Les Bourbons et la Russie pendant l’émigration/01

Les Bourbons et la Russie pendant l’émigration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 526-560).
LES
BOURBONS ET LA RUSSIE
PENDANT L’EMIGRATION[1]

I.
LOUIS XVIII A MITAU (1798-1801)


I.

En 1800, au fond de la Russie, à Mitau en Courlande, végétait tristement la cour de France, pauvre cour, cour d’exilés, importune à toute l’Europe, a ambulante comme un nuage, écrivait un contemporain, et où il s’élève des orages, parce que, pour les produire, il ne faut que des vapeurs[2]. » Qualifié par l’empereur de Russie : ce Monsieur mon frère et cousin ; » désigné par les autres princes du continent sous le nom de comte de Lille; surnommé par la police de Fouché, « le roi de Mitau, » le souverain de cette cour était Louis XVIII.

Né en 1755, l’héritier des Bourbons avait alors quarante-six ans; mais l’excès de son embonpoint, de fréquentes attaques de goutte, une expérience précoce, puisée dans les malheurs de sa maison et visible aux rides de son visage, lui donnaient déjà les apparences et les incommodités de la vieillesse. Ce n’était plus le brillant comte de Provence, l’esprit le plus caustique de la cour de Louis XVI ; c’était un proscrit, un proscrit cuirassé dans sa patience et ses illusions, indomptable dans son droit, que n’avaient pu décourager les dures épreuves de son long exil. Quoique pour venir de Paris à Mitau il eût mis sept ans, à cette dernière étape de ses pérégrinations il conservait la même confiance qu’à la première. Obligé de fuir devant les armées victorieuses de la république, ayant vu succomber tour à tour, victimes de vains complots, les plus intrépides champions de sa cause, trahi par la fortune, abandonné des rois, il ne désespérait pas, même à l’heure où, traqué de toutes parts, ne sachant où reposer sa tête, il était venu s’ensevelir sous les neiges de la Russie. Depuis, il avait rempli le monde de ses protestations, lassé les princes de l’Europe de ses incessantes plaintes, sans que l’inutilité de ses efforts eût eu raison de son énergie. Il la communiquait autour de lui, parmi les fidèles courtisans de son malheur, attachés à ses pas. Pour eux, il était toujours le roi, comme il l’était pour tous ces émigrés, errant misérables à travers le continent, les yeux tournés vers son drapeau, et pour ces obscurs conspirateurs qui, en Vendée, en Languedoc, en Provence, tombaient sous les balles ou montaient à l’échafaud en prononçant son nom.

Jamais proscrit ne manifesta avec plus de persistance de plus fermes espoirs; jamais prince dépossédé ne sut mieux se donner les illusions et les apparences d’un pouvoir qu’il n’avait pas. Dans toutes les capitales de l’Europe, il entretenait des représentans, comme s’il eût été sur le trône : à Londres, le duc d’Harcourt; à Vienne, La Fare, évêque de Nancy et le marquis de Bonnay ; à Madrid, le duc d’Havre; à Lisbonne, le duc de Coigny; à Naples, le comte de Chastellus et l’abbé de Jons ; à Saint-Pétersbourg, le marquis de La Ferté et le vicomte de Caraman; à Hambourg, M. de Thauvenay; à Rome, M. de Vernègues. De Mitau, il dirigeait ce personnel, grossi chaque jour des diplomates de rencontre et des intrigans qui venaient s’offrir, pour la plupart gens sans scrupules, étourdis et légers, dont il fallait le plus souvent réparer les bévues et dont quelques-uns se transformaient aisément en espions au service de la république. De Mitau, il dictait ses ordres aux agences de France, d’Angleterre et de Suisse, foyers d’intrigues et de sourdes rivalités. De Mitau enfin, il correspondait avec les souverains qu’il sollicitait sans cesse, avec le comte d’Artois réfugié en Angleterre, avec les princes de sa maison, les Condé, généraux de sa petite armée ; les d’Orléans qui lui avaient fait leur soumission après une longue disgrâce[3].

Pour l’aider dans cette tâche, il avait deux collaborateurs : d’Avaray et Saint-Priest ; le comte d’Avaray, « la fleur de la petite cour de Mitau, » son ami personnel, « son sauveur, » dont le dévoûment ne s’était jamais démenti, qui possédait sa confiance et qu’il employait surtout aux affaires d’un caractère intime et privé ; le comte de Saint-Priest, l’ancien ministre de son frère, appelé près de lui en 1797 pour diriger sa politique. Ces deux personnages s’aimaient peu, se jalousaient, se disputaient sa faveur. Saint-Priest finissait toujours par l’emporter, ayant pour lui ses longs services diplomatiques, ses anciennes relations avec la plupart des hommes d’état étrangers, sa connaissance des cours du Nord. Marié à une Allemande[4], émigré en Suède, après un premier voyage en Russie, distingué par l’impératrice Catherine, c’était lui qui avait obtenu de Paul Ier l’asile de Mitau pour son roi. « Dans l’exil, il conservait, avec une froide hauteur, les formes et les prétentions d’un ministre de Versailles. Il n’en était que plus déplacé à Mitau, où on ne l’aimait pas. Le roi lui-même avait plutôt l’air de le craindre que de l’aimer[5]. » Il travaillait tous les matins avec sa majesté, qui, à son insu, soumettait ensuite à d’Avaray les résolutions prises en commun.

Les lettres aux souverains étaient l’œuvre personnelle de Louis XVIII. Il les rédigeait après en avoir causé avec ses conseillers. Celles qu’il écrivait au tsar étaient l’objet de longs débats[6]. La difficulté de bien vivre avec Paul Ier, ce qu’on lui devait déjà, ce qu’on attendait encore de sa générosité commandait la circonspection dans le langage autant que la prudence dans les actes. Le roi s’adressait fréquemment à lui, tantôt pour lui communiquer les nouvelles qu’il recevait du dehors, tantôt pour lui soumettre les projets inspirés par les événemens, tantôt enfin pour appeler sa bienveillance sur des intérêts qu’il avait à cœur. Toute l’histoire de l’émigration de 1798 à 1801 tient dans cette correspondance défrayée un jour par les négociations relatives au mariage de Madame Royale, fille de Louis XVI, avec le duc d’Angoulême et au retour de la reine auprès de son époux ; un autre jour par les offres inattendues de Barras proposant d’aider au rétablissement de la monarchie, par les plans de Dumouriez rallié à la cause des Bourbons, et par son voyage à Saint-Pétersbourg. Puis, ce sont les mouvemens de l’armée de Condé, passée à la solde de la Russie, qui fournissent matière aux lettres du roi, l’excursion de Pichegru en Angleterre et en Allemagne, celle de Willot en Autriche, le mauvais vouloir de la cour de Vienne[7], les échanges de décorations entre Saint-Pétersbourg et Mitau, les missions successives du comte de Cossé-Brissac, du comte d’Avaray, de l’abbé Edgeworth de Firmon, du chevalier de la Garde, du marquis de la Maisonfort auprès de Paul Ier, et en dernier lieu, celle du vicomte de Caraman, destinée au dénoûment le plus lamentable.

Un autre objet sur lequel le roi revient sans cesse, c’est le désir qu’il nourrit de se rapprocher des frontières de France, « d’y paraître les armes à la main. » Pour réaliser ce désir, il sollicite, à de fréquentes reprises, l’agrément du potentat qui dispose souverainement de son sort et qu’il appelle tour à tour son bienfaiteur, son sauveur, sa Providence. Las de son exil, de l’oisiveté qui lui pèse, il renouvelle à tout instant sa requête. Sa présence à la tête des armées étrangères rassurerait ses fidèles sujets, surtout si la marche de ces armées était précédée d’une déclaration portant que les puissances coalisées poursuivent non la conquête de la France, mais le rétablissement des Bourbons. « Il veut trouver dans sa patrie son trône ou son tombeau. » Ces demandes sont jugées inopportunes à Saint-Pétersbourg : « Que l’intérêt sincère que je porte à sa personne rassure Votre Majesté, lui écrit Paul Ier, le 16 juillet 1799. Quant à son empressement de se présenter en France à la tête d’une armée, croyez-moi, il n’en est pas temps encore, et je serai le premier à vous proposer cette démarche aussitôt que l’heure en sera arrivée. » Le 12 août suivant, l’impatience du tsar se manifeste plus clairement : « J’ai vu que mes conseils n’ont pas le don de persuader Votre Majesté et de la convaincre de la force de l’intérêt que je lui porte. Je lui ai dit, et je répète encore, qu’elle doit attendre le moment favorable, que c’est moi qui lui en ferai part, et qu’en attendant elle doit rester à Mitau et laisser faire les puissances qui font la guerre à ses sujets ennemis. C’est à ceux-là à vous offrir la couronne qu’ils vous ont ravie et pas à Votre Majesté à implorer leurs bonnes grâces. Ce n’est pas aux armées et aux frontières que vous devez aller, mais droit à Paris de Mitau, si la Providence voudra le permettre. »

Les questions d’argent tenaient aussi une grande place dans la correspondance du roi de France avec l’empereur de Russie. Presque toujours résolues par la générosité de ce prince, dont le comte de Saint-Priest disait qu’il ne rappelait jamais ses bienfaits, elles renaissaient à toute heure, toujours impérieuses. À Mitau, outre le logement dans l’ancien palais des ducs de Courlande, le roi recevait du gouvernement impérial 600,000 francs par an. Mais cette somme ne représentait qu’une partie de ce que les émigrés coûtaient au trésor russe. L’armée de Condé, les cent gardes du corps attachés à la personne du roi, étaient à la solde de la Russie. Investis de grades honoraires, le duc d’Angoulême et le duc de Berry recevaient un traitement effectif. Un grand nombre de gentilshommes français étaient devenus officiers ou fonctionnaires du tsar. D’autres recevaient des pensions, ou même avaient été mis en possession de vastes domaines peuplés de paysans. Le représentant de Louis XVIII à Saint-Pétersbourg était payé sur la cassette impériale. Toutes les fois que Paul Ier mandait un Français près de lui ou en recevait un présenté au nom du roi, il lui accordait toujours, sous forme pécuniaire, un témoignage de sa faveur[8]. La pension de 600,000 fr. servie à Louis XVIII ne représentait donc qu’une infime part des charges que l’émigration imposait à la Russie. Elle était loin de couvrir les dépenses auxquelles le roi avait à pourvoir. Elle se grossissait, il est vrai, d’un revenu de 90,000 francs servi annuellement par l’Espagne, d’une autre rente que la cour de Madrid faisait à la reine, et dont, quand celle-ci vivait près de son époux, elle lui abandonnait la presque totalité. Mais ces ressources étaient peu de chose, en présence des misères que le roi avait à secourir.

La plupart de ses lettres n’avaient d’autre cause que sa détresse. Il y énumérait ses charges, y traçait le tableau de sa pauvreté, y sollicitait de nouveaux secours, en suppliant le tsar d’intercéder pour lui auprès de l’Angleterre, de la Prusse et de l’Autriche. Humble était son langage. Poussé par le besoin, il abdiquait quelque chose de sa dignité, de la fierté de sa race. Les souffrances de l’exil rehaussent rarement le prestige des princes. Ses sollicitations restaient vaines. L’Autriche s’enfermait de plus en plus dans une attitude malveillante, s’obstinait à ne pas répondre. La Prusse alléguait qu’elle avait donné de nombreuses preuves de son dévoûment aux Bourbons. Quant à l’Angleterre, elle rappelait qu’elle servait déjà des pensions au comte d’Artois, à ses fils, aux princes d’Orléans, aux Condés, à une infinité d’autres émigrés, lesquels étaient en si grand nombre que, pour le paiement de ces redevances mensuelles, il avait fallu constituer à Londres des bureaux uniquement chargés d’en assurer le service. « Le hasard m’a fait voir une lettre de Mitau, écrivait, en mai 1800, au ministre des affaires étrangères un agent français. Elle respire le découragement. On y déplore surtout le délabrement des finances royales. Les difficultés pécuniaires sont telles qu’on n’a pu envoyer encore la reine aux eaux de Pyrmont[9]. » Et c’était vrai. La reine, qui était venue rejoindre son mari en 1799, et, bientôt lasse du séjour de Mitau, avait hâte d’en partir, dut attendre, pour se mettre en route, que le tsar eût consenti à faire l’avance au roi d’un quartier de sa pension.

Il n’eût pas été impossible à Louis XVIII de proportionner ses dépenses à ses revenus. Mais il eût fallu pour cela licencier sa maison, dépouiller la dignité royale de ce qui lui restait de ses splendeurs passées, supprimer la charge de grand aumônier, remplie par le cardinal de Montmorency, qu’assistaient trois aumôniers ordinaires<ref> L’abbé Edgeworth de Firmon, qui avait assisté Louis XVI à ses derniers momens, figurait comme confesseur de Louis XVIII parmi ces aumôniers. </<ref>, éloigner le comte de Saint-Priest, premier ministre de cette petite cour, le comte d’Avaray, capitaine des gardes du corps, les ducs d’Aumont, de Fleury, de Duras, de Villequier, gentilshommes de la chambre, le comte des Cars, premier maître d’hôtel, le duc de Guiche, le duc de Piennes, le marquis de Jaucourt, le comte de La Chapelle, qui vivaient dans l’entourage du roi et qu’il employait à des missions de confiance ; il eût fallu supprimer aussi la maison de la reine, celle de la duchesse d’Angoulême, où l’on comptait le duc et la duchesse de Sérent, la comtesse de La Tour d’Auvergne, la comtesse de Choisy, le marquis de Nesle; il eût fallu licencier enfin un trop nombreux personnel de domestiques, qui grevait lourdement le maigre trésor royal, et en tête duquel se trouvait Cléry, le fidèle serviteur de Louis XVI, que Louis XVIII avait accueilli en lui disant : « Votre place est auprès du roi, qu’il soit libre ou dans les fers. » Mais sa cour, qu’il jugeait réduite au strict nécessaire, lui semblait aussi indispensable à sa grandeur que la pompeuse étiquette qu’il se plaisait à y maintenir.

C’est après la messe qu’il donnait audience. A la porte de son cabinet, se tenaient, l’épée nue, deux gardes du corps, chevaliers de Saint-Louis. Le gouverneur de Courlande présentait le visiteur au gentilhomme de service, qui l’introduisait auprès du prince. Le roi portait ordinairement un habit bleu à collet rouge. Affable était son accueil. Il s’énonçait bien, parlait avec la même facilité le latin, le français, l’anglais et l’italien. S’il retenait le visiteur à dîner, celui-ci était placé à côté du duc d’Angoulême, assis lui-même près du roi, et « qui ne trouvait rien à dire malgré le désir qu’il paraissait en avoir. » A la droite de la duchesse d’Angoulême s’asseyait le cardinal de Montmorency, très sourd, « n’entendant rien, parlant peu, mais mangeant d’un grand appétit. » Le roi aimait à entretenir ses invités des malheurs de son frère. Il montrait, attendri, « le dernier billet que la reine Marie-Antoinette lui écrivit du Temple et le cachet de France, qu’un hasard avait mis dans ses mains. » Les distractions de la cour de Mitau n’allaient guère au-delà de ces réunions. Dans la journée, une promenade en voiture, quelques visites chez les châtelains des environs ; le soir, le thé chez la duchesse de Guiche : « Les tasses étaient en faïence, la théière en étain. La gêne régnait dans les finances ; mais les grâces embellissaient la détresse. »

Quelquefois, c’était un haut personnage qui passait par Mitau, le grand-duc Constantin, second fils du tsar, le maréchal Souvarof, vieux et malade, des diplomates étrangers, quelque émigré mandé par l’empereur, ou même des espions et des aventuriers qui pénétraient en Russie en trompant la surveillance rigoureuse exercée aux frontières. Certaines de ces visites réveillaient les espoirs du roi, celle de Dumouriez, par exemple. Dumouriez, Pichegru, Willot se jetant en France, y rallumant la guerre civile, tandis que les armées coalisées envahiraient le territoire, c’était, en 1800, le rêve du roi, un rêve auquel le voyage en Russie du vainqueur de Jemmapes parut donner un commencement de réalité, mais qui ne se réalisa pas plus que tant d’autres, où se révélaient les naïves illusions de Louis XVIII et de ses agens. L’espoir d’acheter Barras d’abord, Bonaparte ensuite, fut un de ces rêves sans lendemain. C’est pitié de suivre les vaines négociations qui s’engageaient sur ces chimères. En fait, durant son séjour à Mitau, le roi ne goûta qu’une joie complète et sans déception, l’arrivée de sa nièce, l’orpheline du Temple, arrachée à l’Autriche par l’influence de la Russie et qui vint le rejoindre en 1799 pour épouser le duc d’Angoulême. En même temps, arrivait la reine, Marie-Joséphine-Louise de Savoie, séparée de son époux depuis plusieurs années. Mais cette réunion ne fit qu’accuser le dissentiment qui existait entre eux, par suite du fâcheux caractère de la reine et de l’influence qu’exerçait sur elle une Mme de Gourbillon, attachée à son service. Le roi ne voulut pas tolérer « cette intrigante » dans sa maison. Il la chassa le jour même où elle se présentait à Mitau, à la suite de la reine[10]. La reine ne perdit jamais le souvenir de ce qu’elle considérait comme une humiliation; elle ne cessa de s’en plaindre pendant l’année qu’elle passa à Mitau, comme elle se plaignait de la rigueur du climat de Russie. Au mois de mars 1800, le roi consentit à la laisser partir pour Pyrmont, où elle avait fait un premier séjour[11]. Le voyage, ajourné par suite du manque d’argent, ne s’effectua qu’en juin. La reine partit avec une suite considérable, singulièrement coûteuse pour des exilés. La saison des eaux terminée, elle signifia au roi qu’elle se retirait dans le Holstein, où le gouvernement danois lui permettait de résider « sans appareil de représentation[12]. »

Cette affaire avait causé à Louis XVIII d’irritans soucis. La filiale sollicitude de la duchesse d’Angoulême peu à peu les apaisa. Elle était restée seule de la famille royale auprès de lui. Son mari et le duc de Berry avaient quitté Mitau, autorisés par le tsar, le premier à se rapprocher du théâtre de la guerre, le second, à se rendre dans les états de Naples, où il cherchait une alliance. Ces départs successifs augmentaient la tristesse et l’isolement des augustes proscrits, sans affaiblir leurs espérances. C’est au contraire vers ce temps que le roi, poursuivant avec ténacité la réalisation de ses plans, envoyait le comte de Saint-Priest à Vienne, avec mission de tenter un dernier effort sur la cour d’Autriche pour triompher du mauvais vouloir qu’elle opposait aux projets et à la cause des Bourbons[13]. Il attachait le plus grand prix à cette démarche. Il en attendait avec confiance le résultat. Mais c’est Paul Ier qu’il considérait toujours comme son plus ferme appui. Après Marengo, cette conviction devint plus forte. La conduite du tsar était bien faite pour l’encourager. Tandis que s’accusait le refroidissement des cabinets européens pour l’exilé de Mitau, alors que l’Espagne et la Prusse étaient en paix avec la république, que l’Angleterre et l’Autriche ne continuaient la guerre que dans une vue d’intérêt personnel, et que la Suède, d’accord avec le Danemark, jetait les bases d’une ligue des neutres, le tsar demeurait, au moins en apparence, fidèle à son hôte. Au début de l’année 1800, il lui donnait une preuve éclatante de sa volonté de ne pas l’abandonner.

Jusqu’à ce moment, le roi de France n’avait été représenté à Saint-Pétersbourg que par un agent sans caractère officiel, le marquis de La Ferté-Meun. Au mois de janvier, ce mandataire reçut, par ordre du tsar, une lettre qui le qualifiait ministre du roi de France. Très ému, il s’empressa d’avertir son maître. Le roi écrivit aussitôt à son frère et cousin, à qui il demanda s’il lui convenait d’avoir auprès de lui un agent royal revêtu des attributions d’un ambassadeur. La réponse de Paul Ier ayant été affirmative, Louis XVIII lui proposa, pour exercer ces hautes fonctions, un émigré, le comte de Choiseul-Gouffier, et, à défaut de lui, un autre émigré, le marquis de Lambert. Depuis longtemps, ils habitaient Saint-Pétersbourg. Mais, au moment où ces propositions partaient de Mitau, Paul faisait expulser de son empire ces deux gentilshommes sans même leur expliquer les motifs de leur disgrâce. Le roi, déconcerté, lui remit alors une liste portant les noms du duc de Guiche, du comte de La Chapelle, du marquis de Bonnay et du vicomte de Caraman, entre lesquels il le suppliait de choisir. L’empereur s’y refusa. Il laissa Louis XVIII libre de désigner son représentant. C’est ainsi que M. de Caraman fut nommé. Il avait sur ses concurrens l’avantage d’avoir déjà visité la Russie[14]. Le jour où la décision impériale fut connue à Mitau, — c’était le 20 juin, — le roi écrivit au tsar pour lui exprimer sa reconnaissance. « D’accord avec mes fidèles sujets, disait-il, je peux envisager ce grand événement sous deux aspects également favorables, comme une marque de l’amitié de Paul Ier et comme un démenti éclatant donné aux calomniateurs qui me prétendaient privé du plus formidable appui. »

M. de Caraman était alors au service de la Prusse, avec le grade de colonel, qu’il devait à la bienveillance du roi Frédéric-Guillaume. Il a raconté lui-même quelles appréhensions l’assaillirent quand il reçut l’ordre qui l’appelait à Mitau et quels motifs le décidèrent à obéir : « La position des affaires en Europe ne me permettait pas la moindre illusion sur la stabilité du poste auquel j’étais appelé; je connaissais la mobilité des volontés de l’empereur ; mais je connaissais aussi son inflexibilité lorsqu’une fois sa résolution était arrêtée. Je savais que la résistance pouvait lui faire prendre les partis les plus violens, et, bien persuadé que je serais bientôt victime d’un changement forcé ou volontaire dans le système que suivait l’empereur, je ne voulus pas exposer celui qui était toujours pour moi le roi de France, et, par conséquent, le mien, à voir ajouter de nouvelles épreuves à celles qu’il avait déjà à supporter. » Ces considérations honorables, soumises au roi de Prusse, reçurent son approbation, une approbation que ses relations avec la république française lui commandaient de taire, mais qui se traduisit par la promesse faite à M. de Caraman de lui conserver son emploi et d’en payer le traitement à sa famille.

A Mitau, M. de Caraman prit les ordres de Louis XVIII. On lui recommanda « d’agir avec prudence, de ménager la dignité d’un prince malheureux au milieu des caprices imprévus d’une volonté qui ne connaissait pas d’obstacles et que la moindre contradiction pouvait porter aux extrémités les plus fâcheuses. » Une lettre du roi qu’il devait remettre au tsar précisait, d’ailleurs, le caractère de sa mission : « Dans la situation où je me trouve, étant sans cesse dans le cas de prendre un parti sur une infinité d’objets, de propositions souvent séduisantes, mais qui peuvent être insidieuses, que pouvais-je désirer de plus que d’avoir un moyen de me guider sans cesse par les avis de Votre Majesté impériale? C’est donc plutôt un homme toujours à portée de les recevoir et de me les transmettre qu’un ministre que j’ai désiré avoir auprès d’elle, et je la supplie de recevoir M. de Caraman à ce titre et de l’écouter avec bonté et de ne pas me refuser le secours de ses lumières non-seulement lorsqu’il les lui demandera de ma part, mais encore lorsque son amitié lui fera sentir d’elle-même le besoin que j’en aurai. »

La cour de Saint-Pétersbourg, quand M. de Caraman y parut, ne ressemblait à aucune autre par suite du despotisme que Paul Ier exerçait sur ses sujets. Déjà, lorsque, trois ans avant, le comte de Saint-Priest y était venu, il constatait que nul, dans l’entourage de l’empereur, n’osait de son chef proposer quoi que ce fût : « Ce n’est qu’en ayant le droit de traiter une matière à l’occasion de quelque mémoire présenté que les ministres de l’empereur osent lui faire quelque insinuation ; sans cela, tout ce qu’il n’imagine pas lui-même demeure sans être proposé. » Cette situation ne s’était pas modifiée. Les principaux conseillers du tsar, le comte Rostopchin, le comte Pahlen, le comte Panin, ne maintenaient leur crédit que grâce à des prodiges de prudence et d’habileté, peut-être aussi parce qu’ils puisaient leur patience dans la résolution de mettre un terme à un état de choses qui devenait intolérable. L’impératrice Maria Fedorovna, quoique tendrement aimée de son époux, était sans influence sur lui. Seule, l’amie de l’empereur, Mlle de Nélidof[15], avait le pouvoir de le louer ou de le blâmer et parvenait à lui faire agréer ses conseils. Les ministres étrangers eux-mêmes ne pouvaient guère parler qu’en répondant à ce qui leur était dit. Longtemps opprimé sous le règne de sa mère, Paul opprimait à son tour. Soit qu’il redoutât pour ses sujets les pernicieux exemples de la révolution française, soit qu’il fût convaincu qu’ils en voulaient à sa vie, il les tenait sous le joug d’une obéissance passive et déployait des rigueurs dont une police sans pitié se faisait l’instrument. Ni les petits, ni les grands, ni les humbles, ni les superbes n’étaient épargnés. La plus légère désobéissance aux ukases impériaux était considérée comme un crime. Tout sujet russe convaincu d’avoir porté un costume français, et, notamment, un chapeau rond et des bottes, se voyait déclaré « infâme et traître » et frappé des plus sévères châtimens. Un des fils du tsar, âgé de six mois, colonel d’un régiment dont les officiers avaient été mis aux arrêts, y fut mis aussi et sa nourrice avec lui. La valse était interdite sur toute l’étendue du territoire russe. Les gazettes françaises, les livres publiés à Paris, la musique même, n’y avaient pas accès. La violation des ordres de police entraînait des répressions cruelles, le knout, l’incision des narines ou même la déportation. Les femmes n’échappaient pas à ces supplices ; pour elles, ils s’aggravaient quelquefois de traite mens révoltans.

Ce régime avait engendré la terreur par toute la Russie, dans la capitale surtout. Un témoin de ces exactions a écrit : « Je ne me couchais qu’avec les plus noirs pressentimens. Lorsque, la nuit, j’entendais du bruit dans la rue ou quelque voiture s’arrêter dans mon voisinage, un tremblement involontaire s’emparait de tout mon corps, je veillais avec une attention particulière sur la couleur, la coupe et la façon de mes habits. La consolation d’épancher mes peines dans le sein d’un ami m’était refusée par ma propre terreur. Tous les murs avaient des oreilles; le frère n’osait plus se fier à son frère. Les promenades ne présentaient que le spectacle déchirant de quelques infortunés que l’on venait d’arrêter et que l’on conduisait pour recevoir le knout[16]. » En même temps que, par ces mesures vexatoires, se manifestait visiblement l’es prit désordonné de Paul Ier, des réflexions d’une autre nature, suggérées par ce qui se passait en Europe, le poussaient à un changement de politique. L’heure était grave : l’Europe encore en armes, la Prusse réconciliée avec la France, la révolution triomphante dans la personne de Bonaparte, et la coalition, brisée par son génie, en voie de se reformer. Mais, après en avoir été longtemps l’arbitre, l’empereur, sans rien trahir encore de ses desseins, songeait à s’en retirer. Ses dispositions nouvelles tenaient à plusieurs causes que nous énumérerons plus loin et dont il n’y a lieu de parler maintenant que pour constater qu’à l’heure où il recevait à sa cour l’ambassadeur de Louis XVIII, il commençait à prêter l’oreille aux ouvertures que, par l’intermédiaire de la Prusse, lui faisait Bonaparte.

Quelque circonspect et pénétrant que fût M. de Caraman, il ne pouvait deviner les arrière-pensées du tsar. Il dut attendre durant deux mois sa première audience. Quand il l’eut obtenue, il fut l’objet de tant de bons procédés que ses soupçons et ses craintes, s’il en avait conçu, se seraient dissipés. On lui attribua un traitement de 2,000 ducats. A la demande du roi, il fut créé commandeur de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem et reçut l’investiture au château de Péterhof des mains mêmes de l’empereur. Ces marques de la faveur impériale, les paroles qui lui furent adressées emportèrent les appréhensions que lui avaient d’abord causées diverses résolutions, telles que l’expulsion du marquis de Lambert et du comte de Choiseul. Louis XVIII partageait sa confiance. Il restait convaincu qu’il pouvait compter sur la loyauté de Paul Ier et sur l’appui de Rostopchin. Après que le tsar eut accepté de lui le cordon du Saint-Esprit et lui eut envoyé l’ordre de Saint-André, le roi, trompé par la mise en scène qui présida à cet échange de décorations, ne douta plus de l’amitié du monarque russe.

Ces illusions furent de courte durée. Le 20 décembre, M. de Caraman arrivait à l’improviste à Mitau et apprenait à son souverain, bouleversé par sa présence inattendue, que deux jours avant il avait reçu l’ordre de quitter Saint-Pétersbourg. On lui avait accordé trois heures pour en sortir. C’était le traitement qu’avait subi, quelques mois avant, lord Withworth, l’ambassadeur d’Angleterre. Quant aux causes de son expulsion, M. de Caraman les ignorait. A l’aide des documens officiels, nous avons pu nous en rendre compte, et il nous suffira de revenir à quelques mois en arrière pour rencontrer les événemens qui avaient préparé et provoqué ce coup de théâtre.


II.

Devenu, par la journée du 18 brumaire, maître de la France, Bonaparte souhaitait la pacification de l’Europe. La paix était conclue avec l’Espagne et la Prusse ; il la voulait avec les autres puissances, la Russie surtout. Le cabinet de Berlin, que dirigeait M. d’Haugwiz, s’était offert comme médiateur entre Saint-Pétersbourg et Paris. L’aide-de-camp Duroc avait été chargé de lui exprimer la reconnaissance du premier consul. Cette mission temporaire ayant pris fin, le général de Beurnonville était arrivé à Berlin comme ministre de la république française pour tirer parti des bons offices de la Prusse.

L’idée d’un rapprochement entre la France et la Russie n’était pas nouvelle. Déjà, à la mort de Catherine II, le directoire avait tenté d’opérer ce rapprochement par les mêmes voies. A la demande du roi Frédéric-Guillaume, M. de Kalitschef, ambassadeur de Russie à Berlin, avait eu une entrevue avec le citoyen Caillard, représentant du directoire. Ces pourparlers étaient restés sans résultat. Les hostilités avaient continué pendant que M. de Talleyrand, devenu ministre des affaires étrangères, s’efforçait d’intéresser au rétablissement de la paix certains émigrés, M. de Choiseul-Gouffier, et même M. de Caraman, qu’il croyait envoyé à Saint-Pétersbourg, non par Louis XVIII, mais par la Prusse[17]. Maintenant, les circonstances semblaient plus favorables. Le tsar, nous l’avons dit, regrettait d’être entré dans la coalition. Ses regrets dataient de la défaite de ses armes à Zurich. Ils s’augmentaient de jour en jour par suite de l’obstination de l’Angleterre à détenir l’île de Malte, qu’il voulait rendre à l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, dont il s’était fait proclamer grand-maître, et de la résolution manifestée par l’Autriche de garder pour elle seule la citadelle d’Ancône, dont elle n’avait pu s’emparer qu’avec le secours de la marine russe. Ce qu’il appelait la mauvaise foi de ses alliés exaspérait Paul Ier. Sous l’empire de ses griefs, il répondait à Louis XVIII, qui le suppliait de s’associer à une expédition sur les côtes occidentales de France, que préparait l’Angleterre : « L’exécution de ces projets est peu probable dans ce moment, vu la confusion générale dans laquelle se trouve le système politique de toutes les cours, et tant que les cours de Vienne et Londres se conduiront d’après les mêmes principes, je ne pourrai rien entreprendre pour la bonne cause sans m’attendre à être sacrifié. » Un des officiers de Paul Ier, chargé d’accompagner à Londres M. de Vioménil, alors au service de la Russie, qu’à la prière de Louis XVIII l’empereur venait d’autoriser à prendre part à l’expédition anglaise, disait en traversant Berlin : « L’armée de Souvarof ne retournera pas sur le Rhin. Le voyage de M. de Vioménil n’est qu’une simagrée. L’empereur est résolu à abandonner la coalition, à rappeler ses armées. Il est en garde contre les vues ambitieuses des ennemis de la France. » Le 12 février 1800, ses troupes recevaient l’ordre de rentrer en Russie. Le corps de Condé s’y trouvait compris. Le prince de Condé ayant manifesté peu d’empressement à obéir, Paul saisissait l’occasion de se délivrer de rengagement pris par lui de garder le corps à sa solde : « La répugnance que vous témoignez de rentrer avec le corps de troupes sous vos ordres dans leurs quartiers respectifs, me porte à croire que Votre Altesse Sérénissime compte trouver plus d’avantage à faire passer ce corps à la solde anglaise. C’est ce qui m’engage à lui donner, par la présente, mon plein consentement à tout arrangement qu’elle voudra contracter en la déchargeant de ceux qu’elle avait pris envers moi. » Et après avoir donné son consentement, qu’on ne lui demandait pas, avec une facilité qui ne fut pas sans causer quelque déception au roi de France et au prince de Condé, il refusait, malgré leurs sollicitations ultérieures, de s’occuper de la petite armée : « Ayant pris le parti de ne me mêler d’aucune manière de la coalition existante actuellement, je ne puis prendre sur moi de prescrire la destination d’un corps qui, de mon service, a passé à la solde de l’Angleterre. Le comte de Vioménil n’étant plus dans mon armée, Votre Majesté pourra l’employer d’après son gré. » Puis, comme pour accuser son ressentiment et ses volontés, il faisait expulser de Russie le représentant anglais, lord Withworth, avec une brutalité qui ne tolérait même pas un chargé d’affaires. Il rappelait M. de Woronzof, son ambassadeur à Londres. Le général Dumouriez, précédemment mandé près de lui pour exposer ses plans d’invasion de la France, était contraint de se retirer sans avoir pu les faire agréer. Enfin, c’est à ce moment qu’étaient jetées les bases de la ligue des neutres.

Indépendamment de ses griefs contre l’Angleterre et l’Autriche auxquels le tsar donnait ainsi satisfaction, des causes accessoires déterminaient sa conduite : d’une part, l’enthousiasme qu’excitait en lui le génie de Bonaparte, d’autre part, la complaisance qu’on mettait au sein de sa cour à flatter ses idées du moment. La campagne d’Italie, l’expédition d’Egypte, la journée du 18 brumaire, avaient été l’objet de son admiration. Dans le jeune général que les événemens venaient de mettre à la tête de la France, il se plaisait à voir un représentant de ces principes qu’il appliquait dans ses états et qu’il considérait comme indispensables à la sécurité des trônes en Europe. La fortune de ce victorieux le séduisait, l’entraînait bien plus que ne le pouvaient faire les plaintes et la détresse du chef des Bourbons. Il revenait peu à peu de ses préventions contre la France. Autour de lui, ce penchant trouvait des encouragemens, ses ministres s’attachaient à mettre en lumière ce qu’offrait d’égoïste et d’intéressé la politique de l’Angleterre et de l’Autriche. Ils lui montraient l’une usurpant le commerce exclusif des mers, l’autre confisquant l’Italie. Ils le circonvenaient de toutes les cajoleries qui répondaient à sa haine pour les Anglais ; ils ouvraient devant lui, en flattant son amour-propre militaire, la vaste carrière d’une attaque sur l’Inde ; ils faisaient briller à ses yeux, comme un argument à l’appui de ceux qui voulaient qu’il se rapprochât du premier consul, la gloire militaire de ce dernier. Les efforts de l’impératrice tendaient au même but, ainsi que ceux de la favorite, Mlle de Nélidof, rappelée à la cour après une courte disgrâce. C’est en parlant de cette jeune femme que notre ministre à Copenhague, Bourgoing, écrivait à Talleyrand : « Elle a autant de raison que d’esprit. Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour détourner Paul d’entrer dans la coalition. Elle le poussera à en sortir. »

La cour de Mitau commençait à ressentir les effets de ces changemens. Mais ni le roi ni ses conseillers ne pouvaient se rendre compte des motifs qui modifiaient l’attitude de Paul Ier. Le secret des négociations politiques n’était pas alors un vain mot. Il n’y avait ni journaux pour le trahir ni télégraphe pour le divulguer. Ce n’est pas à Saint-Pétersbourg, où régnait la terreur, qu’on pouvait le pénétrer. Ce n’est pas davantage à Mitau, où, privé d’informations sûres, le roi était de plus en plus isolé. Pas plus à Mitau qu’à Saint-Pétersbourg, on ne se doutait de la gravité de ces incidens, ni des efforts que faisait Bonaparte, mieux informé, pour en tirer parti. La petite cour gémissait sur la froideur subite qu’affectait maintenant Paul Ier. Mais il n’entrait dans la pensée de personne que cette froideur pût se transformer en colère et aboutir à des mesures rigoureuses.

Telle était la situation qui se dessinait déjà, lorsqu’en janvier 1800 le général de Beurnonville vint à Berlin prendre possession de son poste, comme successeur de Sieyès. La première nouvelle qui le salua à son arrivée fut celle de l’ordre donné par le tsar au maréchal Souvarof d’avoir à rétrograder. Ce fut M. d’Haugwiz qui la lui apprit. Elle lui permit d’aborder sans tarder ce qu’il considérait comme le principal objet de sa mission. Ses premiers entretiens avec le ministre prussien n’étaient pas faits pour décourager ses espérances : « Il faut finir cette malheureuse et trop longue guerre, lui dit M. d’Haugwiz. Votre gouvernement régénéré promet aujourd’hui plus de solidité dans les arrangemens. Nous y trouvons l’unité d’action et de volonté, désirée depuis longtemps. D’un autre côté, le tsar retire ses troupes. C’est le moment de poser une digue à l’ambition autrichienne. Tout cela peut se concilier en faisant quelque chose pour la Russie. Cédez Malte à l’empereur. C’est sa folie. Je crois qu’il donnerait une partie de son empire pour cette possession. » À ces premiers conseils, le roi Frédéric-Guillaume ajoutait bientôt l’autorité de ses appréciations. En recevant le ministre de France, il lui parlait en termes amers de l’avidité « incalculable » de l’Autriche. « Elle veut dévorer l’Italie, et je ne sais si l’Italie entière la satisferait. » Il disait de l’Angleterre : « Elle voudrait à jamais détruire la France sa rivale, dont elle craint la résurrection. » Restait la Russie : « Elle veut vous donner un roi, ajoutait Frédéric-Guillaume, en réservant pour elle la grande maîtrise et la propriété de Malte. Vous avez cependant une ressource, c’est qu’elle s’oppose à l’agrandissement de l’Autriche et que l’Autriche ne veut pas voir passer Malte dans ses mains. Cela pourra vous être utile. » À ces ouvertures, Beurnonville se contentait de répondre que le premier consul voulait la paix. Mais il transmettait à son gouvernement les confidences qu’il venait de recevoir, et M. de Talleyrand lui écrivait : « Ce serait une bonne manière de procéder à la pacification générale que d’opérer d’abord un rapprochement entre la France et la Russie. « Dès ce moment, pour Bonaparte et pour Talleyrand, l’idée exprimée en ces termes par ce dernier allait devenir, comme pour Beurnonville, une idée fixe.

Le ministre de France, cependant, redoublait d’efforts pour arriver au but qu’il se proposait. Il essayait de se rapprocher de son collègue de Russie, M. de Krudener. Ses premières tentatives échouaient. Mais les renseignemens qu’il recueillait entretenaient ses espérances. Au mois de juin, M. de Rosenkrantz, envoyé de Danemark à Berlin, chargé d’une mission à Saint-Pétersbourg, vint le voir, après l’avoir longtemps évité. La démarche était significative. Le diplomate danois s’excusa de sa circonspection. Il allégua la nécessité où il s’était trouvé de ménager les susceptibilités des agens d’Angleterre et de Russie. Il exprima l’espoir d’être, à son retour, en état de se conduire autrement. Et comme Beurnonville s’étonnait que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’eût pas encore répondu aux avances du gouvernement français, M. de Rosenkrantz lui disait : « Le tsar est retenu par l’amour-propre. Il aime les Bourbons et veut de bonne foi le rétablissement du trône. Aussi est-il furieux d’avoir été dupe des coalisés. Il est avide de vengeance. C’est ce qui le rapprochera de la république. » Enfin, M. de Rosenkrantz promettait de profiter de son séjour à Saint-Pétersbourg pour sonder les intentions de la Russie. Bientôt après, il faisait savoir qu’il avait tenu parole et provoqué une réponse satisfaisante. « Je ne suis pas éloigné de m’entendre avec le gouvernement français, avait dit le tsar. Mais si, pour cela, je fais l’effort de renoncer à soutenir Louis XVIII, je me crois en droit d’espérer que mon intervention en faveur de mes autres alliés ne sera pas sans succès. »

Mais, tandis que Beurnonville transmettait ce langage à Paris, il apprenait que M. de Caraman avait été reçu à Saint-Pétersbourg comme ministre du roi de France. La nouvelle était faite pour le désorienter. Il courait porter ses doléances à M. d’Haugwiz. Le ministre prussien s’attachait à le rassurer en lui rappelant que le tsar avait une amitié particulière pour le roi de Mitau, mais que, dans l’accueil fait à son représentant, il ne fallait voir « qu’un acte de commisération pour des amis malheureux. » M. d’Haugwiz, en cette circonstance, poussa si loin le désir de dissiper les appréhensions du général de Beurnonville qu’il n’hésita pas à le tromper. Il affirma, contrairement à la vérité, que M. de Caraman n’avait pas été admis en présence du tsar, mais seulement auprès du comte Panin, et uniquement à titre d’envoyé du chef de la famille des Bourbons. Il insinua même que la mission de M. de Caraman avait pour but d’obtenir que, parmi les domaines dont on disposerait à la paix générale, on donnât à Louis XVIII, en échange de sa renonciation à la couronne, un territoire où il pût vivre à l’abri du besoin. Beurnonville ajouta foi à ces affirmations. Elles le rassurèrent et il attendit l’effet des bons offices de la Prusse.

A Paris, Talleyrand se préoccupait de trouver des voies parallèles à celle de Berlin. Le ministre de France à Copenhague, M. de Bourgoing, reçut à Hambourg, où il attendait des ordres pour se rendre à son poste, des instructions conformes à celles qui avaient été précédemment adressées au général de Beurnonville. « Nous manquons de moyens directs d’agir à Saint-Pétersbourg, lui mandait Talleyrand, nous sommes obligés de recourir à l’intermédiaire de la Prusse et nous ne pouvons douter qu’il ne soit pas moins officieux au fond qu’en apparence. Il conviendrait donc que vous examinassiez autour de vous s’il n’y aurait pas quelque voie bonne à employer près la cour de Russie, soit pour bien connaître l’intensité de ses déterminations, soit même pour les exciter dans le sens qui nous est favorable. » La Russie avait pour représentant à Hambourg M. de Mourawief. Mais ce diplomate était trop ouvertement favorable aux émigrés pour que le ministre de la république pût compter sur son concours. Bourgoing eut alors l’idée de s’adresser au ministre de Suède. Il le trouva disposé à s’employer pour le rapprochement de la France et de la Russie, mais peu confiant dans l’initiative de M. de Mourawief, et convaincu que le meilleur moyen d’aboutir consistait dans l’entremise plus active de la cour de Berlin. En faisant connaître à Talleyrand cette opinion commune aux divers amis de la France à Hambourg, Bourgoing ajoutait : « Ils pensent qu’en cajolant indirectement Paul Ier, on tendrait également à ce but, qu’il suffirait pour cela d’agir dans l’esprit que respirent depuis quelque temps nos journaux officiels, en y ajoutant quelques démarches qui prouveraient nos ménagemens pour la nation russe et surtout pour ses troupes, de prendre à l’égard de ses prisonniers de guerre des mesures d’humanité, peut-être même de les laisser rentrer dans leur pays, en alléguant qu’ils pourraient souffrir d’un plus long séjour sous un climat si différent du leur. »

Ce conseil, soit qu’il coïncidât avec des projets déjà formés par le premier consul, soit qu’il les inspirât, fut suivi sur-le-champ. Le 20 juin, M. de Talleyrand adressait au comte Panin une lettre dans laquelle il était dit qu’après avoir vainement essayé d’échanger les Russes, prisonniers en France, contre des Français prisonniers en Angleterre et en Autriche, le premier consul venait d’ordonner qu’ils seraient renvoyés en Russie, sans échange, avec tous les honneurs de la guerre, habillés à neuf, réunis, et leurs drapeaux restitués. On en comptait six mille environ, et M. de Talleyrand s’informait de la route qu’ils devaient suivre. Un exemplaire de cette lettre fut confié à M. de Bourgoing, qu’on croyait en état de la faire parvenir à destination ; un autre exemplaire à un officier russe qu’on mit en liberté afin qu’il pût la porter à Saint-Pétersbourg.

M. de Bourgoing était toujours à Hambourg. Au reçu des ordres du premier consul, il se décida à tenter une démarche auprès du représentant russe, M. de Mourawief. Il chargea son secrétaire, M. de Rayneval, d’aller demander en son nom, « un entretien intéressant pour les deux gouvernemens. » Mais il fut impossible à M. de Rayneval d’arriver à M. de Mourawief, et même de faire accepter par les gens de la légation le billet de M. de Bourgoing. Ce dernier écrivit alors, et deux fois de suite, par la petite poste ; ses lettres restèrent sans réponse. Il en expédia une autre plus pressante. Il y donnait à entendre que M. de Mourawief se compromettait en repoussant les ouvertures du gouvernement français ; puis il ajoutait : « Empruntez pour me répondre une main étrangère. Ne me nommez ni sur le dessus, ni dans le corps de la lettre; n’y insérez pas un mot qui indique le sujet de la mienne. Enfin, adressez-la-moi sous le couvert de M. de La Croix, chez qui j’irai la prendre sans lui rien laisser soupçonner, ou bien à la même adresse, sous l’enveloppe de mon hôtel d’Altona. » Cette instance nouvelle, en dépit des précautions qu’elle conseillait, n’eut pas plus de succès que les précédentes. Il y fut répondu en ces termes : « Ne pouvant converser avec M. de La Croix sans une autorisation expresse, on saurait moins encore se charger d’une lettre quel qu’en soit le contenu. C’est la seule réponse qu’on soit en état de faire. » En faisant connaître à M. de Talleyrand l’insuccès de ses premières tentatives, M. de Bourgoing l’attribuait à la pusillanimité de M. de Mourawief. « Il n’a de fortune dans le monde que sa place et il sait que le plus léger caprice de Paul Ier peut la lui faire perdre[18]. Je ne doute pas cependant qu’il ne l’ait informé de cette première ouverture, comme il lui transmettra fidèlement mes billets, et je les ai libellés en conséquence. M. Panin sera informé de la tentative dans quinze ou vingt jours. »

Malgré la confiance qu’il laissait paraître, M. de Bourgoing n’en restait pas moins fort perplexe. Il venait d’apprendre l’admission auprès de l’empereur de M. de Caraman au titre de représentant du roi de France, alors qu’il s’était flatté jusque-là de l’espoir que Louis XVIÏI serait contraint de quitter la Russie. Mais il ne se décourageait pas, et ses réflexions lui suggérèrent un autre moyen d’aboutir. Au mois d’avril précédent, il avait reçu un Français qui lui était présenté par M. de Beurnonville comme pouvant lui fournir d’utiles renseignemens. Ce Français se nommait M. de Bellegarde. Ancien cornette dans le régiment colonel-général-dragons, émigré en Russie, il y avait pris du service dans l’artillerie et y était devenu l’ami du comte Rostopchin. Il se préparait à y retourner après un voyage en Allemagne. Avant de repartir, il était venu s’offrir à Beurnonville d’abord, à Bourgoing ensuite. Il avait même promis de leur écrire en chiffres pour les informer de ce qui se passerait à Saint-Pétersbourg. Grâce à ses lettres, Bourgoing se trouvait à même d’affirmer que l’empereur restait toujours indécis, sans plan arrêté, tiraillé entre les résolutions les plus contraires, et c’est sans doute en se rappelant les récits de Bellegarde sur la cour moscovite qu’il imagina une combinaison nouvelle. « On pourrait aussi, écrivait-il à Talleyrand, arriver à Paul Ier par la voie de son favori, autrefois son barbier, Koutaïsof, qui est épris d’une actrice française, Mme Chevalier. Elle a été quelque temps à Hambourg. Elle y a laissé d’agréables souvenirs, mais n’y a pas conservé de relations. Elle est très avide, dit-on, mais son amant satisfait à tous ses caprices et elle mettrait sans doute ses services politiques à un haut prix. J’ai pensé cependant qu’on pourrait la faire sonder par le Français (M. de Bellegarde). J’ai des moyens de correspondre avec lui et je vais, sans délai, tenter cette voie. Je vais aussi la proposer au général Beurnonville, qui est encore plus à portée que moi de l’employer avec succès. »

Quel que soit le caractère des personnages qu’il rencontre sur sa route, l’historien n’a pas le droit de les écarter quand ils sont mêlés aux événemens qu’il raconte. À ce titre, il y a lieu de s’arrêter un moment à ceux qui entraient en scène, associés par l’ingénieux Bourgoing au grand changement politique qu’il s’agissait de provoquer. La Chevalier était engagée au Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg depuis 1798[19]. Liée avec Barras, elle lui avait promis, au moment d’aller exercer ses talens en Russie, de lui faire tenir les renseignemens politiques qu’elle recueillerait en route. En traversant Hambourg, elle y donna quelques représentations ; ses succès l’obligèrent à y prolonger son séjour durant trois mois. Elle excita l’enthousiasme et conquit l’amitié de la princesse d’Holstein-Beck, qui recevait chez elle les notabilités de la ville, les émigrés et les républicains. La princesse combla la comédienne des témoignages de son intérêt, la chaperonna, lui présentâmes amis et, entre autres, un jeune émigré, le comte d’Espinchal[20], dont la bonne mine et l’esprit la séduisirent. Une liaison passagère s’ensuivit. D’Espinchal paraît avoir été le premier confident de la mission que le Chevalier avait reçue de Barras. Mais il est douteux que cette confidence l’ait rendu circonspect; il est même probable que c’est grâce à lui que la belle put fournir au directoire divers renseignemens sur les émigrés. Elle rencontra aussi chez la princesse une Mme d’Argence[21], un curieux type d’aventurière, qui se fit son amie et de qui elle obtint de précieuses révélations. M. de Thauvenay, agent du roi de France à Hambourg, qui avait pénétré ces intrigues, s’indignait des marques de faveur que recevait la Chevalier. Sa correspondance avec d’Avaray, en mars 1798, révèle son indignation : « Je vois avec satisfaction que vous avez approuvé ma franchise au sujet de Chevalier et de sa femme[22]. Ces deux individus viennent véritablement, à la honte de la société, de recevoir pour ainsi dire des hommages publics. Ils devaient partir hier. De tous les côtés des prières, des bassesses ont été faites, des sommes considérables leur ont été offertes pour rester encore quinze jours. La princesse leur a donné dimanche un grand festin et de nouveaux cadeaux. Elle les a très souvent à sa table et presque tous les jours dans son intérieur. Presque tous nos compatriotes y sont successivement invités avec ce trio comique. »

Le trio comique cependant nourrissait une haute ambition, celle d’être présenté au roi de France, en traversant Mitau, où il devait passer pour se rendre à Saint-Pétersbourg. La princesse et Mme d’Argence firent demander à l’agent du roi une lettre d’introduction auprès du comte d’Avaray. L’honnête Thauvenay refusa tout net, mal- gré la colère de l’amoureux d’Espinchal, qui s’était chargé de la commission. Il alla expliquer à la princesse les causes de son refus et supplia M. de Mourawief d’écrire en Russie pour faire connaître « ces histrions. » M. de Mourawief promit. Mais, soit qu’il se fût abstenu de tenir sa promesse, soit qu’il n’eût pas assez de crédit pour lutter contre le charme personnel de la Chevalier, elle trouva, dès son arrivée à Saint-Pétersbourg, les mêmes succès qu’à Hambourg, succès de beauté et succès de talent qui durent la consoler de n’avoir pu présenter ses hommages au roi de Mitau.

Ses débuts au Théâtre-Français, où elle chantait l’opéra et jouait la comédie, furent pour elle l’occasion d’un triomphe qui ébranla la position de la tragédienne Valville. Ils attirèrent sur la nouvelle venue l’attention de Koutaïsof, grand écuyer de la cour et favori du tsar; dès ce moment, elle régna en souveraine. Singulier personnage aussi, ce Koutaïsof. Sa vie était une suite d’aventures invraisemblables. D’origine tartare, ramassé à dix ans dans les rues de Bender, lors du sac de cette ville en 1770[23], épargné en raison de sa jeunesse par le soldat entre les mains duquel il était tombé, vendu au prince Repnin, qui l’avait offert à l’impératrice, donné par celle-ci à son fils l’archiduc Paul, il était devenu successivement valet de chambre et barbier du futur empereur, et enfin son ami. Élevé au trône, Paul Ier, pour reconnaître son dévoûment, le nomma grand écuyer et lui fit don des biens des Narishkine. Personne ne jouit au même degré que Koutaïsof de la faveur impériale[24]. Son crédit était aussi grand qu’était vive la haine qu’il inspirait. Protégé par lui, le ménage Chevalier eut tout à souhait. Le mari, bien qu’on l’accusât d’avoir été un des plus cruels instrumens de la terreur, devint directeur du Théâtre-Français. Il reçut à titre honorifique le grade de major dans la garde, la dignité de conseiller de collège ; il fut fait chevalier de Malte. La femme put trafiquer de son influence, vendre à un haut prix ses services. Elle les vendit à des émigrés français aussi bien qu’à des sujets russes. Sa vénalité était proverbiale. Elle abusa de son pouvoir. Elle ne voulut pas que d’autres qu’elle participassent aux plaisirs de l’empereur. La Valville ne fut plus admise qu’à de rares intervalles à jouer la tragédie sur les théâtres de Gatschina et de l’Hermitage. Les comédiens italiens, allemands et russes en furent bannis. L’empereur, désireux d’entendre une comédie d’Auguste Kotzebue, qui dirigeait le théâtre allemand, commanda quatre fois le spectacle, et quatre fois la Chevalier parvint à l’empêcher. Il n’était question, dans la capitale, que du luxe de ses toilettes et de ses appartemens où, assistée de son mari, tout enflé d’orgueil, elle recevait la haute société. Elle touchait un traitement fixe de treize mille roubles. Ses représentations à bénéfice lui en rapportaient vingt mille. On tenait à honneur d’y assister pour s’assurer sa protection, à payer les places au prix qu’elle en exigeait. Tous les mois son banquier expédiait, hors de Russie, les fonds qu’elle déposait chez lui.

Telle était la femme qui, par l’intermédiaire de Bellegarde, allait être chargée de faire parvenir au comte Panin et d’appuyer, auprès de l’empereur, la lettre de M. de Talleyrand, et d’annoncer que le premier consul n’attendait qu’une réponse pour écrire lui-même au tzar. Est-ce par cette voie que la lettre arriva à sa destination? Est-ce, au contraire, par l’officier russe à qui Talleyrand en avait confié un exemplaire? Probablement par les deux côtés à la fois. Ce qui est certain, c’est quelle arriva et que, dès ce jour, le crédit de la Chevalier fut acquis au gouvernement français. Déjà elle était devenue hostile à l’exilé de Mitau, grâce à l’habileté de Mme de Gourbillon, cette femme de chambre de la reine, chassée par Louis XVIII et qui, venue à Saint-Pétersbourg, avait intéressé la comédienne à son sort.

Cependant, à Berlin, les lenteurs des négociations causaient au général de Beurnonville autant d’impatiences que d’inquiétudes. M. d’Haugwiz s’appliquait à contenir les unes, à calmer les autres. « Mon général, je vous réponds, ainsi que le roi, de l’empereur de Russie, disait-il. Ayez pitié d’un amour-propre un peu déplacé. Mais vous connaissez Paul Ier par tous ls rapports qu’on vous a faits. Ce n’est pas un homme qu’on puisse mener comme on veut. Laissez-moi faire. Pourvu que je réussisse, c’est tout ce qu’il faut et je vous en réponds. Que le premier consul daigne persévérer dans sa confiance. Nous nous conduirons de manière à donner une paix honorable à la république et profitable à toute l’Europe qui en a grand besoin. » Enfin, le 13 septembre, M. d’Haugwiz prévint Beurnonville que, d’après le tzar, « tout ce qui concernait la France devait se traiter à Berlin, » et que M. de Krudener avait reçu des instructions pour négocier. Le même jour, M. de Bourgoing recevait, à Copenhague, un avis analogue avec les excuses de M. de Mourawief. La diplomatie française avait atteint son but.

Une première entrevue, entre M. de Beurnonville et M. de Krudener, eut lieu le 28 septembre, chez M. d’Haugwiz, qui les avait invités à dîner. Après le repas, il les conduisit dans son jardin, où il les laissa en disant : « Messieurs, je voulais avoir le plaisir de vous faire rencontrer. Je sais que vous avez besoin de causer ensemble ; je vous quitte et je m’estimerai très heureux si le résultat de votre entretien peut opérer un rapprochement que je désire de tout mon cœur. » M. de Krudener prit aussitôt la parole : « Vous avez dû, monsieur le général, trouver jusqu’à ce jour ma conduite fort extraordinaire, dit-il. Mais, tels étaient mes ordres que je ne pouvais entrer en relations avec vous, ni même vous parler. J’en éprouvais les regrets les plus vifs et je vous assure que je n’attendais que l’occasion de vous les exprimer. Tout me faisait désirer d’avoir des droits à votre estime et de vous prouver que j’ai autant à cœur que vous le rapprochement de nos deux nations. Ce serait un jour de fête et de bonheur pour moi que celui où nous pourrions signer ensemble ce traité auquel je désire personnellement contribuer. » Après avoir expliqué pourquoi M. de Mourawief avait été empêché de recevoir à Hambourg la lettre de M. de Talleyrand au comte Panin, il ajouta : « Sa Majesté m’a chargé de vous dire qu’elle recevra avec plaisir la lettre du premier consul, qu’elle recevra de même les prisonniers russes restés en France. Elle a désigné le général de Sprengporten pour aller les recevoir. » Les conditions de la paix furent ensuite abordées. Elles étaient, de la part de la Russie, au nombre de quatre : 1° la reddition de l’île de Malte et de ses dépendances à l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem ; 2° le rétablissement du roi de Sardaigne ; 3° la garantie de l’intégrité des états du roi des Deux-Siciles ; 4° la garantie de l’intégrité des états de l’électeur de Bavière. L’examen de ces divers points démontra que l’entente serait facile. Les deux diplomates s’ajournèrent à une date ultérieure pour entamer officiellement les négociations qui devaient aboutir à la conclusion de la paix entre la France et la Russie.

A quelques jours de là, le général de Sprengporten se mettait en route pour aller recevoir, en France, les prisonniers russes. Nommé gouverneur de l’île de Malte, c’est là qu’il devait les conduire. A Bruxelles, le général Clarke lui souhaita la bienvenue au nom du premier consul. Dans la seconde quinzaine de novembre, il était à Paris. Accueilli, dès son arrivée, par Bonaparte, il lui exprima l’admiration de son souverain, dont il révéla en même temps les intentions. Il fit remarquer que, quoique l’empereur n’eût pu se dispenser, pour la sûreté de ses propres états, de prendre part à une querelle dont la source semblait menacer la tranquillité de l’Europe entière, il n’avait pas cependant hésité un moment à retirer ses troupes de la coalition aussitôt qu’il s’était aperçu que les vues des puissances tendaient à des agrandissemens que son désintéressement et sa loyauté ne pouvaient permettre. Il s’estimait heureux, dans ces conditions, d’avoir pu se rapprocher de la France. Et comme la France et la Russie, éloignées l’une de l’autre par une grande distance, ne pourraient jamais se nuire réciproquement, il leur serait aisé, grâce à leur harmonie, d’empêcher les autres de s’agrandir. Le premier consul fut touché de ce langage. « Votre souverain et moi, dit-il, nous sommes appelés-à changer la face du monde[25]. » Sous ces favorables auspices, la mission de M. de Sprengporten ne pouvait que réussir; elle réussit au-delà de ses espérances, et lorsque, comblé des témoignages de la bonne grâce du premier consul, il quitta la France derrière plusieurs milliers de prisonniers rendus à leur patrie[26], il semblait que la paix entre Saint-Pétersbourg et Paris était à jamais assurée.

C’est vers ce temps que le ministre de la police Fouché écrivait à un de ses agens secrets à Hambourg : « Nous voici au moment d’une alliance avec Paul Ier. Son ultimatum est parti pour Vienne et Londres. Il veut que ces deux puissances renoncent à toutes leurs conquêtes, que l’empereur d’Allemagne rétablisse la république de Venise et que l’Angleterre lui abandonne Malte jusqu’à la paix. » Et en post-scriptum : « J’oubliais de vous dire que Paul Ier tient beaucoup à son roi de Mitau. » Fouché se trompait. L’intérêt que, sous l’empire de circonstances maintenant modifiées, le tsar avait témoigné à Louis XVIII, cet intérêt était épuisé. Les changemens survenus dans l’attitude du puissant monarque n’avaient pas échappé au roi non plus qu’à M. de Caraman. Mais, comme nous l’avons dit, ils ne pouvaient pas plus en discerner les causes qu’ils ne pouvaient mesurer les périls nouveaux qui montaient autour des Bourbons détrônés. Entre Bonaparte rêvant l’empire, Paul Ier songeant à conquérir l’Orient, l’Angleterre appliquée à s’assurer la possession des mers, l’Autriche pressée de posséder l’Italie et la Prusse cherchant à tirer parti du choc de ces multiples ambitions, de quel poids pouvait peser le proscrit de Mitau? Qu’était-il, sinon un fétu livré aux tempêtes, destiné à en être le jouet? Désormais, il n’avait à compter sur aucun secours, et si, durant les quatorze années qui suivirent, il conserva l’espérance, c’est que sa foi dans son droit était inébranlable.

Il résulte cependant de l’étude des documens à l’aide desquels nous avons pu reconstituer l’histoire de son exil que le roi, bien qu’il s’affligeât des réticences que, dès ce moment, il surprenait dans la conduite et le langage du tsar, avait confiance dans sa générosité et restait convaincu qu’il ne serait pas dépossédé de l’asile de Mitau. On peut croire, d’ailleurs, qu’en dépit des négociations engagées avec Bonaparte et menées à bonne fin, Paul Ier n’était pas plus résolu à éloigner M. de Caraman de sa cour qu’à expulser Louis XVIII de ses états. Il est même permis de supposer que sa résolution du 18 décembre fut le résultat de quelque intrigue que M. de Caraman, à en juger par ses Mémoires, paraît avoir ignorée ou qu’il a voulu taire. Cette intrigue eut-elle pour principal auteur Koutaïsof excité par la Chevalier à l’instigation de la Gourbillon? Fut-elle le résultat de l’antipathie que la petite cour de Mitau inspirait à quelques-uns des ministres du tsar? Ces deux hypothèses sont également vraisemblables, et à l’appui de la seconde, il est un trait qui ne saurait être passé sous silence.

Le 23 juin 1801, c’est-à-dire six mois après l’événement, une femme qui disait se nommer Mme de Biston-Bonneuil, se fit annoncer chez le général de Beurnonville à Berlin. Elle arrivait de Saint-Pétersbourg, d’où elle était partie peu de temps après la mort de Paul Ier. Elle venait solliciter la protection du ministre français. Elle lui raconta qu’elle s’était trouvée en Espagne en 1796, étroitement liée avec le duc d’Havre, agent du roi de France, avec le prince de la Paix et même avec Pérignon, ambassadeur de la république[27]. Depuis, elle était allée en Russie afin de voir Louis XVIII. Mais, n’ayant pu arriver à lui, elle avait gagné Saint-Pétersbourg et noué des relations d’amitié avec Rostopchin[28]. « Elle m’a paru très intrigante, écrivait Beurnonville. Elle se donne vingt-huit ans et a une nièce âgée de quatorze ans. C’est peut-être sa fille, qu’elle est femme à employer. « Il se fit raconter par elle diverses particularités relatives à la cour de Russie. Elle parla de l’expulsion de M. de Caraman, avoua qu’elle en était la cause indirecte, et expliqua comment. Durant son séjour à Madrid, le duc d’Havre, à ce qu’elle assura, avait un jour déchiffré devant elle une lettre du comte d’Avaray. Cette lettre faisait de Paul Ier et de sa cour « une peinture affreuse. » Mme de Bonneuil avait pris et gardé l’original. Plus tard, à Saint-Pétersbourg, elle le communiqua à Rostopchin dans un moment où il lui disait avoir à se plaindre de Caraman. Rostopchin eut la cruauté de mettre la pièce sous les yeux du tsar. Désireux d’en connaître le contenu, l’empereur se procura, grâce à sa police, le chiffre de l’agent français et connut ainsi l’opinion de d’Avaray sur son compte. C’était déjà grave ; mais ce qui le fut plus encore, c’est qu’avec ce même chiffre, il put lire diverses lettres que Caraman expédiait à Mitau et se convaincre que le représentant du roi s’entendait avec certains diplomates étrangers pour contrarier sa politique. Telle aurait été la cause de la brutale expulsion dont l’envoyé de Louis XVIII fut l’objet.

Ce récit transmis à Paris par Beurnonville ouvre à l’imagination une vaste carrière, et encore qu’il soit malaisé d’y ajouter foi, rend vraisemblables d’autres suppositions accessoires, lesquelles d’ailleurs ne s’accordent pas moins avec le caractère des personnages et la physionomie des événemens.


III.

Témoin de la terreur qui pesait sur les sujets du tsar, Caraman ne partageait pas la confiance de la cour de Mitau dans la continuation des dispositions favorables de ce prince. Mais il ignorait les négociations engagées entre la Russie et la France, dont rien n’avait transpiré. Les mesures dont il venait d’être l’objet le surprirent et le consternèrent. Elles lui furent signifiées, sous les formes les plus courtoises, par le comte Pahlen, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, qui s’était rendu chez lui, mais en des termes qui ne permettaient pas d’espérer qu’elles fussent adoucies. On lui accordait deux heures pour sortir de la capitale. Il se défendit auprès de Pahlen d’avoir mérité la disgrâce de l’empereur et tenta vainement d’en connaître l’origine. Il courut ensuite chez le comte Panin; il se croyait sûr de son amitié, voulait savoir par lui quel était son crime. Panin demeura sur ce point aussi réservé que Pahlen. Il engagea Caraman à obéir sur l’heure aux ordres du tsar et à quitter la ville. Il lui offrit un asile momentané dans un château qu’il possédait hors des portes, sur la route de Peterhof. Pour se donner le temps de préparer son départ et pour échapper à la surveillance de la police, Caraman s’y réfugia après avoir essayé, sans y réussir, d’arriver à Rostopchin. Il en partit le lendemain, toujours ignorant des causes de son expulsion, mais convaincu que le tsar les avait communiquées au roi et qu’il les apprendrait en arrivant à Mitau. Cet espoir fut trompé. Le roi n’avait reçu aucune nouvelle ; il ne savait rien de l’événement. Caraman eut la douleur d’être obligé de le lui apprendre, et de s’avouer hors d’état de lui en indiquer les motifs.

Louis XVIII ressentit la plus vive peine. La conduite du tsar consommait l’abandon par les puissances, de la cause royale, et allait l’affirmer aux yeux de l’Europe. Le roi ne pouvait même, par des explications, en atténuer les effets. Disposé à croire que Caraman avait, par quelque imprudence, provoqué l’empereur, il l’interrogea. Caraman retraça les détails de sa conduite ; elle n’offrait aucun trait répréhensible. Ce qui ajoutait à la gravité du silence gardé par le tsar, c’est que les officiers russes attachés à la cour de Mitau, très affectés en apparence, n’osaient parler ni dire ce qu’ils pensaient. Dans ces circonstances, le roi se décida à écrire à l’empereur. Sa lettre était humble ; elle se ressentait de ses appréhensions, de la crainte de froisser Paul Ier.

« Monsieur mon frère et cousin, profondément affligé de voir arriver le comte de Caraman auprès de moi, j’ai interrogé son honneur sur les causes de sa disgrâce. Il m’a répété les expressions de son dévoûment pour la personne de Votre Majesté impériale et m’a assuré ne connaître de son malheur que l’ordre qu’il a reçu de se rendre à Mitau. Dans la cruelle perplexité où je me trouve et non moins frappé de la crainte d’un refroidissement dans l’amitié de Votre Majesté impériale que de l’effet funeste que le renvoi de mon ministre doit nécessairement produire pour mes intérêts, je la supplie, si la faute certainement bien involontaire du comte de Caraman n’est pas irrévocable, de me permettre d’en appeler à l’indulgence de Votre Majesté impériale, ou s’il s’était irrévocablement perdu dans ses bonnes grâces, de vouloir bien m’autoriser à lui présenter de nouveau quelques sujets parmi lesquels elle daignerait choisir mon représentant auprès d’elle. »

Cette lettre fut adressée par d’Avaray à Rostopchin, qu’il priait de la remettre à l’empereur. Mais elle produisit sur Paul Ier un tout autre effet que celui qu’en attendait le roi. « Comment! il me demande compte de mes actions! s’écria Paul, en la recevant. Suis-je, oui ou non, maître chez moi? » Et par ses ordres, le billet suivant, signé d’un secrétaire, fut expédié à Mitau : « L’empereur m’ordonne de répondre pour s’éviter de dire lui-même au roi des choses désagréables. Sa Majesté ne doit pas intervenir en faveur de M. de Caraman, qui est un intrigant et a donné de justes sujets de mécontentement à l’empereur. L’empereur veut être maître chez soi. Il est fâché de rappeler au roi que l’hospitalité est une vertu et non un devoir. » Cette dure et laconique réponse ne laissait plus aucun espoir de voir le tsar revenir à d’autres sentimens. La cour de Mitau en fut réduite à attendre les événemens. Ils ne tardèrent pas à se produire, précédés de signes avant-coureurs.

Chaque jour, des étrangers se dirigeant vers la frontière passaient par Mitau sous bonne garde, n’ayant la permission de s’arrêter, ni de parler à personne ; personne n’osait les approcher. On sut que, parmi eux, se trouvaient les ministres de Danemark et de Sardaigne, d’autres diplomates qui, durant leur séjour en Russie, s’étaient signalés par leur hostilité au gouvernement français et leur zèle pour les Bourbons. On les expulsait comme on avait expulsé Caraman et, au mois d’avril précédent, l’ambassadeur anglais, en leur accordant quelques heures à peine pour quitter la capitale. Ces traits suffisaient pour éclairer du jour le plus inquiétant l’aventure encore obscure du représentant du roi de France. Ils étaient le prélude du malheur plus grand encore qui menaçait le roi lui-même.

Le 14 janvier 1801, le général de Fersen, commandant militaire de Mitau, ayant fait demander, dès le matin, une audience à Louis XVIII, lui présenta un ordre qu’il venait de recevoir du comte Pahlen. Cet ordre était ainsi conçu : « Vous notifierez à Louis XVIII que l’empereur lui conseille de rejoindre son épouse à Kiel le plus tôt possible et de s’y fixer auprès d’elle. » Le roi reçut cette nouvelle avec le calme et la dignité qui le mettaient au-dessus de ce qui pour tout autre que pour lui eût été une insulte. « L’empereur se trompe quand il me conseille d’aller rejoindre la reine à Kiel, dit-il au général de Fersen. Elle n’y est établie que momentanément, en attendant la saison des eaux de Pyrmont, où elle doit retourner, ce lieu étant inhabitable pendant l’hiver. La peine que j’éprouve n’est point l’effet de l’horreur de ma situation. Accoutumé à souffrir, j’ai le courage nécessaire pour supporter le malheur, et je n’attends que mes passeports. Mais ma nièce, où reposer sa tête? Il n’est pas un coin en Europe où nous puissions être reçus!.. » Et, après un silence, il ajouta : « Revenez dans deux heures chercher ma réponse. » Resté seul, il fit appeler le comte d’Avaray. De concert avec lui, il rédigea une Lettre pour le tsar[29], et quand revint le général de Fersen, il la lui remit. Il fut convenu que jusqu’à ce que l’empereur y eût répondu, la décision impériale serait tenue secrète. C’est en songeant à la duchesse d’Angoulême dont il voulait ménager la sensibilité, que le roi sollicita ce secret. Il s’inquiétait surtout d’elle ; pour elle plus encore que pour lui, il s’indignait de la dureté des ordres qui le contraignaient à quitter la Russie, à se mettre en route au cœur de l’hiver, à exposer la princesse aux rigueurs du froid et aux périls d’une route dépourvue de tout secours. Le lendemain, il crut pouvoir écrire à son frère pour lui annoncer son infortune. Mais ses angoisses n’eurent d’autres confidens que d’Avaray et Caraman. Elle s’aggravèrent bientôt d’un nouvel incident. La pension de janvier n’avait pas été payée à l’échéance accoutumée, malgré les promesses de Pahlen; le temps s’écoulait sans qu’elle arrivât. Il fallut envoyer une estafette à Riga, où, à ce que prétendait le vice-gouverneur de Mitau, l’argent était resté. Ce ne fut qu’après une longue et cruelle attente que le roi fut mis en possession des fonds qui constituaient son unique ressource.

Jusqu’au 20 janvier, on fut sans nouvelles du tsar. Mais, ce jour-là, Fersen reçut de nouveaux ordres qu’il dut communiquer au roi. Ils lui enjoignaient de s’éloigner de Mitau à bref délai. Ils étaient accompagnés des passeports nécessaires pour le voyage et de la lettre écrite au tsar par Louis XVIII, à qui elle était retournée sans avoir été décachetée[30]. Après cette communication, Fersen, sans chercher à taire sa douleur, se tenait debout devant le roi. Celui-ci soudain se mit à pleurer. Il rappela qu’on était à la veille du jour anniversaire de la mort de son frère, que sa nièce, enfermée dans ses appartemens, célébrait, par le recueillement et la prière, cette douloureuse commémoration. « Dois-je troubler ses larmes et l’arracher à sa pieuse méditation ? » demanda-t-il. Fersen, très ému, prit sur lui d’ajourner le départ au surlendemain. Le roi toutefois ne voulut pas laisser ignorer à la duchesse d’Angoulême le nouveau coup qui les frappait. Suivi de d’Avaray et de Caraman, il se rendit auprès d’elle. La porte était close, gardée par le fidèle Cléry, qui ne l’ouvrit que sur la demande instante du roi. La princesse se tenait agenouillée devant son aumônier, l’abbé Edgevvorth, le même qui avait assisté Louis XVI à ses derniers momens. Surprise par la présence de son oncle, elle se leva, courut à lui, l’embrassa en l’interrogeant et apprit de lui que l’asile de Mitau leur était retiré. Elle reçut cette nouvelle avec un grand courage, remerciant Dieu, dit-elle, de n’avoir à déplorer d’autre malheur que le sien et non celui de la France. Elle s’attacha à rassurer le roi. Elle serait heureuse partout où elle pourrait le suivre et vivre auprès de lui. Elle demanda ensuite s’il lui serait permis de consacrer à la mémoire de son père les deux jours suivans, ou si l’ordre de partir devait être exécuté sur-le-champ. Sur la réponse de son oncle, elle reprit ses dévotions.

Durant la journée, la nouvelle répandue dans Mitau y donna lieu spontanément à une manifestation de sympathies et de regrets. La foule se porta aux abords du palais. Il y avait là, à en croire un témoin oculaire, des gens de toutes conditions, des femmes, des vieillards, des enfans. Le roi ayant paru avec sa nièce, il y eut une poussée de cette foule vers eux. On s’inclinait sur leur passage, on leur baisait les mains. La noblesse courlandaise eut sa part dans ces démonstrations. Sans craindre de paraître désapprouver la rigueur déployée contre les exilés royaux, elle sollicita l’honneur d’être admise à leur faire ses adieux; elle leur offrit aussi ses services en vue d’adoucir la cruauté du maître.

Pendant ce temps, la petite cour procédait aux préparatifs de son départ, au milieu d’incidens qui témoignaient du trouble général. Le gouverneur de Mitau, d’Arsenief, croyait que la volonté exprimée par le tsar s’étendait aux gardes du corps. Sans pitié pour leur âge et leurs infirmités, il leur enjoignait de s’apprêter à suivre le roi. On eut beaucoup de mal à lui faire comprendre que l’uniforme russe dont ils étaient revêtus les protégeait, et qu’étant à la solde de l’empereur, ils devaient être considérés comme appartenant à ses armées. Il se laissa enfin convaincre et rapporta ses premières instructions. Le roi adressa alors à ces braves gens la proclamation que voici : « Une des peines les plus sensibles que j’éprouve au moment de mon départ est de me séparer de mes chers et respectables gardes du corps. Je n’ai pas besoin de leur recommander de me garder une fidélité gravée dans leur cœur et si bien prouvée par toute leur conduite. Mais que la juste douleur dont nous sommes pénétrés ne leur fasse jamais oublier ce qu’ils doivent au monarque qui me donna si longtemps un asile, qui forma l’union de mes enfans, et dont les bienfaits assurent encore mon existence et celle de mes serviteurs. » Dans une autre proclamation, le roi chargeait « son cousin le duc d’Aumont » d’assurer à ceux de ses fidèles serviteurs qu’il ne pouvait emmener avec lui que leurs traitemens seraient continués et de leur exprimer avec la douleur qu’il éprouvait en se séparant d’eux, l’espoir de les voir de nouveau réunis autour de lui. Dans cette même journée du 20, le roi fit rédiger par le comte d’Avaray une relation des événemens qui avaient précédé son départ; ce récit fut envoyé à l’évêque de Tarbes et au bailli de Crussol à Londres, au cardinal Maury à Rome, à l’évêque de Nancy à Vienne, à M. de Thauvenay à Hambourg et à M. d’André, celui de ses agens en Suisse qui lui inspirait le plus de confiance.

Il fallait encore décider en quel pays le roi porterait ses pas. Ce fut l’objet d’une délibération qui eut lieu, dans la soirée, entre lui et ses conseillers. La situation politique des diverses cours de l’Europe fut examinée de près, au point de vue de ce qu’on pouvait attendre d’elles. La cour d’Espagne fut écartée à cause de ses relations avec le gouvernement français. On pouvait compter sur un bon accueil en Suède et en Danemark. Mais la rigueur de la saison ne permettait pas de s’y rendre avant le printemps. La malveillance avérée de l’Autriche faisait supposer que le cabinet de Vienne ne consentirait pas à recevoir un Bourbon. Le roi des Deux-Siciles était disposé sans doute à offrir un asile à son parent malheureux et proscrit. Mais, pour arriver dans ses états, il fallait traverser des contrées surveillées par la république. Restaient l’Angleterre et la Prusse. L’Angleterre fut jugée dangereuse ; c’était l’heure où Bonaparte la signalait à l’Europe comme l’ennemie séculaire de la France. En se réfugiant parmi les Anglais, le roi s’exposerait à froisser irréparablement les susceptibilités de ses sujets, et du même coup, celles du tsar, qu’il était tenu de ménager. Quant à la Prusse, elle vivait en paix avec la république. Tolérerait-elle la présence sur son territoire du plus redoutable adversaire du gouvernement républicain ? À cette question, M. de Caraman répondit que le roi de Prusse ne refuserait pas l’hospitalité au roi de France. « Vous irez donc la lui demander en mon nom, dit Louis XVIII, et au moins jusqu’au jour où les puissances coalisées auront pu s’entendre pour mon établissement définitif. » Caraman partit dans la nuit. Le roi devait attendre de ses nouvelles à Memel, la première ville prussienne au-delà de la frontière russe.

Assistés jusqu’au dernier moment par le général de Fersen, salués par ceux de leurs serviteurs qui ne restaient derrière eux que pour les rejoindre à quelques jours de là, le roi et la duchesse d’Angoulême se mirent en route, le 22 janvier, dès le matin. Leurs passeports étaient libellés au nom du comte de Lille et de la marquise de La Meilleraye. Leur suite se composait du comte d’Avaray, de la duchesse de Sérent, de l’abbé Edgeworth, du vicomte d’Hardouineau et de-trois domestiques. Il y avait en tout deux carrosses. Le froid était rigoureux; la neige tombait dru, couvrait de ses couches épaisses et cristallisées les vastes plaines qui s’étendent autour de Mitau. On voyagea jusqu’au soir sans s’arrêter, si ce n’est aux relais. A la nuit, on trouva respectueux accueil et bon gîte chez un gentilhomme du pays. Mais les deux jours suivans, les augustes proscrits n’eurent que de mauvaises auberges pour abri. La quatrième journée fut terrible. Un vent impétueux soulevait la neige en tourbillons, rendait les chemins impraticables aux voitures, alourdies par le poids des voyageurs. Le roi et ses compagnons se virent contraints de faire la route à pied. Cette marche sous la tempête était un supplice, surtout pour le malheureux prince, que paralysait son obésité. Il se traînait péniblement au bras de sa nièce, héroïque de patience et de sérénité. On atteignit enfin Memel. En y arrivant, sans attendre les nouvelles que devait envoyer Caraman, la duchesse d’Angoulême écrivit à la reine de Prusse. Elle lui demandait d’obtenir de son époux qu’il fût permis au roi de France de traverser les états prussiens et d’y séjourner au besoin.

M. de Caraman n’avait pas perdu une minute. Arrivé si rapidement à Berlin, où il entrait le 2 février, qu’il y précédait la nouvelle de l’expulsion de Louis XVIII, ce fut lui qui l’annonça au roi. Par ce qu’on a lu précédemment, il est aisé de deviner quel embarras dut éprouver ce prince, placé entre l’obligation de répondre à un proscrit qui sollicitait un asile dans ses états et les devoirs que lui imposaient son intérêt, ses relations avec la république, le rôle d’intermédiaire qu’il avait accepté entre elle et la Russie. Hypocrite ou sincère, il parut compatir à l’infortune du chef de la maison de Bourbon. Mais, après avoir fait connaître à Caraman qu’il le réintégrait dans son grade, et sans lui révéler les négociations auxquelles son gouvernement était mêlé, il ne lui cacha pas ses perplexités. Il parla, non sans émotion, de ce qu’il aurait voulu pouvoir faire et de la réserve qui lui était commandée. Son embarras n’étonna pas l’envoyé du roi de France. Il savait déjà par d’Haugwiz que Frédéric-Guillaume « ne se souciait guère d’avoir un collègue dans son royaume. » Il sollicita cependant pour son maître le séjour de Varsovie. Le monarque prussien ne voulut pas répondre sur-le-champ; il entendait consulter ses ministres; il ne céda que sur un point et autorisa la famille royale à rester à Memel autant qu’elle le voudrait. Mais cette autorisation ne donnait qu’une demi-satisfaction à Caraman; il ne renonça pas à obtenir mieux.

Les jours suivans se passèrent en vains pourparlers, au cours desquels le roi de Prusse reçut communication de la lettre adressée à sa femme par la duchesse d’Angoulême. Pourtant il résistait encore. Enfin M. d’Haugwiz, ayant fait connaître à Beurnonville l’embarras dans lequel se trouvait son souverain, l’envoyé de France répondit « que le premier consul ne désapprouverait pas que des princes persécutés trouvassent une retraite dans les états prussiens, à condition que le chef des Bourbons renoncerait à un vain titre. » Rassurée par ce langage, la Prusse n’hésita plus. Louis XVIII fut autorisé à résider temporairement à Varsovie, « à ses propres frais. » L’infortuné n’avait pas attendu cette décision pour quitter Memel. Arrivé dans cette ville le 28 janvier, il comptait en partir le 9 février pour chercher un refuge plus confortable et plus sûr. Mais le 8, il était rejoint par cinq de ses gardes du corps et apprenait par eux que, dix-huit heures après son départ de Mitau, ordre avait été donné à tous les Français résidant dans cette ville de sortir de Russie. Ces pauvres gens étaient partis à la débandade, à pied pour la plupart, réduits à solliciter la charité des paysans. Le roi voulut attendre qu’ils fussent tous à Memel avant de poursuivre son voyage. Une fois réunis, il fallut assurer leur sort, les mettre à même d’atteindre les lieux où ils devaient se rendre. Pour leur venir en aide, on engagea les diamans de la duchesse d’Angoulême, sur lesquels un propriétaire du pays consentit à prêter 2,000 ducats. Ces questions réglées, le roi et sa nièce se dirigèrent vers Kœnigsberg, où une lettre de Caraman leur annonça que le séjour de Varsovie leur était accordé. Ils continuèrent leur route. Elle leur réservait une dernière épreuve. En traversant la Vistule, leur carrosse versa. On eut quelque peine à tirer de l’eau la duchesse d’Angoulême. Enfin, le 22 février, un mois après avoir quitté Mitau, ils atteignaient Varsovie. Le gouverneur-général, de Kohler était encore sans instructions. Il accueillit cependant le comte de Lille et la marquise de La Meilleraye avec les égards dus à leurs malheurs. L’ordre officiel qu’il reçut quelques jours plus tard lui enjoignait de les installer dans le palais de Lazienski, construit aux portes de Varsovie par le dernier roi de Pologne.

À ce moment, les vues politiques de Bonaparte se réalisaient; le rapprochement qu’il avait souhaité entre la Russie et la France s’opérait sur la base des satisfactions demandées par Paul Ier ; l’ambassadeur russe, M. de Kalitschef, reçu à la frontière, avec les honneurs royaux, salué par les populations comme un messager de paix, continuait sa marche triomphale vers Paris, où allait le suivre à bref délai la nouvelle de la tragique fin du prince dont il apportait au premier consul l’alliance et l’amitié.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens nouveaux, recueillis par l’auteur aux Archives nationales de France et au Dépôt des affaires étrangères ; les Mémoires inédits du duc de Caraman et les papiers relatifs aux émigrés, communiqués par les Archives impériales de Russie; les Archives du royaume de Prusse et les Archives royales de Suède.
  2. Comte de Las Cases au comte d’Antraigues, 21 juillet 1796.
  3. Ce qui reste de cette volumineuse correspondance ne forme pas moins de cent et quelques volumes in-folio, conservés au Dépôt des affaires étrangères. Il y en a tout autant répandus dans les divers dépôts d’archives en Europe.
  4. La comtesse Ludolf. Elle n’aimait pas la France, à en juger du moins par cet extrait d’une lettre qu’en 1798, après que son mari eut quitté Saint-Pétersbourg pour se rendre à Mitau, elle écrivait au chancelier russe, prince Bezborodko : « Je ne désire pas me fixer à Mitau. J’aime mon repos, ma tranquillité par-dessus tout et ne veux jamais me mêler de quoi que ce soit au monde. Je n’aime pas les Français, et l’un de mes bonheurs en Suède était de n’en voir jamais. » (Archives principales de Moscou.)
  5. Mémoires manuscrits d’un sénateur russe, exilé à Mitau, en 1800, que nous a communiqués M. Paul de Lilienfeld, gouverneur de Courlande, et que nous avons fréquemment consultés.
  6. Les lettres du roi au tsar, conservées à Moscou, sont écrites sur du papier in-4o de fabrique anglaise et hollandaise. Elles portent en filigrane tantôt une fleur de lis, tantôt la figure allégorique d’une Fortune debout sur un globe.
  7. Nous possédons, sur ces divers épisodes, des documens inédits du plus attachant intérêt, à l’aide desquels nous nous proposons de les reconstituer.
  8. En 1797. Saint-Priest reçoit 1,000 ducats, et, pour ses fils, un domaine en Lithuanie. En 1800, Dumouriez, en quittant Saint-Pétersbourg, se plaint de n’avoir touché que 1,000 ducats.
  9. Pyrmont, petite ville allemande, possède des sources ferrugineuses déjà réputées au XVIIe siècle. La plupart des princes allemands y passaient l’été.
  10. Les causes de l’ardente affection de la reine pour sa femme de chambre sont inexplicables et inexpliquées. Ni les lettres qu’elle lui adressait, ni les remontrances du roi n’en éclairent le mystère. A son arrivée à Mitau, la Gourbillon fut violemment séparée de la reine et internée dans un couvent à Vilna. Elle trouva un peu plus tard le moyen d’en sortir et de gagner Saint-Pétersbourg, où elle intrigua tant et si bien contre le roi de France qu’elle peut être considérée comme un des auteurs de son expulsion, survenue quelques mois après.
  11. C’est lors de ce premier séjour que Breteuil, qui l’avait accompagnée, écrivait : « Elle n’en a pas pour deux mois; mais, il faut convenir que ce ne sera pas une grande perte. »
  12. Elle rejoignit son mari l’année suivante à Varsovie, et, depuis, ne le quitta plus qu’accidentellement. Elle mourut en Angleterre en 1810.
  13. La bataille de Marengo, dont il eut la nouvelle le lendemain de son arrivée à Vienne, rendit inutile la mission de Saint-Priest. Il alla à Dresde, d’où il retourna en Suède, malgré les pressantes lettres de Louis XVIII, qui le rappelaient. En 1807, il était en Suisse, toléré par la police impériale, grâce à l’amitié de M. de Barante, préfet de Genève. Il rentra en France à la restauration et mourut en 1821. Ses fils étaient au service de la Russie.
  14. Dans ses Mémoires inédits, dont nous devons la communication à son arrière-petit-fils, M. de Caraman paraît croire qu’il fut désigné par le tsar. Les documens que nous avons consultés prouvent le contraire.
  15. Demoiselle d’honneur de l’impératrice. Saint-Priest nie qu’elle ait été autre chose que l’amie du tsar. En dépit de jugemens superficiels qu’on est tenté de trouver calomnieux, divers faits paraissent confirmer cette opinion, notamment la vive et durable affection que Mlle de Nélidof inspira à l’impératrice, modèle, on le sait, de dévoûment et de vertu, et dont la piété eût répugné à couvrir ainsi l’adultère de son mari. Les billets qu’échangeait quotidiennement le tsar avec son amie donnent aussi une grande autorité aux défenseurs de Mlle de Nélidof. Publiés récemment dans le recueil des Archives russes, ils attestent le désintéressement de la favorite, son esprit, sa bonté, dont les émigrés eurent souvent à se louer. Elle refusa tous les présens que lui offrit l’empereur, et particulièrement deux mille paysans. Elle n’accepta de faveurs que pour son frère, page à la cour, et qui devint plus tard ministre de la guerre. On peut donc supposer qu’il n’y eut entre elle et son impérial adorateur qu’une sorte d’amitié mystique qui était bien dans la nature de Paul Ier. Elle n’était pas jolie, mais pleine d’amabilité et de grâce. Peu de temps avant la mort de l’empereur, impuissante à faire le bien, elle se retira au couvent de Simolnoï, où elle mourut en 1840, entourée de la vénération de la famille impériale.
    Ces renseignemens nous ont été communiqués par le baron de Buhler, directeur des Archives principales du ministère des affaires étrangères à Moscou, à qui nous devons, indépendamment des pièces recueillies par ses soins, des notes personnelles qui témoignent autant de son érudition que de sa parfaite obligeance.
  16. Une Année remarquable de la vie d’Auguste Kotzebue. Les Mémoires du duc de Caraman attestent l’exactitude de ce tableau.
  17. « Il n’y a que les émigrés qu’on puisse employer à cette cause. J’ai la certitude qu’un des Caraman (Victor), envoyé par la Prusse à Saint-Pétersbourg, et qui y est bien posé, ne demande pas mieux que de nous être utile. » (Lettre de Talleyrand, 7 juin 1800.)
  18. Pour aider à comprendre les craintes de M. de Mourawief, il faut rappeler la rigueur avec laquelle Paul Ier traitait ceux de ses fonctionnaires qui excédaient ses ordres. Accepter une lettre des mains du ministre de France, c’eût été paraître supposer que le tsar pourrait, malgré son aversion pour les principes révolutionnaires, se rapprocher un jour du gouvernement français, et cette supposition, pas un de ses ambassadeurs n’aurait osé la faire. Un de ses généraux, traversant Hambourg, refusait d’aller dîner chez le banquier de Russie, parce que ce banquier était marie à une Française.
  19. Il y a eu plusieurs actrices de ce nom. La plus célèbre brilla dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Une autre reçut un prix de chant au concours du 14 janvier 1800, après avoir chanté un morceau de la Médée de Chérubini. Le prix était ainsi libellé : « Racine à Médée intéressante ; Corneille à Médée vindicative. » (Moniteur du 24 nivôse an VIII.) Il nous paraît bien que celle dont il est question dans notre récit était au théâtre Louvois en 1792. Mais nous perdons ses traces jusqu’au jour où elle quitta la France. Le peu que nous savons d’elle permet de croire qu’elle figura dans les fêtes républicaines comme déesse de la Raison. C’était une jolie femme, facile et sans préjugés, qui trouva dans son mari un complaisant complice de ses ambitions.
  20. Originaire d’Auvergne. Il a laissé des Mémoires manuscrits conservés à la bibliothèque de Clermont-Ferrand.
  21. Femme d’un officier dont elle avait été la maîtresse, après avoir vécu publiquement avec un sieur Piconi d’Andrevet, major du régiment de Mortemart. Mariée une première fois, on prétendait que son premier mari, M. Thomassin, conseiller à la cour des comptes de Nancy, n’était pas mort. On racontait aussi que, zélée pour le magnétisme et la secte des illuminés, elle s’était présentée à Louis XVI, comme envoyée de la vierge Marie, pour lui donner des conseils.
  22. Ils étaient accompagnés d’un frère de la femme, danseur, et à ce titre, engagé aussi à Saint-Pétersbourg.
  23. D’après une autre version, à laquelle son nom donne beaucoup de vraisemblance, il aurait été pris à l’assaut de Koutaïs, au Caucase.
  24. Le trait suivant donnera une idée de cette faveur. En décembre 1800, le jeune roi de Suède, Gustave-Adolphe IV, étant venu à Saint-Pétersbourg pour négocier au sujet de la ligue des neutres, le tsar lui demanda pour son favori le grand cordon de l’ordre royal des Séraphins. Le roi refusa, en alléguant que Koutaïsof n’était pas grand cordon de l’ordre impérial de Saint-André. Il était déjà en route pour retourner dans ses états quand le tsar eut connaissance de ce refus. Furieux, il rappela la suite qu’il lui avait donnée pour lui faire honneur jusqu’à la frontière et assurer son bien-être. Il rappela jusqu’aux cuisiniers, et le même jour il créa Koutaïsof comte et grand cordon de Saint-André. (Recueil de la Société historique de Russie) La faveur de Koutaïsof et celle de la Chevalier finirent en même temps que la vie de Paul Ier. On sait que l’empereur périt dans la nuit du 23 au 24 mars 1801 (style russe). Ce soir là, Koutaïsof soupait chez la Chevalier. On lui remit une lettre qui portait sur l’adresse ce mot : Ctissime. Il la posa sur la cheminée sans l’ouvrir. Comme la dame l’engageait à en prendre connaissance, il répondit : « J’en reçois tant de pareilles ! » Il ne l’ouvrit que le lendemain, en apprenant la mort de l’empereur, et y trouva la révélation du complot qui venait de réussir. Il prit la fuite et se réfugia à Kœnigsberg. Peu après, la comédienne, dont le mari était à Paris pour y engager des artistes français, fut arrêtée la nuit dans son lit et conduite à la frontière. Elle rejoignit son amant. Ici nous perdons ses traces. En 1809, la police de Napoléon ne savait ce qu’elle était devenue.
  25. Déjà, en 1629, Duguay-Cormenin, ambassadeur de Louis XIII à Moscou, disait à Michel Romanof : « Votre Majesté est à la tête des pays orientaux et de la foi orthodoxe; Louis, roi de France, est à la tête des pays méridionaux. Que le tsar contracte avec le roi de France amitié et alliance, il affaiblira d’autant ses ennemis. Il faut que le tsar ne fasse qu’un avec le roi de France. » (Louis XV et Elisabeth de Russie, par Albert Vandal.)
  26. L’exemple donné par Bonaparte, on 1800, trouva un imitateur, en 1815, dans l’empereur Alexandre. Il y avait, à Saint-Pétersbourg, parmi les prisonniers de la grande armée, quelques centaines de Portugais. Alexandre les fit revêtir de leur uniforme national et les passa en revue dans la cour du palais de Tsarskoë, où, devant un autel surmonté du portrait de leur souverain, un prêtre catholique reçut leur serment de fidélité. Ils furent ensuite renvoyés en Portugal.
  27. Elle ne mentait pas. Sous le nom de Mme de Rifflon, elle mena à Madrid une intrigue assez obscure, dont ses charmes furent le principal instrument et dont le crédule et amoureux d’Havre fut la dupe, ainsi qu’en font foi les lettres qu’il adressait à Louis XVIII. Voir aussi la correspondance de Thauvenay. En réalité, ce n’était qu’une espionne de Pérignon. Elle avait fait croire à d’Havre qu’elle possédait les moyens de rétablir le roi. M. Forneron consacre un court récit à cette affaire dans son Histoire générale des émigrés.
  28. Ici encore, il semble bien qu’elle disait la vérité : Auguste Kotzebue, dans un livre déjà cité, raconte que l’apparition mystérieuse d’une Mme de Bonneuil à Saint-Pétersbourg, en 1800, son crédit subit, son intimité avec Rostopchin, furent une énigme pour tout le monde. Elle était reçue par l’empereur, et, comme la Chevalier, elle vendait son influence, tantôt d’accord avec celle-ci quand Rostopchin et Koutaïsof étaient unis, tantôt contre elle quand ils étaient brouillés.
  29. Nous n’avons pu retrouver l’original de cette lettre.
  30. Il est intéressant de rapprocher de la rigueur avec laquelle Paul Ier traitait tout à coup Louis XVIII, après l’avoir protégé pendant plusieurs années, la lettre suivante, écrite le 21 décembre 1800 par Bonaparte au tsar, et, arrivée à Saint-Pétersbourg quelques jours avant l’expulsion dont elle fut une des causes :
    « J’ai tenté en vain, depuis douze mois, de donner le repos et la tranquillité à l’Europe; je n’ai pu y réussir et, l’on se bat encore sans raison, et, à ce qu’il paraît, à la seule instigation de la politique anglaise.
    « Vingt-quatre heures après que Votre Majesté impériale aura chargé quelqu’un qui ait toute sa confiance et qui soit dépositaire de ses désirs, de ses spéciaux et pleins pouvoirs, le continent et les mers seront tranquilles, car lorsque l’Angleterre, l’empereur d’Allemagne et toutes les autres puissances seront convaincues que les volontés comme les bras de nos deux grandes nations tendent à un même but, les armes leur échapperont des mains et la génération actuelle bénira Votre Majesté impériale de l’avoir arrachée aux horreurs de la guerre civile et aux déchiremens des factions.
    « Si ces sentimens sont partagés par Votre Majesté impériale, comme la loyauté et la grandeur de son caractère me portent à le penser, je crois qu’il serait convenable et digne que simultanément les limites des différens états se trouvassent réglées et que l’Europe connût dans le même jour que la paix est signée entre la France et la Russie et les engagemens réciproques qu’elles ont contractés pour pacifier tous les états. »
    Le tsar répondit à cette lettre d’abord en envoyant à Paris un ambassadeur chargé de continuer les négociations ébauchées à Berlin entre Krudener et Beurnonville, ensuite en expulsant Louis XVIII. Il crut donner ainsi satisfaction aux désirs exprimés par le premier consul, dans lequel il voyait alors un allié à l’aide duquel il détruirait puissance anglaise, objet de sa haine.