Les Boucaniers/Tome X/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 277-307).

IX

La prise de Boca-Chica ouvrait aux escadres combinées l’entrée de la baie et par conséquent de la rade de Carthagène.

Les vaisseaux, garnis d’un équipage suffisant pour assurer le service de leurs batteries, attaquèrent, sous la conduite de Laurent, le fort de Sainte-Croix, et après s’en être emparés, vinrent s’embosser devant la ville.

Des troupes de débarquement mises à terre à une lieue de Carthagène, du côté sud-est, avaient une rude mission à remplir.

Avant de pouvoir commencer le siège de la ville, elles devaient passer à travers des chemins affreux et prendre d’assaut deux forts, ceux de Notre-Dame-de-la-Poupe, vaste couvent admirablement fortifié, et de Saint-Lazare.

De nombreux détachements d’Indiens que les Espagnols avaient appelés à leur secours et qui, embusqués dans les bois, harcelaient sans cesse l’armée française, rendaient l’accomplissement de cette tâche encore plus difficile.

Toutefois, l’émulation qui existait entre les troupes royales et les flibustiers s’était tellement développée, que rien ne put arrêter l’armée dans son élan : chaque jour était signalé par un nouveau combat, et chaque combat par un éclatant fait d’armes. L’amiral de Pointis renonçant à se passer du concours de ses intrépides alliés, dirigeait, de concert avec Ducasse, grièvement blessé à la jambe, les opérations des troupes.

Le baron, rendu à lui-même, déployait réellement de remarquables talents militaires unis à un admirable sang-froid et à une activité sans bornes ; aussi inspirait-il à l’armée une confiance aveugle.

Ce fut après la prise du fort Saint-Lazare, le 21 avril, que l’on mit le siège devant Carthagène, ou, pour parler plus exactement, devant Gézémanie. Carthagène était, en effet, divisée en deux villes : la haute et la basse. Un fossé profond, où dégorgeait la mer, les séparait, et un pont-levis, jeté sur les deux bords, leur servait de moyen de communication.

L’amiral de Pointis, en s’avançant avec témérité, selon son habitude, pour reconnaître la position de l’ennemi, reçut un coup de mousquet qui lui découvrit la poitrine d’une épaule à l’autre.

Cet événement jeta la consternation dans l’armée, mais ne diminua en rien son ardeur. M. de Lévis prit aussitôt le commandement en chef.

Du 21 au 29, les assiégeants entretinrent une vigoureuse canonnade, et le 30 au matin on vint annoncer à l’amiral que la brèche était praticable : deux hommes pouvaient y passer de front.

Le baron de Pointis se leva aussitôt et se fit habiller en grand uniforme.

À deux heures, on devait donner l’assaut.

Le moment solennel arrivé, les troupes se mirent en mouvement : la première colonne d’attaque était conduite par Ducasse, qui, surmontant la douleur que lui causait sa blessure, marchait avec une légèreté de jeune homme ; près de lui se trouvait de Morvan, qui, complimenté publiquement par l’amiral lors de la prise de Boca-Chica, où il s’était si valeureusement signalé, n’avait cessé depuis lors d’attirer sur lui l’attention par son heureuse intrépidité.

Après Ducasse venait le bataillon de la Chevau.

Lorsque les troupes sortirent de la tranchée, elles se trouvèrent exposées au feu d’un bastion nommé Sainte-Catherine, qui tira sur elles à mitraille, et leur fit éprouver des pertes énormes, mais n’amena aucune confusion dans leurs rangs.

Ce ne fut qu’à la troisième décharge, et lorsque le sol fut jonché de cadavres, qu’une certaine hésitation se manisfesta parmi les colonnes d’attaque.

Alors se passa un fait peut-être sans précédent dans les annales de la guerre ; tous les officiers, d’un commun et tacite accord, quittèrent leur poste de bataille, et formant un petit bataillon sacré, marchèrent droit sur le canon ennemi.

Le comte de Coëtlogon, qui tenait la tête de cette noble phalange, reçut presque à l’instant de sa formation, un biscaïen dans l’épaule.

— Ce n’est rien, messieurs, — dit-il en se relevant le sourire sur les lèvres, et il continua d’avancer d’un pas ferme. Il fallait enlever les troupes. Trois jours plus tard l’héroïque vice-amiral Coëtlogon mourait des suites de sa blessure.

L’exemple que lui donnaient ses chefs était plus que suffisant pour exciter jusqu’au paroxysme l’enthousiasme de l’armée : jamais élan n’égala en impétuosité celui des troupes s’élançant à l’assaut, jamais attaque ne fut si furieuse !

Les flibustiers, poussant de véritables rugissements de tigre, s’accrochaient avec leurs ongles aux moindres scories de pierres, — la brèche étant trop étroite pour leur donner passage, — et se faisaient clouer par les longues lances dont les Espagnols étaient armés, plutôt que de reculer d’un pouce pour éviter la mort.

— Après un quart d’heure d’une mêlée sans nom, on vit flotter un petit drapeau blanc arboré par les Espagnols sur les remparts. L’ennemi demandait une courte trêve.

— Je vous accorde un quart d’heure pour vous rendre à discrétion, leur répondit l’amiral ; ce délai expiré, je serai pour vous implacable, sans pitié.

Quoique le feu eût cessé, pas un des flibustiers et des grenadiers ne quitta sa place.

Tous restèrent accrochés ou suspendus le long de la muraille.

À peine dix minutes s’étaient-elles écoulées qu’une épouvantable détonation fit trembler les airs.

Les Espagnols, manquant à la foi jurée, à l’inviolabilité de la capitulation, venaient de foudroyer traîtreusement leurs trop confiants ennemis ! Alors, un seul cri de vengeance, poussé spontanément par deux mille hommes, retentit.

Ce cri renfermait trop de haine et de fureur pour laisser douteuse l’issue du combat.

Il était aussi un chant de victoire.

Encore quelques secondes et le drapeau de la France allait remplacer le perfide pavillon de trêve, resté toujours attaché sur le rempart.

La trahison avait été horrible : la vengeance fut implacable.

Deux cents Espagnols s’étaient retranchés ou, pour mieux dire, réfugiés dans une église, tous furent égorgés : on ne fit pas grâce à un seul homme !

Le faubourg de Gezemanie, inondé de sang, présentait un vaste champ de carnage : de blessés, on n’en voyait point ; on les avait tous achevés sans pitié !

Le 1er mai, MM. de Pointis et Ducasse sommèrent le gouverneur de la ville haute de Carthagène, le señor Don Sanche Ximenès, de se rendre.

Le gouverneur répondit qu’il désirait avoir une conférence de vive voix avec le chef de l’expédition.

Ducasse, après s’en être entendu avec l’amiral de Pointis, partit sous la sauvegarde d’un parlementaire, pour Carthagène.

Montbars, déguisé en tambour, accompagnait son ancien matelot.

Vers la fin du jour, ils étaient de retour : le señor Ximenès avait repoussé toute proposition de paix.

Au reste, ce refus n’étonna personne, la ville ennemie, défendue par un large fossé garni de quatre-vingt-dix pièces de canons, et approvisionnée pour six mois de vivres, était en état de se défendre avec avantage.

— Mon cher Louis, dit Montbars au chevalier, demain, nous entrerons à Carthagène ! Demain l’heure de la vengeance sonnera pour nous !… J’ai revu aujourd’hui le meurtrier du comte de Morvan mon frère ! Cet homme, revêtu d’une autorité occulte supérieure au pouvoir de don Sanche Ximenès, est le véritable gouverneur de la ville !…

— Comment veux-tu Montbars, dit de Morvan, que demain nous entrions à Carthagène, cela est matériellement impossible !… Nous devrons nous estimer trop heureux, si nous prenons cette ville après un siège long et meurtrier !…

— Enfant, tu doutes de mes paroles ! Une fois pour toutes, rappelle-toi donc, que je n’avance jamais un fait sans être assuré de son accomplissement. Tu oublies que depuis deux ans je m’occupe de l’expédition qui a eu lieu aujourd’hui ; que toutes mes mesures sont prises ! Demain, je te le répète, l’heure de la vengeance sonnera pour nous !…

Montbars sans entrer dans aucune autre explication avec de Morvan, s’en fut aussitôt trouver le baron de Pointis.

— Amiral, lui dit-il, il est inutile que vous songiez à vous emparer de Carthagène par les moyens ordinaires, par un siège régulier. Ordonnez à quelques-uns de nos vaisseaux de la canonner vivement pendant la journée de demain, elle se rendra à la fin du jour.

L’amiral, à ces étranges paroles, regarda Montbars avec une grande stupéfaction ; connaissant l’immense portée d’esprit du célèbre flibustier, sa science profonde de la guerre, sa rare sagacité, il fut tenté de croire, en l’entendant émettre une opinion aussi absurde, que son esprit était dérangé.

— Baron, reprit Montbars en souriant, votre air effaré me dit assez la triste opinion que vous avez en ce moment de ma personne. Que trouvez-vous donc de si étonnant à ce que je me sois occupé de mon côté, du succès de notre entreprise ? Il est vrai que j’ai donné peu d’attention aux mouvements des troupes, j’en conviens. Je savais qu’elles s’empareraient tôt ou tard de Gezemanie ; cela me suffisait. Après tout, que vous importe de faire canonner et bombarder demain Carthagène. En supposant que cette mesure soit inutile, elle ne compromettra en rien le sort de l’armée.

— Il sera fait selon vos désirs, de Montbars, répondit le baron de Pointis. Que le diable m’emporte si je comprends un mot à vos énigmes !

Le lendemain, le vaisseau amiral le Sceptre, le Vermandois, et la Galiote, ouvrirent le feu sur la ville.

À trois heures, on vit flotter deux drapeaux de parlementaire : le gouverneur de la ville assiégée demandait une nouvelle entrevue : seulement cette fois il désirait voir l’amiral français en personne.

— Envoyez à don Sanche Ximenès vos conditions, lui dit Montbars, et ne vous dérangez pas !

Le baron de Pointis, extrêmement étonné de voir la prédiction de Montbars recevoir sitôt un commencement d’exécution, s’empressa de suivre son conseil.

— Surtout, ajouta Montbars, faites prévenir d’une façon bien catégorique et bien formelle le señor Ximenès que, s’il refuse le traité que vous êtes assez bon pour accorder à ses instances, vous agirez envers la garnison de la ville haute comme pour celle de Gezemanie : on la passera au fil de l’épée.

Le lendemain matin, 3 mai, le gouverneur don Sanche Ximenès acceptait et signait la capitulation suivante, rapportée ici textuellement :

1° Le gouverneur sortira, accompagné de la garnison, composée de troupes et de milices qui voudront suivre, tambour battant, mèche allumée, avec deux pièces Ce canon de campagne ; le gouverneur emportera aussi tous les effets qui lui appartiennent ;

2° Il ne sera fait aucun tort aux églises ;

3° Les canons, tous les trésors et autres biens appartenant au roi catholique, seront incessamment remis entre les mains de M. de Pointis par ceux qui en sont chargés, avec leur livre de certification.

4° Il sera permis à chacun de se retirer où bon lui semblera sans emporter aucune chose de leurs biens, excepté ce qui leur sera laissé de hardes et d’argent pour se conduire et d’esclaves pour les servir, chacun selon sa qualité.

5° Les marchands porteront à M. de Pointis leurs livres de comptes, et remettront en entier l’argent et les autres effets dont ils se trouveront chargés pour leurs correspondants.

6° Les habitants qui voudront demeurer sous l’obéissance du roi très chrétien jouiront des privilèges, droits et immunités dont ils jouissaient sous celle du roi catholique. On leur laissera la paisible possession de leurs biens à la réserve de l’or, de l’argent et des pierreries qu’ils seront tenus de déclarer fidèlement : auquel cas on leur laissera la moitié, sinon ils en seront entièrement privés ?

Ces articles acceptés de part et d’autre, Ducasse envoya un détachement de flibustiers occuper un des côtés du bastion de Sainte-Catherine et un des côtés de la porte de la ville.

Les grenadiers s’établirent sur les remparts et gardèrent les avenues.

— Eh bien ! amiral — dit Montbars au baron de Pointis, qui ne pouvait revenir de la joie et de la surprise que lui causait la reddition si imprévue de la ville — me suis-je trompé ? Je ne veux pas exciter plus longtemps votre curiosité.

La prise de Carthagène me coûte deux cent mille livres, que j’ai répandues parmi d’anciens condamnés aux galères, actuellement incorporés dans les troupes espagnoles ! Ces braves gens, peu désireux de tomber entre nos mains, ont exécuté avec un empressement plein de zèle l’ordre que je leur avais donné de fomenter une sédition !…

Menacé par l’armée française au dehors et par les siens au dedans, le gouverneur Ximenès ne pouvait pas tenir.

Il devait forcément se rendre.

Le 4 mai, au point du jour, le gouverneur espagnol sortit de la ville, à la tête de sept cents hommes.

De Montbars regarda défiler cette garnison avec une attention extrême ; son regard examina l’un après l’autre les sept cents soldats dont elle se composait.

— Bien, murmura-t-il, mon ordre a été exécuté, l’assassin reste en mon pouvoir.

Immédiatement après le départ de la garnison, le baron de Pointis entra à la tête de l’armée française dans Carthagène.

Son premier acte fut de se rendre à la cathédrale où il fit chanter un Te Deum et prier pour la gloire de Sa Majesté Louis XIV. La victoire remportée, le soldat, redevenu courtisan, songeait à exploiter son triomphe.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.