Les Boucaniers/Tome VIII/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 111-144).


IV

Le Galion-Amiral


De Morvan, continuellement avec Fleur-des-Bois et Alain — en tant que le service de la manœuvre ne réclamait pas sa présence — ne comprenait rien à la conduite de son matelot. Quoi qu’il blâmât intérieurement le beau Laurent de se laisser aller ainsi à des goûts aussi vulgaires, il ne pouvait s’empêcher, toutefois, d’admirer la façon dont il tenait sa place au milieu de ses convives.

En effet, Laurent, assis sur un fauteuil élevé, tandis que ses flibustiers ne se servaient que d’escabeaux, ne permettait jamais à personne de rester devant lui la tête couverte. Le verre à la main, il savait conserver sa dignité de capitaine et ne pas compromettre son autorité, un froncement de ses sourcils suffisait pour rendre à la raison l’homme tombé dans l’ivresse.

Le troisième jour depuis que la frégate avait quitté Grenade, de Morvan, enveloppé dans son manteau et couché sur le pont, venait de s’endormir à l’approche du jour, lorsqu’au cri de : Navires ! poussé par une vigie, il se réveilla en sursaut. Il aperçut Laurent à ses côtés.

— Quels sont les navires signalés, matelot, lui demanda-t-il.

— Ces navires sont au nombre de deux, répondit le flibustier, en accompagnant ses paroles d’un singulier sourire. Je les connais.

— Tu me dis cela d’une drôle de façon.

— Dame ! je ne suis pas insensible à la joie. Une bonne nouvelle me fait plaisir.

— Ces navires sont donc des bâtiments de commerce ? une nouvelle proie ?

— Du tout ; ce sont au contraire des vaisseaux de guerre… Mais à quoi bon exciter davantage ta curiosité, irriter ton impatience ! Tu désires acquérir de la gloire, n’est-ce pas matelot ? Tu rêves de belles actions, de grandes batailles ?…

— Non, répondit de Morvan d’une voix sourde, je ne désire que l’oubli et le repos…

— C’est-à-dire le néant, la mort ? Eh bien, chevalier, ton souhait pourrait bien être exaucé ! Ces voiles que tu aperçois à l’horizon conduisent vers nous les deux plus forts vaisseaux que possèdent nos ennemis dans les mers des Indes : l’un est monté par l’amiral, l’autre par le vice-amiral des galions du roi d’Espagne ; chacun de ces vaisseaux porte soixante pièces de canons et quinze cents hommes d’équipage.

— Et tu comptes leur résister ? demanda de Morvan, sans montrer aucune émotion.

— Si je compte leur résister, répéta Laurent, d’une voix railleuse. Ah ! ça, me crois-tu donc tellement avili par l’amour, que je n’ai rien gardé de l’ancien capitaine Laurent ! Fleur-des-Bois me plaît ! Mais, je lui préfère la bataille ! Sois assuré, matelot, que plutôt que de me rendre, je me ferai sauter ! Tout à l’heure, nous reprendrons ce sujet de conversation. À présent, occupons-nous de notre devoir !

Laurent embauchant son porte-voix ordonna aussitôt le branle-bas de combat.

Grâce à l’expérience, à l’intrépidité et au sang-froid de son équipage d’élite, Laurent avait établi à bord de sa frégate une discipline qui l’emportait, certes, de beaucoup sur celle des bâtiments du roi.

Aussi, quoique la présence de l’ennemi se manifestât seulement par deux points gris à peine visibles à l’horizon, et qu’aucun danger immédiat ne menaçât les flibustiers, le branle-bas de combat fut exécuté avec un entrain, une verve, une célérité remarquables.

En quelques minutes, le bastingage s’encombra de sacs destinés à amortir la mitraille ; les coffres d’armes furent ouverts, les fanaux sourds éclairèrent de leurs lugubres rayons les soutes aux poudres ; les non-combattants — c’est-à-dire les deux cuisiniers, les musiciens, les préposés aux vivres, etc. — s’échelonnèrent pour approvisionner le tillac de munitions et recevoir les blessés. Les panneaux se fermèrent ; les garde-feux, remplis de gargousses, arrivèrent à leurs pièces ; les écouvillons et les refouloirs se rangèrent aux pieds des servants, les bailles de combat s’emplirent d’eau, les boute-feux fumèrent ; enfin, spectacle toujours désagréable à l’œil du marin qui sait braver la mort, mais ne peut supporter la pensée de se voir réduit à une inaction forcée, — le chirurgien découvrit sa trousse d’instruments d’acier poli, ses scies tranchantes et pointues, destinées aux amputations, etc., etc. Ces préparatifs terminés, Laurent fit orienter les voiles de façon à prendre chasse devant l’ennemi.

Cette manœuvre souleva quelques murmures, ou plutôt donna lieu à certains commentaires parmi les flibustiers.

— Amis, leur dit Laurent avec une affabilité et une douceur qu’il n’employait guère qu’à l’approche du combat, modérez votre impatience, et surtout gardez-vous bien de vous former une opinion sur les ordres que je donne… Vous êtes certes tous de hardis et rudes compagnons ; plusieurs d’entre vous ont déjà commandé des navires ; mais croyez-moi, toute votre expérience réunie en un seul homme n’atteindrait pas à la hauteur de mon génie. Une bonne fois pour toutes, n’oubliez pas que je ne me trompe jamais… Vous désirez la bataille, rassurez-vous ; je vous promets un combat grandiose et sanglant comme de mémoire d’homme la flibuste n’en a encore livré…

Cette apostrophe fit cesser toutes les réflexions. Les paroles superbes dans la bouche de Laurent ne ressemblaient jamais à des fanfaronnades. Après deux heures de chasse, il devint de toute évidence pour les aventuriers que l’un des vaisseaux espagnols l’emportait beaucoup par la supériorité de sa marche sur leur frégate : il la gagnait main sur main.

Quant au second navire ennemi, incapable de suivre son compagnon, chaque instant agrandissait la distance qui le séparait de son matelot.

Vers les dix heures du matin, — la chasse durait depuis le point du jour, — les flibustiers purent distinguer jusque dans leurs moindres parties, les formidables proportions du galion espagnol : cette vue, quelque intrépide qu’ils fussent, les impressionna fort.

Laurent, se promenant d’un pas égal et tranquille le long du tillac, causait avec de Morvan de sujets tout à fait indifférents à la lutte qui allait s’engager ; on eût dit qu’il avait oublié la présence de son terrible adversaire.

Tout à coup, le flibustier élevant la voix, s’adressa à l’une des vigies placées dans les barres du petit perroquet :

— Quelle est la voilure de l’ennemi ? demanda-t-il.

— Il est sous ses huniers, les ris pris et sa misaine.

— Très bien ! Chevalier Louis, faites gouverner à la rencontre de l’Espagnol.

De Morvan s’empressa de commander la manœuvre ordonnée par Laurent, qui reprit sa promenade et parut ne plus s’occuper du galion.


Une demi-heure plus tard, trois portées de canon séparaient à peine les deux adversaires.

— Comment court l’Hidalgo ? dit Laurent.

— Il gouverne babord amure pour nous accoster au vent en dépendant, répondit de Morvan.

— Est-il loin ?

— Non, matelot, on aperçoit son bois quand il se lève sur la lame.

Laurent resta pendant quelques secondes réfléchi, puis d’une voix qui retentit jusque sur l’arrière de la frégate :

— Tout le monde sur l’avant ! s’écria-t-il.

Les flibustiers obéirent à cet ordre avec un empressement qui montrait jusqu’à quel point leur intérêt était excité, et combien ils désiraient connaître l’opinion de leur chef sur la position des choses.

Laurent parcourut d’un regard rapide et circulaire les rangs de ses compagnons ; un sourire passa sur ses lèvres : la contenance de son équipage lui apprenait qu’il pouvait compter sur lui, et que ses flibustiers avaient fait à l’avance le sacrifice de leur vie.

« — Frères de la côte, reprit-il, vous êtes trop expérimentés pour ne pas connaître le péril que nous courons, et trop braves pour le craindre. Il faut ici tout ménager et tout hasarder, se défendre et attaquer en même temps : la valeur, la ruse, la témérité, le désespoir même, tout doit être mis en usage en cette occasion. Si nous tombons entre les mains de nos ennemis, nous ne devons nous attendre à rien moins qu’à toutes sortes d’infamies, aux plus cruels tourments, enfin à une mort ignomineuse ! Tâchons donc d’échapper à leur barbarie, et pour y échapper, combattons !… »

— Oui ! combattons ! s’écrièrent les flibustiers avec enthousiasme.

Laurent fit un signe de tête : le silence se rétablit.

— Amis, reprit-il, votre ardeur ne me surprend pas, je vous connais ! Toutefois, je vous dois une explication. Si, pendant plusieurs heures, nous avons pris chasse et fui devant l’ennemi, c’est que je voulais, — ayant remarqué la disproportion notable de marche qui existait entre les deux galions, — les séparer l’un de l’autre, et passer au vent du vaisseau amiral, qui est le plus au vent : j’ai réussi ! À présent que nous tenons l’amiral par le vent, nous sommes à l’abri des coups du vice-amiral, qui se trouve sous le vent ! C’est donc un seul ennemi que nous avons à combattre !… Je regarde notre victoire comme assurée !… Cependant, si, par un hasard que je ne prévois pas, la fortune se déclarait contre nous, je désire, je veux, que notre défaite soit glorieuse notre mort utile à nos frères !… Requin, sors des rangs !

Un flibustier à la contenance calme et résolue, à la figure tellement bronzée par le soleil du Tropique, qu’il ressemblait presque à un mulâtre, vint à cet appel se placer aux côtés de Laurent.

L’aventurier, connu sous le sobriquet de Requin, était un de ces hommes au corps de granit et au cœur de bronze, une de ces organisations vigoureuses au point de vue de l’action, inexplicables sous le rapport intellectuel, comme les annales de la flibuste en offrent tant d’exemples.

Dominé par un irrésistible instinct de destruction, l’élément de Requin était la bataille : au milieu du carnage il brillait d’un vif éclat ; mais une fois la lutte achevée, l’ennemi vaincu, une soudaine métamorphose s’opérait en lui : il devenait triste, morose, inquiet. À peine se rattachait-il par les points les plus vulgaires à la vie ordinaire ; il comprenait difficilement, éprouvait une gêne véritable, et ne pouvait parvenir à lier deux idées entre elles. Requin, en un mot, était une admirable et puissante machine de carnage, mais il avait besoin d’un moteur. Aussi, pas un flibustier n’obéissait à ses chefs, comme Requin, en tant que l’ordre reçu s’accommodait à ses instincts sanguinaires.

Placé droit, immobile, devant son capitaine, Requin, sans montrer ni curiosité, ni impatience, attendait.

— Mon ami, lui dit Laurent, je veux te donner publiquement une marque éclatante de l’estime que tu m’inspires.

Les traits de Requin restèrent impassibles ; Laurent continua :

— Pendant le combat tu te tiendras, une mèche allumée à la main, dans la soute aux poudres ; au moindre signal que je te ferai, ou moi mort, au premier ordre que te donnera mon matelot, le chevalier Louis, tu feras sauter la frégate. As-tu bien compris ?

— Parfaitement ! répondit Requin en accompagnant ce mot d’un joyeux sourire.

— Je puis compter sur toi ! je le sais. Rends-toi à ton poste !…

Requin s’empara d’une mèche allumée et s’éloigna sans ajouter un mot. Un frémissement courut dans la foule, mais pas un des flibustiers ne songea à formuler une objection. Tous, ils approuvaient la mesure prise par leur capitaine.

— À présent, mes amis, ajouta Laurent, un dernier mot. Notre frégate renferme deux millions, c’est-à-dire en ne déduisant pas le dixième qui revient au roi, mes parts personnelles et le remboursement des avances que l’on nous a faites, quatre-vingt-cinq mille sept cent quatorze livres par homme. Or, comme le dixième dû à Sa Majesté, mes parts personnelles et nos avances seront plus qu’entièrement soldés par les dépouilles de ceux qui vont être tués, chaque frère peut se considérer déjà comme possesseur de près de cent mille livres. Se laisser battre, dans de telles conditions de bonheur, ce ne serait pas seulement de la lâcheté, mais bien de la démence. Conservons notre or. Vive le roi ! vive la flibuste.

— Vive le capitaine Laurent ! répondirent les flibustiers avec un élan, une spontanéité et un enthousiasme frénétiques, puis chacun regagna son poste de combat.

— Matelot, dit de Morvan resté seul auprès de Laurent, de toi à moi toute dissimulation est inutile ; tu n’as pas à soutenir mon moral affecté, à remonter mon courage. Causons franchement : entrevois-tu un moyen de salut ? Quant à moi, je ne te le cache pas, notre position me paraît désespérée !

— Il est incontestable, répondit tranquillement le flibustier, que nos seize canons et nos quatre-vingt-neuf hommes, puisque nous avons perdu un des nôtres à Grenade, présentent une disproportion par trop énorme avec les forces du galion amiral, pour qu’il nous soit permis d’espérer ; seulement, connaissant mon équipage comme je le connais, je ne désespère pas encore. Il n’y a pas un des nôtres qui ne soit capable d’abattre à chaque coup, et à balle rase, une orange placée à deux cents pas de distance. De pareils tireurs remplacent bien des canons ! Franchement, j’ignore quel sera le résultat de la lutte. Et puis, de toi à moi, il me reste un dernier espoir…

— Lequel donc, matelot !…

— Vois-tu ce petit nuage d’un gris sale et terreux qui tranche d’une façon à peine visible, dans la direction du sud, sur l’azur du ciel !

— Oui, matelot, à présent que tu me l’as signalé, je l’aperçois.

— Ce nuage, chevalier, est pour moi l’indice certain d’une terrible tempête. Reste à savoir maintenant si pendant trois à quatre heures qui s’écouleront avant qu’elle éclate, nous pourrons tenir contre les forces de l’ennemi. À présent, plus un mot : reste à mes côtés et laisse-moi à mes réflexions !…

Laurent, qui dès l’apparition des navires espagnols s’était empressé de revêtir un magnifique costume de fantaisie, monta alors sur son banc de quart.

Il faudrait un pinceau pour donner une idée même approximative de la bonne mine, du grand air que présentait le flibustier dans ses habits de fête : il était impossible d’allier mieux la fierté à la grâce !

Son équipage le contemplait avec une orgueilleuse satisfaction ; vis-à-vis de ces gens grossiers, rudes et si dédaigneux même de luxe et de bien-être, Laurent pouvait seul, sans nuire à sa popularité, — il l’augmentait même, au contraire — se permettre cette recherche de toilette qu’il affectionnait si fort et qui lui allait si bien. On savait que sous ces broderies, ce velours, ces riches dentelles, battait un cœur complétement inaccessible aux atteintes de la peur…

Dans leur course rapide et voguant à contre-bord, le vaisseau-amiral espagnol et la frégate des flibustiers, se rapprochaient à vue d’œil : à peine une portée de canon les séparait-ils encore, lorsque de Morvan vit apparaître près de lui Fleur-des-Bois.

— Toi ici, ma sœur ! lui dit-il d’un ton de reproche. Ta place n’est-elle pas dans le poste des blessés, hors du feu de l’ennemi ? Je t’en conjure, Jeanne, éloigne-toi sans perdre une minute, une seconde, le feu va commencer ! — Ma place est près de toi, mon chevalier Louis, lui répondit Fleur-des-Bois d’une voix qui, malgré sa douceur, dénotait une détermination inébranlable. Te quitter au moment du danger, jamais !

— Mais Fleur-des-Bois, ta présence sur le pont ne me sera d’aucune utilité… au contraire, elle ne servira qu’à me distraire de mes devoirs, qu’à m’ôter le sang-froid dont j’ai besoin !… Je t’en conjure de nouveau, éloigne-toi !…

— Mon chevalier Louis, dit Jeanne sans bouger de place, on prétend, tu l’oublies, que je porte bonheur. Si cela est vrai, je te garantirai des boulets ennemis, des balles espagnoles… Si l’on s’est jusqu’à ce jour trompé sur mon compte, eh bien ! nous mourrons ensemble… Je t’assure que je serais bien heureuse de mourir…

— Matelot, s’écria Laurent dans l’intention de rompre la conversation établie entre Fleur-des-Bois et le chevalier, va t’assurer, avant que l’on n’ouvre le feu, si les hunes ont reçu le contingent de monde que j’ai fixé… si l’on y a placé des provisions et des réserves de grenades en quantité suffisante, si nos meilleurs tireurs ont pris position sur la drôme et dans la chaloupe, pour abattre à l’abri derrière ces redoutes, les officiers espagnols… Hâte-toi !…

De Morvan s’éloigna aussitôt ; et Laurent, s’adressant à Fleur-des-Bois de cette voix rude et impérieuse, qu’il savait prendre à l’occasion et à laquelle il n’était pas possible de résister :

— Jeanne, retourne au poste des blessés, lui dit-il, je le veux…

Le ton du flibustier n’admettait pas de réplique : Jeanne soupira, mais elle obéit.

— À plat ventre tout le monde sur le pont ! cria alors Laurent.