Les Bourbons à Turin pendant la Révolution - Le « Diario » de Charles-Félix, duc de Genevois

Les Bourbons à Turin pendant la Révolution - Le « Diario » de Charles-Félix, duc de Genevois
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 143-174).
LES BOURBONS À TURIN
PENDANT LA RÉVOLUTION

LE « DIARIO » DE CHARLES-FELIX
DUC DE GENEVOIS

Lorsque dans la nuit du 17 au 18 juillet 1789, le comte d’Artois quitta précipitamment Versailles pour échapper aux fureurs populaires, c’est vers la frontière du Nord qu’il se dirigeait. Le soir même, il parvenait à Valenciennes. Sous la conduite du duc de Sérent, leur gouverneur, les jeunes Ducs d’Angoulême et de Berry, ses fils, ne tardaient pas à venir l’y rejoindre, suivis de près par les trois Condé. Rassuré dès lors sur le sort de ses enfans, le prince, dans la matinée du 20, se mettait en route pour Bruxelles. C’est là que résidait en qualité de gouvernante des Pays-Bas l’archiduchesse Marie-Christine, sœur de Marie-Antoinette. Mais Bruxelles était bien rapproché de la frontière, et l’Empereur, le prudent Joseph II, n’était point disposé à y laisser créer un foyer de conspiration. Le comte d’Artois, invité à faire choix d’un autre asile, songea aussitôt à se rendre à Turin, auprès de la famille royale de Sardaigne, que des liens si étroits de parenté unissaient alors à la maison de France : on sait, en effet, que les comtes de Provence et d’Artois avaient épousé deux filles du roi Victor-Amédée III tandis que l’héritier du Piémont s’unissait à la sœur de Louis XVI.

Cependant, le comte d’Artois ne connaissait ni son beau-père, ni aucun des parens de sa femme, et l’accueil qui lui était réservé semblait incertain. Il partit donc sans hâte, traversant à petites journées l’Allemagne, puis la Suisse. Aux portes de Berne, la riante villa de Gummlingen, où il retrouva les Polignac et son amie, Mme de Polastron, le retint près d’un mois. Pendant ce temps, le comte de Castelnau se rendait à Turin pour s’assurer des dispositions de Victor-Amédée. Celui-ci ne voulut rien décider avant d’avoir consulté Louis XVI ; mais dès qu’il reçut l’assurance que le roi de France approuvait pleinement les projets de son frère et ceux des princes de Condé, il renvoya Castelnau annoncer son acceptation au comte d’Artois. Ce dernier se mit en marche vers la fin d’août pour gagner, par le Tyrol et Milan, la résidence de Moncalieri où se trouvait la famille royale. Il y fut rendu le 14 septembre. Quelques jours plus tard, après l’arrivée successive de la comtesse et des deux enfans, la famille d’Artois se trouvait réunie tout entière, et les Condé n’allaient pas tarder à venir se joindre à elle.

Au moment où la Révolution grandissante forçait les princes français à se réfugier à Turin, de quels membres se composait la famille royale de Sardaigne ? Quelles étaient les habitudes de cette cour lointaine ?

Victor-Amédée III, qui régnait depuis 1773, avait eu de son union avec Marie-Antoinette-Ferdinande d’Espagne, fille de Philippe V, douze enfans, dont huit vivaient encore. Cinq fils, parmi lesquels trois devaient monter sur le trône, entouraient le souverain : Charles-Emmanuel-Ferdinand, prince de Piémont ; Victor-Emmanuel, duc d’Aoste ; Charles-Félix, duc de Genevois ; Maurice-Joseph, duc de Montferrat ; Joseph-Benoît-Placide, comte de Maurienne.

Des trois filles, deux vivaient depuis longtemps déjà à la cour de France : Joséphine, comtesse de Provence, et Marie-Thérèse, comtesse d’Artois ; la dernière, Marie-Anne, avait épousé son propre oncle, le duc de Chablais.

Les royaux exilés allaient en outre retrouver, à la cour de Turin, une princesse française, Madame Clotilde, sœur de Louis XVI, du comte de Provence et du comte d’Artois, qui avait épousé en 1775 le prince de Piémont. Si l’exagération de l’embonpoint de la princesse lui avait fait donner irrévérencieusement, dès sa jeunesse, le surnom de « gros madame, » ses contemporains se sont plu du moins à rendre hommage à ses perfections morales, que l’Eglise a voulu solennellement consacrer en lui décernant le titre de « vénérable. » Loin d’apporter avec elle les habitudes un peu futiles et légères de Versailles, Madame Clotilde, par l’exercice de toutes les vertus, par une piété solide et fervente, édifiait depuis son arrivée à Turin la cour piémontaise, dont les mœurs, les goûts, les habitudes différaient si profondément de celle où s’était écoulée son enfance !

Cette famille de Savoie, nombreuse et unie, menait en effet la vie la plus simple, la plus modeste et la plus patriarcale, mais cette existence uniforme nous apparaît singulièrement triste et monotone. Le lourd cérémonial que la Reine avait apporté d’Espagne s’était quelque peu relâché après sa mort, survenue en 1785, et l’arrivée de Marie-Thérèse d’Autriche, qui avait épousé en 1789 le duc d’Aoste, second fils du Roi, avait rendu, il est vrai, un peu de vie à cette cour compassée et froide ; mais, malgré ces légères améliorations, tout ce monde restait astreint à des usages surannés, asservi à des coutumes inflexibles, dominé par des idées étroites et par un rigorisme excessif ! L’esprit qui régnait à la cour de Turin était trop différent de celui de Versailles, pour que les princes de Savoie pussent jamais sympathiser réellement avec leurs hôtes et qu’une entente véritable pût jamais s’établir entre eux. Sans parler des embarras politiques que pouvait susciter à l’extérieur l’arrivée des émigrés attirés dans le royaume par la présence des princes, les bruyantes manifestations dont ils étaient coutumiers pouvaient devenir à l’intérieur une cause de désordres et une source de scandales. De plus, la réputation, plus ou moins justifiée, d’étourderie et de légèreté que l’on s’accordait à prêter aux Français n’était pas sans causer quelque appréhension au roi Victor-Amédée. Rien avant l’arrivée du comte d’Artois, ses jeunes beaux-frères expriment la crainte que sa venue ne trouble fâcheusement le calme et l’intimité de leur existence familiale. Durant le séjour des Français, s’ils ne manifestent pas une hostilité ouverte, on sent qu’ils ne sont arrêtés que par les devoirs d’hospitalité qui leur incombent envers des parens exilés et malheureux, dont la fortune se dessine déjà si déplorable ! Mais on devine que, chez leurs hôtes, tout les froisse et les choque ; aussi leur animosité et leur colère éclatent-elles presque malgré eux. Ces sentimens nous apparaissent aujourd’hui encore d’une façon saisissante dans les mémoires des princes piémontais que les archives du roi d’Italie nous ont conservés.

Deux d’entre eux avaient cette habitude de noter les événemens de chaque jour : Joseph, comte de Maurienne et Charles-Félix, duc de Genevois. Dès leur jeune âge, tous deux avaient été habitués, par leur gouverneur, le chevalier de Salmour, à résumer quotidiennement leurs impressions. Mais tandis que le Diario du comte de Maurienne ne contient guère qu’une notation un peu sèche des événemens de chaque jour, celui du duc de Genevois, plus complet et circonstancié, est coupé, pour l’agrément du lecteur, de portraits curieusement brossés et de réflexions souvent justes, parfois amusantes mais toujours empreintes de sévérité ! Sous la dure férule d’un gouverneur inflexible, le jeune prince avait acquis cette intransigeance et cette rigidité de principes qui lui faisaient porter sur les hommes et les événemens des jugemens dépourvus d’indulgence ; et si cette éducation draconienne avait eu l’avantage de lui épargner le dangereux écueil des passions juvéniles, elle avait eu l’inconvénient d’éteindre l’enjouement de son caractère et la vivacité naturelle de son esprit. C’est ce qui explique la place excessive que tient dans le Diario la relation des nombreuses cérémonies religieuses auxquelles les princes assistent quotidiennement. Mais Charles-Félix était un observateur intelligent et son récit présente, avec de réelles qualités d’ordre et de netteté bien rares chez un jeune homme de cet âge, une vivacité de ton qui en fait une lecture vivante et pleine d’intérêt. Le journal est écrit en français et, bien que cette langue fût celle dont les princes de Savoie usaient habituellement entre eux, de préférence à l’italien ou au piémontais, on sent au relâchement du style que l’auteur n’écrit pas dans sa langue maternelle. Mais c’est cette impropriété même des termes qui donne souvent au récit son originalité et sa couleur, et j’ai respecté soigneusement sa rédaction, toutes les fois que cela m’a été possible sans nuire à la clarté de la narration des événemens. Ce Diario qu’il avait commencé en 1785, Charles-Félix le continua à peu près régulièrement jusqu’en 1813. Quelques volumes ont malheureusement disparu, mais la plus grande partie est conservée dans les archives privées du roi d’Italie et dans celles du duc de Gênes. On peut juger de la grande valeur que possède aux yeux de l’histoire un tel document resté inédit. Sa Majesté le roi d’Italie et Son Altesse Royale Mgr le duc de Gênes ont bien voulu, par une faveur exceptionnelle, me permettre de détacher les citations qui suivent dans les Diario des deux princes[1].

Tout en tenant compte de ce que l’opposition des caractères donne à ces jugemens de sévérité un peu excessive, il semble que l’on ne puisse mieux faire, si l’on veut étudier la vie des royaux émigrés dans cette première étape de leur exil, que de prendre comme guide et de suivre le long de ces pages sincères le Journal du prince Charles-Félix et celui du comte de Maurienne.


Dès les premières nouvelles de l’émeute du 14 juillet et de la prise de la Bastille, la cour de Turin s’inquiète des dangers que les deux princesses piémontaises peuvent courir à Versailles. Charles-Félix note dans son journal à la date du 31 juillet 1789 :


Lecture d’une lettre de Madame. Dans cette horrible révolte qui a éclaté en France, nos deux sœurs, grâce à Dieu, n’ont eu rien à craindre, moyennant la bonne conduite qu’elles y ont toujours tenue.


Bientôt la nouvelle arrive que le comte d’Artois et sa famille sollicitent un asile à Turin.


19 août. — Le soir il vint un palefrenier qui apporta une lette du comte d’Hauteville (premier secrétaire d’État du département des Affaires étrangères) par laquelle il signifiait au Roi l’arrivée à Turin du baron de Castelnau (c’est celui qui a aussi risqué d’être pendu à Paris), lequel portait une lettre du comte d’Artois au Roi, lui demandant la permission de venir s’Installer à Turin, à la Cour, avec ses deux fils.


Victor-Amédée s’occupe de faire préparer, pour son gendre, sa fille et ses petits-fils, des logemens à Moncalieri, où il résidait pendant une partie de l’été, mais dont le château n’eût pas été assez vaste pour loger tous les exilés. Les princes eux-mêmes veillent à cette installation :


29 août. — Nous sommes allés avec le Roi à la maison Duc, où l’on doit loger toute la maison d’Artois. L’hôtel est très grand, surtout depuis qu’on lui a réuni la maison Boccardi, et il y a de quoi loger beaucoup de monde. Mais les appartemens sont cependant assez mal distribués.


Quinze jours plus tard, et non sans s’être fait quelque peu attendre, le comte d’Artois, qui s’était attardé près de Mme de Polastron, arrivait enfin à Moncalieri. La famille royale tout entière s’était réunie pour le recevoir.


14 septembre. — On vint nous dire qu’il approchait et nous nous sommes rendus en bas de l’escalier pour le recevoir. Il arriva à onze heures du matin. Il descendit de voiture fort légèrement et se présenta avec une désinvolture vraiment française ; on n’aurait jamais dit que c’était un malheureux qui fuyait des mains des gens qui voulaient le tuer.

Le Roi l’embrassa et le conduisit en haut. Il est plutôt grand et carré, très bien fait de sa personne et a une belle physionomie. Il était en uniforme. Il est âgé de près de trente-deux ans. Le Roi le conduisit chez la princesse (de Piémont) et nous l’y avons suivi. Elle attendait dans son cabinet avec la duchesse d’Aoste et Madame Félicite, parce qu’elle ne se sentait pas la force de soutenir cette entrevue avec son frère, en présence de tout le monde. D’abord qu’elle l’aperçut, elle se jeta à son col et cria : Ah ! mon frère !

Ils restèrent tous les deux fort longtemps embrassés, et se donnèrent les marques de la plus vive tendresse[2].

Nous sommes restés là jusqu’à onze heures trois quarts, puis nous sommes sortis dans le cabinet d’audience où on lui nomma toutes les dames, et l’ambassadeur de France présenta les gentilshommes de la cour du comte d’Artois, qui sont déjà au nombre de six ; il est à croire que le nombre augmentera bien encore. Il y a le prince d’Hennin, capitaine de la garde, et MM.de Castelnau, de Roll, de Rebourgueil et deux autres dont j’ai oublié les noms.

Puis le Roi lui présenta nos messieurs, et nous sommes allés à la messe.

Après la messe, nous sommes allés dîner, et nous nous sommes mis tous pêle-mêle, pour éviter le cérémonial.

Même jour. — Après le dîner, le comte d’Artois a parlé des affaires de France, en faisant beaucoup de réflexions fort à propos. Ce qui marque que, quoiqu’il soit un peu étourdi, il ne laisse pas d’avoir beaucoup d’esprit et le cœur bien placé.


Si Charles-Félix malgré sa réserve est assez sincère pour reconnaître les qualités du comte d’Artois, par contre, la suite du prince, assez considérable et un peu bruyante sans doute, l’irrite déjà En plus d’un nombreux personnel domestique, plusieurs gentilshommes parmi lesquels le prince d’Hénin, MM. de Polignac, de Rebourgueil, Dillon, de Puységur, de Grailly, avaient accompagné le comte d’Artois. L’entrain et les facéties de tous ces Français, insoucians et gais, font aux calmes Piémontais l’effet de diaboliques bacchanales.


14 septembre. — Le Roi nous fit dire qu’il nous attendait tout seul au jardin. Nous y sommes allés et nous l’avons trouvé en colère contre tous les Français qui s’étaient emparés de tous les appartemens de la maison Duc et y faisaient un vacarme épouvantable. En sorte qu’on avait été obligé de clouer la porte des appartemens de Mme d’Artois et des enfans, afin qu’ils ne s’en emparassent pas. Il y en a un nombre infini et aucun qui veuille s’en aller ; mais, de gré ou de force, on en fera bien partir plus de la moitié.


Le comte d’Artois fut reçu avec tous les honneurs officiels et toutes les prérogatives dus au frère du roi de France et au gendre du roi de Sardaigne. Il avait voyagé sous le nom de comte de Maison, et garda ce pseudonyme durant son séjour en Piémont au cours de tous ses déplacemens. Mais à la Cour même, il tenait son rang royal. Peu de jours après son arrivée, le 23 septembre, il recevait officiellement les grands personnages du royaume : dans la matinée, les ministres, les grands de la couronne, les chevaliers de l’ordre de l’Annonciade, l’après-midi, le corps diplomatique que lui présentait l’ambassadeur de France.

Entre temps, la comtesse d’Artois avait quitté la France pour rejoindre à Turin son époux et ses enfans. Cette princesse, à Versailles, avait vécu volontairement dans une sorte de retraite, absorbée presque uniquement par ses soins maternels ; elle était trop peu jolie et surtout trop timide pour briller dans cette cour élégante et frivole, et ses goûts mêmes l’avaient portée à adopter une existence effacée et modeste. Bonne et bienfaisante d’ailleurs, délaissée par son brillant mais très volage époux, elle supportait sans se plaindre ses nombreuses et retentissantes infidélités, ce qui lui avait valu en France une certaine popularité. Grande fut la satisfaction de son père et de ses frères de la voir revenir à Turin après seize ans d’absence. Charles-Félix et Joseph nous ont laissé tous les deux un récit touchant de cette entrevue.


20 septembre. — Le comte d’Artois, écrit le premier, est parti pour aller à la rencontre de sa femme... Nous sommes descendus tous avec le Roi la recevoir au bas de l’escalier où elle arriva à cinq heures vingt-trois minutes. D’abord qu’elle fut descendue, elle se jeta au col de son père et nous embrassa tous, sans pouvoir proférer une parole par la joie de se voir au milieu de sa famille qu’il y avait seize ans qu’elle avait quittée. Elle tremblait et ne pouvait pas.se tenir debout. Quoiqu’elle eût fort changé, et que je n’eusse que huit ans lorsqu’elle est partie, je l’aurais bien reconnue aux traits de sa figure et à ses gestes... Le Roi et Piémont lui donnèrent le bras et la conduisirent en haut. D’abord qu’elle fut dans la petite galerie, elle présenta ses deux dames : la duchesse de Lorge, dame d’honneur, et Mme de Montbel, dame de Cour. Elle présenta aussi M. de Vintimille, chevalier d’honneur, et M. de Lorge, fils de la dame.

D’abord qu’elle fut un peu remise de son trouble, elle baisa mille fois la main du Roi et donna des marques de la plus grande consolation. Le Roi lui présenta toutes les dames, et elle reconnut encore très bien celles de son temps.


Elle se précipita comme elle put, — dit à son tour le comte de Maurienne, — n’ayant plus ni jambes, ni voix, dans l’excès de sa joie. Elle embrassait tout le monde, sans les connaître distinctement. Elle avait dans son carrosse son mari, Mme de Lorge, sa dame d’honneur, et Mme de Montbel, qui sont deux figures extraordinairement laides.

Le roi et Piémont lui donnèrent le bras pour monter l’escalier ; on vint dans la galerie où elle commença à se remettre. Elle est maigre ; mais je l’aurais bien reconnue pour « la Tesa[3] » d’autrefois, quoique à présent elle ressemble plus à Mariane (sa sœur, la duchesse de Chablais) qu’à elle-même.


La comtesse d’Artois était arrivée le 20 septembre à Moncalieri. Six jours après elle y était rejointe par ses enfans, les ducs d’Angoulême et de Berry, que leur père avait laissés en Suisse, avec M. de Sérent, leur gouverneur. Ce n’est pas sans émotion que le Roi accueillit ses petits-fils qu’il ne connaissait pas encore, et dont les aimables qualités allaient charmer leurs oncles eux-mêmes, malgré leur sévérité habituelle.


25 septembre. — Madame d’Artois vint toute joyeuse nous dire que ses enfans seraient ici demain.

26 septembre. — Le Roi nous dit que les enfans venaient d’arriver. Mme d’Artois accourut et dit au Roi que, sous peu, elle aurait l’honneur de les présenter. Le Roi envoya Montferrat, Maurienne et moi en bas de l’escalier pour les recevoir. Le comte d’Artois les conduisait lui-même ; nous les avons embrassés et conduits en haut où ils trouvèrent le Roi et les autres. Tous leur firent fête et nous sommes allés à la petite galerie. Les Piémont vinrent aussi, quoiqu’ils fussent dans le plus grand déshabillé. Les deux enfans sont charmans. Angoulême, qui est l’aîné, a quatorze ans ; il n’est pas fort grand pour son âge, mais il est bien fait, se présente bien et parle raison comme un homme fait. Berry, qui est le cadet, n’est âgé que de onze ans et demi ; il est fort petit, gras et très joli ; il est aussi très aimable.


Enfin, le lendemain, les Condo, qui depuis trois jours déjà étaient arrivés à Turin, se rendaient à Moncalieri pour y présenter leurs hommages au Roi. Trois princes et une princesse représentaient cette famille illustre. De ces trois générations, le vieux prince était celui dont la vie devait être la plus heureuse. Illustré par ses succès militaires pendant la guerre de Sept ans, il devait trouver dans l’amitié dévouée de Mme de Monaco une consolation aux tristesses et aux déboires de son long exil. Son fils le duc de Bourbon, alors dans la force de l’âge, était destiné à la fin misérable que l’on sait. Et le duc d’Enghien, brillant jeune homme dont les qualités ardentes allaient effrayer quelque peu ses cousins de Savoie, devait voir dans les fossés de Vincennes sa carrière se terminer d’une façon tragique. Quant à la princesse Louise, sœur du duc de Bourbon, après les plus cruelles vicissitudes, c’est au fond d’un cloître qu’elle allait, quelques années plus tard, chercher pour son cœur désillusionné le suprême et éternel apaisement. La « Dernière des Condé » en effet accompagnait à Turin son père, son frère et son neveu ; s’il faut en croire notre mémorialiste, de sa beauté d’autrefois elle avait conservé peu de chose et rien chez elle ne rappelait plus cette « blanche déesse à face ronde » dont le charme, pour employer le langage de son historien[4], avait su dérider la gravité sibérienne du fils de la Grande Catherine. Pas plus que l’impétuosité de son neveu, ses attraits pâlissans et sa timide réserve ne trouvent grâce aux yeux de Charles-Félix.


27 septembre. — La princesse amena Mlle de Condé qui est fille du prince. C’est une grosse fille, fort grande, qu’on dit avoir été fort jolie, mais à cette heure elle ne l’est plus. Elle est âgée de trente-deux ans, et depuis qu’elle est abbesse de Remiremont, on l’appelle la princesse Louise… Elle est fort timide et parle peu. Le Roi entre avec les princes de Condé. Il y a le prince de Condé qui est un homme assez petit, avec les cheveux roux, et âgé de cinquante-trois uns[5] ; le duc de Bourbon, son fils, qui est grand, bien fait, blond et de bonne façon, il a trente-trois ans ; enfin le duc d’Enghien, fils du duc de Bourbon ; c’est un garçon de dix-sept ans, fort joli, bien fait, mais qui a l’air un peu étourdi ; du reste il est très beau.

On a dîné dans la grande galerie… Après dîner nous sommes restés dans la petite galerie avec toute cette principauté, à laquelle je ne savais plus que dire, d’autant plus qu’il me paraissait que, pour des gens qui cherchaient un asile, tout cet escadron Condé avait l’air un peu trop assuré. Le duc d’Enghien n’a fait rien autre que badiner avec d’Angoulême, ce qui n’amusait pas beaucoup ma sœur, qui n’était pas fort contente que son fils fit une si grande connaissance avec ce garçon-là qui avait un air si dégourdi.

16 octobre. — Après le dîner on fit la lecture des nouvelles de France et comme il y était dit que l’on parlait de faire rentrer les princes absens. Madame d’Artois se récria très fort et déclara qu’elle ne voulait plus s’en retourner, ce qui fit beaucoup rire la compagnie.


Jusqu’à ce commencement de l’hiver, les princes résident à Moncalieri où la vie comparée à celle de Versailles leur paraît bien morne. Les soucis de la politique occupent, il est vrai, le comte d’Artois, mais ne l’empêchent pas de saisir les occasions très rares de se distraire que ses hôtes peuvent lui offrir. On organise quelques chasses en son honneur, il y a des réunions à la Cour et dans les résidences royales autour de Turin. Le prince rend visite à la duchesse de Chablais, au prince de Piémont, au duc d’Aoste, il va voir les Condé qui sont retournés à Turin. Malgré tout, la vie reste monotone : les princes piémontais ne modifient point pour leurs hôtes les habitudes de leur vie familiale, et la mention des cérémonies religieuse continue à tenir dans leur journal plus de place que celle des bals :


Le jour de la fête de Saint-Maurice, écrit Charles-Félix, nous sommes tous allés au Saint-Suaire prendre le pardon. La comtesse d’Artois s’est assise sur ses talons.


D’ailleurs, le caractère léger du comte d’Artois ne lui permet guère de sympathiser avec ses rigides beaux-frères. Seul, le prince de Piémont s’était, au début, rapproché de lui, mais cette intimité ne dura pas, et si courte qu’elle eût été, elle avait été vue d’un mauvais œil par la famille de Savoie.


26 septembre. — Piémont commença à se plaindre avec nous de la trop grande familiarité du comte d’Artois. Pour moi, je n’ai pas été pris, parce que je n’ai pas jugé à propos de faire grande liaison avec quelqu’un que je savais être fort étourdi et insolent.

Fin 1789. — L’impertinence de cet étranger et l’ascendant qu’il prit d’abord sur l’esprit du prince de Piémont nous choqua tout à fait et nous fit lever le masque. Nous ne lui avons plus témoigné de respect, lui laissant même apercevoir clairement que sa liaison avec cet étranger nous offensait beaucoup. Les Condé se montrèrent pendant quelque temps très humbles et respectueux, mais voyant que le comte d’Artois, avec toute son effronterie, avait si bien réussi, ils voulurent l’imiter et devinrent aussi abandonnés et sans gêne ; aussi, nous ne leur avons plus fait aucune politesse


À la fin de décembre, la Cour retourna à Turin. Le comte d’Artois, la comtesse et leurs enfans partirent le 14 et s’installèrent dans le palais du marquis Cavaglia[6], que Victor-Amédée avait fait aménager pour les recevoir. À Moncalieri, ils étaient défrayés de tout par le Roi ; à Turin, ils vécurent encore à ses frais, quoique recevant de France une pension de 6 000, puis de 7 000 livres par mois. Le 16, la Cour rentrait à son tour et la vie reprenait monotone, encore que coupée de réceptions plus nombreuses, parfois de représentations à l’Opéra et de bals auxquels les émigrés ne manquaient jamais de prendre part.


16 janvier 1790. — Le soir, il y a eu bal dans la chambre de l’Alcôve, qui n’était pas mal parée. Il y avait tous les d’Artois, y compris la comtesse, et les trois princes de Condé. Les deux petits d’Artois dansèrent et le duc d’Enghien aussi. Ce dernier danse très bien.

Janvier. — La comtesse d’Artois vint à la « Couronne »[7] et elle s’est mise à la même place qu’elle occupait avant de se marier. Elle avait avec elle Mmes de Montbel et de Coetlogon. Cette dame dont le nom se prononce « Cologon » est plus jolie que les autres, de moyenne taille, et de très bonne façon. Elle a cependant déjà trente-six ans. Le comte d’Artois aurait bien envie qu’elle reste ici parce qu’elle est beaucoup dans ses bonnes grâces, mais elle a un mari un peu mauvais sujet, aussi le comte d’Artois ne se soucie pas beaucoup que cet homme-là demeure à Turin.

Madame d’Artois m’a donné une canne en papier faite par Monsieur.


Nous trouvons dans le journal de Charles-Félix une preuve de la vive irritation que causa au comte d’Artois la nouvelle de l’affaire Favras et de la démarche que le comte de Provence, son frère, alla faire, « non comme prince, mais comme citoyen, » à la municipalité de Paris.


4 janvier. — À l’Opéra, nous sommes allés dans la loge de la comtesse d’Artois, le comte d’Artois ne vint pas pour le souper, parce qu’il avait eu de mauvaises nouvelles de France, et d’une disculpation de Monsieur à l’Assemblée nationale.


Cependant, la froideur ne cessait de s’accentuer entre les princes de Savoie et les princes émigrés. Charles-Félix note avec satisfaction les journées où il n’a pas rencontré les Français.


22 janvier. — Point de Français pendant toute la journée.

25 janvier. — Point de Français à dîner.

2 mars. — Promenade avec le Roi sur le chemin de Rivoli. Rencontré les trois Condé avec MM. de Tarente, du Cayla, Virieu et Choiseul, qui vinrent avec nous, ce qui ne m’a pas beaucoup amusé.


Sa mauvaise humeur éclate parfois en paroles :


14 avril. — Après dîner, discours sur l’impertinence des Français, dans lequel je me suis horriblement emporté.


Ou encore elle s’épanche, dans l’intimité du Journal, en qualifications d’une rigueur excessive.


22 avril. — Il y a de très fortes brouilleries entre la maison de Carignan et celle de Condé. Ces derniers ont tous les torts, puisqu’il est bien étrange que de misérables fugitifs viennent faire les impertinens dans un pays où on les a reçus par charité.


Sa sévérité de jugement semble d’ailleurs s’étendre à la famille de Bourbon tout entière :


17 mars. — On a beaucoup parlé de la duchesse de Bourbon, laquelle est fort dévote, mais elle est un peu folle et prétend à tout moment avoir des visions de son bon ange et des âmes du purgatoire.


Celui des jeunes princes pour lequel Charles-Félix est le moins sévère est le duc de Berry, dont le caractère expansif et ouvert trouve grâce devant ses yeux : il note souvent les faits et gestes du jeune homme sans les faire suivre d’aucune désobligeante réflexion.


24 janvier. — C’est aujourd’hui la naissance du duc de Berry, il accomplit douze ans.

26 janvier. — A l’Opéra il y avait les petits d’Artois, lesquels vinrent à la Couronne au troisième acte avec leur père et les trois princes de Condé. Les enfans soupèrent avec nous, ainsi que les Chablais. Berry était fort aimable.

16 mars. — La comtesse d’Artois ne parut pas le soir ayant eu son carrosse brisé au milieu de la rue Saint-Philippe, mais le comte d’Artois vint avec les deux petits. Berry a récité le poème du Lutrin.

1er avril. — Jeudi-Saint. Cérémonie et procession de l’Adoration ; à la tribune d’en bas, il y avait le comte d’Artois avec ses deux fils. Le prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d’Enghien vinrent aussi au Lavabo, accompagnés par la princesse Louise, Mme de Monaco et Mme d’Antichamp. Nos princesses virent aussi le Lavabo, mais derrière la porte de glace.


Un incident malheureux, bien que prévu, allait venir accentuer les fâcheuses dispositions des princes de Savoie envers leur beau-frère. On sait quels tendres liens attachaient le comte d’Artois à Mme de Polastron[8], cette fidèle amie qui depuis plusieurs années déjà régnait souverainement sur son cœur et dont le dévouement passionné devait le suivre sur toutes les routes de l’exil. Cette douce liaison, à laquelle la cour de Versailles avait été indulgente, devait à juste titre, plus que partout ailleurs, faire scandale à la cour austère de Turin. Le prince l’avait compris, et, se résignant à la douleur d’une séparation, trop longue à son gré, il avait confié la tendre Louise à son ami le plus sûr, le comte de Vaudreuil qui s’était chargé de la conduire à Rome et de l’y installer près des Polignac. — A Moncalieri, pendant l’été qui s’était écoulé sans la voir, à Turin, où il avait passé tout l’hiver, une correspondance assidue avait trompé les rigueurs de cet éloignement prolongé ; mais, au début de 1790, son impatience devient telle que Vaudreuil, lui-même, malgré son habituelle prudence, consent à se rapprocher de Turin pour céder aux instances des deux amoureux, décidés à braver la malveillance prête à s’exercer. On invoque le prétexte des chaleurs qui rendent le séjour de Rome insupportable, et qui peuvent devenir dangereuses pour la santé délicate de la sentimentale « Bichette » et, avant de se rendre à Venise pour retrouver les Polignac qui y passent l’été, celle-ci se dirige vers Parme et arrive à Turin avec Mmes de Poulpry et Le Féron, ses deux amies les plus chères. Bien qu’elle ne doive pas s’y fixer d’une façon définitive, l’annonce de sa venue est accueillie de la manière la plus défavorable :


26 avril. — L’arrivée inattendue de Mme de Polastron, écrit Charles-Félix, a fait grand bruit à Turin.

3 mai. — Promenade sur le chemin de Rivoli, où il y avait le duc d’Enghien à pied, en frac ; il était fort joli. Puis sur la citadelle, où il y avait presque tous les princes et Mme de Polastron à pied. Elle est grande, blonde et très bien faite, le nez crochu, la tête penchée. Elle n’est pas belle ; cependant elle est la maîtresse du comte d’Artois. On dit qu’elle a vingt-six ans. C’est pousser l’effronterie bien loin qu’oser se présenter ainsi au milieu de nous, en un lieu où se tient la Cour et où réside le Roi même.

1er  juin. — On parle de la conduite scandaleuse que tient ici Mme de Polastron.


Mme de Polastron, modeste dans ses habitudes, recherchait la solitude et le silence plus que le bruit et l’éclat ; mais, malgré la réserve observée par le prince et son amie, ce rapprochement fut jugé avec sévérité par la famille royale, et Victor-Amédée, animé pourtant de dispositions plus indulgentes que ses fils envers les exilés, vit du plus mauvais œil cette nouvelle légèreté de son gendre.


13 mai. — Le Roi parle à l’oreille de l’abbé de Saint-Marcel de l’affaire de Mme de Polastron.


Le Roi avait d’autres préoccupations ; il s’inquiétait du flot toujours grossissant des émigrés : gentilshommes, prêtres, religieux, parlementaires, qui, en ces premières années de l’émigration, firent de Turin comme une anticipation de Coblentz. Il redoutait, en outre, des difficultés politiques, et ne voulait prendre ouvertement parti contre la Révolution que lorsque les grands États se seraient décidés officiellement contre elle. Aussi songea-t-il vers le milieu de cette année 1790, sans pourtant refuser l’hospitalité à son gendre, à éloigner les plus bruyans parmi les Français, et la famille de Condé elle-même.


26 mai. Le Roi dit qu’il avait résolu de purger ses États de tous les Français qu’il y avait ici, puisque tous leurs discours ne contribuaient pas peu à fomenter l’esprit de vertige qui règne ici ; que d’ailleurs la France commençait avoir de mauvais œil que les Condé restassent à Turin, et que pour éviter « la fluxion ? » qui nous allait menacer, il était nécessaire de les faire partir. Que, pour ce qui regarde le comte d’Artois et sa famille, il aurait continué à les garder près de lui pourvu qu’ils purgeassent aussi leur cour de bien des personnes qui ne convenaient pas ici.

27 mai. — Les Condé ne vinrent pas. Apparemment, ils commencent à soupçonner le malheur qui les menace. À dîner, le comte d’Artois était d’une humeur de chien et j’ai dit à Montferrat : « Notre homme se sent déjà le terrible tu autem qui lui roule sur le dos. » Le Roi le prit à part avec Piémont… d’Aoste nous raconta ensuite comment s’était passée l’entrevue du comte d’Artois. Il est rentré dans une telle fureur qu’il a déclaré que si les Condé partaient, il les suivrait parce que son honneur ne lui permettait pas d’abandonner un Français. On le laisse dire et on n’en fera ni plus ni moins. Plût à Dieu qu’ils ne fussent jamais venus ici !


Peut-être, en effet, le comte d’Artois fût-il parti avec les Condé, pour protester contre une mesure que ni la conduite des princes, ni la situation politique du moment ne justifiaient suffisamment. Mais Victor-Amédée n’avait voulu, sans doute, qu’avertir ou menacer. L’orage passa :


30 mai. — Les quatre Condé dont le départ est différé jusqu’à l’arrivée des nouvelles d’Espagne sont venus dîner ici, ils avaient l’air tout à fait décontenancés. Le grand-papa était cependant celui qui tenait la meilleure contenance.


Le comte d’Artois se décide, d’ailleurs, à céder aux instances de Vaudreuil : le 22 juin, Mme de Polastron part pour Venise.

Cependant les événemens de France, où la captivité des souverains devient tous les jours plus étroite et plus inquiétante, préoccupent à la fois les Français et leurs hôtes. À la distance où l’on est de Paris, les fausses nouvelles ne manquent pas, et les plus petites prennent souvent des proportions considérables.


L’on a su, écrit, le 28 juin, le comte de Maurienne, qu’il y a eu un détachement de poissardes, parti de Paris, pour venir prier le comte d’Artois d’y aller, et l’on a envoyé des ordres de Savoie pour les arrêter.


En même temps, le Journal de Charles-Félix se fait l’écho des craintes qu’avait suscitées la célébration de l’anniversaire du 14 juillet.


21 juillet. — On a dit que cette terrible journée du 14 s’était passée dans la plus grande tranquillité. Toute la famille royale a prêté serment et tout ce qui s’est passé est si absurde que j’aurais honte d’en parler chez nous.

À Turin la vie continue à s’écouler aussi morne, mais si aucun événement ne rompt la monotonie du Journal de Charles-Félix, le récit des distractions un peu puériles que leurs hôtes offraient aux royaux émigrés peut nous faire légèrement sourire. Le 6 janvier, après la messe, on tire les Rois.


Le 5 janvier Mme de Bagnol a donné les gâteaux de la Visitation.

Le 6, jeudi, Épiphanie, messe de Dom Castlin, puis grand’messe de toute la Cour, chantée par le cardinal (le cardinal des Lances, grand aumônier de la Cour). La comtesse d’Artois vint dîner avec ses deux fils. Nous avons tiré les gâteaux ; Maurienne a été roi, et d’Angoulême reine de l’un ; la duchesse de Chablais, roi, et la duchesse d’Aoste reine de l’autre.


Assurément, si la présence du comte d’Artois pesait à ses hôtes, la monotonie et l’ennui d’une telle existence n’avaient pas pour le prince beaucoup plus d’attraits. D’autres motifs, plus pressans encore, le poussaient d’ailleurs à quitter Turin. La surveillance étroite de son beau-père, préoccupé avant tout de se renfermer dans la neutralité, venait à chaque instant paralyser ses entreprises contre la France révolutionnaire ou entraver ses démarches auprès des cours étrangères. Aussi à la nouvelle que l’empereur Léopold projette un voyage à Venise, il se décide à lui écrire pour solliciter une entrevue. Sans attendre sa réponse, il part le 4 janvier 1791 de Turin, où il laisse sa femme et ses enfans, pour Venise avec l’espoir de se réunir à Mme de Polastron et de plaider la cause de sa belle-sœur et de son frère.

Deux jours après, les Condé quittaient à leur tour Turin pour Stuttgart, où leur présence devait être plus utile à la cause royale, en raison des difficultés qui s’élevaient entre la France et la Diète germanique. Les princes piémontais, après avoir supporté si impatiemment la présence de leurs hôtes et les avoir jugés avec si peu d’indulgence, rappellent un peu tardivement leurs sentimens de générosité et manifestent quelque émotion de leur départ.

5 janvier 1191. — Le 5 janvier, visite des trois princes de Condé qui vinrent prendre congé du Roi. Ils avaient l’air fort tristes, et nous étions tous si embarrassés que je ne savais plus que dire... Dîner de toute la Cour et des quatre Condé. Nous les avons fait placer parmi nous ; j’étais à côté du duc d’Enghien, lequel a fait de grandes lamentations sur son départ, et sur le mauvais carnaval qu’il allait passer à Berne. J’ai eu pitié de lui et lui ai témoigné plus d’amitié qu’à l’ordinaire. La princesse Louise est de fort mauvaise humeur, le prince de Condé et le duc de Bourbon paraissent au désespoir. A deux heures et demie que le Roi nous a congédiés, nous avons fait nos complimens à toute la compagnie. Le duc d’Enghien pleurait, et nous leur avons souhaité un bon voyage. Je croyais que le départ de tous ces Français devait me faire un très grand plaisir, mais point du tout, je trouve que j’en ai eu pitié... A cinq heures et demie mous sommes allés chez la comtesse d’Artois ; elle était fort triste et abattue. Il y vint le prince de Condé et le duc d’Enghien pour prendre congé d’elle. Je suis resté tout embarrassé et ce second adieu n’a pas très bien réussi.


Tandis que s’éloignaient le comte d’Artois et les Condé, de nouveaux émigrés, appartenant eux aussi à la maison de Bourbon, arrivaient de France : c’était, cette fois, Mesdames, filles de Louis XV, tantes du roi Louis XVI qui, avant de gagner Rome où elles allaient se réfugier, venaient se reposer quelques jours près de leurs parens de leurs émotions et de leurs alertes. On sait comment Madame Victoire et Madame Adélaïde, ne se sentant plus en sûreté à Bellevue, s’étaient éloignées brusquement au milieu de la nuit pour échapper à une populace furieuse qui, peu d’instans après leur départ, avait envahi le château et mis les appartemens au pillage. Les infortunées princesses avaient péniblement gagné la frontière. Leurs voitures avaient franchi au milieu des huées le pont de Beauvoisin qui sépare la Savoie et la France. En revanche, des acclamations et des salves d’artillerie avaient salué leur entrée dans les Etats Sardes. Escortées d’une garde brillante, les deux vieilles princesses, après s’être dirigées sur Chambéry, avaient pris la route de Turin, où le palais Birago qu’avaient occupé les Condé venait de leur être préparé. Le comte d’Artois, qui n’avait pu rencontrer à Venise l’empereur Léopold, reprit la route de Turin et vint saluer ses tantes à leur arrivée. Mais son séjour cette fois devait être fort bref : il y demeurait seulement du 6 au 29 mars, et repartait de là pour Parme, triste et découragé par les événemens.

Le récit de l’entrée et du séjour des princesses à Turin est fait par Charles-Félix de la façon la plus pittoresque et la plus piquante.


12 mars 1791. — On a eu des nouvelles de Mesdames de France, qui sont arrivées heureusement à la Novalaise.

13 mars. — Le dimanche 13, après dîner, nous avons vu partir les Piémont pour Rivoli : ils vont à la rencontre des princesses. Le Roi était préoccupé, on lui avait dit qu’elles étaient toujours en chapeau et en frac, et cela lui déplaisait tort, mais nous lui avons assuré que les Piémont ne les laisseraient pas se présenter ainsi faites. Puis nous sommes rentrés chez nous. Le temps était superbe, chacun courait hors de la porte pour voir arriver ces infortunées princesses, dont les malheurs ne peuvent qu’intéresser tout le monde. A cinq heures nous sommes allés chez le Roi, où il y avait déjà les d’Aoste et Madame Félicité[9] ; il y avait aussi les Chablais. On a dit que la promenade hors de la porte Suzine était superbe,

A six heures et demie environ, nous avons vu arriver les petits d’Artois à cheval et le Roi ; nous autres tous, nous sommes descendus au petit appartement, et de là à quelques minutes, le comte d’Artois arriva. C’était déjà nuit et on avait allumé les bougies. Nous avons de nouveau entendu battre le tambour. Nous sommes allés tous sous les arcades pour les recevoir, et les Piémont et les princes arrivèrent. Les Piémont descendirent les premiers, puis Madame Adélaïde à laquelle le Roi donna la main pour la descendre du carrosse ; mais elle ne le connut pas, jusqu’à ce que la princesse (Clotilde) le lui eut dit. Alors elle se tourna, lui en demanda mille pardons et voulut lui baiser la main. Madame Victoire descendit ensuite, et Madame d’Artois arriva aussi un peu après, à laquelle j’ai donné la main en montant l’escalier.

Nous sommes allés tous à l’appartement de la Reine.

Madame Adélaïde est un peu au-dessus de la moyenne taille, on dit qu’elle a été très jolie, mais pour à présent, elle est affreuse : elle a les yeux hors de la tête, les lèvres fort grosses, le teint gris et l’air fort rude et méchant. Elle avait une robe brune avec un fichu noir noué par derrière à la manière des jeunes femmes ; elle était coiffée comme Madame Félicité ; elle a cinquante-neuf ans.

Madame Victoire est un peu plus grande, fort grosse, un air bon, de beaux yeux, plus blonde, et parait avoir un bon caractère ; elle est habillée à peu près comme sa sœur, mais elle avait un grand bonnet et un mantelet noir ; elle est âgée de près de cinquante-huit ans. Avec elles, il y a M. de Chatellux qui est chevalier d’honneur de Madame Adélaïde, Mme de Narbonne, dame d’honneur qui est vieille et boiteuse, et Mme de Chatellux, qui est dame d’honneur de Madame Victoire...

Quand nous fûmes arrivés en haut, on offrit aux princesses de s’asseoir, mais elles remercièrent et restèrent toujours debout, soit que ce fût leur malheur qui les rendît ainsi faites, soit que ce fût un effet de leur timidité naturelle, elles parlèrent peu et parurent fort embarrassées. A sept heures et demie, nous nous sommes retirés tous, et les tantes françaises allèrent se coucher[10].

14 mars. — Le lundi 14, les d’Artois et les deux princesses vinrent dîner. J’ai trouvé Madame Adélaïde plus petite et Madame Victoire plus grosse qu’elles ne m’avaient paru hier, mais toujours aussi froides et aussi embarrassées. A dîner, nous étions placés ainsi : le Roi au milieu, à sa droite la duchesse d’Aoste, Montferrat, Maurienne, moi, d’Angoulême, Madame Adélaïde, la princesse. Madame Victoire, la comtesse d’Artois, Piémont, le comte d’Artois, le duc de Chablais, la duchesse de Chablais, Madame Félicité et Berry à côté du Roi... Elles logèrent à la maison Birago où nous leur fîmes visite.

21 mars. — Nous apprenons que la reine d’Espagne est accouchée d’une enfant à laquelle on a donné les noms de Marie-Thérèse avec cinquante-cinq autres, parmi lesquels il y a les âmes du purgatoire.

Vendredi 25. — Le comte d’Artois vint dîner avec Madame Adélaïde et Madame Victoire, laquelle est guérie. Elles partent demain... Le soir. Madame Victoire ne parut plus ; aussi nous ne pûmes lui faire nos complimens. Madame Adélaïde vint, elle prit congé de la compagnie, remercia le Roi de toutes les bontés qu’il avait eues pour elles ; et, après nous avoir embrassés tous, elle se retira.

Samedi 26. — Les princesses de France sont parties ce matin, à sept heures et demie, pour Aoste, pour aller à Parme et de là à Rome, où elles fixeront leur demeure.


L’exil réservait de cruels déboires aux deux pauvres princesses : du moins avaient-elles quitté la France assez à temps pour éviter la captivité et ses tragiques conséquences.

Le retentissement des événemens de Varennes fut considérable dans toute l’Europe et l’opinion en fut d’autant plus troublée que, pendant plusieurs jours, circulèrent les bruits les plus contradictoires. C’est ce saisissant récit, écrit presque heure par beure pendant ces cruels jours d’attente, que nous trouvons dans le Journal de Charles-Félix. Il nous fournit en même temps d’intéressans détails sur l’évasion de Madame, tirés d’une lettre adressée à sa sœur, la comtesse d’Artois[11].


27 juin 1791. — Le Roi a dit que le roi de France s’était sauvé avec la Reine et le Dauphin, mais qu’on les avait arrêtés à Saint-Dizier on Champagne.

28 juin. — Le Roi nous a dit qu’il n’irait pas à la promenade, car il attend des nouvelles de la poste...

Les nouvelles de la poste donnaient quelques espérances que la chose pût être incertaine et que le Roi de France fût hors du pays, mais avant la collation, le Roi entra et nous annonça que Louis XVI, Marie-Antoinette avec le Dauphin, la petite Madame et Madame Elisabeth avaient été arrêtés à Verdun et qu’on les reconduisait à Paris. On ne parle pas du tout de Monsieur et de Madame, et on ne sait pas s’ils sont encore à Paris. La pauvre princesse de Piémont (sœur du roi de France) s’est mise à pleurer, et nous avons été tous très affligés de cette triste nouvelle.

29 juin. — A environ neuf heures et demie, Montferrat nous renvoya un billet écrit par Piémont, dans lequel il lui disait que le roi de France avait été, en effet, arrêté à Varennes, mais pendant que la municipalité dressait le procès-verbal. M, de Bouille était arrivé avec trois régimens de cavalerie et qu’il les avait délivrés. Qu’en suite de cela, ils avaient pris la route de Luxembourg et qu’on les croyait déjà en Flandre, enfin que Monsieur et Madame étaient arrivés heureusement à Mons. Cette heureuse nouvelle occasionna la plus grande joie à tout le monde, et nous sommes allés à la Cour où il y eut de grandes félicitations de part et d’autre. Après le dîner, il vint les petit d’Artois ; leur mère ne vint pas parce qu’elle était incommodée.

Même date, plus tard. — M. de Sérent raconta la chose un peu plus circonstanciée. Il dit que le Roi, la Reine et le Dauphin s’étaient sauvés ensemble ; qu’ils étaient sortis par une fenêtre d’une cave, le Roi déguisé en marmiton, la Reine en servante, et qu’ils étaient montés en carrosse ; que l’Empereur avait fait placer tout le long de la route des hussards avec des chevaux, déguisés en maquignons, qui les suivaient à mesure qu’ils passaient. Cette petite escorte fut battue par la milice nationale. Quand ils furent arrivés à Varennes, on les reconnut, on sonna le tocsin et on les arrêta. Le reste est comme on l’a dit, hormis que Madame Élisabeth et la petite Madame sont parties avec le comte de Provence et que Madame est avec ce M. de Fersen qui a été ici avec le roi de Suède. Enfin, à présent, il y a tout lieu d’espérer que la famille royale est en sûreté.

1er juillet, Moncalieri. — On a dit que le roi de France était à Metz.

4 juillet, lundi. — Ce matin nous avons eu la triste nouvelle que toutes les espérances que nous avions eues de la délivrance du roi de France étaient entièrement fausses, puisqu’il avait été reconduit à Paris.

9 juillet, Moncalieri. — A trois heures et demie, nous nous sommes rendus à Turin pour aller voir la comtesse d’Artois : nous sommes entrés chez elle, mais sa chambre était si obscure qu’on n’y voyait goutte. Nous avons alors ouvert un peu la fenêtre. Elle nous a dit qu’elle avait pris la résolution de ne plus retourner en France, quand même les choses se seraient accommodées, et qu’elle se retirait dans un couvent.

12 juillet. — La comtesse d’Artois m’a dit qu’elle avait fait part au cardinal de la résolution qu’elle avait prise, mais que le cardinal l’avait engagée à n’en rien faire et à ne pas se séparer de son mari et de ses enfans.

La comtesse d’Artois vint dîner, et, après dîner, elle fit voir une lettre qu’elle avait eue de Madame, dans laquelle elle lui faisait la narration de sa fuite de Paris, et en voici l’abrégé. L’après-dîner de la veille de son départ, elle était tranquillement dans sa chambre, ne se doutant pas du tout de ce qui allait arriver, lorsqu’elle vit entrer une de ses femmes qui s’appelle Mme de Gourbillon, qui lui présenta un billet de Monsieur dans lequel il lui disait d’ajouter foi à tout ce que cette femme lui dirait puisque c’était sa propre volonté ; qu’il connaissait la fidélité et la résolution de Mme de Gourbillon et que c’était pour cela qu’il s’était confié à elle. Celle-ci apprit alors à Madame que Monsieur lui avait annoncé que le Roi s’en allait et qu’elle devait aussi partir dans la nuit, mais que Monsieur partait seul avec M. d’Avaray pour donner moins de soupçons. Ma sœur ne fit semblant de rien ; elle soupa à son ordinaire et, après souper, elle feignit d’avoir un grand mal de dents, elle se coucha, renvoya ses femmes et lorsque toutes furent retirées elle se leva sans bruit, prit le peu de nippes qu’elle avait dans sa chambre et sortit toute seule de son appartement, par un petit escalier qui donne dans un jardin. La nuit était très obscure et elle alla en tâtonnant jusqu’à la porte du jardin, où elle trouva Mme de Gourbillon. Elles passèrent devant plusieurs gardes nationaux qui ne les reconnurent point, puis elles montèrent dans un fiacre avec la seule escorte du domestique de Mme de Gourbillon qui leur servit de courrier. Ainsi en tout et partout ils n’étaient que trois. Elles allèrent descendre à la maison de la femme (Mme de G.), et là elles trouvèrent une mauvaise diligence à trois chevaux, elles montèrent dedans et partirent. ???) sœur avait un battement de cœur terrible à toutes les sentinelles qu’elle rencontrait, non pour elle, elle a beaucoup de courage, mais parce que, si on l’avait reconnue, le voyage du Roi aurait été ainsi interrompu comme le sien. Elle et Mme de Gourbillon prirent une autre route (tout ceci s’est passé dans la nuit du au du mois passé[12]. )

Je ne me souviens pas bien de la route qu’elle tint. Elle passa par Lille, où il y avait une garnison et une place forte et arriva heureusement à Mons où Monsieur vint la rejoindre, ayant aussi fait un bon voyage, mais pas si heureux qu’elle. A présent, ils sont à Bruxelles, avec le comte d’Artois et les princes de Condé.


Ce fut du moins une consolation pour la petite cour piémontaise que Madame eût pu réussir à s’évader du Luxembourg. Tandis que Monsieur s’éloignait avec d’Avaray par la route de Laon et Maubeuge, la comtesse de Provence avait gagné la frontière du Nord en passant par Douai et Orchies et s’était arrêtée à Bruxelles ; mais elle ne séjourna que peu de jours dans cette ville où, dans une lettre reçue le 25 juillet par le prince de Piémont, elle se plaint, non seulement « qu’elle n’a pas le sou où elle est, » mais qu’on « la laisse mourir de faim. »

Intelligente et adroite, d’un jugement sûr et d’un esprit avisé, la comtesse de Provence détruisait l’effet de ses brillantes qualités par une humeur fantasque et bizarre, maladif effet d’une santé délabrée. Torturée par une maladie nerveuse, en proie à des sortes de crises douloureuses et répétées, Madame s’était vue atteinte d’une neurasthénie qui lui faisait rechercher l’isolement et la solitude. Sans doute l’écroulement de ses espérances n’avait pas été étranger à cette transformation, car, pendant les premières années de son mariage, elle avait travaillé activement à établir l’influence d’un parti savoisien qu’on voulait opposer au parti autrichien. La naissance d’un Dauphin, en lui barrant l’accès du trône, l’avait fait renoncer définitivement à la politique. Ses goûts étaient trop différens de ceux de son mari, épris de littérature et de belles-lettres, pour que l’intimité créée par le mariage ait pu entre eux deux demeurer longtemps durable et la perpétuelle présence de Mme de Balbi n’avait pas contribué à resserrer les liens d’un ménage si peu assorti[13]. La princesse vivait donc le moins possible à Versailles et sa vie s’écoulait le plus souvent dans sa délicieuse maison de Montreuil où elle pouvait s’adonner à son gré à des occupations champêtres. L’exil et les années devaient adoucir ce caractère un peu difficile et les malheurs courageusement supportés ensemble devaient peu à peu rapprocher les deux époux ; mais à l’heure où elle quittait la France, Madame ne songeait, semble-t-il, qu’à se retirer chez ses parens, au sein de cette maison de Savoie que l’amour-propre natal lui faisait juger bien supérieure à la maison de France et à toutes les races royales de l’Europe.

Monsieur ne s’opposait pas à son projet ; mais quelques difficultés entre Victor-Amédée et son gendre en avaient retardé la réalisation : le premier voulait composer à sa fille un entourage entièrement piémontais, le second exigeait qu’elle emmenât au moins quelques-unes de ses dames d’honneur.


10 mars. — Ou a dit que Monsieur ne voulait pas que Madame vint sans deux de ses dames ; ainsi qu’on ne la logera pas dans le Palais ; elle aura un hôtel à elle, comme sa sœur. On croit qu’une de ces dames sera Mme de Balbi.


Le 1er mai enfin, la comtesse de Provence arriva, et sa venue causa à son père comme à ses frères la joie la plus vive.


1er mai. — Madame a couché à Ast ; à six heures et demie elle arriva avec Madame d’Artois. Elle descendit de carrosse la première, se jeta aux pieds du Roi et lui baisa la main. Le Roi la releva et ils s’embrassèrent bien étroitement. Puis elle nous embrassa tous et le Roi la conduisit aux princesses. Nous sommes montés alors dans la chambre de la Reine, où elle témoigna son contentement.

Quoique je n’eusse que six ans quand elle est partie, je me suis rappelé très bien sa figure, et je ne la trouvais pas beaucoup changée, hormis qu’elle a grossi et que ses cheveux sont tout blancs. Elle est coiffée à boucles avec un bonnet blanc et une robe noire. Elle a de grands yeux et des sourcils noirs, le teint brun et une figure assez agréable et plus jeune qu’elle n’est en réalité, puisqu’elle est dans sa trente-neuvième année. Elle est fort petite, mais cependant pas autant que la comtesse d’Artois. Elle a beaucoup d’esprit et de fermeté et est de ces personnes faites pour jouer un rôle.


Le comte de Maurienne s’exprime à peu près dans ces mêmes termes :


1er mai 1792. — A quatre heures, nous avons assemblé nos messieurs pour l’arrivée de Madame parce que l’on avait décidé qu’ils devaient y être, ce qui est très naturel. A six heures passées, Madame arriva, nous l’avons reçue sous la porte... Elle a très peu changé, excepté qu’elle est grosse et qu’elle a les cheveux tout à fait blancs. Elle a reconnu plusieurs personnes. Après être montée en haut et avoir fait ses complimens, elle présenta Mme de Balbi, Mmes de Caylus et de Monléart, puis MM. de Virieu et de Béranger. Vers 6 heures trois quarts, elle alla chez elle et chacun chez soi. Madame vint souper avec les petits d’Artois.

Après souper, disait encore Charles-Félix, Madame nous a raconté l’histoire de sa fuite de Paris et plusieurs événemens qui lui sont arrivés à la fameuse journée du 5 d’octobre.


Si le comte de Maurienne et le duc de Genevois paraissent animés, nous le voyons, envers leur sœur, des plus affectueuses dispositions, leur indulgence ne s’étend pas à tout son entourage :


Madame ma sœur présente les dames du palais, écrit le même jour Charles-Félix, savoir : la duchesse de Caylus et Mme de Montléart. La première est une femme d’environ quarante ans fort laide, grande, couperosée, mais d’un très grand mérite. La seconde est tout à fait jeune, grande aussi, et on la prétend jolie, quoiqu’elle ait un nez fort long et crochu.


Ce portrait est déjà peu flatté, mais c’est surtout pour Mme de Balbi que le jeune prince réserve ses rigueurs. De même que sa sévérité s’est exercée sur l’amie du comte d’Artois, elle n’épargne pas davantage la favorite du comte de Provence.


Nous avons su, écrivait déjà le 10 mars 1792, le comte de Maurienne, que Madame viendra avec sa maison et probablement Mme de Balbi, ce qui met tout le monde de mauvaise humeur.


Et Charles-Félix ajoute à la date du 1er mai :


La dame d’atours est Mme de Balbi, celle qui a si mal agi avec sa maîtresse et qui en est venue au point de devenir sa rivale ; Monsieur l’a obligée à la conduire ici avec elle. Je ne sais pas comment Monsieur a pu aimer une pareille figure, marquée de petite vérole... elle est âgée de trente-cinq ans ; elle n’est pas grande, mais bien faite... avec cela elle est si parfumée qu’on la sent de très loin...

7 mai. — Madame, écrit le comte de Maurienne, vient la Vénerie avec Mme de Balbi, aussi le souper est-il en désordre.


Mme de Balbi était trop fine pour ne pas sentir l’hostilité dont elle était l’objet. Peu de jours après son arrivée, elle s’éloigna pour un voyage dont elle ne revint qu’en juin, et, quelques mois plus tard, elle quitta la cour de Savoie, au grand mécontentement de Madame, qui se plaindra amèrement de son ingratitude.

L’arrivée de la comtesse de Provence fut suivie, à un court intervalle, du départ de ses neveux d’Artois. Les jeunes princes, nous l’avons dit, avaient su, par des qualités aimables, s’attirer la sympathie, sinon l’affection de ceux mêmes qui avaient témoigné à leur père le plus de défiance et de froideur. La courtoisie naturelle du duc d’Angoulême, la vivacité spirituelle du duc de Berry plaisaient à tous ceux qui les voyaient fréquenter assidûment le palais royal aux côtés de leur mère, et le Roi, leur grand-père, avait voulu prendre soin lui-même de leur éducation dont il surveillait les progrès avec un sensible plaisir.


1er janvier 1790. — Les petits d’Artois ont fait voir, écrivait le duc de Genevois, le premier la carte des États du Roi, l’autre celle de Turin, faites par eux et qu’ils ont présentées au Roi après le baisemain.


Victor-Amédée, du reste, avait voulu qu’ils suivissent l’un et l’autre les cours de l’excellente école d’artillerie qui existait alors à Turin, et tous deux en parcoururent tous les grades du rang de canonnier à celui de capitaine,


Berry, écrivait le comte de Maurienne, peu avant son départ, le 10 mars 1792, a soutenu aujourd’hui un examen dont il s’est tiré avec beaucoup d’honneur.


Mais le comte d’Artois désirait avoir ses enfans auprès de lui. A Coblentz, une petite cour et toute une armée s’étaient réunies autour des frères de Louis XYI et l’Europe semblait s’ébranler contre la Révolution. À cette heure où les émigrés croyaient leur triomphe prochain, le comte d’Artois voulut voir ses deux fils combattre à ses côtés.


5 janvier 1792. — A diner, écrivait Charles-Félix, on a parlé du départ des petits d’Artois qui doivent aller à Coblentz.


Mais, si le comte de Surent, gouverneur des jeunes princes, était partisan de ce projet de départ, il est probable que la comtesse d’Artois s’y montrait hostile, effrayée par les dangers qu’allaient courir ses enfans sur un champ de bataille. Ecoutons le comte de Maurienne :


5 juillet. — Le Roi parle de la guerre et du départ de d’Angoulême et de Berry. Après dîner, tous deux commencent à faire leurs adieux, quoiqu’on doive les recevoir encore dimanche, mais comme leur mère n’en savait rien, ils agissaient en cachette.


Enfin le 28 juillet, le comte d’Artois écrivait à son beau-père pour demander ses enfans qui, malgré les alarmes maternelles, prenaient, le 2 août, avec leur gouverneur, la route de l’Allemagne. Heureux et fiers d’aller au feu et de faire leurs premières armes, c’est presque gaiement qu’ils s’éloignèrent de Turin où pourtant ils avaient trouvé un affectueux accueil. Charles-Félix s’étonne de cette mobilité d’impressions, si naturelle et si explicable pourtant chez de tout jeunes gens, et se plaint avec amertume de leur insensibilité.


1er  août. — Les petits d’Artois partent demain matin pour aller rejoindre l’armée qui sera déjà entrée en France lorsqu’ils arriveront, puisque le duc de Brunswick, à la tête de 50 000 Prussiens, doit être parti aujourd’hui pour se rendre tout droit à Paris. Je croyais que leur départ m’aurait fait bien de la peine, mais j’ai vu que non, parce qu’ils paraissent si peu touchés que cela m’ôte tous les sentimens. Ils furent toute la soirée fort gais, ou du moins ils paraissaient l’être, au point que cela m’a indigné. Pour M. de Sérent, on ne pouvait douter qu’il ne fût hors de lui-même de contentement. Je leur ai donné l’adieu pour la vallée de Josaphat !


Bien des intrigues venaient jeter la zizanie dans cette petite cour de Piémont. Dès le début de 1790, le renvoi en France par la princesse Louise de sa dame d’honneur, Mme de Lambertie, avait fait l’objet de maints commentaires dont Charles-Félix se fait l’écho.


2 mars 1790. — Mme de Lambertie est partie ce matin pour s’en retourner en France. On fait beaucoup de contes sur elle ; ce qui est sûr, c’est qu’elle est fort incommode et qu’elle ne plaisait pas du tout à la princesse Louise.


Pendant l’été de 1792, nouvelle affaire, cette fois au sujet de Mme de Montbel, dame d’honneur de la comtesse de Provence,


9 juin 1792. — Mme de Montbel est allée hier chez Madame et lui a demandé ce qu’elle devait faire, et Madame lui a répondu : « Partir tout de suite parce qu’on sait bien tout ! » Alors Mme de Montbel lui a répondu : « Madame me traite d’une manière bien dure. » Elle se retira tout en pleurs et partit à quatre heures avec l’abbé de Montferrand.


Des discussions beaucoup plus vives devaient s’élever un peu plus tard au sujet de Mme de Gourbillon entre Madame et ses dames d’honneur. Après le départ des enfans d’Artois, il ne restait plus à Turin d’autres réfugiés de la cour de France que les deux princesses piémontaises, la comtesse d’Artois et la comtesse de Provence. Cette dernière s’empressa, une fois seule, d’abandonner le palais Birago pour se rapprocher de son père et vint s’installer au palais royal. Une raison d’économie avait présidé sans doute à cet arrangement, qui allait permettre à la princesse d’être défrayée de tout par le roi de Sardaigne, mais elle allait en revanche se voir contrainte de congédier en partie sa maison française.


6 septembre. — Le Roi nous dit que Madame venait loger au château[14] qu’on lui faisait une cour ici et qu’elle ne retenait que Mme de Gourbillon. J’en eus horreur, et je vis bien que tout le reste était sacrifié à cette maudite sorcière.


Autoritaire et intrigante, Mme de Gourbillon, qui avait le titre de « lectrice du cabinet, « avait pris depuis longtemps sur Madame une fâcheuse influence que Monsieur avait essayé déjà de combattre, en séparant la comtesse de Provence de sa favorite. Mais la ténacité et l’habileté de cette dernière avaient triomphé de tous les obstacles. Pour demeurer seule auprès de sa maîtresse et la mieux dominer, elle voulut faire partir de Turin Mme de Caylus et de Montléart. Les princes de Savoie prirent violemment parti contre elle, ce qui n’empêcha pas « cette maudite sorcière, » comme l’appelle Charles-Félix, d’en venir à ses fins et de faire remplacer par la comtesse d’Osasc et la comtesse Brezio, toutes deux Piémontaises, les dames venues de France dont elle désirait le renvoi.


10 décembre. — On calomnie Mme de Montléart d’une chose infâme pour trouver une raison de la faire partir. C’est une intrigue de Mme de Gourbillon, de l’abbé de Castillon et de M. de Milleville pour ne rester qu’eux seuls auprès de Madame.

La duchesse de Caylus, dame de garde, est aussi des expulsées, mais nous lui avons beaucoup parlé pour lui faire voir que nous n’avions rien contre elle.

11 décembre. — Madame vient avec Mme de Montléart chez le Roi, qui l’avait obligée à l’amener avec elle pour qu’elle ne paraisse pas sous les couleurs d’une misérable ; et comme, en entrant dans le cabinet, Mme de Montléart vit dans le cercle Mmes d’Osasc et de Brezio qu’on a faites dames de Madame, en grand habit, pour faire leur révérence, elle demanda ce que cela voulait dire à Mme de Virolenque. Celle-ci, se trouvant embarrassée, lui répondit de le demander à Mme de Sambuy qui devait les présenter, parce qu’elle ne savait pas bien ce que c’était. Enfin le Roi arriva et on présenta ces deux dames, mais Madame était si embarrassée qu’elle ne leur dit rien. Nous sommes allés souper et avons parlé tous à Mme de Montléart, pour lui prouver que nous ne croyions pas à ce qu’on avait dit d’elle. Elle avait un air fort triste et tint toujours les yeux baissés. Tout le monde en eut pitié.

13 décembre. — Le Roi a parlé défavorablement à Mme de Gourbillon, mais le lendemain, c’était fini.


À cette heure où leurs époux erraient à travers l’Europe l’asile le plus naturel et le plus digne d’elles était, pour les deux princesses de Savoie, cette cour où elles étaient nées et où s’était écoulée leur enfance ; aussi, malgré ces légers nuages, continuérent-elles à séjourner à Turin jusqu’à ce que la Révolution triomphante vînt une seconde fois les forcer à partir.

Dans ce milieu familial, on voit clairement se manifester chez l’une et l’autre sœur la différence de leurs natures et l’opposition de leurs caractères : les deux princesses qui, même à Versailles, n’ont jamais vécu dans une intimité bien grande, ne se rapprocheront pas davantage à Turin. Paisible et douce, la comtesse d’Artois, sous l’influence de la princesse Clotilde à laquelle elle s’était bien vite attachée par les liens de la plus étroite affection, se donna tout entière à la dévotion. « A Paris, — écrit le pieux biographe de la reine Marie-Clotilde, Cesare Cavattoni, — elle s’était un peu relâchée et, à son arrivée en Piémont, elle n’était pas très adonnée aux exercices de la piété. Mais l’exemple des vertus de la reine Clotilde la désabusa bientôt des attraits de la vie mondaine. » Les saints discours et les bons conseils de sa belle-sœur achevèrent si bien de la convaincre qu’elle avait formé le projet de se retirer au couvent, Marie-Clotilde elle-même l’en dissuada, en lui montrant que sa place était dans le monde, auprès de son mari et de ses enfans et que son devoir était de les aider et de les soutenir de son affection et de ses conseils dans leurs déboires et leurs infortunes. Avec ses sentimens de volontaire effacement, on comprend que la comtesse d’Artois n’ait joué à Turin qu’un rôle des plus effacés. La comtesse de Provence, avec son caractère capricieux et instable, mène une vie plus bruyante. Le journal de ses frères est rempli de ses bizarreries et de ses accès d’humeur, qu’une santé chancelante explique souvent, mais que l’on paraît parfois attribuer peut-être à tort à une cause moins innocente. Le comte de Maurienne écrit le 1er mai :


Madame était dans un état pitoyable : on ne sait si elle est en mal.


L’exagération de ses plaintes empêche souvent qu’on ne les prenne au sérieux :


10 septembre. — Madame a fait une scène parce qu’elle prétendait être empoisonnée et son histoire a touché bien des gens. Pour moi, je l’ai trouvée ridicule, écrit Charles-Félix.

Le Roi me mène à Turin, dira à son tour le comte de Maurienne, pour voir Madame qui a eu les fièvres que l’on disait être tierces. Elle était couchée et fort abattue et plaintive, comme si elle était à l’extrémité.


Les deux frères ne semblent pas, du reste, avoir plus d’indulgence pour l’état moral de leur sœur que pour son état physique.


11 décembre 1792. — Madame vint avec Mme d’Osasc, elle était d’une humeur noire.

13 décembre. — Cercle nombreux. Mme Brezio accompagnait Madame et ne se sentait pas de joie d’être à la Cour ; la maîtresse était d’autant plus de mauvaise humeur.

12 janvier 1793. — « A la Cour », Madame était fort agitée.

21 janvier. — La Princesse a la fièvre ; après dîner, écrit le comte de Maurienne, la d’Aostesse est allée chez la Princesse, et Madame ayant trouvé mauvais qu’elle ne lui demandât pas de ses nouvelles, bien qu’elle ne l’eût pas vue depuis ses couches, ne prit pas la peine de la saluer, ce qui fit effet sur les spectateurs. A la Cour, il n’y avait que la tante Félicité et Madame qui la contredisait toujours.

30 janvier. — Le soir, dit à son tour Charles-Félix, Madame était agitée au point de déraisonner.


C’est à cette même date seulement qu’arrivent à Turin les premières rumeurs de l’issue fatale du procès de Louis XVI.


30 janvier. — Après dîner, le bruit se répand que le roi de France a été exécuté.

4 février. — A l’heure de la messe on sut, dit le comte de Maurienne, que le roi de France avait effectivement été décapité, qu’il était mort innocent en chrétien et en roi, et que sa fin avait été un admirable exemple de fermeté et de résignation. La princesse de Piémont faisait pitié et montrait une grande vertu.

27 février. — Le matin, écrit Charles-Félix, on a fait à Saint-Jean les funérailles du roi de France, Madame y est allée.

Le soir, Madame ne vint pas, elle ne paraîtra pas le soir pour quatre jours.


Au mois de novembre, c’est la nouvelle de la mort de la Reine qui parvient à son tour à Turin.


19 novembre. — Nous avons, dit le comte de Maurienne, pris le deuil de la Reine, ou a eu nouvelle que le duc d’Orléans, dit légalité, a été égalisé par la guillotine.


C’est à la fin de cette même année que le comte du Provence se rendit à son tour à Turin.

La cause des Princes semblait désespérée. La campagne de 1793 s’était terminée par la retraite des Alliés, et Monsieur, malgré ses efforts, n’avait pu mettre le pied sur le sol français. Triste et découragé, souffrant de la goutte, il surmonta son abattement pour paraître aux yeux de ses beaux-frères avec la dignité calme qu’il savait conserver dans les plus tragiques circonstances.

Le Prince allait produire à Turin l’impression la plus flatteuse.


10 décembre. — On parle ouvertement de l’arrivée de Monsieur.

23 décembre. — Madame est revenue, ce soir, sans Monsieur, au-devant duquel elle avait été sur le chemin quoiqu’on l’eût prévenue qu’il ne pouvait venir. Il n’a pu passer les eaux et est à Milan.

25 décembre. — Monsieur est à Civas et il arrive aujourd’hui, quoique les eaux du Pô soient toujours bien grosses.

Après la bénédiction, nous avons trouvé Monsieur dans la chambre de parade. Il embrassa la princesse et nous nous sommes fait bien des fêtes. Il est fort gras et a une très belle figure... Il présente ses Messieurs, savoir MM. d’Avaray, Damas et Cossé[15].

1er janvier 1794. — Monsieur, dit le comte de Maurienne, vint, et fit toute la tournée avec nous, chez la d’Aostesse[16], chez la tante et chez la Chablais, puis chez la Princesse. Ensuite le baisemain qui a été éternel. Tous ensemble nous nous sommes rendus ensuite chez Monsieur.

12 février. — Monsieur « pendant la Cour » attaque d’Aostesse. Sur la révolution de Turin elle lui répond d’une manière fort distinguée.

19 février. — Monsieur a la goutte et se tient retiré.

31 mars. — Monsieur, écrit le comte de Maurienne, vint en chaise après diner.


Malgré l’accueil affectueux et flatteur qu’il avait reçu à la cour de son beau-père, Monsieur ne retira cependant de son voyage aucun résultat politique : Victor-Amédée n’ayant pas osé reconnaître le titre de régent qu’il avait pris à la mort de Louis XVI. Néanmoins, sa présence en Piémont pouvait créer à son beau-père de nouvelles difficultés avec la France ; aussi, à la fin de mai 1791, il quittait Turin pour rentrer à Vérone en attendant le moment où des circonstances plus favorables lui permettraient de s’établir en Espagne comme il en avait le désir. La mort de Louis XVII devait lui attribuer la couronne.


Nous avons reçu la confirmation de la nouvelle de la mort du jeune roi de France, écrivait le 22 juin 1795 le duc de Genevois.

23 juin 1795. — Nous sommes allés faire une visite à « la reine de France » ci-devant « Madame, » qui était dans son cabinet.

17 juillet. — J’ai demandé à d’Hauteville (ministre des Affaires étrangères), dit le comte de Maurienne, comment je devais écrire au roi de France.


À partir de ce moment en effet, ce n’est plus que par le titre de Roi et de Reine que la Cour de Savoie désignera le comte et la comtesse de Provence tandis que la comtesse d’Artois prendra le titre de Madame.

Au moment où le futur Louis XVIII s’éloignait de Turin, le Piémont lui-même, du reste, commençait à ne plus être un asile assuré. La coalition contre la France, à laquelle avait pris part Victor-Amédée, avait amené presque sans combat, au mois de septembre 1792, la perle de la Savoie et du Comté de Nice. Les campagnes de 1793 et de 1794 assurèrent bientôt aux Français la possession de toute la crête des Alpes, du Mont-Blanc jusqu’à la mer. En vain Piémontais et Autrichiens tentèrent un retour offensif ; après des succès éphémères, le mouvement échoua. Enfin l’arrivée de Bonaparte, appelé au commandement en chef de l’armée d’Italie, brusqua les événemens : en trois semaines, il franchit les Alpes, écarta les alliés et arriva au mois d’avril 1796 à quelques marches de Turin, que l’armée sarde, écrasée à Mondovi, n’était plus en état de défendre. C’est en vain que les ministres d’Angleterre et d’Autriche pressèrent le Roi d’abandonner sa capitale. Victor-Amédée ne put s’y résoudre : il préféra conclure le 27 avril l’armistice de Cherasco, à la suite duquel il céda à la France, le 15 mai 1796, par un traité définitif, la plus belle moitié de son royaume. Mais il ne survécut pas à tant de désastres et mourut cinq mois plus tard, navré de regrets et de douleur.

Dans le moment d’affolement qui suivit la défaite de Mondovi le 22 avril, les comtesses de Provence et d’Artois s’étaient éloignées en toute hâte et s’étaient réfugiées à Novare.


26 avril 1796. — Après dîner, il vint la d’Artois et la Reine, c’est la dernière fois avant leur départ, écrivait le comte de Maurienne, et il ajoutait le lendemain :

27 avril. — La d’Artois est partie ce matin pour Novare et la Reine à 10 heures.


Cependant l’armistice une fois signé, les deux princesses avaient eu sans doute quelque regret de la précipitation de ce départ, et avaient manifesté le désir de revenir au milieu de leur famille. Mais si la comtesse d’Artois s’était docilement soumise aux conditions que Victor-Amédée mettait à leur retour, en congédiant son chevalier d’honneur, le comte de Vintimille, la comtesse de Provence, au contraire, avait refusé de se séparer de Mme de Gourbillon que le roi de Sardaigne voulait éloigner. C’est ce que nous apprend succinctement le Diario de Charles-Félix.


30 avril. — Mes deux sœurs out écrit. Il paraît que la Reine commence à se repentir d’être partie par force ; elle en est « à la consternation « et elle veut absolument retourner.

2 mai. — On a écrit à nos deux sœurs qu’elles pouvaient revenir, pourvu qu’il n’y vînt plus Mme Gourbillon et M. de Vintimille.

3 mai. — On a dit chez le Roi que la comtesse d’Artois arrivait ce soir, mais que la Reine, n’ayant pas absolument voulu se séparer de Mme Gourbillon, avait répondu une lettre très impertinente au Roi, et qu’il y avait apparence qu’elle ne serait plus retournée.


La comtesse d’Artois revint le 3 mai à Turin.


4 mai. — Après dîner, vint la comtesse d’Artois qui est arrivée hier au soir. Elle était dans des transports « de consolation » qu’on ne peut exprimer ! Le Roi a éclaté de fureur à cause d’une autre lettre encore plus impertinente de la Reine qui semble vraiment avoir perdu la tramontane.

6 mai. — Après dîner, vint la comtesse d’Artois. On ne sait pas de nouvelles de Madame, ce qui met le Roi fort en peine.

12 mai. — La Reine est malade à Arona.

16 mai. — Le Roi a reçu une lettre très pathétique de la Reine qui ne signifie rien.

18 mai. — La Reine est allée à Bellinzona en Suisse.

27 juin. — M. de Vintimille est mort ce matin, il avait cinquante-huit ans.

14 octobre. — Tésa[17] vint à Moncalieri près de papa qui la reconnut encore


Victor-Amédée succombait, comme nous l’avons dit, miné par le plus profond désespoir.

Ce n’était que le prélude de désastres plus grands encore. Deux ans plus tard, le roi Charles-Emmanuel IV, son fils, voyait, le 8 décembre 1798, la France s’emparer de son royaume tout entier, à l’exception de la Sardaigne, et n’avait plus d’autre ressource que de s’y retirer avec sa famille.

La seconde invasion des Français devait être pour la comtesse d’Artois, restée seule à Turin, le signal définitif du départ. Réfugiée à Gratz en Syrie, elle s’y éteignit le 2 juin 1805 après quelques années d’une vie solitaire et effacée, presque entièrement remplie par des occupations charitables.

Quant à la comtesse de Provence, après avoir erré de ville en ville en Allemagne, elle rejoignit son époux à Mittau dans les plaines de la Lithuanie, puis, après l’avoir suivi en Angleterre, elle mourut à Hartwell en 1810.

À cette époque où la gloire de Napoléon brille de tout son éclat, il semble que la famille de Bourbon ait connu toutes les calamités, tous les chagrins et toutes les infortunes. Pourtant, parmi tous ces malheureux exilés, il n’est guère que les deux princesses de Savoie qui devaient mourir sans avoir revu leur patrie. Le roi Charles-Emmanuel et la reine Clotilde rentrèrent dans leurs Etats et le comte de Provence comme le comte d’Artois devaient revoir la France et en occuper le trône tour à tour.

Mais, au cours de leur long exil, sous les neiges glaciales de Mittau, ou dans les tristes brouillards d’Ecosse, tous deux durent plus d’une fois regretter le temps passé en Piémont ! Ce serait se tromper, en effet, que de supposer, d’après le Journal du duc de Genevois et celui du comte de Maurienne, que les Bourbons n’avaient pas trouvé à Turin l’accueil dû à leurs infortunes. Si, dans leur Diario, les deux princes se montrent le plus souvent sévères et acerbes, presque injustes même pour leurs parens exilés, c’est que la différence d’éducation, le contraste des habitudes et l’opposition des caractères amenaient, nous l’avons dit, d’inévitables et perpétuels froissemens. Néanmoins, aucun dissentiment vraiment grave ne s’éleva durant ce séjour et ce qui en apporte la preuve, c’est que ces princes, élevés au milieu des splendeurs de Versailles, conservèrent de cette cour indigente et un peu rude, avant tout militaire et dévote, l’impression la plus favorable,

A la mort de Victor-Amédée, le comte d’Artois témoigna des regrets qu’on sentait être sincères et le duc de Berry, en écrivant à Victor-Emmanuel, lui rappelait non sans émotion « le bon temps » passé en Piémont ; il ne lui parlait de Turin qu’en l’appelant « sa seconde patrie, » dont le souvenir, après tant d’années, était resté cher à son cœur.


VICOMTE DE REISET.

  1. Je suis heureux, en présentant à S. M. Victor-Emmanuel et S. A. R. Mgr le Duc de Gênes l’expression de ma respectueuse gratitude, d’adresser en même temps mes plus sincères remerciemens à mon ami et confrère M. Henri Prier et à S. Exe. le baron Manno, dont l’intervention m’a été particulièrement utile pour obtenir la communication de ces archives qui avaient été jusqu’ici rigoureusement fermées à tout le monde.
  2. Ils s’embrassèrent si serrés, dit le comte de Maurienne, qu’ils en devinrent cramoisis.
  3. Diminutif de Marie-Thérèse.
  4. La dernière des Condé, par le marquis de Ségur, 1 vol., Calmann-Lévy.
  5. « Le prince de Condé a 53 ans ; il marche avec un bâton et a trente-six boutons sur les poches. » (Journal du comte de Maurienne.)
  6. Ce palais communiquait par ses jardins avec celui du comte Birago di Borgano loué par les Condé.
  7. On appelait la Couronne la grande loge de l’Opéra.
  8. Voyez Louise d’Esparbès, comtesse de Polastron, par le vicomte de Reiset, Paris, Émile-Paul, in-8, 1908.
  9. Marie-Félicité de Savoie, fille non mariée de Charles-Emmanuel III.
  10. « Adélaïde est horrible, Victoire grande et grosse, elles regardaient tout le monde d’un air embarrassé. » (Journal du comte de Maurienne.)
  11. Cette lettre a malheureusement disparu et toutes les recherches faites pour moi dans les archives publiques et privées de la maison de Savoie sont demeurées vaines.
  12. En blanc dans le manuscrit.
  13. Voyez Anne de Caumont-la Force comtesse de Balbi, par le vicomte de Reiset. Paris, Emile-Paul.
  14. Au Palais Madame.
  15. Monsieur est gros comme un ballon, dit le comte de Maurienne.
  16. Cette locution d’un usage courant en Italie ne comporte par elle-même aucune idée de mépris. En France, l’usage a subsisté de désigner ainsi seulement les illustrations de la scène.
  17. Marie-Thérèse comtesse d’Artois.