CHAPITRE IX

Jean fait une découverte très-importante.


Le petit bourgeon d’égoïsme que Mme  Defert avait découvert dans l’âme de son fils était devenu une petite plante visible à l’œil nu, et cette plante déployait déjà ses méchantes petites feuilles. Il faut dire aussi que la petite société des collations offrait un terrain très-favorable à ce genre de végétation.

Maître Jean commençait à aimer ses aises ; il ne se dérangeait pas volontiers pour les autres, et trouvait fort simple que l’on se dérangeât pour lui. Une partie de plaisir manquée le mettait de mauvaise humeur ; il n’était pas loin de penser, dans ces circonstances, que quelqu’un lui faisait une injustice ; une visite qui se prolongeait et retardait une promenade, l’exaspérait ; il lançait sur le visiteur de sombres regards tout pleins de rancune ; il avait alors une merveilleuse facilité à découvrir ses défauts et à lui donner des épithètes désobligeantes.

Mme  Defert voyait tout cela ; elle en souffrait cruellement, et se demandait quel était le meilleur moyen de ramener son fils.

Pour bien des gens, en pareil cas, le remède est aussi simple qu’inefficace. On mande le délinquant, on lui démontre qu’il est un égoïste, ce qui le révolte et le met de mauvaise humeur. On s’irrite de sa mauvaise humeur, il nie ; on l’accuse de mauvaise foi et de mensonge, ce qui n’est pas fait pour le calmer et l’adoucir. Une âme troublée ne peut voir clair en elle-même. On le prend de plus haut, on le menace, à la première rechute, de le mettre au pain sec, ou de lui ôter sa montre, ou de ne pas le conduire à la foire. Puis, on s’aperçoit qu’il est l’heure d’aller à un rendez-vous, ou de faire une visite, ou de conclure une affaire importante ; on lui arrache alors la promesse de ne plus « le faire » ; on s’attendrit, on l’embrasse. Rendu à lui-même, l’enfant, qui est naturellement léger, ne se souvient plus de ce qu’on lui a dit, ni de ce qu’il a promis. Survienne une tentation ; qui le met en garde contre elle ?

Il sait d’avance, à cinq minutes près, combien durera le sermon, à quel moment précis on l’embrassera, et ce qu’on lui fera promettre encore. Tout compte fait, il trouve le marché avantageux pour lui, et en accepte d’avance les conséquences. Je ne dis pas qu’il n’éprouvera pas quelques scrupules et quelques remords ; mais les scrupules et les remords d’un enfant ne sont pas assez forts par eux-mêmes pour qu’il triomphe d’une habitude agréable et bien enracinée. En vérité, je ne saurais dire au juste quel moment choisissait Mme  Defert, ni de quels moyens de persuasion elle se servait, mais elle amena peu à peu son fils à faire cette découverte inattendue, que nos fantaisies et nos exigences peuvent gêner les autres et leur déplaire. Il mit le temps pour y arriver, mais il y arriva. Socrate, qui s’y connaissait, n’employait pas d’autre méthode avec ses interlocuteurs.

Un jeudi matin, deux ou trois mois après la collation manquée, Jean découvrit tout à coup que les autres ne sont pas faits exclusivement pour nous servir. Comme il est intéressant de connaître tous les détails qui ont accompagné les grandes découvertes, je dois dire que quand le petit bonhomme fit celle-là, il avait les jambes en l’air. Confortable ou non, c’est la pose qu’il avait choisie pour lire Don Quichotte. Il était plongé de biais dans un grand fauteuil, l’un des bras lui servait de dossier, ses jambes étaient jetées par-dessus l’autre bras, le livre bien installé sur les jambes, comme sur un pupitre. La fenêtre de la chambre était ouverte, un clair soleil découpait la baie de la fenêtre sur le tapis ; il faisait doux, les petits oiseaux chantaient sur les sorbiers, et bien loin, à l’autre extrémité du jardin, on entendait les cris d’une poule.

Le petit lecteur trouvait bien Don Quichotte un peu ridicule ; mais, en même temps, il ne pouvait s’empêcher de l’aimer et de l’admirer pour sa bonté touchante et sa bravoure à toute épreuve. Par une association d’idées dont il ne se rendait pas bien compte, il songeait à l’oncle Jean en lisant Don Quichotte. Tout à coup il s’aperçut que son mouchoir était tombé.

Il frémit en songeant quelle longue et pénible opération ce serait que de le ravoir. Il étendit d’abord le bras ; mais quelque effort qu’il fît (il en était tout rouge), sa main étendue n’arrivait qu’à deux pouces du mouchoir. Il songea alors, avec une sorte de désespoir enfantin, qu’il lui faudrait : 1° poser le livre quelque part (et il n’y avait pas de meuble à portée de sa main : première impossibilité) ; 2° se tirer avec peine du fauteuil où il était si bien enchâssé. Rien que l’idée d’avoir à ramener les jambes le découragea. « Je suis bien bête, » se dit-il, en se ravisant tout à coup. Il ouvrait déjà la bouche pour appeler Marthe qu’il entendait dans la chambre voisine, lorsqu’une nouvelle réflexion l’arrêta.

« Si j’appelle Marthe, elle viendra : elle est si bonne fille ! mais peut-être cela la dérangera-t-il plus de venir que moi de me lever. » Il n’appela pas Marthe, mais il ne se décida pas non plus à bouger. Il luttait mollement contre la paresse, comme les gens qui restent au lit tout éveillés, et qui attendent une inspiration d’en haut pour en sortir. Il regardait nonchalamment par la fenêtre les têtes des sorbiers et leurs feuilles délicates que le vent faisait bruire doucement, puis ses yeux revinrent à son mouchoir, et remontèrent au Don Quichotte qu’il ferma brusquement.

Houp ! et le voilà sur ses deux pieds, très-fier de la petite victoire qu’il vient de remporter sur lui-même. Alors il va s’accouder à la fenêtre et ses yeux s’égarent sur le jardin. À sa mémoire se retracent nettement une foule de petites circonstances auxquelles il n’avait jamais repensé : tantôt il avait abusé de la bonté et de la patience des autres ; tantôt il avait montré peu de complaisance pour eux ; ou bien encore, il avait été grognon et maussade au moindre contre-temps. À la lueur d’un éclair, on voit distinctement une vaste étendue de campagne avec les moindres objets. Il semblait que sa mémoire eût été sillonnée d’un éclair : il y retrouvait ses moindres pensées et ses paroles, entre autres la mauvaise parole qu’il avait adressée à Bailleul, le jour où la mort de la vieille parente éloignée l’avait empêché d’aller à la sous-préfecture. Il se demanda si Don Quichotte, quand il était petit garçon, aurait été d’aussi mauvaise humeur à propos d’une collation à la sous-préfecture ? Oh non ! Et l’oncle Jean ? non plus. Et Marthe ? non plus. Et il se sentit pris d’un grand désir d’embrasser Marthe. Don Quichotte et l’oncle Jean étant absents pour le moment, c’est à elle qu’il voulait faire amende honorable. Il s’avança doucement sur la pointe du pied et entr’ouvrit la porte. Marthe était penchée sur une aquarelle, si attentive à son travail qu’elle n’entendit rien. C’était maintenant une belle jeune fille de seize ans, et c’était toujours une bonne fille. Les seuls changements qui se soient produits en elle, c’est qu’elle ne fait plus de ses bottines des pantoufles ; ses belles boucles brunes ne flottent plus au hasard ; c’est toujours la même douceur, avec la grâce en plus. Marthe est la préférée de Jean ; Marguerite, plus âgée de quatre ans et d’une beauté plus sévère (la beauté des Defert, quand les Defert se mêlent d’être beaux), lui inspire une sorte de respect : ce qui ne l’empêche de l’aimer beaucoup.

Lorsque Jean est à la portée de sa sœur, il se hausse un peu, et lui donne sur le cou un bon baiser bien retentissant. Marthe pousse un petit cri qui se change en un joyeux éclat de rire quand elle voit la figure de Jean à deux pouces de la sienne.

« Qu’est-ce que tu fais ? la plus belle des Marthes, demanda Jean, se penchant sur le dessin de sa sœur.

— Une vue de la maison ; ce sera un souvenir pour Marguerite lorsque… »

La figure de Jean se rembrunit.

« Je n’aime pas M. Nay, » dit-il d’un ton sec.

M. Nay était un jeune ingénieur fort distingué, qui avait trouvé Marguerite de son goût et avait demandé à M. et à Mme  Defert la permission d’en faire Mme  Nay. M. Defert ne trouvait rien à répondre à M. Nay, sinon qu’il n’était pas millionnaire. Mme  Defert lui ferma la bouche en lui demandant s’il s’était jamais repenti d’avoir épousé une femme sans fortune.

M. Defert avait fait la réponse familière aux gens embarrassés, à savoir que ce n’est pas la même chose.

« Justement la même chose ! » lui avait répondu Mme  Defert en riant. Marguerite avait de la fortune pour deux ; d’ailleurs M. Nay serait un jour aussi riche, peut-être plus riche que sa femme. C’était un esprit sérieux, un chercheur ; il avait fait déjà des découvertes que l’on appliquait avec succès. Marguerite avait vingt ans ; il était temps de songer à l’établir ; et Mme  Defert ne voyait pas, en regardant bien autour d’elle, un seul homme à qui elle fût plus heureuse de confier l’avenir de son enfant.

En conséquence, Mme  veuve Nay avait fait officiellement la demande, et le mariage devait avoir lieu au commencement de l’hiver.

Voilà pourquoi Marthe faisait une aquarelle, et pourquoi Jean n’aimait pas M. Nay.

« Pourquoi, chéri, reprit Marthe en lui lissant les cheveux, n’aimes-tu pas M. Nay ?

— Parce qu’il nous prendra Marguerite, et qu’il l’emmènera loin de nous.

— Mais, chéri, nous ne devons pas songer qu’à nous ; et si Marguerite doit être heureuse, réjouissons-nous de son bonheur, quand même il nous coûterait des regrets. Est-ce que tu crois que papa et maman, et moi-même, nous n’aimons pas Marguerite aussi ? »

Jean devint très-rouge. Marthe, sans le savoir, venait de lui donner la même leçon qu’il avait reçue de Don Quichotte.

« Tu as raison, reprit-il ; il est temps que je tâche d’aimer M. Nay. Veux-tu que je le regarde dessiner, c’est si amusant ! Je le promets que je ne bougerai pas. » — Et tout en la regardant dessiner, il roule bien des pensées dans sa petite tête. Ses idées se suivent dans un désordre pittoresque : « Comme Marthe est jolie ! avec ses grands cils, et sa coiffure si simple et si modeste ! On a beau dire ; moi, je la trouve bien plus jolie que la sœur de Bailleul, avec ses tire-bouchons, ses frisotons et sa poudre de riz. — Qu’est-ce que maman dirait, si elle savait que je suis un égoïste ? — Voilà Marthe qui ferme les yeux à moitié pour regarder son dessin, ses yeux ont l’air de rire : quelles jolies fossettes sur ses joues ! elle est bien mieux que la sœur d’Ardant avec son gros paquet de cheveux sur la tête. — J’ai envie de me punir pour avoir été égoïste ; il me semble que j’oserais tout avouer à ma mère si je pouvais lui dire que j’ai commencé à changer. Caron peut changer : M. Jacquin a bien changé, à ce que disait l’oncle Jean. — Tiens ! voilà Marthe qui fait du vert avec du jaune et du bleu ! Si je me privais moi-même de la collation d’aujourd’hui ! Je dirais que j’ai mal à la tête. Oui, mais ce serait mentir. Et puis, aujourd’hui, on doit jouer pour la première fois au croquet, et Ardant dit que c’est si amusant ! — Comme Marthe dessine bien, et comme ce dessin ressemble à la maison ! — Je voudrais bien savoir si Ardant a quelque chose qui le tourmente comme moi. » — Ici Jean pousse un profond soupir. Marthe lève la tête et regarde son frère d’un air étonné.

« Tu as quelque chose, chéri ?

— Non, rien.

— Si, tu as quelque chose : dis-moi ce que c’est.

— Je t’assure que je n’ai rien.

— Dis-le-moi bien vite, ou je préviens maman que tu es souffrant. »

Jean, poussé dans ses derniers retranchements, prend son parti tout d’un coup.

« Écoute, Marthe, promets-moi que tu ne le diras à personne, jusqu’à ce que j’aie le courage de tout dire moi-même à notre chère maman. »

Marthe commençait à s’inquiéter.

« Eh bien ! reprit Jean, à voix si basse que Marthe fut obligée de pencher sa tête pour l’entendre (la joue du frère touchait celle de la sœur), je sais que je suis un égoïste.

— Un égoïste ?

— Oui, un égoïste, je ne pense qu’à moi ; ne me dis pas que non, je sais que c’est la vérité. Mais sois tranquille, je veux changer. » — Et il pressait fortement ses deux petites mains l’une contre l’autre. « Veux-tu m’aider, chérie ? dis que tu veux bien, dis-le, ma bonne petite sœur. Tiens, tu me feras signe quand tu verras que je manque de complaisance, ou que je deviens grognon pour la moindre contrariété. Tends-moi des pièges pour m’habituer à être sur mes gardes, comme Mademoiselle quand elle m’interroge sur ma grammaire et sur mon histoire sainte. Je t’aimerai bien, va ; dis seulement oui. »

Marthe, moitié touchée, moitié souriante, dit : « Oui.

— C’est que, vois-tu, ma bonne chérie, je ne voudrais pas ressembler à Charles Jacquin, qui fait tant de peine à sa mère et à son père. ou au lieutenant Taragne, qui s’est fait chasser du régiment de l’oncle Jean. »

Comme Marthe ignorait absolument l’histoire du lieutenant Taragne, Jean se fit un devoir de la lui raconter. « C’était un fils de famille qui était arrivé un beau jour au régiment, lorsque l’oncle Jean était dans les chasseurs d’Afrique. Le régiment se trouva une fois dans un grand danger. Il fallait porter un ordre, et celui qui porterait l’ordre risquait sa vie. Un lieutenant s’offrit. On entendit le lieutenant Taragne dire que l’autre était un sot d’aller à une mort certaine ; que, quant à lui, il tenait à sa peau, attendu qu’il hériterait un jour de 50 000 francs de rente. Tu penses quels yeux firent les officiers quand ils apprirent cela. Le plus ancien lieutenant fut chargé de lui dire qu’après ce qu’il avait dit, il n’avait plus que deux choses à faire : ou se faire tuer à la première bataille, ou déguerpir au plus vite ; et l’on apprit quelques années plus tard qu’il était mort d’une chute de cheval aux courses de Bade. »

Là-dessus notre néophyte partit à la recherche de quelque aventure qui lui permît de faire l’essai de ses forces et de sa volonté. Mais généralement les épreuves tombent sur nous à l’improviste, et ne s’offrent pas à nous quand nous les cherchons. En passant devant les bureaux, il aperçut derrière une vitre Thorillon qui taillait une plume. Les années qui venaient de s’écouler avaient orné les mâchoires et le menton de Thorillon d’une sorte de toison frisottée, de nuance indécise et de consistance pelucheuse. Il fit un petit signe d’amitié à Jean. Avec la meilleure volonté du monde, cela ne pouvait pas passer pour une épreuve. Pas d’épreuve non plus dans la cour ; pas d’épreuve dans la remise ni dans le hangar. — « Eh bien ! se dit Jean avec beaucoup de philosophie, c’est partie remise, et ce sera pour une autre fois. » Et il s’en alla tranquillement voir si les pois de senteur qu’il avait semés dernièrement étaient levés.

Trois canards du Labrador, échappés de la basse-cour, la tête sous l’aile et le ventre arrondi, faisaient la sieste au soleil sur l’emplacement même où avaient été semés les pois de senteur. Ces messieurs avaient l’air de s’imaginer que des pois de senteur ont besoin, pour lever, d’être couvés par des canards du Labrador.

La terre était fouillée, retournée, piétinée. Quelques pois, à la surface du sol, étalaient piteusement leurs petites racines pâles et grêles et leur germe d’un vert maladif, le tout déplorablement fané et ratatiné.

Jean indigné prit une bonne poignée de sable et de cailloux ; mais, au moment d’en foudroyer les intrus, il la remit doucement où il l’avait prise, comme si ces trois canards eussent été trois lions, dont il eût craint de troubler le sommeil.

« J’ai vu que j’allais me mettre en colère et leur lancer le sable et les cailloux, » dit-il d’un ton triomphant, en racontant l’aventure à Marthe.

Marthe lui fit compliment sur sa grandeur d’âme, et il partit tout joyeux pour la sous-préfecture. Il trouva que le croquet est un jeu bien intéressant.