CHAPITRE XII

Jean à l’institution Sombrette.


Le même numéro du Glaneur de Châtillon qui annonça officiellement le mariage de Marguerite avec M. Nay, fit connaître aussi celui du jeune homme indécis avec une demoiselle un peu plus âgée que lui, et douée d’une grande force de volonté. Il y eut des oh ! des ah ! dans Châtillon. Une mauvaise langue dit du jeune homme indécis : « Il s’est décidé une fois dans sa vie » ; une autre mauvaise langue répliqua : « N’ayant pas de volonté, il a pris une femme qui en a pour deux ». Le Châtillon populaire n’y pense bientôt plus, mais le Châtillon mondain se demande si la belle Hermance recevra. (Elle s’appelle Hermance.)

Marguerite s’est mariée. Tout s’est bien passé. Mme Defert était bien pâle ; il lui en coûtait de se séparer de sa fille : c’est trop naturel. Mais elle ne s’est évanouie ni le jour du contrat, ni à la sacristie : elle ne s’est point jetée dramatiquement dans les bras de son enfant. Elle a toujours la même figure si douce, si bonne, tantôt si pensive et tantôt si gaie. Elle ne perd pas la tête un seul instant ; elle prévoit tout ; elle songe à tout ; elle organise tout. Quand le jeune ménage est parti pour passer un mois à Paris, elle reprend sans effort le cours de sa vie active et utile. Elle a du chagrin certainement, mais presque personne ne s’en aperçoit et personne n’en souffre.

Le départ de Marguerite a resserré encore les liens si étroits qui unissent la famille. Que pourrais-je faire pour consoler maman ? se demande Jean à toute heure du jour. Ce désir ardent de plaire à sa mère fait qu’il surmonte sans trop de difficulté l’ennui que lui causent les déclinaisons latines. M. Sombrette est émerveillé, il parle avec enthousiasme de son petit élève.

Jean cependant se lève à six heures et se couche à neuf. Il est si consciencieux dans l’accomplissement de sa tâche, qu’il travaille quelquefois une partie du jeudi. Pour trouver le temps de tout faire, il a fallu supprimer la collation du jeudi : cela lui a fait un peu de peine, mais c’est lui-même qui l’a proposé. Sa mère l’a laissé libre, et il a persévéré. L’oncle Jean, admis à la confidence de sa résolution héroïque et de sa persévérance, dit que cela mérite récompense. Mme Defert modère son enthousiasme, et assure qu’il vaut mieux lui laisser pour récompense la satisfaction d’avoir bien fait, sauf à lui donner plus tard des compensations qui n’auront pas l’air de le payer de son sacrifice.

« Parfaitement juste, dit l’oncle Jean ; un sacrifice payé n’est plus un sacrifice. »

À quelque temps de là, il parle comme par hasard d’équitation et d’escrime : Jean bat des mains, et l’oncle est officiellement chargé de son éducation militaire.

Toutes les fois qu’il revient du collège Sombrette, Jean a mille choses à raconter. Mme Defert et Marthe connaissaient la légende de cet établissement mieux que M. Sombrette lui-même. Elles savent à point nommé que l’élève Tonquin interrogé sur l’adjectif unus, a répondu qu’il faisait au génitif uni, et que M. Sombrette a été très-indigné. (Et il y a bien de quoi, n’est-ce pas ?) Que Roussel a su, sans en manquer un mot, le Tableau synoptique des cinq déclinaisons. (Ce qui est bien agréable pour les parents de Roussel.) Qu’un autre a traduit nous admirons par admiramus, comme si admirari n’est pas un verbe déponent (on l’avait encore dit la veille) ; qu’un autre met aux mouches des queues en papier (ce qui doit bien les faire souffrir !) Le Selectæ est difficile ; mais quand on s’applique bien, on y arrive tout de même.

Peu à peu ses confidences sont moins naïves, sans cesser d’être moins franches ; il n’est plus si préoccupé des petits épisodes classiques, il l’est davantage des idées nouvelles qui se font jour à travers l’explication des textes. Il commence à discuter sérieusement avec Marthe le mérite de certains grands hommes de l’antiquité. Il traite avec sa mère la question des conquérants. Comme elle a peu de goût pour les conquérants qui n’ont été que conquérants ; comme elle fait peu de cas des vertus d’apparat et des mots à effet ; comme elle ramène à leur juste valeur un certain nombre de traits trop vantés et trop souvent offerts à l’admiration des écoliers, Jean émerveillé ne peut s’empêcher de lui dire : « C’est étonnant, tu n’as pas cependant appris le latin ; eh bien ! tu me dis presque les mêmes choses que M. Sombrette. »

Il a des controverses en règle avec Justine la cuisinière, au sujet de ces plats de la cuisine antique, le moretum et le brouet noir. Justine, au nom des principes, condamne les deux plats et les flétrit même du nom diffamatoire d’abominables drogues. Jean en appelle à sa mère, qui lui répond qu’en fait de cuisine Justine est une autorité compétente, et qu’il faut tenir compte de son opinion. Il abandonne le moretum et le brouet à leur malheureux sort ; mais il lui reste de cet incident une idée juste, c’est qu’il faut interroger chacun sur ce qu’il sait le mieux, et ne parler soi-même que de ce que l’on sait bien.

C’est pour cela qu’il interroge l’oncle Jean sur les ordres de bataille. Quelquefois l’oncle Jean ne comprend rien aux renseignements de certains auteurs, et se demande si ce ne seraient pas de simples civils qui auraient osé faire des descriptions militaires. Il comprend très-bien les descriptions de César (dans la traduction, bien entendu) ; mais il est arrêté tout net à la construction d’un certain pont que César jette sur le Rhin, au livre IV des Commentaires. « Ça, dit-il, c’est l’affaire des ingénieurs. » Jean consulte M. Nay, devenu son meilleur ami. M. Nay se fait un plaisir d’étudier le passage, et dessine pour Jean le pont de César. Jean le place dans ce qu’il appelle sa « collection », où il a déjà une aquarelle de Marthe, deux assignats, et une chromolithographie représentant des Pêcheurs de crevettes.

Pendant tout son séjour chez les Sombrette, Jean fut comme les peuples heureux, il n’eut pas d’histoire. Sa vie était un fond uniforme d’occupations peu variées, sur lequel se détachaient quelques épisodes ou charmants, ou tristes, ou tragiques ; par exemple, les visites au cottage de Marguerite, à dix minutes de la ville ; une maladie grave de son camarade Roussel, que ses parents emmenèrent dans le Midi, et qu’il ne revit plus ; un combat singulier contre un épicier : — cet épicier en herbe avait pris la mauvaise habitude de lancer des trognons de choux aux disciples de M. Sombrette ; Jean lui avait endommagé l’œil droit ; — la grande colère de M. et de Mlle Sombrette contre l’élève Tonquin : — par de fallacieuses promesses, il avait attiré un chien dans l’intérieur de l’établissement et l’avait attaché par la queue à la corde de la cloche ; — l’expulsion de Maltravers, qui, deux fois de suite, avait été surpris à mentir ; la mort de maître Jacquin, suivie à une courte distance de celle de Mme Jacquin, et les bruits fâcheux qui avaient couru sur le compte de Charles Jacquin. Ce dernier événement avait frappé Jean d’autant plus vivement, qu’il y perdait une de ses illusions. Charles Jacquin, autant qu’il s’en souvenait, était si drôle, si malicieux, que dans le secret de ses pensées, et sans en rien dire à personne, Jean avait souvent souhaité de lui ressembler. Et voilà qu’on en parlait avec indignation ! Quand il vint liquider les affaires de la succession, on le trouva hautain et dédaigneux, et en somme, il partit, laissant peu de regrets.

Jean retrouvait encore dans ses souvenirs, quand il était en veine de rêverie, certaines promenades dans la prairie, qui lui revenaient à la mémoire, plutôt que d’autres promenades plus récentes, sans qu’il pût savoir pourquoi ; les promenades à cheval, et les assauts d’armes avec l’oncle Jean ; un accident très-grave arrivé à un ouvrier ; le sang-froid de sa mère quand tout le monde perdait la tête, et les bénédictions qui s’élevaient sur son passage ; la visite d’un jeune cousin, qui semblait l’exacte copie de Michel de Trétan, — à moins que Michel de Trétan ne fût l’exacte copie du cousin, ou encore à moins que tous les deux ne fussent l’exacte copie d’une tierce personne que Jean ne connaissait pas. — Puis, en fouillant bien, Jean retrouvait encore dans ses souvenirs le premier lièvre qu’il avait manqué ; son initiation douloureuse aux principes du grec ; son désespoir en face d’un alphabet nouveau ; les encouragements de sa mère, les secours obligeants de M. Sombrette, et finalement son triomphe.


Il l’avait attaché par la queue à la corde de la cloche.

Et quelles soirées heureuses passées au foyer de la famille ! Marthe et maman travaillaient silencieusement ; papa parcourait son journal et s’interrompait parfois pour lire un fait intéressant, ou critiquer la conduite de la Chambre, tandis que lui, plongé dans quelque thème ou dans quelque version, il sentait vaguement qu’il était heureux, et que pour rien au monde il n’aurait voulu mener une autre vie que celle qu’il menait. Ou bien il venait des amis, et tout en tâchant de se garer des barbarismes et des solécismes, il entendait dans une sorte de bourdonnement indistinct éclater les mots de matières premières, d’élections ; on parlait du mauvais esprit de certains ouvriers, des menées de certains personnages mystérieux qui apparaissaient tout à coup à Châtillon sans avoir rien à y faire, qui dépensaient beaucoup d’argent sans travailler, qui parlaient continuellement aux ouvriers de leurs droits, sans jamais dire un mot de leurs devoirs, et qui disparaissaient comme ils étaient venus, après avoir bien attisé le feu. Il y avait eu à propos de l’un d’eux une petite scène fort gaie, où l’ancien maître d’armes avait eu le beau rôle.

Il était venu un grand gaillard, vêtu en ouvrier, et qui se présentait pour parler dans toutes les réunions d’ouvriers : il produisait un certain effet. M. Aubry, qui était devenu flâneur depuis qu’il était rentier, se trouvant à la ville, entra dans une de ces réunions. Au moment où l’étranger parut sur l’estrade, M. Aubry se frotta les yeux comme s’il eût craint d’être dupe d’une illusion d’optique. Quand l’autre parla, il n’eut plus de doutes. Il l’écouta d’abord avec assez de patience, pour voir où il en voulait venir. Mais quand il l’entendit parler des ouvriers, « ses frères », et de leurs souffrances qui étaient les siennes, et de leurs espérances qui étaient aussi les siennes, il n’y tint plus, et s’écria sans trop se préoccuper des termes qu’il employait : « Dis donc, Philoxène, tu sais que tu es un blagueur, et que tu es ouvrier comme moi ! »

L’assistance devint bruyante et houleuse, M. Aubry était calme et souriant ; l’orateur, tout déconfit, ouvrait des yeux effarés, et ne savait plus s’il devait continuer ou en rester là. M. Aubry reprit :

« Si tu ne descends pas de là tout de suite, je raconte ton histoire ! »

L’orateur fit un mouvement que l’on peut comparer à un plongeon et disparut au milieu des rires et des huées.

L’orateur malencontreux n’était autre que ce filleul de M. Aubry, qu’il n’avait pas vu depuis vingt-cinq ans, à l’époque du baptême de Jean. Depuis, il était venu plusieurs fois, en piteux équipage, extorquer quelque argent à son parrain. M. Aubry avait fini par l’éconduire, en apprenant qu’il jouait à Paris le rôle ambigu et déshonorant des gens qui se mêlent à toutes les bagarres d’étudiants, sans être étudiants, et à tous les mouvements d’ouvriers, sans être ouvriers « Le coquin, disait M. Aubry, était venu faire son coup parce qu’il me croyait à la campagne. » Cette petite aventure donna à réfléchir aux ouvriers raisonnables. Quant à Jean, il était muet d’admiration, et M. Aubry prenait dans son imagination toutes les proportions d’un héros.

Le jeudi suivant, il obtint de son oncle la permission de l’accompagner à Labridun, pour voir le grand homme, le modèle du courage civil. À sa grande surprise, le modèle du courage civil, les manches retroussées, et les pieds dans de vastes sabots, arrosait ses laitues. Il fut fort étonné que son aventure eût fait du bruit, et refusa obstinément le brevet d’héroïsme que lui offrait l’admiration de Jean.

« Parlez-moi de l’homme que voilà, » dit-il à Jean, en désignant le capitaine avec son arrosoir, voilà un héros, celui-là ! » Et il se mit à raconter l’histoire du lieutenant Taragne, en ajoutant une petite circonstance, supprimée par le premier narrateur. C’était l’oncle Jean lui-même qui s’était dévoué dans cette rencontre.

À l’époque de la déroute de Philoxène, Jean savait en fait de latin et de grec ce que sait un bon élève de quatrième, c’est-à-dire pas grand’chose (ce n’était pas sa faute ni celle du maître, mais celle de la méthode vicieuse dont on use en France, de temps immémorial). Du moins il avait déjà de la lecture, et le jugement assez formé pour distinguer Ovide de Virgile, pour comprendre que la Cyropédie est un roman, que l’histoire de Quinte-Curce en est un autre, et même assez mal construit, mais que l’Anabase est un chef-d’œuvre. Il tournait assez bien les vers latins, et se débrouillait en histoire et en géographie.

Si vous ajoutez à cela que Jean s’était pris à grandir subitement, qu’il avait la taille mince et élancée, et le visage un peu pâle, vous vous ferez une idée exacte du nouvel élève que Mme Defert présenta au principal du collège, afin qu’il fût inscrit pour la rentrée prochaine.

Monsieur le principal ne pouvait voir d’un bon œil ce produit de l’industrie sombrettique. Il ne pouvait non plus voir de mauvais œil l’héritier d’une des familles les plus riches et les plus considérées de Châtillon. Il prit donc un moyen terme, et le considéra d’un œil digne et froid par-dessus ses lunettes.

Lorsque Mme Defert lui eut dit que, selon l’opinion de M. Sombrette, ce grand garçon était capable d’entrer en troisième, M. le principal sourit d’un air incrédule. Lorsqu’il eut interrogé le récipiendaire, et qu’il l’eut poussé sur différents points, il fut forcé de convenir que M. Sombrette avait raison. « Ce résultat, dit-il, après une minute de réflexion, n’a rien qui doive nous surprendre. M. Sombrette était un de mes meilleurs professeurs. »