmoins M. Defert n’eut pas un moment l’idée de lui en vouloir ; c’était chose convenue qu’il le recevrait, il le reçut donc ; d’ailleurs depuis quand peut-on rendre service aux gens sans se gêner un peu ? M. Karl fut présenté par M. Defert au reste de la famille. Quoiqu’il fût parfumé comme un marié de village, et que sa politesse eût quelque chose de trop empressé et de trop obséquieux qui gênait, il avait des yeux bleus si candides et des cheveux blonds si angéliques, qu’on le trouva charmant pour un Allemand.