Les Bourbons et la Russie pendant l’émigration/02

Les Bourbons et la Russie pendant l’émigration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 790-823).
LES
BOURBONS ET LA RUSSIE
PENDANT L’EMIGRATION

II.[1]
DE VARSOVIE A HARTWELL (1801-1808).


I.

L’histoire diplomatique a conservé le souvenir de l’ambassade russe, que conduisait en France, à la fin de février 1801, le comte Kalitschef. Dès le 28 janvier, à Berlin, le comte de Krudener l’annonçait à Beurnonville. Au reçu des rapports de ce dernier, Talleyrand s’empressait de donner des ordres afin que, de la frontière à la capitale, le représentant de Paul Ier trouvât un accueil digne du souverain dont il apportait au premier consul les félicitations et digne aussi du grand pays avec lequel, après de longues guerres, la Russie se réconciliait.

M. de Kalitschef, entrant en France, y fut traité en roi. Dans les villes qu’il traversait, les autorités se portaient à sa rencontre, lui donnaient des fêtes, l’entretenaient de celles qui l’attendaient à Paris. Lui-même ne cessait de parler de l’admiration de son maître pour Bonaparte. Arrivé à son poste, reçu aussitôt par le premier consul, il se vit accablé d’attentions et de prévenances. La réconciliation s’opérait donc sous de favorables auspices, promettait d’heureux résultats. Mais, quand des congratulations réciproques on passa aux affaires, dans l’ambassadeur jusque-là si déférant et si courtois, se révéla un homme nouveau, raide, tout d’une pièce, revendiquant avec hauteur les droits de son souverain, ne se prêtant à aucune transaction. Trois mois ne s’étaient pas encore écoulés depuis son arrivée à Paris que Bonaparte écrivait à Talleyrand : « Il est difficile d’être aussi impertinent et aussi bête que M. de Kalitschef. »

Entre temps, un tragique événement avait changé la face des choses en Russie. Durant la nuit du 11 au 12 mars, l’empereur était mort en des circonstances mystérieuses. A la suite d’une conspiration de palais, il avait péri assassiné. La nouvelle de son trépas arriva à Paris au moment où Bonaparte, las des procédés de M. de Kalitschef, songeait à demander son remplacement. L’occasion lui parut propice pour rendre plus étroites et plus cordiales ses relations avec la cour de Russie. Le nouvel empereur, Alexandre, était jeune, plus accessible que son père à l’influence des idées modernes. Non-seulement il manifestait l’intention de concourir au rétablissement de la paix générale par sa persévérance dans les mesures qu’avait adoptées son prédécesseur avec les puissances du Nord, mais encore il se prononçait sur son union avec la république française comme sur un système justifié par l’expérience de ses ancêtres, par la convenance des deux états, et « par la nécessité de mettre un frein au despotisme maritime de l’Angleterre. » Enfin, dès son avènement, il avait fait savoir qu’il rappelait M. de Kalitschef et désignait un autre de ses sujets, M. de Markof, pour le remplacer.

Bonaparte ne voulut pas laisser se refroidir ces heureuses dispositions. Son ambassadeur en Russie n’était pas encore nommé. En attendant qu’il l’eût choisi, il résolut d’envoyer Duroc, un de ses aides-de-camp, à Saint-Pétersbourg. Duroc reçut de Talleyrand les instructions les plus minutieuses. Il devait présenter au tzar les regrets du premier consul sur la mort de Paul Ier, le féliciter sur son avènement, et lui offrir de signer immédiatement la paix. Une lettre autographe de Bonaparte exprimait ces sentimens. Les instructions remises à Duroc avaient tout prévu, même l’attitude qu’il devait prendre vis-à-vis des émigrés. « Quant aux émigrés français qui pourraient se trouver en crédit à Saint-Pétersbourg, vous les recevrez tous sans aller chez aucun. Vous pourrez cependant charger un des deux officiers que vous avez de se mêler à eux, afin de rassembler un plus grand nombre de renseignemens. »

Duroc quitta Paris le 24 avril. Moins d’un mois après, il faisait connaître qu’il avait été amicalement accueilli par Alexandre : « Je ne veux me mêler des affaires intérieures de personne, lui avait dit l’empereur. Chacun peut se donner le gouvernement qui lui convient. Je désapprouve ceux qui veulent s’y opposer. » Ce langage était bien fait pour laisser supposer à Bonaparte qu’il trouverait dans Alexandre un utile et fidèle allié. Au même moment, l’arrivée de M. de Markof à Paris imprimait aux relations des deux gouvernemens le caractère le plus cordial. A la fin de 1801, sur la demande du tsar, divers gentilshommes français restés longtemps au service de la Russie : MM. de Richelieu, de Lambert, de Langeron, de Torcy, de Choiseul-Gouffier, d’autres encore, étaient rayés de la liste des émigrés. Talleyrand, ministre des affaires étrangères à Paris, échangeait avec le prince Kourakin, ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, d’amicales lettres[2]. Il semblait donc que Bonaparte, possédé du désir de créer entre la Russie et la France pour contenir l’Angleterre une étroite alliance, eût atteint son but.

Pendant ce temps, réfugié à Varsovie, Louis XVIII y était oublié par ces mêmes souverains en qui naguère il mettait ses espérances. S’ils se souvenaient encore de lui, c’était pour s’avouer qu’il ne pouvait plus être désormais l’instrument de leurs desseins, pour se décharger l’un sur l’autre du soin de le soustraire aux amères humiliations de la pauvreté. La pauvreté, l’impuissance qui en résulte, c’étaient là, en effet, les plaies vives de la petite cour du comte de Lille[3]. Il séjournait depuis plus de six mois à Varsovie qu’il en était encore à attendre les secours mensuels du tsar. A son départ de Mitau, Paul Ier s’était engagé à les lui continuer. Mais, en réalité, il ne les recevait plus. Malgré ses pressantes sollicitations, l’héritier des Bourbons restait en disgrâce à Saint- Pétersbourg comme s’il eût été un simple courtisan. Le tsar lui refusait jusqu’au droit d’avoir un agent à la cour de Russie. Ce n’est que par l’intermédiaire du duc de Serra-Capriola, représentant des Deux-Siciles, qu’il pouvait faire parvenir ses demandes et plaider sa cause.

La correspondance, en cette année 1801, n’est guère défrayée que par les questions d’argent. La misère chaque jour s’accuse et s’aggrave. Privé des secours de la Russie, le roi en est réduit aux 200,000 francs de l’Espagne et aux 20,000 florins que reçoit de la cour d’Autriche, comme héritière de Marie-Antoinette, la duchesse d’Angoulême. Ces fonds arrivent irrégulièrement, à travers d’innombrables difficultés. Ils ne suffisent pas aux dépenses de la maison royale, composée de soixante personnes, dépenses qui dépassent 400,000 francs. L’habileté de Thauvenay, appelé provisoirement à Varsovie pour remplacer d’Avaray, malade en Italie, ne parvient pas à les diminuer. C’est donc la misère, une misère que rendent plus cruelle les demandes incessantes adressées au roi par ses partisans et les réclamations de ses créanciers, dont les exigences se sont déchaînées depuis qu’il habite Varsovie[4]. Sous toutes les formes, la détresse éclate. Quelques-uns des gentilshommes retenus auprès du roi cherchent à se procurer, par divers procédés, les ressources qui leur manquent. Ils entreprennent des opérations commerciales, achètent très cher et à crédit des marchandises qu’ils revendent à vil prix, mais au comptant, lis jouent, spéculent, compromettent leur nom et leur honneur dans des entreprises véreuses[5].

L’obligation d’arracher à cette noire misère sa famille et les courtisans de son exil ne permettait pas à Louis XVIII de garder longtemps le silence. Après la mort de Paul Ier, il avait écrit à son héritier pour lui adresser les complimens d’usage et l’entretenir de ses intérêts politiques. C’est encore vers lui qu’il se tourna pour la solution de ses intérêts pécuniaires. Il chargea le duc de Serra Capriola de les exposer et de les défendre. Le diplomate napolitain en entretint un des ministres russes, le comte Panin. Celui-ci prit les ordres du tsar et parvint à réveiller la vieille bienveillance de la maison de Russie pour les Bourbons. Le traitement annuel que recevait jadis le roi de France fut rétabli à partir du jour où il avait cessé d’être payé. De nouveau, le palais de Mitau lui était ouvert[6]. Le tsar s’engageait en outre à intéresser à son sort les familles souveraines d’Europe. Enfin, le comte Panin insinua qu’il ne serait pas impossible d’obtenir du gouvernement français un subside régulier qui mettrait le roi à l’abri de tout souci dans le présent comme dans l’avenir. Pour justifier et alimenter ce subside, il y avait, à ce que pensait le gouvernement moscovite, une cause légitime, les biens héréditaires du roi, confisqués au profit de la nation. Cette opinion reposait sur une erreur. Louis XVIII dut objecter au duc de Serra-Capriola que tous les biens du roi de France, sous la loi de l’ancienne monarchie, étaient domaines de la couronne : « Ceux même qu’il possédait patrimonialement avant son avènement acquièrent cet indélébile caractère à l’instant de la mort de son prédécesseur. D’ailleurs, il serait impossible que je ne parusse pas de près ou de loin dans un pacte de cette nature, et vous sentez que rien au monde ne peut me faire transiger sur ma couronne. Si les puissances engageaient celui qui l’a usurpée à leur assurer un subside qu’elles me transmettraient ensuite, le cas serait différent. Je puis tout recevoir d’elles, rien de lui. Votre âme est trop élevée pour ne pas partager cette manière de voir et surtout de sentir. » Après cette réponse, l’idée parut abandonnée; mais Alexandre n’y renonça pas, convaincu que Bonaparte devait une indemnité aux Bourbons.

En attendant d’y revenir, il fit expédier une lettre circulaire à ses représentans à Vienne, Londres, Berlin et Naples, leur enjoignant de demander à la cour auprès de laquelle chacun d’eux était accrédité une pension annuelle pour « M. le comte de Lille. » La correspondance directe entre la Russie et l’Espagne n’étant pas encore rétablie, l’ambassadeur russe à Paris reçut l’ordre de communiquer la circulaire à son collègue espagnol. Enfin, lui-même fut autorisé à entretenir verbalement Talleyrand de la question qui préoccupait le tsar et que ce prince cherchait à résoudre conformément à la générosité de son cœur[7]. Les démarches dont nous exposons les préliminaires eurent un sort très différent. L’empereur d’Autriche se montra empressé à y répondre. Il parut comprendre à demi mot, et s’engagea à contribuer pour 50,000 florins, à partir du 1er juillet 1802, au traitement annuel du roi de France. Mais ces belles promesses restèrent sans effet. Deux ans après, l’évêque de Nancy, agent de Louis XVIII à Vienne, réclamait en vain les termes échus de la pension, qui ne fut pas payée davantage par la suite.

L’Angleterre mit plus de sincérité dans sa réponse. Elle refusa d’augmenter les charges qu’elle acquittait déjà. Il est vrai qu’elle pourvoyait à l’entretien du comte d’Artois, du duc d’Angoulême, du duc de Berry, des princes d’Orléans, du prince de Condé, du duc de Bourbon, sans parler des pensions qu’elle servait à un grand nombre d’émigrés. « Il ne reste plus que Louis XVIII à pourvoir, disait avec raison lord Hawkesbury à M. de Woronzof, en motivant le refus de sa cour. Si les autres souverains de l’Europe veulent imiter ce que l’empereur de Russie fait envers cet infortuné prince et ce que le roi de la Grande-Bretagne fait pour les autres membres de la famille de France, cette dépense ne leur coûtera pas beaucoup. »

L’Espagne fit une réponse analogue. Depuis 1794, elle payait à la maison de Bourbon une somme annuelle de 330,000 livres. Elle trouvait sa part de charges suffisante et n’y voulut rien ajouter.

Quant au roi de Naples, qui longtemps avait donné asile aux tantes du roi et qui payait encore un traitement au duc de Berry, le silence des documens permet de supposer qu’il ne voulut pas a’1er au-delà.

Nous avons gardé pour la fin la réponse de la Prusse, parce que la démarche du tsar auprès d’elle révéla le projet que M. d’Haugwiz et le général de Beurnonville s’étaient mis en tête de faire réussir. A la première ouverture de M. de Krudener, le ministre prussien ne fit aucune objection. Il devait d’abord prendre les ordres de son maître. Puis, lorsqu’au bout de six semaines il se décida à répondre, il justifia ses retards en alléguant la nécessité où il s’était trouvé de faire rechercher dans les archives du royaume le relevé des sommes fournies par la Prusse aux princes français. « Ces sommes s’élevant à 6 millions en espèces sonnantes, dit M. d’Haugwiz à M. de Krudener, non comprises les dépenses énormes qu’a faites la Prusse pour relever le trône des Bourbons ; le roi, quoique très sensible aux malheurs de cette auguste famille, doit à son peuple de mettre un terme aux libéralités de sa maison. Mais, si j’en puis juger par quelques propos échappés au général de Beurnonville, bien que je me sois gardé de lui parler de cet objet, la France elle-même ne serait pas éloignée de pourvoir à l’entretien des princes français, en leur procurant un petit établissement. »

Ce langage étonna M. de Krudener. Il fit observer que la proposition du tsar s’adressait uniquement au cœur du roi de Prusse, qu’il ne pouvait être question d’une charge onéreuse au trésor de l’état, mais d’un concert entre les têtes couronnées pour assurer la subsistance d’un prince déchu du trône. Quant aux propos attribués au général de Beurnonville, il pensait que ce diplomate avait, en cette occasion, consulté son cœur et non son gouvernement. « A supposer, ajouta-t-il, que le premier consul soit disposé à écouter des propositions en faveur des Bourbons, ceux-ci répugneraient peut-être à accepter des bienfaits de la main de ceux qui les ont dépouillés. Bonaparte y mettrait sans doute la condition d’une renonciation formelle à laquelle M. le comte de Lille ne souscrira jamais. Une semblable négociation serait-elle d’ailleurs bien sérieuse? Ne cacherait-elle pas, de la part du gouvernement français, le dessein de tenir la maison de France dans une continuelle sujétion, sans vouloir donner jamais de réalités aux espérances que celle-ci pourrait concevoir? — En effet, répliqua M. d’Haugwiz, le premier consul demanderait probablement une renonciation. Mais, dans ce cas, la maison de Bourbon ne devrait pas se faire scrupule d’y souscrire. La situation est telle qu’il ne peut rester aux Bourbons aucun espoir de recouvrer leur couronne, à moins qu’elle leur soit offerte par la nation française elle-même ; et alors, la renonciation cesserait d’être obligatoire. Au surplus, Bonaparte n’a-t-il pas déjà procuré un établissement en Italie à un prince Bourbon ? Pourquoi n’en procurerait-il pas un aux autres en Allemagne? L’Espagne pourrait se charger de la négociation et prêter son nom aux formes. » Ces argumens n’ébranlèrent pas la conviction contraire de M. de Krudener. Il était d’ailleurs sans pouvoirs pour négocier. Les deux diplomates se séparèrent sur la promesse faite par M. d’Haugwiz de revenir à la charge auprès de son souverain.

Il résulte de ce curieux entretien que le roi de Prusse avait eu la même pensée que l’empereur de Russie ; mais tandis que chez le monarque moscovite, elle était le résultat d’une initiative personnelle et désintéressée, chez le monarque prussien, elle était due aux incitations venues de Paris, où Talleyrand poursuivait avec persévérance la réalisation d’un projet qu’il jugeait propre « à déshonorer les Bourbons. »

Les critiques dont M. de Krudener accompagnait les ouvertures de M. d’Haugwiz en les transmettant à sa cour, le 23 février 1802, produisirent l’effet qu’il était fondé à en attendre. Une communication ultérieure de l’ambassadeur de Russie à Paris acheva de donner à Alexandre la mesure de la délicatesse du premier consul. Le 4 juillet, M. de Markof écrivait : « J’ai voulu pressentir M. de Talleyrand si le premier consul avait quelque propension à accorder en général des secours pécuniaires à cette infortunée famille. Il me répondit que le premier consul n’en était pas éloigné et qu’il n’attendait peut-être pour cela que le rassemblement de cette famille dans un endroit éloigné de France, et qu’il se proposait même de faire des démarches auprès du gouvernement anglais pour faire sortir des pays de sa domination ce qui y restait encore de la maison de Bourbon, savoir : le comte d’Artois, les trois fils du dernier duc d’Orléans et le prince de Condé. Faisant semblant d’exciter des doutes que la délicatesse de Louis XVIII et celle de son frère et de ses neveux leur permît d’accepter des secours de la France, il me dit de me tranquilliser là-dessus ; qu’on les avait déjà pressentis à cet égard par Rome et par Naples[8] et qu’ils ne se sont nullement montrés difficiles. — Mais, peut-être, lui ai-je dit, attacherez-vous à la prestation de ce secours quelques conditions humiliantes et préjudiciables pour eux, comme par exemple une renonciation formelle à leurs titres et à leurs droits. Il resta quelque temps à penser et puis me répliqua : — Les actes de renonciation ne sont point valides selon les lois de l’ancienne monarchie; mais ce qui les rendra tels, c’est l’avilissement des individus, qui sera complet de cette manière. — C’est donc à ces motifs que ces princes devront quelques secours passagers que le premier consul leur accordera et qu’il fera cesser au moment où il s’apercevra qu’il a suffisamment rempli son objet. » Après avoir pris connaissance de cette lettre, Alexandre fut édifié sur les mobiles auxquels, en cette circonstance, obéissait Bonaparte, et il renonça à ses desseins.

A Berlin, il en fut autrement. Avec une singulière persistance, on y poursuivait la réalisation du plan abandonné par l’empereur de Russie. Il est même permis de supposer que, soit pour se rendre agréable au premier consul, soit pour se faire pardonner l’hospitalité qu’à la demande de sa femme, il n’osait refuser au comte de Lille, le roi de Prusse avait pris envers le gouvernement français l’engagement de s’employer pour arracher à Louis XVIII la renonciation à ses droits. Au commencement de l’année 1803, le président de la régence de Varsovie, Meyer, fut chargé par M. d’Haugwiz de démontrer au prince français l’utilité de cette renonciation. Mais ses démarches échouèrent. Louis XVIII le prit de très haut, se plaignit de la sollicitation dont il était l’objet, et en guise de procès-verbal destiné à en perpétuer le souvenir, rédigea une protestation qui fut adressée à toutes les cours et aux princes de sa famille. « Je ne confonds pas Buonaparte avec quelques-uns de ceux qui l’ont précédé, était-il dit dans ce document ; j’estime sa valeur, ses talens militaires ; je lui sais gré de quelques actes d’administration, car le bien qu’on fera à mon peuple me sera toujours cher. Mais il se trompe s’il croit m’engager à transiger sur mes droits. Loin de là, lui-même les établirait, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment. J’ignore les desseins de Dieu sur ma race et sur moi, mais je connais les obligations qu’il m’a imposées par le rang où il m’a fait naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu’à mon dernier soupir. Descendant de saint Louis, je saurai à son exemple me respecter moi-même jusque dans les fers. Successeur de François Ier, je veux au moins pouvoir dire avec lui : « Nous avons tout perdu, fors l’honneur. »

Ce fut le dernier mot de l’étrange négociation que nous venons de raconter. La Prusse ne persista pas à arracher à Louis XVIII une abdication déshonorante, et les efforts de l’empereur Alexandre pour décider les cours à contribuer à l’entretien du comte de Lille restèrent sans effet. Quant à ce prince, à la suite de sa protestation, redoutant d’être expulsé de Varsovie, il s’occupa de chercher un autre asile. A la vérité, la Russie lui demeurait ouverte. Mais la Courlande est loin de la France. Il lui répugnait d’aller de nouveau s’ensevelir à une si grande distance des frontières de son pays. Il s’adressa au roi de Suède, Gustave IV, et lui demanda un asile dans le duché de Poméranie : «Ce n’est point le roi de France qui fait cette demande à Votre Majesté ; c’est le comte de Lille qui la supplie de le recueillir dans ce nouveau naufrage avec sa famille et un petit nombre d’amis. La générosité de Votre Majesté m’est trop connue pour que j’aie besoin d’invoquer aucun titre auprès d’elle. Mais j’en possède un trop cher à mon cœur pour ne pas l’invoquer : Gustave III fut mon ami. »

Le jeune roi de Suède était généreux comme son père ; comme lui, il ne professait qu’horreur pour la révolution française ; comme lui, il aimait les Bourbons. Sa réponse fut telle que leur héritier pouvait l’attendre. Mais les craintes un moment conçues par Louis XVIII ne s’étant pas réalisées, il ne profita pas sur l’heure des bienveillantes dispositions de Gustave IV et demeura à Varsovie.


II.

Au cours de ces événemens, deux années s’étaient écoulées. La vie de l’exilé restait paisible en apparence. L’observateur secret que la police de Fouché entretenait à Varsovie ne signalait aucun incident[9]. Le prétendant semblait résigné à son sort. « Les intentions qu’on lui prête de reprendre son titre sont fausses. » Il menait la vie la plus retirée, la plus uniforme. Il passait l’hiver dans le faubourg de Cracovie, où la sœur du dernier roi de Pologne, fixée elle-même à Vienne, l’avait autorisé à s’installer dans son ancienne demeure; en été, il habitait le palais de Lazienski, mis à sa disposition par le roi de Prusse. Il sortait rarement. Lorsque cela lui arrivait, et qu’il allait visiter les châtelains des environs, les Radziwill, les Czartoryski, les Potocki, auprès desquels il trouvait des égards dignes de sa naissance et de ses malheurs, c’était toujours avec l’extérieur le plus simple, sans décorations, presque sans suite. L’observateur racontait, il est vrai, qu’il se dédommageait de cette contrainte dans son intérieur, où il se laissait traiter en roi. « Les deux gardes du corps qui ont suivi son frère à Varennes ne le quittent pas. Le public leur conserve leur ancien titre, quoiqu’ils soient sans uniforme. Monsieur et Madame d’Angoulême forment sa société la plus intime. Cette dernière est très aimée dans la ville, où elle répand d’abondantes aumônes. Quant à l’emploi du temps, on prétend que le comte travaille tous les matins une heure ou deux avec ses ministres, — c’est l’expression générale, — et que le reste de la journée est partagé entre les exercices de dévotion, la lecture et la table, à laquelle il apporte généralement les plus heureuses dispositions. » Du fond de sa retraite, le roi proscrit, loin de se désintéresser des événemens qui se succédaient sur le continent, continuait à les suivre avec sollicitude. Au commencement de 1804, alors que, depuis plus de trois ans, il vivait à Varsovie, l’état de l’Europe s’aggravait. L’ambition de Bonaparte, la persistance de ses vues sur l’Angleterre, sa prétention d’asservir le monde à ses desseins, préparaient une nouvelle coalition et de nouvelles guerres. Les cordiales relations nouées entre la Russie et la France, en 1801, avaient changé de caractère. Le premier consul accusait Alexandre de partialité au profit de la Grande-Bretagne. La protection accordée par ce souverain à des émigrés tels que le comte d’Antraigues ou le chevalier de Vernègues, l’irritait au plus haut degré. Entre Paris et Saint-Pétersbourg, c’étaient tous les jours des difficultés nouvelles, tandis que l’Autriche et la Prusse, en proie aux plus vives perplexités, évitaient encore de prendre parti dans le conflit qui se préparait. Dans ces divisions latentes Louis XVIII puisait des espérances et des audaces ; après des découragemens passagers, il croyait maintenant à la possibilité de recouvrer sa couronne. Mais, éloigné depuis longtemps des princes de sa maison, de son frère notamment, qu’il n’avait pas vu depuis huit ans, il reconnaissait la nécessité de se concerter avec eux pour étudier les avantages que pouvait tirer sa cause des dispositions des diverses cours.

De cette nécessité constatée naquit l’idée d’une réunion de famille. Mais où se tiendrait-elle? Sur le territoire prussien? Il n’y fallait pas songer, par suite des relations de la Prusse avec le gouvernement français. Restait la Suède. L’année précédente, Louis XVIII avait sollicité et obtenu de Gustave IV la promesse d’un asile dans la Poméranie suédoise. C’est ce souvenir qu’il invoqua d’abord en écrivant, le 4 mars 1804, au roi de Suède. Il exprimait ensuite le regret de n’avoir pas trouvé un prétexte suffisant pour quitter Varsovie. Enfin, il ajoutait : « Je me crois au moment d’y réussir. Ce prétexte, ce motif sera le désir, la nécessité même de revoir mon frère, que les circonstances tiennent éloigné de moi depuis plusieurs années, de lui mener ses enfans, qu’il n’a pas vus depuis leur mariage, et de lui épargner une partie du chemin. Armé de ces raisons, je compte, à moins d’obstacles dont je ne serai pas le maître, me mettre en chemin vers le 1er mai prochain. J’annoncerai, à la vérité, mon retour ; mais Votre Majesté, qui n’a fixé pour terme de mon séjour dans ses états que le moment où j’aurais la volonté d’en sortir, pense bien que cette volonté ne me viendra pas aisément et que je tiendrai ce langage uniquement par égard pour le souverain qui me tolère ici depuis trois ans. Je supplie donc Votre Majesté de renouveler, s’il en est besoin, les ordres qu’elle a bien voulu donner l’année passée à son gouverneur de Stralsund. Mais je la supplie en même temps d’ordonner à ce gouverneur, et à tous autres, d’observer un secret sans lequel l’exécution de mon plan deviendrait peut-être problématique. »

La réponse du roi de Suède à cette lettre ne se fit pas attendre. Elle arriva au comte de Lille par l’intermédiaire du ministre suédois à Berlin. Gustave IV ne refusait pas de se prêter au désir de Louis XVIII. Mais, dans son propre intérêt, il lui conseillait de s’assurer d’abord si l’empereur de Russie ne considérerait pas comme avantageux aux Bourbons et à lui-même que leur réunion eût lieu dans ses états. Ce conseil fournissait au comte de Lille une occasion nouvelle de mettre à l’épreuve la bonne volonté d’Alexandre. Il allait donc s’y conformer, quand arriva à Varsovie une nouvelle aussi douloureuse qu’imprévue. Durant la nuit du 20 au 21 mars, le duc d’Enghien, arrêté sur les bords du Rhin et conduit à Paris, avait été fusillé dans les fossés du château de Vincennes. La famille royale n’était pas encore revenue de la stupeur causée par ce tragique événement qu’il s’en produisait un second d’un autre caractère, mais d’une égale gravité. Bonaparte venait d’être proclamé empereur.

Maintenant, la réunion de famille projetée tirait de ces faits sa raison d’être. Louis XVIII n’hésita plus à la réaliser. Il engagea son frère et les autres princes de sa maison à se rendre à Calmar, en Suède, et à s’y trouver au mois de septembre. C’est là qu’ils devaient l’attendre, si le tsar refusait de prêter le territoire russe à leur réunion. Dans le cas contraire, ils devaient se rendre à Riga, où il arriverait avant eux pour les recevoir. Le 25 juin, après avoir protesté auprès de toutes les cours contre l’acte usurpateur de Bonaparte, il faisait connaître ses projets à l’empereur de Russie. « Si Votre Majesté impériale daignait l’approuver, écrivait-il ; cette réunion si désirable, et qui ne doit être que momentanée, aurait lieu dans ses propres états, soit à Vilna, soit dans toute autre ville qu’il plairait à Votre Majesté impériale de me désigner. Parmi les motifs sans nombre qui me feraient préférer ce parti, il est une considération qui ne peut manquer de toucher l’âme sensible de Votre Majesté impériale. Depuis son enfance, ma nièce n’a point vu son beau-père ; depuis son mariage, je cherche vainement l’occasion de la lui présenter; je voudrais lui épargner les fatigues d’un long voyage et d’un double trajet de mer. Si, malgré cette puissante considération, Votre Majesté impériale pensait que je dusse plutôt passer moi-même en Suède, je la supplierais de me donner un bâtiment qui de ses côtes pût m’y transporter. En attendant, et pour recevoir moi-même sans obstacle ni délai la réponse de Votre Majesté impériale, je vais, accompagné de mon neveu le duc d’Angoulême, me mettre en route pour sa frontière, m’y croyant suffisamment autorisé par l’invitation obligeante qu’elle me fit il y a deux ans. Je m’arrêterai à Grodno, et là j’attendrai la communication ultérieure qu’elle voudra bien adresser au comte de Lille. »

La résolution prise par Louis XVIII de ne pas attendre la réponse du tsar à Varsovie révèle clairement que, s’il redoutait de voir sa démarche désapprouvée par Alexandre, il entendait cependant y donner suite quand même et se mettre dans l’impossibilité d’y renoncer. Déjà, d’ailleurs, il procédait aux préparatifs de son départ. Il en avait averti le roi de Suède, en se réservant de ne se rendre à Calmar que si la Russie lui était fermée. De même, quelques jours avant de quitter Varsovie, il écrivait au roi de Prusse pour lui annoncer qu’il allait se mettre en route et placer sous sa protection « ce qu’il avait de plus cher, sa femme et sa nièce, » qui restaient en Pologne, où il comptait les rejoindre avant peu.

Cette nouvelle causa au gouvernement prussien autant de surprise que d’inquiétude. L’initiative que prenait le comte de Lille, cette résolution de revendiquer solennellement ses droits, pouvaient engendrer de graves difficultés. Le roi, cependant, se contenta de le remercier pour ses communications, en ajoutant, il est vrai : « Je ne doute pas de l’attention constante que vous voudrez bien apporter à éviter tout ce qui, de manière ou d’autre, pourrait compromettre ce séjour à Varsovie, et à me procurer le plaisir de continuer à vous l’offrir. »

Ces recommandations portent la date du 20 juillet. Le même jour, le monarque prussien informait de ce qui se passait M. de Lucchesini, son ministre à Paris. « Je vous en informe afin que vous puissiez en parler, puisque le gouvernement français paraît attacher, à tort, de l’importance aux démarches même les plus innocentes de cet infortuné prince. Je m’attends au moins que dans aucun cas, on ne paraîtra vouloir s’enquérir officiellement de cette correspondance indifférente dont personne absolument n’a le droit de se mêler. »

On trouve dans l’accent de cette lettre, avec l’évident désir de ne pas se brouiller avec la France, un reflet de l’impression de révolte et d’horreur, produite sur les cours par la mort du duc d’Enghien. Cette impression, la Prusse et l’Autriche cherchaient encore à la dissimuler. Mais la Russie semblait s’appliquer à la trahir. Entre elle et la France, les relations se tendaient. M. de Markof, tombé dans la disgrâce de Bonaparte, comme M. de Kalitschef, avait quitté Paris, où un simple chargé d’affaires, M. d’Oubril, occupait sa place. Le général d’Hédouville, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, écrivait le 20 avril : « Tout est changé ici depuis la nouvelle de l’arrestation du duc d’Enghien et l’arrivée de l’estafette expédiée par le résident de Russie à Francfort, qui a appris son jugement. On ne parle que d’une rupture ouverte avec la France et de mesures violentes qui en seraient la suite. L’empereur s’est échappé plusieurs fois en propos contre les Français en ajoutant qu’ils gâtaient ce qu’ils avaient fait de bon. » Le général d’Hédouville signalait en outre la position difficile de son ambassade. Après la mort du petit-fils des Condé, la cour de Russie avait pris le deuil et fait célébrer un service religieux ; elle avait poussé la diète de Ratisbonne à protester contre la violation du territoire badois. L’ambassadeur de France, en énumérant ces actes, préparait son gouvernement au rappel de M. d’Oubril, à l’ordre donné aux sujets russes de quitter la France, à une résurrection de la sympathie du tsar pour Louis XVIII, à une alliance entre la Russie et l’Allemagne, toutes choses dont le langage et l’attitude d’Alexandre ne laissaient que trop prévoir la réalisation.

De son côté, le gouvernement français se répandait en reproches et en plaintes. Le 2 mai, Talleyrand exprimait par écrit ses griefs à M. d’Oubril. « Après l’intervention que le cabinet de Saint-Pétersbourg a voulu prendre aux affaires intérieures de la France, après la conduite qu’il a tenue par rapport à MM. de Vernègues et d’Antraigues, après ce qu’on voit d’incertitude dans les dispositions de ce cabinet relativement aux nouvelles destinées de la France et aux prétentions de la maison de Bourbon, après surtout cette affectation de porter, sans qu’aucun lien de parenté l’exigeât, le deuil d’un homme coupable, tombé sous le glaive des lois pour avoir tramé des assassinats sous l’influence de l’Angleterre, la déclaration qui vient d’être faite à Ratisbonne est un acte qui prouve clairement qu’il n’y a plus aucun moyen pour que la France et la Russie se concilient à l’effet d’intervenir de concert dans les affaires germaniques. La première démarche que fit Paul Ier, de glorieuse mémoire, lorsqu’il voulut se rapprocher de la France, ce fut d’éloigner le comte de Lille de ses états et de lui retirer toute sa protection. » Cette lettre précédait et préparait une rupture qui fut définitivement consommée au mois d’août[10].

Cependant, quoiqu’irrité contre la France, l’empereur de Russie ne laissait pas de désapprouver le voyage de Louis XVIII. Il ne lui dissimula pas qu’il voyait avec peine sa résolution et qu’il l’en aurait dissuadé s’il en avait été averti à l’avance : « Ces démarches seront inutiles et ne pourront que donner des armes à vos ennemis. Je ne saurais donc y adhérer, et l’offre faite précédemment d’un asile en Russie est sous la condition expresse qu’aucune démarche semblable n’aurait lieu. »

Après diverses remises, le départ du comte de Lille avait été fixé définitivement au 25 juillet. Au moment de partir, un accident l’obligea à le retarder de nouveau[11]. C’est le 30 seulement qu’il put se mettre en route. Il ignorait encore quelle suite serait donnée aux demandes qu’il avait adressées au tsar ; il ignorait de même si ses parens pourraient venir le rejoindre. Après avoir fait ses adieux à sa femme et à sa nièce, il se dirigea vers Grodno. Il voyageait sous le nom de comte de Lille, et le duc d’Angoulême sous le nom de comte de Châtellerault. Il était accompagné du cardinal de Montmorency, du comte d’Avaray, du duc de Piennes, du comte de Blacas, du marquis de Vassé, d’un médecin, d’un chapelain et de trois domestiques. Le 8 août, il arrivait à Grodno, sur le territoire russe, où l’attendait la lettre de l’empereur Alexandre. C’était, comme on vient de le voir, une désapprobation formelle de sa conduite. Il ne pouvait même compter sur une frégate russe pour le transporter de Riga à Calmar. Il ne lui restait donc qu’à profiter des offres de Gustave IV. Il lui annonça son arrivée prochaine à Calmar. « Je dirai à Votre Majesté, et lui en demande le secret, qu’en m’environnant de mes parens, mon intention est de conférer avec eux sur le nouvel acte que je prépare et que je veux adresser à mon peuple. Sans doute, il eût été bien satisfaisant pour moi de placer les trois fleurs de lis à l’abri des trois couronnes. Mais je n’abuserai point de la généreuse amitié de Votre Majesté. La compromettre serait pour moi un malheur et une source de regrets éternels. Je lui donne donc ma parole d’honneur que rien ne sera daté ni publié de ses états. »

Cette lettre écrite, la nécessité de s’assurer le moyen de traverser la Baltique condamna le comte de Lille et ses compagnons à une longue attente. Pendant quinze jours, réfugiés en Courlande, sur la frontière de Lithuanie, au château de Blankenfeld, dont le propriétaire, M. de Konigsfels, leur avait offert une hospitalité plus confortable que celle des auberges de Grodno[12], ils attendirent que Blacas, envoyé à Riga, eût réussi à trouver un bâtiment pour les transporter à Calmar. Cette attente les conduisit jusqu’au 12 septembre. Le départ de Louis XVIII eut lieu ce jour-là. Ne voulant par exposer le vieux cardinal de Montmorency et le chétif d’Avaray aux fatigues d’un voyage par mer, il les laissa à Blankenfeld, où il devait les reprendre à son retour[13].

Le lendemain, il était à Riga. Il y trouva des nouvelles de son frère, mais non telles qu’il les souhaitait. Le comte d’Artois exprimait la crainte de ne pouvoir se rendre à Calmar et d’être obligé d’y envoyer à sa place le prince de Condé. Louis XVIII se décida néanmoins à continuer son voyage. Le 14 septembre, avant de monter à bord du navire marchand qui devait le conduire en Suède, il écrivit à l’empereur de Russie et au roi de Prusse pour leur annoncer son départ, toujours soucieux de ne pas perdre les bonnes grâces des deux souverains et de se ménager un asile dans les états de l’un ou dans les états de l’autre. Le même jour, le navire mit à la voile et prit la mer par le plus affreux temps.

A Calmar, Louis XVIII était attendu. Gustave IV, quelles que fussent les difficultés de sa situation, n’avait pas voulu se dérober aux devoirs de l’hospitalité. Attaché aux Bourbons comme son père, il s’était employé déjà pour leur cause. L’année précédente, il avait même tenté d’ameuter l’Allemagne contre le gouvernement consulaire. L’avortement de cette tentative l’avait contraint, bien qu’il fût en brouille ouverte avec la France, à s’enfermer dans une apparente neutralité. A l’exemple de la Russie, il avait refusé de mettre au service de Louis XVIII un bâtiment de sa marine, il avait exigé que la protestation que voulait élever ce prince ne fût pas datée du royaume de Suède. Mais, ces réserves faites, il avait envoyé des ordres au général d’Anckarsward, gouverneur de Calmar, à l’effet de préparer au proscrit un accueil digne de son rang et de son infortune.

Dans la matinée du 24 septembre, le général d’Anckarsward fut averti qu’un bâtiment portant deux princes français, poussé par la tempête sur l’île d’OEland, les y avait débarqués. L’île d’OEland n’est séparée de Calmar que par une courte distance. Le général s’embarqua aussitôt pour rejoindre les princes. Mais la violence du vent qui régnait sur la Baltique le contraignit à rentrer au port. C’est seulement dans l’après-midi qu’il put atteindre l’île où s’étaient réfugiés Louis XVIII et ses compagnons. Il trouva le roi de France au presbytère de Resmo, en train de se reposer des fatigues d’une pénible traversée qui n’avait pas duré moins de dix jours. Il convint avec lui que ce prince se rendrait à Calmar le lendemain. Lui-même y retourna sur-le-champ afin d’y préparer la réception, conformément aux ordres qu’il avait reçus.

Le 25 septembre, à huit heures et demie du matin, Louis XVIII débarquait à Calmar. Sur le port il trouva réunis le gouverneur, l’évêque et son clergé, les officiers de la garnison, les anciens de la ville, les magistrats. Ils l’accompagnèrent jusqu’à la maison qu’il devait occuper. Là, ils lui furent officiellement présentés. Pour la première fois, depuis qu’il avait fui sa patrie et qu’il errait, proscrit, sur la terre étrangère, le comte de Lille était reçu avec les honneurs royaux. Cet hommage à sa couronne fut doux à son cœur. Il exprima sa reconnaissance dans la lettre qu’il adressa, toute affaire cessante, au roi de Suède. Le duc d’Angoulême ne partageait pas la demeure de son oncle. Par les soins d’une délicate attention, il était logé dans la maison préparée pour recevoir son père, le comte d’Artois, si ce prince venait à Calmar. Mais y viendrait-il ? On l’ignorait encore ; et cette incertitude se prolongea durant douze jours.

Le roi de France, pendant ce temps, fut l’objet de la plus courtoise sollicitude. Une garde d’honneur, que d’ailleurs il refusa, lui fut offerte. Une musique militaire envoyée à Calmar lui donna des concerts tous les jours. Les hauts fonctionnaires, tour à tour, se firent un honneur de l’inviter à leur table. Lui-même, tous les soirs, tint une espèce de cour. On lui fit visiter la ville, ses environs. Il voulut s’agenouiller sur la pierre commémorative du débarquement de Gustave Wasa en 1521 et de l’intrépidité de ce prince, qui vint, après une longue proscription, arracher son royaume à la domination danoise. Partout, dans ces visites, dans ces excursions, Louis XVIII apportait son affabilité, son grand air et se gagnait tous les cœurs. Il y apportait aussi sa tristesse, car il ignorait toujours s’il aurait la joie de voir son frère.

Enfin, le 6 octobre, quand déjà il commençait à désespérer, un courrier extraordinaire vint à l’improviste lui donner des nouvelles du comte d’Artois. Ce prince, accompagné du marquis de Ségur et de l’abbé de Latil, était parti d’Harwick sur un bâtiment de la marine anglaise, qui devait l’y ramener. Débarqué à Gothenbourg sous le nom de comte de Ponthieu, il avait envoyé aussitôt un courrier à Calmar, afin d’annoncer son arrivée pour le lendemain. Cette nouvelle fit oublier à Louis XVIII ses fatigues et ses angoisses. Quant au duc d’Angoulême, pressé d’embrasser son père, il voulut aller à sa rencontre jusqu’à trente lieues de Calmar. Vainement le général d’Anckarsward lui objecta qu’il s’exposait à ne pas le rencontrer, le jeune prince s’obstina à partir, bien qu’il ignorât par quelle route arrivait son père. Il était à peine parti que les craintes du général se réalisèrent. Le comte de Ponthieu avait pris un autre chemin que celui que suivait son fils.

Le 7 octobre, le roi sortit de la ville, se dirigeant vers Ryssby, petit village des environs, où son frère avait dû passer la nuit. C’est là qu’ils se virent et s’embrassèrent après une séparation de plusieurs années. Le même jour, ils rentraient ensemble à Calmar, où le duc d’Angoulême, revenu de sa longue et inutile course, les rejoignit dans la soirée. Ils purent alors goûter librement le bonheur de se trouver réunis.

Eloignés l’un de l’autre par de tragiques événemens, le roi de France et le comte d’Artois en évoquèrent d’abord le souvenir. Ils donnèrent des larmes à leurs morts, à leur frère, à la reine, à Madame Élisabeth, au dauphin, au duc d’Enghien, aux vaillans amis de leur cause, frappés en combattant pour elle. Ce fut l’objet de leur entretien, surtout la triste fin du dernier des Condé, dont ils portaient encore le deuil et qui prouvait qu’entre eux et Bonaparte, la lutte, si elle se continuait, serait sans merci. La politique vint ensuite, défraya les conversations ultérieures, qui furent longues et nombreuses. Le roi et son frère avaient tant d’espérances communes à échanger, tant de projets à étudier, tant de malentendus antérieurs à éclaircir ! Au cours de leur séparation, ils avaient été souvent divisés d’opinions. Mais ces divisions étaient moins l’œuvre de leur cœur que celle de leurs partisans. En se retrouvant face à face, en s’expliquant sans intermédiaires, il leur fut aisé de se mettre d’accord. Leurs griefs s’évanouirent ; leurs épanchemens ne se ressentirent à aucun degré des dissentimens antérieurs.

Les circonstances d’ailleurs ne leur étaient plus favorables au même degré qu’autrefois. Les victoires successives de Bonaparte affermissaient la couronne impériale sur son front. Tour à tour, les souverains de l’Europe reconnaissaient en lui le fait accompli. Le triomphe du droit sur la force était indéfiniment ajourné. Le rôle du prétendant ne pouvait plus être qu’un rôle d’observation et d’expectative. Quand les champions d’une même cause sont désarmés, réduits à l’impuissance, il leur est facile de vivre unis. En de fréquens entretiens, les princes examinèrent leurs chances sans illusion comme sans défaillance ; mais, toujours animés d’une indomptable espérance, ils se fortifièrent dans le dessein de persévérer dans leur attitude. La protestation que le roi entendait élever contre Bonaparte était considérée par eux comme un moyen efficace de servir leur cause. Ils en arrêtèrent de concert les grandes lignes. Louis XVIII s’en réserva la rédaction. Afin d’épargner à Gustave IV le ressentiment de l’empereur des Français, il décida, conformément à sa promesse, que ce document ne contiendrait aucune indication pouvant révéler en quel lieu il avait été préparé et écrit.

Les princes s’étaient flattés de l’espoir de recevoir la visite du roi de Suède. Ils durent bientôt y renoncer. Gustave IV leur envoya le maréchal de Fersen, l’ancien ami de Louis XVI, dont l’attachement aux Bourbons ne s’était jamais démenti. Le comte de Saint-Priest, retenu à Stockholm par la santé de sa femme, eut le regret de ne pouvoir accompagner Fersen. Ce dernier porta à Louis XVIII les assurances de la sollicitude de son maître, au nom duquel il lui offrit un asile en Suède, en l’engageant à publier sans retard sa protestation. Avant de quitter Calmar, le comte de Lille voulut répondre à ces communications. Il le fit le 17 octobre. Sa lettre est curieuse; elle révèle ses dispositions et même ses résolutions.

« J’ai arrêté, de concert avec mon frère, les bases de la déclaration que je me propose de publier; il ne me reste que la rédaction et ce sera le premier objet dont je m’occuperai à mon retour. Votre Majesté semblerait penser que je dois la publier sans délai. J’espère cependant qu’elle approuvera la marche que j’ai déjà commencé à tenir à cet égard. En partant de Riga, j’ai annoncé à l’empereur l’intention où je suis d’adresser la parole à mon peuple; mais, en même temps, je lui ai déclaré que je lui ferai connaître cet acte avant sa publication. Je l’ai prié aussi, à l’exemple de son père, qui fit déposer dans les archives du sénat le contrat de mariage de mes enfans, de vouloir bien être le dépositaire de ma déclaration. Enfin, quant à mon séjour ultérieur, je m’en suis également remis aux conseils de Sa Majesté impériale. Je n’ai point encore reçu la réponse de Sa Majesté impériale. Je désirerais la recevoir ici. Mais la saison avancée ne me permet pas d’y prolonger davantage mon séjour, et j’ai été obligé de fixer mon départ au commencement de la semaine prochaine. Quant à la date que portera ma déclaration, j’ai promis à Votre Majesté, et j’y serai fidèle, que rien ne porterait celle de ses états. Votre Majesté pense qu’il suffirait qu’elle ne portât celle d’aucun lieu. Mais, qu’elle me permette de le lui dire, tout le monde saura l’instant de mon arrivée et celui de mon départ de Suède. Je craindrais de la compromettre encore et ce sera du sein même de la mer que je la daterai[14]. J’aurai ainsi un lieu positif qui n’appartient à personne et je n’appréhenderai pas que mon malheur s’attache à ceux dont l’amitié fait ma consolation. »

Louis XVIII quitta Calmar le 23 octobre. Reconduit au navire qui l’avait amené, avec le même appareil qu’à son arrivée, il se sépara de son frère sur le port. Tandis qu’avec le duc d’Angoulême, il partait pour Riga, le comte d’Artois allait s’embarquer à Gothenbourg pour retourner en Angleterre. Mais, même avant de se séparer, les princes purent juger des inconvéniens et des effets de leur entrevue. La veille de son départ, Louis XVIII reçut par l’intermédiaire du baron de Tarrach, ministre prussien à Stockholm, une lettre de M. de Hardenberg, qui avait remplacé M. d’Haugwiz à la tête du cabinet de Berlin, adressée à M. d’Avaray et qu’il ouvrit en l’absence de ce dernier. Cette lettre lui faisait connaître que la Prusse, considérant l’entrevue de Calmar comme un acte hostile à la France, aggravé par l’approbation qu’y avait donnée le roi de Suède, jugeait « que le séjour du comte de Lille à Varsovie était incompatible avec la neutralité que Sa Majesté prussienne entendait garder. »

Au moment où Louis XVIII quittait sa retraite de Pologne, la Prusse songeait déjà à cette grave mesure dont les nouvelles reçues de Calmar et une lettre du comte de Lille au roi Frédéric-Guillaume avaient hâté l’exécution. Dès le 2 octobre, ce souverain écrivait de Potsdam au baron de Hardenberg : « J’ai rempli jusqu’au bout les devoirs de l’hospitalité. Cependant, ces éternelles réclamations sont désagréables. L’existence équivoque de mes hôtes fait désirer d’en être quitte avec honneur. On a recueilli des particuliers. S’ils quittent la Prusse pour jouer ailleurs un autre rôle, il ne convient pas qu’ils y rentrent. De même, si les craintes qu’on a se réalisent, il faut chercher le mode le plus décent de s’épargner les embarras auxquels exposerait infailliblement le séjour des princes. » M. de Hardenberg approuvait les vues du roi ; trois jours après, il lui répondait : « Le cas est pressant. La conduite des princes est désapprouvée même par les ennemis de la France. On préparera sans doute à Calmar des manifestes qui déplairont nécessairement à l’empereur Napoléon et qui ne verront le jour qu’après le retour du comte de Lille à Varsovie. Il serait trop tard pour parer le coup. Donc, il faut s’expliquer d’avance avec le comte de Lille et je vais charger de ce soin M. de Tarrach. »

L’explication ne fut pas longue. Elle se borna, de la part du diplomate prussien, à un avis verbal qui équivalait à un ordre d’expulsion et à la remise de la lettre écrite par Hardenberg à d’Avaray. Après l’avoir lue, le roi déclara « qu’elle n’exigeait pas de réponse. » Il lui restait encore la ressource de profiter des offres du roi de Suède et de rester à Calmar. Mais il recula devant la nécessité d’exposer la reine et la duchesse d’Angoulême aux fatigues d’une longue traversée. D’autre part, il avait sollicité de l’empereur Alexandre un asile dont il se croyait assuré, et la Russie lui offrait un refuge moins exposé aux coups de la fortune que celui qu’il pouvait trouver dans les états de Gustave IV. Il ne changea donc rien à ses projets et s’éloigna de Calmar sans rien regretter des événemens qui venaient de s’accomplir.

Cette seconde traversée ne fut ni moins longue ni moins orageuse que la première. Louis XVIII n’arriva à Riga que dans les premiers jours de novembre. En y débarquant, il apprit d’abord que le tsar consentait à le recevoir en Russie, puis qu’il lui assignait comme résidence, non pas Mitau, mais Kiew. Ce fut une déception qui succéda à son premier contentement. A Mitau, il avait goûté les seules joies que l’exil lui eût jamais données. Il connaissait cette ville ; il comptait en Courlande de nombreux amis. Kiew, au contraire, c’était encore l’inconnu ; le froid y sévissait plus durement qu’à Mitau. Il résolut d’insister auprès du tsar pour que ses désirs fussent réalisés. Tandis qu’il envoyait, à cet effet, Blacas à Saint-Pétersbourg, il alla s’installer de nouveau chez M. de Konigsfels, où d’Avaray et le cardinal de Montmorency attendaient son retour.

Alexandre n’était pas animé de mauvais sentimens contre le roi proscrit ; mais il aurait voulu que ce prince s’abstînt de faire acte de prétendant et se résignât à son sort. Il était disposé à venir en aide au comte de Lille, mais non à favoriser les vues du roi de France. On voit se révéler ces sentimens dans une lettre que le prince Czartoryski écrivait le 8 octobre à M. d’Alopeus, ministre russe à Berlin, pour l’informer de ce qui s’était passé entre la Russie et le comte de Lille. « L’empereur n’a pas répondu à sa seconde lettre. Il lui a refusé un vaisseau de guerre pour le transporter à Calmar. L’empereur n’a pas voulu se prêter à un projet qu’il désapprouvait et qui était inutile. Il ne doute pas que sa conduite n’obtienne l’assentiment de Sa Majesté prussienne. » A travers les lignes il est aisé de discerner les mobiles qui guidaient le tsar lorsqu’il se prêtait à laisser Louis XVIII rentrer en Russie. C’était à la fois un acte d’indépendance, presque d’hostilité, vis à-vis du gouvernement français ; mais c’était aussi le plus sûr moyen de tenir le prétendant, de l’empêcher de créer des embarras à la politique générale[15]. En l’exilant à Kiew, il cherchait à l’éloigner du théâtre des événemens. Mais il savait bien qu’à Mitau comme à Kiew, il pourrait paralyser son action si, de nouveau, elle tentait de s’exercer, Blacas n’eut donc aucune peine à obtenir ce que souhaitait son maître. Le 27 novembre, le tsar faisait savoir au comte de Lille qu’il persistait à lui offrir un asile à Kiew, mais qu’il lui permettait en attendant et, vu la saison rigoureuse, d’habiter Mitau.

À cette occasion, il fallut traiter encore la question d’argent. Elle s’imposait plus que jamais, impérieuse et pressante. « Ce déblai de Varsovie dans une pareille saison, écrivait le 25 décembre d’Avaray à Blacas, et à l’époque où tous les loyers venaient d’être renouvelés, où toutes les provisions d’hiver venaient d’être faites, sera d’un embarras, d’une dépense et d’une perte exorbitante. Le quartier de janvier mangera l’année entière... En 1798, lors du départ de Blankenbourg, le roi était seul de sa personne avec un petit nombre de serviteurs. L’empereur Paul, indépendamment de son traitement, fit passer à notre maître 60,000 roubles pour les frais de son déplacement. Comparez un peu le déplacement de Blankenbourg avec celui de Varsovie. » La générosité d’Alexandre facilita le dénoûment des difficultés que signalait d’Avaray. Au mois de janvier 1805, le roi quittait Blankenfeld et s’installait de nouveau dans le château de Mitau, où, quelques semaines plus tard, la reine et la duchesse d’Angoulême venaient le rejoindre[16].


III.

Au cours de ces agitations qui troublaient le repos de Louis XVIII, la proclamation qu’il voulait adresser à « son peuple » était le principal objet de ses pensées. Après en avoir arrêté les grandes lignes, de concert avec son frère, il en rédigea le texte définitif durant son séjour à Blankenfeld. La pièce est éloquente et vaut qu’on s’y arrête. Contrairement à son premier projet, le roi y mit une date (la date du 2 décembre 1804), sans indication de lieu. Il commençait par y rappeler ses précédentes protestations : l’une qu’il avait fait entendre en recueillant « le sanglant héritage de ses pères ; » l’autre écrite après l’attentat de Dillingen[17]. Il exposait ensuite comment, ne pouvant plus compter sur ses agens de l’intérieur réduits à l’inaction, ni sur les puissances, et « ne voyant de terme aux proscriptions, au brigandage, à la dépravation que dans l’excès même de leurs horreurs, » il avait dû, accablé des maux de la patrie, observer en silence la marche des événemens. Rappelant ses divers engagemens, sa promesse de proclamer une amnistie générale et de conserver aux fonctionnaires leurs emplois, aux officiers leurs grades, leurs propriétés aux possesseurs de biens nationaux, il s’écriait : « Français, voilà cette contre-révolution telle que votre roi l’a conçue, tel qu’il l’envisage aujourd’hui, telle enfin qu’elle sera tôt ou tard consommée. » Puis, après un rapide exposé des horreurs de la révolution et des bienfaits de la monarchie, il terminait en ces termes : « Français! au sein de la Baltique, en face et sous la protection du ciel, fort de la présence de notre frère, de celle du duc d’Angoulême, notre neveu, de l’assentiment des autres princes de notre sang, qui, tous, partagent nos principes et sont pénétrés des mêmes sentimens qui nous animent; attestant et les royales victimes et celles que la fidélité, l’honneur, la pitié, l’innocence, le patriotisme, le dévoûment offrirent à la fureur révolutionnaire ou à la soif et à la jalousie des tyrans ; invoquant les mânes du jeune héros que des mains impies viennent de ravir à la patrie et à la gloire ; offrant à nos peuples comme gage de réconciliation les vertus de l’ange consolateur que la Providence, pour nous donner un grand exemple, a voulu attacher à de nouvelles adversités en l’arrachant aux bourreaux et aux fers, nous le jurons, jamais on ne nous verra rompre le nœud sacré qui unit inséparablement nos destinées aux vôtres, qui nous lie à vos familles, à vos cœurs, à vos consciences ; jamais nous ne transigerons sur l’héritage de nos pères ; jamais nous n’abandonnerons nos droits. Français! nous prenons à témoin de ce serment le Dieu de saint Louis, celui qui juge les justices. » Les deux premières copies de cette proclamation furent adressées : l’une, au comte d’Artois, qui s’empressa d’y répondre en adhérant sans réserve, tant en son nom qu’au nom des princes français réfugiés en Angleterre, aux doctrines et aux promesses qu’elle contenait ; l’autre à l’empereur Alexandre, que le roi suppliait d’en accepter le dépôt. Mais, sur ce point encore, une déception lui était réservée : « L’empereur ayant déjà énoncé précédemment son opinion sur l’entrevue de Calmar et sur les résultats qu’elle pourrait avoir, écrivait à d’Avaray le prince Czartoryski, vous ne serez point surpris, monsieur le comte, de la détermination qu’il a prise relativement à la déclaration que M. le comte de Lille lui a fait parvenir. Mon auguste maître a été sensible à cette nouvelle marque de confiance et se serait fait un plaisir de satisfaire aux demandes qu’elle a motivées, s’il n’avait été convaincu que toute démarche de ce genre et nommément la déclaration telle qu’elle est, loin de produire dans les circonstances actuelles l’effet désiré et attendu, deviendrait une arme contre M. le comte de Lille dans les mains de Bonaparte, si habile à diriger l’opinion publique et à lui donner une impulsion conforme à ses vues. À cette conviction s’est jointe la résolution qu’a adoptée Sa Majesté impériale de ne prendre aucune part aux affaires intérieures de la France. »

En même temps qu’il refusait d’accéder aux demandes de Louis XVIII, l’empereur, soit qu’il voulût entraver l’envoi de la proclamation, soit qu’il se réservât de s’en servir ultérieurement, conseillait, par l’intermédiaire du duc de Serra Capriola, diverses modifications. Il fit même rédiger un mémoire à cet effet. Le rédacteur de ce mémoire, après avoir critiqué la proclamation royale, concluait en démontrant la nécessité d’un manifeste nouveau plus net, plus énergique en ce qui concernait surtout les engagemens et les garanties. Il invitait le comte de Lille à déclarer qu’il n’attendait « que de la libre volonté, de la réflexion mûrie par le malheur le retour des Français à leurs anciens maîtres. »

Le duc de Serra Capriola ne voulut pas transmettre ces conseils à Mitau sans en discuter le fond avec les ministres de l’empereur. Il sollicita même l’avis du comte de Maistre, alors à Saint-Pétersbourg comme envoyé de Sardaigne. L’illustre écrivain prit parti pour le roi de France contre l’empereur avec une rare puissance d’argumens : « Il faut être équitable ; on ne saurait exiger du roi de France qu’il déclare qu’il n’attend la couronne que de la libre volonté des Français et que si la nation le rappelle au trône... Sans entrer à cet égard dans des détails qui me mèneraient trop loin, je me bornerai à signaler deux erreurs qui me paraissent influer trop sur la politique actuelle. La première, c’est que le rétablissement du roi sera le fruit d’une délibération et que, par conséquent, il s’agit de capter par tous les moyens possibles la volonté de la nation ; la seconde, c’est que le roi de France est un pauvre homme qui a besoin de tout le monde et dont personne n’a besoin. C’est tout le contraire. Aucune révolution politique bonne ou mauvaise ne résulte d’une délibération. Le peuple français n’a rien voulu de ce qui s’est fait, depuis « la nation, la loi et le roi » jusqu’au capitaine-empereur; il en sera de même du changement que nous attendons. Tout se fera par la force des choses, et la guerre ne doit servir qu’à donner le mouvement. Quant au roi de France, il est, dans l’état même où il se trouve actuellement, au rang de tout ce qu’il y a de plus grand et de plus imposant dans l’univers. Je ne suis pas suspect en le disant, puisque je ne suis pas son sujet, mais j’affirme sans balancer que les puissances qui le soutiennent ont autant besoin de lui qu’il a besoin d’elles. L’Europe n’est ébranlée et ensanglantée depuis quinze ans que parce qu’il n’est pas à sa place... Au lieu donc de parler aux Français de la bonté qu’ils auront de rappeler leur roi, il serait plus royal et même plus philosophe de les entretenir du service inestimable qu’il leur rendra en revenant à sa place. »

Le roi, de son côté, écrivait au tsar : « En 1792, on tenta de s’appuyer de l’opinion; mais ce levier puissant, même alors, fut aussitôt abandonné que mis en jeu. En 1793, je représentai inutilement à l’empereur François II que s’il prenait Valenciennes et Condé au nom du roi, mon neveu, s’il mettait en avant le dépositaire de l’autorité royale, il aurait pour alliés tout ce qu’il y aurait de bons Français, tandis que s’il prenait ces places en son propre nom, il aurait pour ennemi l’universalité des habitans de la France. En 1795, je recommençai mes efforts avec aussi peu de succès. En 1796, la même politique annula l’effet de ma présence sur les bords du Rhin. En 1799, je demandai vivement à Paul Ier de paraître aux premiers rangs de son armée. Enchaîné par des traités, ce prince ne put suivre sa propre impulsion. Ainsi, jamais on n’opposa le droit au crime, le successeur de trente rois à des tyrans éphémères, la légitimité à la révolution. Aujourd’hui, la circonstance est peut-être plus favorable que jamais. Et qu’on ne s’en laisse pas imposer par l’idée de l’éloignement de la France où commenceraient les hostilités. Partout où le roi et les siens seront offerts en personne aux étendards de la rébellion, là sera la frontière. Les armées sont plus attaquables avec ma déclaration appuyée de la garantie imposante de l’empereur Alexandre que les places ne le sont par le canon et la valeur éprouvée des soldats. Le temps est passé où l’on pouvait craindre de faire la guerre à des abstractions... Enfin, pour dire toute ma pensée, on a trop combattu les Français, il est temps de les convaincre, et voilà pourquoi j’attache tant d’importance à cette déclaration. »

Jamais Louis XVIII n’avait affirmé ses idées plus nettement, ni avec tant de force. Il ne parvint pas cependant à modifier la conviction d’Alexandre, non plus qu’à vaincre la répugnance de ce prince à intervenir dans les affaires intérieures de la France. Ces pourparlers durèrent dix mois et aboutirent à une proclamation nouvelle, en date du 21 octobre 1805, qui eut le même sort que la précédente et ne put franchir la frontière française. L’Europe était en feu. Les victoires de Napoléon ébranlaient les trônes, stérilisaient les efforts de la troisième coalition ; les incessantes réclamations du prince proscrit se perdaient dans le formidable bruit des batailles.

Il s’épuisait cependant à vouloir se faire entendre, importunait les cours, et, loin de renoncer à conspirer, rêvait d’une expédition sur les côtes de France, à la tête de laquelle il marcherait. Tant d’efforts pour réaliser des espérances aussitôt avortées que conçues n’enlevaient rien à la tristesse de la vie qu’on menait alors à Mitau. Ce second séjour dans la capitale de la Courlande ne ressemblait guère au premier. La maison royale, réduite au strict nécessaire, un seul secrétaire au lieu de sept ou huit, les relations avec les cabinets européens de plus en plus rares, le roi sans nouvelles de ses agens, ses lettres saisies par la police de Fouché, Mitau séparé peu à peu du reste du monde, tandis que là-bas la gloire de Napoléon s’élevait lumineuse et sanglante, voilà où en était, en 1805, l’héritier des Bourbons. Successivement, il apprenait la déroute des Autrichiens et des Russes à Austerlitz, l’écrasement des Prussiens à Iéna, l’entrée de Napoléon à Vienne d’abord, à Berlin ensuite ; il ne se décourageait pas cependant ; ce fut sa force dans ce long exil de ne pas perdre espoir un seul jour.

A la fin de 1806, sur les confins de la Pologne, l’armée russe, réunie aux débris de l’armée prussienne, était en ligne sous les ordres du général de Benningsen, attendant, comme les Français, sur une réserve troublée par de fréquens combats, la fin d’une saison peu propice aux opérations militaires. Il semble bien qu’à ce moment l’empereur Alexandre ait pensé qu’on pourrait tirer parti de Louis XVIII et de ses projets. Il est vrai que le prétendant ne négligeait aucune occasion de se rappeler à son souvenir. Après la bataille de Pultusk, le 26 décembre, le général de Benningsen, s’étant attribué la victoire, en avait fait porter la nouvelle à Saint-Pétersbourg, où Louis XVIII s’était empressé d’envoyer ses félicitations. Il en fut de même après la bataille d’Eylau, survenue le 8 février 1807 : « Je ne parlerai point, ajoutait le roi à ses complimens, de ce qu’éprouve le petit-fils d’Henri IV, lorsqu’il apprend la nouvelle d’actions aussi grandes, aussi importantes pour lui-même, et cela tandis qu’il est dans l’inaction ; mais j’oserai répéter en ce moment ce que je disais avant la campagne de 1805: « Là où le roi de France se trouvera en personne, là sera la frontière, et j’ajouterai que ma présence doit fixer les succès en influant sur l’opinion en général et en particulier sur l’esprit du soldat qui, voyant le drapeau blanc dans ma main, verra autre chose à suivre qu’un tyran que la France abhorre. »

Cette fois, Alexandre parut prêter attention au langage du comte de Lille. Il lui fit suggérer l’idée d’une proclamation qui serait distribuée aux Français par les armées coalisées ; il en traça lui-même le plan et en indiqua l’esprit. A la même époque, le roi, apprenant qu’Alexandre allait rejoindre son armée sur les bords du Niémen et devait passer par Mitau, sollicita de lui une entrevue à laquelle le tsar se prêta. Le 30 mars, à sept heures du soir, il arrivait à Mitau, après s’être fait annoncer, dès le matin, par le gouverneur de Courlande. A la poste, il trouva le duc d’Angoulême venu pour le complimenter. Suivi du prince, il se rendit au château. Au pied de l’escalier, il rencontra le comte d’Avaray, qui le conduisit jusqu’à la pièce d’entrée du premier étage où se tenait le comte de Lille empêché par la goutte de descendre au-devant de l’empereur. Les deux souverains s’étant embrassés, s’enfermèrent dans le cabinet du roi, où ils restèrent durant plus d’une heure. A l’issue de leur entretien, le tsar consacra quelques instans à la reine et à la duchesse d’Angoulême ; il quitta Mitau le même soir.

Que s’étaient dit dans cette entrevue l’empereur qui se considérait encore comme l’arbitre des destinées de l’Europe et le roi sans couronne? Les lettres postérieurement échangées permettent de le conjecturer. Louis XVIII demanda à marcher avec les monarques coalisés, son drapeau déployé ; afin qu’il fût prouvé que ce n’était pas une guerre de conquête qu’ils faisaient à la France, mais qu’ils avaient seulement en vue de la délivrer du joug de Napoléon et de lui rendre son roi légitime. Il demanda également que le tsar poussât l’Angleterre à organiser une expédition destinée à agir sur les côtes de Bretagne, expédition qu’à ce même moment le comte de La Chapelle et le comte de La Châtre sollicitaient à Londres et à laquelle le roi de Suède devait prêter son concours. Enfin, il insista pour être officiellement reconnu par Alexandre comme il l’avait été par Paul Ier. Le tsar se déroba à tout engagement ; il ne refusa rien, mais ne promit rien ; et quand le comte de Lille devint plus pressant, il se tira d’embarras en annonçant l’arrivée prochaine d’un personnage investi de sa confiance, qui serait chargé de traiter des nombreux détails que soulevaient de telles demandes. Au cours de l’entretien, il exprima la pensée que toute proclamation du roi devait être contresignée par les princes de sa famille, la conformité de sentimens entre ses parens et lui devant donner plus de poids à ses paroles. Le roi lui communiqua la lettre qu’il avait reçue en 1805 du comte d’Artois, à la suite de la déclaration de Calmar et s’engagea à la publier dans une édition nouvelle de cette déclaration, qu’il suppliait le tsar de faire répandre dans l’armée française.

Alexandre à peine parti, le roi lui écrivit lettres sur lettres à son quartier-général, pressant les solutions, réclamant le personnage de confiance qu’on lui avait annoncé, harcelant l’empereur de ses demandes, plein d’espoir dans leur succès, véritablement enivré par un entretien où les deux interlocuteurs avaient parlé comme des victorieux et non comme des vaincus. Son exaltation fût vite tombée s’il avait su quelle fâcheuse impression emportait Alexandre de sa rencontre avec lui. Soit que le spectacle de cet exilé goutteux, lourd, impropre à l’activité du champ de bataille eût mal disposé l’empereur, soit que la pauvreté de son hôte lui eût caché ses mérites, il le jugea comme un homme médiocre et le quitta convaincu qu’il ne régnerait jamais. Après son départ, le roi attendit vainement l’effet de leur entrevue. L’opinion d’Alexandre était faite. Il avait quitté Mitau définitivement résolu à abandonner les Bourbons à eux-mêmes, à ne favoriser en rien leurs projets. Quant à l’hospitalité qu’il accordait au chef de leur maison, il entendait n’y rien changer, le laisser libre d’en profiter ou d’y renoncer. Il ne considérait plus Louis XVIII que comme l’épave d’une grandeur passée, à la résurrection de laquelle il ne croyait plus, encore qu’il restât disposé à l’environner des égards dus au malheur. Aussi, confiant au général de Budberg le soin de répondre aux lettres du prétendant par de banales formules de politesse, il cessa de s’occuper de lui.

D’autres soucis d’ailleurs l’absorbaient. En arrivant au quartier-général de l’armée russe sur le Niémen, il avait pu juger par lui-même d’une situation que, malgré l’évidence, le général de Benningsen s’obstinait à ne pas croire désespérée, mais dont les périls apparaissaient de toutes parts. Les opérations militaires qui allaient s’accomplir constituaient un suprême va-tout, à l’approche duquel Alexandre eut vite oublié le roi de Mitau. En une seule circonstance, il communiqua encore avec lui : ce fut pour lui transmettre une lettre du roi de Suède. Brusquement, Gustave IV appelait à sa cour le roi de France à titre d’allié. Pour lui faire tenir un si étrange message, il avait eu recours à l’empereur de Russie.

Cette proposition tourna la tête à Louis XVIII. Il y avait donc en Europe un monarque qui consentait à se servir de l’influence que, quoique exilé, le chef des Bourbons tirait de ses imprescriptibles droits. Il se prépara à partir pour Carlscrone, un des ports suédois sur la Baltique, où Gustave IV lui donnait rendez-vous. Mais, soudain, tout lut remis en question. L’armée russe venait de subir une sanglante défaite à Friedland, plus décisive celle-là que la défaite d’Eylau. Louis XVIII différa son départ. Toutefois il envoya à Carlscrone M. de Blacas, afin de s’informer si Gustave IV persévérait dans ses desseins. M. de Blacas quitta Mitau au mois de juillet, gagna Riga, où il s’embarqua pour Carlscrone. En arrivant dans cette ville, il y apprit une nouvelle autrement grave que les précédentes : le 8 juillet, la paix avait été signée entre Alexandre et Napoléon.

Ce mémorable événement semblait fait pour détruire les plans sans consistance du roi de Suède. La situation devenait critique pour lui. Des anciennes possessions suédoises en Allemagne il n’avait conservé que la Poméranie. A la fin de l’année précédente, une armée française était venue menacer cette province et mettre le siège devant la place forte de Stralsund, qui la défendait. Mais l’héroïque valeur du général Essen avait obligé, au mois d’avril 1807, les assiégeans abattre en retraite. Un armistice entre la Suède et la France était alors intervenu. Il durait encore, quand, en quelques semaines, se succédèrent la bataille de Friedland et la paix de Tilsitt. L’Allemagne désarmée, la Russie vaincue, la paix signée entre les puissances du Nord et la France, la prudence conseillait à Gustave IV de renoncer à la guerre. C’est le système contraire qu’il adopta. Blacas le trouva à Carlscrone, très excité, hanté par des visions, obéissant, disait-il, à des voix célestes, repris de sa vieille haine contre la révolution française, décidé à opérer une descente en Poméranie, à rompre l’armistice, à se défendre dans Stralsund, à l’exemple de son aïeul Charles XII. Il s’ouvrit de ces desseins à Blacas, en le chargeant d’aller les faire connaître à Louis XVIII. Il avait déjà formé un corps d’émigrés, mis à leur tête le duc d’Aumont, persuadé que le jour où cette petite troupe, ayant dans ses rangs le roi de France et son drapeau, se présenterait devant l’armée de Napoléon, celle-ci passerait aux Bourbons. Alors, il serait temps de se joindre à la Grande-Bretagne pour jeter ces soldats sur les côtes de France en les appuyant de Suédois et d’Anglais. Blacas ne discerna pas ce qu’un tel plan offrait d’impraticable et d’insensé. Il revint à Mitau. Gustave IV voulut qu’un de ses vaisseaux de guerre le ramenât en Russie et attendît Louis XVIII dans le petit port de Liébau pour le conduire à Carlscrone.

Abandonné par toutes les cours, au fur et à mesure que Napoléon étendait ses conquêtes, Louis XVIII n’avait plus d’espoir qu’en celle de Suède, et cela peut contribuer à faire comprendre ses illusions. Mais, il fallait être singulièrement ignorant de l’état du continent pour supposer qu’après les défaites successives de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, le petit roi de Suède pourrait seul tenir tête au conquérant qui dominait le monde. Le prétendant crut cependant à la possibilité de cette résistance. Sur le rapport de Blacas, il se décida à quitter l’asile qu’il tenait de la générosité du tsar, ne conservant qu’un très faible espoir d’y revenir si l’entreprise qu’il allait tenter échouait, mais songeant déjà à se fixer dans ce cas en Angleterre, au milieu d’une nation qui se déclarait l’irréconciliable ennemie de Napoléon. Il ne voulut pas cependant faire connaître au tsar toute sa pensée. En lui mandant son départ, il lui annonçait aussi son prochain retour.

Alexandre reçut sa lettre à Saint-Pétersbourg. Il venait d’y rentrer, suivi d’un représentant du gouvernement français, Lesseps, accrédité près de lui comme chargé d’affaires. C’est à cet agent diplomatique qu’il voulut d’abord communiquer la détermination du comte de Lille. Dans la matinée du 22 août, il le fit appeler : « En mai dernier, lui dit-il, lorsque je faisais la guerre à la France, le roi de Suède m’écrivit pour m’engager à déterminer le comte de Lille à se rendre à Stockholm. Je me bornai à envoyer cette lettre à Mitau, sans lui donner aucun conseil, et en le laissant maître de faire ce qu’il voudrait. Je ne me suis plus occupé de lui parce que je le reconnus, surtout lorsque j’eus occasion de le voir et de causer avec lui, pour l’homme le plus nul et le plus insignifiant en Europe. J’en parlai sur ce ton à l’empereur, qui le connaissait sous ce même rapport. Tranquille sur ce point, je n’y pensais plus, lorsque hier je reçus un courrier de mon gouverneur de Mitau, qui m’annonçait que le comte de Lille se disposait à s’embarquer pour la Suède. J’ai aussitôt répondu qu’il n’était pas mon prisonnier, que je lui avais offert l’hospitalité chez moi et que, si elle lui devenait a charge, il était libre de la chercher ailleurs. D’après cela, je crois qu’il s’en ira. Mais je n’y suis pour rien. » Après avoir chargé M. de Lesseps de répéter cette explication à son gouvernement, le tsar, comme s’il eût voulu se faire un mérite auprès de Napoléon de son indifférence pour les Bourbons, ajouta : « Le comte de Lille m’a sollicité plusieurs fois de le reconnaître comme roi ; mais je m’y suis constamment refusé, persuadé que jamais il ne montera sur le trône. » Quand ces communications arrivèrent à Paris, Louis XVIII et le duc d’Angoulême, accompagnés du fidèle d’Avaray, avaient déjà quitté Mitau et s’étaient embarqués, le 3 septembre, à Liébau, sur la Troja, qui les y attendait. Ils ignoraient que, depuis quinze jours, la place de Stralsund était au pouvoir des Français. Comme lorsque quatre ans avant ils avaient fait cette même traversée pour se rendre à Calmar, une violente tempête régnait sur la Baltique. Elle obligea la Troja à louvoyer pendant deux semaines. Vainement, le capitaine essayait d’aborder dans la presqu’île de Rugen, à la pointe de laquelle est situé Stralsund. Il dut y renoncer, et ce fut heureux, car, s’il y eût réussi, c’est par l’armée française que le prétendant eût été reçu.

Le 16 septembre, le navire put se réfugier à Carlscrone. En entrant dans ce port, Louis XVIII apprit la chute de Stralsund et l’obligation où s’était trouvé Gustave IV de repasser la mer. Ce prince venait d’arriver à Carlscrone fugitif, malade, découragé par l’échec de ses téméraires projets et la perte de la Poméranie suédoise. Le roi proscrit et le roi vaincu se rencontraient ainsi dans des circonstances douloureuses. Dès les premiers mots qu’ils échangèrent, ils durent s’avouer que les plans qui les avaient rapprochés n’étaient plus réalisables. Il fut même aisé à Louis XVIII de comprendre, en dépit des honneurs qui lui étaient rendus, que son hôte trouvait dangereuse sa présence à Carlscrone. Il exprima alors l’intention de se rendre en Angleterre pour obéir aux pressantes sollicitations de quelques-uns de ses serviteurs en état de lui rendre un compte exact de ses affaires et qui ne pouvaient venir le trouver en Suède. Gustave IV s’empressa d’approuver ce dessein. Il offrit même au comte de Lille de laisser encore la Troja à sa disposition. Le prétendant se trouvait à Carlscrone depuis quelques heures à peine, que son départ pour la Grande-Bretagne était déjà décidé. La frégate devait le prendre à Gothenbourg pour le transporter à Gosfield.

« Je vais donc entreprendre cette nouvelle course, écrivait-il au tsar, sans savoir ce qui peut précisément en résulter, puisque mes affaires sont, à bien des égards, à la disposition du gouvernement anglais, qui, jusqu’à cette époque, tout en manifestant de bonnes intentions, a presque toujours employé et soldé des gens auxquels je n’accordais aucune confiance, et ainsi, faute d’avoir voulu s’entendre directement avec moi, prolongé bien plutôt que hâté le terme des communs malheurs... Maintenant, mon seul regret est de voir différer l’instant de mon retour. Les gages que moi et mon neveu laissons en Courlande sont un sûr garant de mon empressement à revenir partager avec les miens l’amitié et les bienfaits de Votre Majesté impériale. » Pendant le court séjour que Louis XVIII fit en Suède, sur la route de Carlscrone à Gothenbourg, on le traita en roi; la famille royale lui prodigua les plus touchantes attentions. Ce fut suffisant pour atténuer les effets de la cruelle déception que lui causait l’avortement des projets de Gustave IV.

En vue de ce voyage en Angleterre si rapidement résolu, il se nourrissait maintenant d’illusions nouvelles, rêvait de jouer un grand rôle : « Nous serons les anges pacificateurs entre la Russie et l’Angleterre, disait d’Avaray à un haut personnage suédois; voilà le rôle qu’il nous convient de jouer. Le roi ne peut pas renoncer gratuitement à son asile de Russie. L’essentiel est de voir de ses propres yeux comment se traitent ses affaires en Angleterre. » Ce que d’Avaray ne disait pas, c’est que son maître se proposait de solliciter des Anglais de nouveaux secours pécuniaires, d’essayer de les décider à jeter un corps d’armée en Vendée, et d’obtenir pour lui-même l’autorisation de séjourner aux environs de Londres. Sur ces divers points, le secret le plus absolu était ordonné. Louis XVIII avait même demandé à Gustave IV de ne pas parler de son voyage.

Le 25 septembre, il se trouvait à Gothenbourg. Mais il dut attendre, à bord de la Troja, des vents favorables. Le 11 octobre, il n’était pas encore parti. Il se décida alors à écrire au roi d’Angleterre, à qui, jusqu’à ce jour, il avait négligé de faire part de ses projets : « Je viens chez Votre Majesté, disait-il, lui demander de me mettre à portée de concerter avec elle les moyens d’aller en personne délivrer mes fidèles sujets de l’oppression, arracher l’héritage de mes pères des mains de l’usurpateur et rendre la paix à l’Europe. J’y viens avec mon neveu, le duc d’Angoulême, sous la sauvegarde du généreux Gustave IV, l’ami fidèle de Votre Majesté, et je peux dire le mien. Je n’observe point de formes, parce que le temps presse et que j’ai la certitude de servir Votre Majesté en lui fournissant un allié puissant. Cet allié, ce n’est pas ma personne, c’est le roi de France. » La lettre était longue. Le roi y développait les vues qu’il avait tenté vainement de faire agréer par l’empereur de Russie. Mais, malgré l’éloquence de ses accens, ce nouvel effort ne devait pas être plus heureux que les précédens. L’exilé fut même au moment de se voir refuser par le gouvernement britannique l’asile qu’il sollicitait.

A l’exemple des autres cabinets européens, et malgré sa haine contre Napoléon, le cabinet anglais, averti de l’arrivée prochaine du prétendant, ne se souciait pas de le recevoir. La famille royale était disposée à l’accueillir ; mais les ministres, las des incessantes demandes des émigrés, princes et autres, ne voyant plus en eux des instrumens politiques bons à employer, entendaient, avant de laisser débarquer le comte de Lille, fixer les conditions de son séjour. En vain, le comte de La Châtre, activement secondé par le duc d’Orléans, se déployait pour vaincre cette résistance ; il la trouvait devant lui énergique et opiniâtre. Quand on sut à Londres que la Troja se montrait devant Yarmouth, M. de La Châtre activa ses démarches, mais en pure perte. L’amirauté prétendait même obliger la Troja à s’éloigner, sous prétexte qu’un bâtiment étranger ne pouvait mouiller dans les eaux anglaises. M. de La Châtre courut chez M. d’Alopeus, le représentant russe, et le supplia d’intervenir. Celui-ci allégua qu’il était sans instructions de sa cour. Ces difficultés, loin de décourager l’énergie du gentilhomme français, l’exaltèrent. Il put faire parvenir une lettre à bord de la Troja. Il exposait au roi ses démarches et l’assurait que, malgré les obstacles qu’il rencontrait, il ne renonçait pas à l’espoir d’un prompt et confortable établissement en Angleterre : « Mais, ajoutait-il, il n’y a plus rien à calculer quand on a le pied sur la brèche ; il faut que le corps y passe ou bien... Je m’arrête; je me jette aux pieds de Votre Majesté et je la supplie d’arriver, quelqu’obstacle qu’on veuille y apporter. »

Ce langage trouva Louis XVIII non moins résolu que le fidèle serviteur qui le lui tenait. Un matin de novembre, il se fit conduire avec ses compagnons, par un canot de la Troja, sur un point désert de la côte. Il y débarqua sans rencontrer personne que deux douaniers : « Je suis le roi de France, leur dit-il; je voyage sous le nom de comte de Lille ; je vais à Londres. » N’ayant pas reçu d’ordres, ils le laissèrent passer. Mais le malheureux roi n’était pas au bout de ses peines. C’est seulement en février 1808 qu’il fut autorisé à résider en Angleterre ; les conditions de son séjour ne furent mêmes définitivement fixées qu’en juin[18]. À cette date, il avait averti l’empereur Alexandre que les circonstances ne lui permettaient pas de retourner en Courlande, en sollicitant des facilités afin que la reine et la duchesse d’Angoulême pussent le rejoindre en Angleterre. Le tsar répondit à cette demande avec sa générosité accoutumée. Non-seulement une frégate russe fut mise à la disposition des princesses pour les conduire à leur destination, mais encore les pensions et traitemens de la maison royale furent maintenus en entier.

Dans les premiers jours de septembre 1808, les divers membres de la famille de Bourbon étaient réunis au château d’Hartwell, où le roi avait été autorisé à résider, après avoir pris toutefois l’engagement de se rendre en Écosse à la première injonction qui lui serait faite à cet égard. C’est là, à quelques lieues de Londres, qu’il allait vivre jusqu’au jour où, contrairement aux prédictions de l’empereur Alexandre, il recouvrerait sa couronne. Maintenant, c’en était fait des menées et des intrigues des princes émigrés. Au moment où éclata la guerre d’Espagne, le prétendant eut une lueur d’espérance. Des députés espagnols vinrent le trouver à Wamstead-House, où il attendait la fin des pourparlers relatifs à son établissement en Angleterre et le supplier de se mettre à la tête de la résistance nationale. Ce fut le dernier projet militant dont il eut à s’occuper. Ce projet ne se réalisa pas, et nulle autre occasion analogue ne se présenta plus.

Dans le tragique éclat de l’épopée impériale, la France oubliait ses anciens rois. La modeste cour d’Hartwell, peu à peu, s’enfonçait dans l’obscure nuit où s’éteignent les races royales. C’est à peine si, en 1810, les journaux étrangers font mention, parmi d’autres nouvelles, de la mort de la reine de France, décédée le 13 novembre. Les journaux français n’en parlent pas. La France ne connaît plus ses princes. Leur souvenir ne vit plus que dans quelques cœurs fidèles qui n’osent laisser entendre leurs soupirs ni manifester leurs regrets. Il semble que c’en est fini de la glorieuse descendance d’Henri IV. Mais il devait en être du principe de la légitimité qu’elle représentait comme d’une flamme qu’on croit éteinte et qui couve sous les cendres, il était destiné à renaître. Encore quelques années, en dépit du mauvais vouloir de l’Europe, il allait s’imposer à elle comme l’instrument même de sa pacification. Dans les agitations et les épreuves de son exil, Louis XVIII ne s’était montré, ni patriote clairvoyant, ni défenseur habile de ses propres droits. Réduit à l’impuissance de conspirer, il devient un autre homme. Dans son cerveau, les illusions et les rêves stériles font place aux méditations fécondes. Ses malheurs fortifient sa foi dans ses droits méconnus, le préparent à ses devoirs de roi, — devoirs que, rentré en possession de sa couronne, il saura remplir avec autant de grandeur que de fermeté.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Dans l’une d’elles, où le chancelier russe faisait étalage de ses sentimens de sympathie, on lit : « Agréez-en l’assurance de même que celle de la confiance que je place en vous. »
  3. Dès ce moment, et même au regard de la cour de Russie, qui l’avait d’abord reconnu comme roi de France, il n’était plus que le comte de Lille. C’est sous ce nom que lui fut adressée la première lettre qu’il reçut de la chancellerie russe après la mort de Paul Ier. Depuis, et jusqu’en 1814, la formule ne changea plus.
  4. Il fallut un ordre formel du roi de Prusse pour mettre un terme aux poursuites dont Louis XVIII était l’objet.
  5. Le jeune duc de Fleury, notamment, se mit dans la situation la plus difficile et encourut la colère du roi, qui, cependant, attachait grand prix à son dévoûment et à ses services. Couvert de dettes criardes imprudemment contractées, il se vit au moment d’être déféré à la justice. Il avait fait des billets et engagé sa parole. D’Avaray, de Gramont et de Piennes offrirent 3,000 ducats pour lui sauver l’honneur et la liberté. Ils lui épargnèrent une première crise Mais il ne put tenir des engagemens ultérieurs. Le roi et la reine ne voulurent plus le voir. Ils lui firent dire d’aller attendre leurs ordres à Munster auprès du cardinal de Montmorency. Il refusa d’obéir et tomba en disgrâce. Le roi finit cependant par lui pardonner et lui rendit sa faveur en 1814.
  6. Le roi ne voulut plus retourner en Russie. En remerciant Alexandre de sa bienveillance, il disait : « Toutes les considérations du monde doivent céder au devoir, et le mien, jusqu’à ce qu’il plaise à la Providence de terminer les malheurs de la France et les agitations de l’Europe, est de me tenir le plus à portée qu’il est possible de profiter des circonstances qui peuvent amener cet heureux dénoûment. » (11 juillet 1802.)
  7. Voici le texte de la lettre que le tsar fit adresser à ses ambassadeurs :
    « La situation à laquelle se trouve réduit M. le comte de Lille (Louis XVIII) à une époque où la tranquillité publique, après tant d’orages, n’a pu être rétablie qu’aux dépens des droits de sa naissance ne peut être indifférente à tous les souverains de l’Europe. Déchu du milieu d’eux par l’enchaînement des circonstances, il est de leur dignité de ne pas le laisser en peine et toute sa famille dans un abandon qui les expose à éprouver le besoin le plus pressant. Tel serait cependant le sort infailliblement réservé à cette malheureuse famille si par des mesures de bienveillance les souverains ne s’empressent de venir à son secours.
    « Ceux qui lui ont été donnés par feu l’empereur, ceux que lui a fait tenir tout récemment encore Sa Majesté Impériale ont pu suffire jusqu’ici à ses besoins. Mais quelque sensible que soit notre auguste maître à la situation de ce prince, quelque porté qu’il soit à l’adoucir, il ne peut supporter la charge trop onéreuse de fournir seul à cette dépense. Il croit que les autres souverains voudront la partager, et c’est dans le dessein de les engager à assurer à ce prince par une contribution volontaire des moyens d’existence qui le mettent hors de l’atteinte du besoin, que l’empereur s’adresse aujourd’hui à quelques cours, plaçant une pleine confiance dans leurs sentimens et leur générosité. »
  8. C’est en vain que nous avons cherché dans les archives d’Italie quelque document propre à justifier les propos de Talleyrand. Nous n’avons trouvé aucune trace de la négociation à laquelle il faisait allusion et qui, d’ailleurs, à supposer qu’elle eût eu lieu, ne pouvait aboutir, à en juger du moins par la réponse de Louis XVIII aux propositions de la Prusse, dont il va être question.
  9. Cet observateur arriva à Varsovie au mois d’octobre 1802. Ses instructions disaient : « Son premier soin, en se faisant connaître comme homme de lettres, négociant, voyageur ou sous tout autre rapport qui puisse attirer la confiance, sera de se former des connaissances utiles, de se lier avec les personnes qui, par leur position et leurs rapports, pourront le plus utilement servir au succès de ses observations. C’est ainsi par exemple qu’il obtiendra sur l’intérieur de la maison du comte de Lille les notions détaillées et étendues qu’il devra transmettre à Paris. Le citoyen Gallon-Boyer nous fera connaître la composition du cortège qui entoure ce prince. Il rapportera les petites intrigues qui l’agitent, l’espérance qu’on y entretient, les projets que l’on y forme et les inquiétudes qui détruisent ou changent les unes et les autres. Il parlera des voyageurs qui pourront y être conduits et de l’accueil qu’ils y recevront. »
  10. Le 28 de ce mois, M. d’Oubril demanda ses passeports, qui lui furent envoyés le même jour. Depuis le 18, M. de Rayneval, resté à Saint-Pétersbourg comme chargé d’affaires aprè3 le départ de M. d’Hédouville, avait reçu les siens.
  11. Après avoir mangé un plat de carottes, il fut violemment indisposé. Il crut toujours avoir été, dans cette circonstance, victime d’une tentative d’empoisonnement. Une instruction fut même ouverte à sa requête. Nos recherches n’ont pu nous faire découvrir la vérité, pas plus que ne le put la découvrir le magistrat-instructeur, dont il suspecta d’ailleurs la bonne volonté.
  12. Louis XVIII n’oublia jamais le service que lui avait rendu M. de Konigsfels. Sous la restauration, ce gentilhomme fut nommé officier de la Légion d’honneur et reçut du roi de France pour lui et ses descendans le titre de comte.
  13. Par les soins de d’Avaray, une note fut communiquée aux gazettes allemandes : « M. le comte de Lille a quitté l’asile noble et touchant qu’il a reçu en Courlande chez le baron de Konigsfels et s’est rendu à Riga, le 12 septembre, accompagné de M. le duc d’Angoulême, de son capitaine des gardes et de son premier gentilhomme de la chambre. M. le comte de Lille a mis sur-le-champ à la voile pour se rendre à Stockholm et reprendre ultérieurement et sans retard la direction déterminée de concert avec les puissances du Nord. »
  14. Le roi changea ultérieurement d’avis, et sa déclaration, rédigée à Blankenfeld, parut avec une date, mais sans indication pouvant révéler où et quand elle avait été écrite.
  15. L’extrait suivant d’une lettre du comte d’Artois tendrait à prouver qu’il avait deviné les mobiles du tsar : « Dans de telles circonstances, vous sentez facilement, mon cher frère, qu’il est important, j’ajoute même nécessaire que vous prolongiez votre séjour à Mitau. Les motifs naturels, en outre, ne vous manqueront pas sûrement pour multiplier les délais, et le caractère de l’empereur Alexandre ne peut vous faire craindre, les mêmes procédés que vous avez éprouvés il y a quatre ans. Je suis même fort tenté de croire que plus nous irons en avant vers le mois de mai, moins on cherchera à vous éloigner. » (26 février 1805.)
  16. C’est seulement au mois d’avril que les princesses, retenus à Varsovie par le froid et par la santé de la reine, déjà très délabrée, purent se réunir au roi. La détresse de la famille royale ne fut pas étrangère à ces retards. Le roi faisait recommander l’économie à sa femme elle-même : « Le roi a fait maritalement tout ce qu’il pouvait faire, écrivait d’Avaray. C’est à M. d’Havre à se prévaloir des intentions connues de Sa Majesté et des favorables dispositions manifestées par la reine pour ramener sans cesse aux principes d’économie plus que jamais nécessaires dans la cruelle situation où le roi se trouve. » La reine se résigna. La maison royale, en partie licenciée, fut réduite à douze personnes; on vendit les chevaux et les voitures. Malgré ces sacrifices, on laissa des dettes à Varsovie. Les princesses firent la route jusqu’à Mitau, accompagnées seulement du marquis de Bonnay, de l’abbé Edgeworth et de quelques domestiques.
  17. Le 19 juillet 1795, le roi était à la croisée d’une auberge à Dillingen, quand un coup de feu fut tiré sur lui. La balle ne fit qu’effleurer son front. Il en fut quitte pour huit jours de lit.
  18. Il règne beaucoup d’obscurité sur ces négociations, dont la lettre suivante, adressée le 16 décembre 1807 par lord Hawkesbury au comte de La Châtre, révèle le caractère parfois âpre et menaçant : « Monsieur, j’ai communiqué à mes collègues la lettre que j’ai reçue de vous ce matin. Mais je n’ai pas jugé à propos de la mettre sous les yeux du roi. L’intimation qu’elle contient de l’intention de M. le comte de Lille de venir à Wamstead, nonobstant la règle qui a été établie par Sa Majesté, a excité parmi nous la plus grande surprise et rend nécessaire que je ne perde pas de temps à vous informer qu’il est impossible à aucun département du gouvernement de Sa Majesté de recevoir aucune communication de vous ou de toute autre personne autorisée à cet effet par M. le comte de Lille, sur quelque sujet que ce soit, aussi longtemps que M. le comte de Lille restera dans les environs de Londres. »