Les Boucaniers/Tome VII/VI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 155-203).


VI

Le coup de main.


Laurent, accompagné d’un ancien Boucanier, l’un des meilleurs matelots de la frégate, se dirigea vers la porte de la ville.

À peine les deux aventuriers avaient-ils fait cent pas, qu’un « qui vive » retentit, poussé par une sentinelle.

— Ami, répondit Laurent, avec un accent castillan d’une irréprochable pureté.

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? reprit le soldat.

Nous sommes des pêcheurs, et nous revenons de notre ouvrage !

— Passez, dit l’Espagnol sans défiance.

Laurent et son compagnon continuèrent d’avancer d’un pas lent et égal ; mais à peine furent-ils à portée de la sentinelle que le capitaine s’élança sur elle d’un bond de tigre ; une lueur rapide et fugitive comme un éclair, brilla dans les ténèbres : l’infortuné, soldat frappé d’un coup de poignard au cœur, tomba raide mort, sans pousser un cri.

La chute de son corps, amortie par le sable, ne produisit aucun bruit.

Laurent poursuivit son chemin.

L’Espagne, qui jadis possédait la meilleure et la plus redoutable infanterie d’Europe, produit d’excellents combattants, mais non pas des soldats : L’amour de la paresse, et par contre-coup l’horreur de la discipline et du service militaire, empêcheront toujours les gens de cette nation d’atteindre à cette régularité méticuleuse, sans laquelle les succès durables ne sont pas possibles !

Laurent, qui dans sa jeunesse avait servi sous les drapeaux espagnols, connaissait parfaitement le caractère et les habitudes de ceux, qu’il venait attaquer.

Il ne fut donc nullement surpris de trouver plongé dans un profond sommeil le poste de dix hommes chargés de garder la porte de Grenade, et qui se reposaient du soin de leur sûreté sur la sentinelle placée à cinquante pas en dehors de la ville ; sentinelle qui atteinte par le poignard du capitaine des flibustiers, n’était plus qu’un cadavre.

Laurent retourna alors auprès de ses hommes ; en deux mots il les mit au courant de la position des choses, c’est-à-dire de la facilité qu’il y avait pour eux à pénétrer dans Grenade.

Les trois colonnes expéditionnaires s’avancèrent aussitôt rapidement et en silence.

Les soldats du poste endormis furent saisis et bâillonnés avant qu’ils eussent le temps de pousser un cri : les flibustiers entrèrent dans la ville.

Arrivés à la place de l’Église, les trois troupes se séparèrent pour opérer chacune sur un point différent : l’espion Pied-Léger leur avait indiqué à l’avance les églises les plus riches et les maisons des principaux négociants de Grenade.

De Morvan était dans une perplexité extrême : si, d’un côté, il éprouvait une joie folle en songeant qu’il allait revoir sa bien-aimée Nativa ; de l’autre, il frémissait à la pensée que peut-être bien la fille du comte de Monterey le traiterait comme un bandit et l’accablerait de son mépris.

Le jeune homme avait beau se répéter que cette surprise de Grenade constituait simplement un fait de guerre ; que vingt fois les Espagnols étaient descendus nuitamment sur les côtes françaises pour y incendier et y détruire les établissements des colons ; que l’expédition commandée par Laurent était sanctionnée par le droit de dix pour cent que le gouverneur devait prélever au nom du roi Louis XIV sur le butin : malgré tous ces raisonnements, le chevalier ne pouvait parvenir à colorer suffisamment à ses propres yeux le rôle qu’il jouait.

En désespoir de cause, il espérait que Nativa ne verrait dans sa conduite, — ce qui, au reste, était parfaitement vrai, — qu’un sacrifice fait à l’amour, qu’un moyen employé pour se rapprocher d’elle.

Les dix-huit flibustiers dirigés par Laurent, — deux hommes ayant été détachés de sa troupe pour aider à conduire les embarcations dans le faubourg de Santa-Engracia — ne restèrent pas longtemps inactifs.

L’un d’eux s’en fut frapper à la porte de la cathédrale, sous le prétexte de solliciter les secours spirituels d’un prêtre pour un mourant.

Le sacristain, habitué à de semblables demandes, ouvrit sans méfiance.

Il fut aussitôt jeté à terre, garrotté et bâillonné : les flibustiers pénétrèrent dans l’église !…

Une lampe, suspendue à une assez grande hauteur, éclairait imparfaitement de ses pâles rayons la cathédrale ; quelle que faible que fût sa lumière, elle suffit aux flibustiers pour apprécier à l’instant les immenses richesses qui se trouvaient à leur portée.

Alors ce fut parmi ces gens, qui ne croyaient qu’à l’or, qui n’avaient qu’un but, le pillage ; ce fut une joie tenant du délire. Chacun se précipita à la curée.

— Matelot, dit le chevalier en s’adressant à Laurent, je vois que nos compagnons ont pour plusieurs heures de besogne ici ! La maison habitée par Nativa — ton guide me l’a indiquée en passant — est située à quelques pas de la cathédrale. J’y cours…

— Arrête, dit froidement le flibustier en interrompant le jeune homme. J’ai besoin au contraire de ta présence, car je vais m’absenter.

— Mais, Laurent, réfléchis donc que d’un moment à l’autre nous pouvons être découverts !… Il est même impossible que cela n’arrive pas. Or, tu comprends quel serait mon désespoir s’il me fallait quitter Grenade sans revoir Nativa !…

— Chevalier Louis, s’écria le flibustier, je n’aime pas à répéter mes ordres et je hais les observations. Tu t’es engagé sur l’honneur à m’obéir passivement, les yeux fermés : je te dis : « Reste, » cela doit te suffire !… Au revoir.

Laurent sans ajouter une parole s’éloigna aussitôt à grands pas, laissant là le malheureux jeune homme en proie à une irritation et à une impatience extrêmes.

Une minute plus tard, Laurent, suivi de deux de ses hommes, frappait à la porte d’une des plus belles maisons, presqu’un palais, de la place de la cathédrale : c’était là que demeurait Nativa.

Bientôt la voix d’un esclave nègre, cela se devinait aisément à la prononciation, demanda de l’intérieur ce que l’on voulait.

— Ouvrez, au nom du roi d’Espagne ! dit Laurent.

Aussitôt la porte roula sur ses gonds et le flibustier entra.

L’esclave, en apercevant un inconnu armé jusqu’aux dents, se recula avec effroi.

— Pas un mot, lui dit Laurent en portant la main à ses pistolets, ou tu es mort ! Je suis un boucanier de l’île de la Tortue : Grenade est en notre pouvoir !… Conduis-moi vers ta maîtresse, la senorita Sandoval !

La présence d’un boucanier produisait toujours une terreur extraordinaire sur les Espagnols.

Les nègres, plus superstitieux et plus ignorants encore que leurs maîtres, voyaient dans les flibustiers des êtres surnaturels, invulnérables : ni promesses ni menaces n’eussent pu les décider à leur résister.

L’esclave du comte de Monterey, tremblant de tous ses membres, accompagna Laurent jusqu’à l’appartement occupé par Nativa.

— Pendant que je causerai avec ta maîtresse, lui dit le flibustier, tu resteras couché en dehors de la porte. Je t’avertis que je vois à travers les murailles ! Au moindre geste que tu ferais pour fuir, je te tuerais.

La frayeur de l’esclave était telle que ses dents claquaient avec bruit.

Il remplaça par une pantomime fort expressive la voix qui lui manquait : ses mains jointes, son front incliné, témoignaient de son obéissance.

Nativa, quoiqu’il fût alors près d’une heure du matin, n’était pas encore couchée.

Assise dans un de ces vastes fauteuils à bascule que l’on retrouve dans toutes les habitations tropicales, la jeune fille rêvait.

Il fallait même que ces pensées absorbassent à un haut point son attention, car elle n’entendit pas le bruit que fit Laurent en entrant.

Le flibustier, les bras croisés, l’air railleur, contempla pendant assez longtemps, en silence, la séduisante espagnole.

— Elle est réellement d’une admirable beauté, pensait-il, d’une beauté peut-être supérieure encore à celle de Fleur-des-Bois !

D’où vient donc que je n’éprouve auprès d’elle, ni émotion, ni surprise ? Pourquoi mon cœur reste-t-il indifférent ? Pourquoi mon esprit tourne-t-il au dédain ?

Laurent avança de deux pas et élevant la voix :

— Nativa, dit-il, vous m’avez envoyé chercher, me voici, que désirez-vous ?

À l’apparition si inattendue, et si inexplicable pour elle, du beau Laurent, la jeune fille poussa un cri d’étonnement et voulut se lever, mais son émotion était telle qu’elle retomba dans son fauteuil prête à perdre connaissance.

— Remettez-vous, reprit le flibustier d’un air moqueur. Vous ne rêvez pas, Nativa : c’est bien le ladron ou voleur Laurent, comme m’appellent vos compatriotes, qui est devant vous !… M’aimez-vous toujours ?… Dois-je vous féliciter de votre constance, ou mourir de désespoir de votre oubli ?…

Nativa était tellement troublée qu’elle ne remarqua pas l’ironie déployée par le flibustier ; la parole du beau Laurent arrivait à elle comme un son confus : elle entendait, mais elle ne comprenait pas.

Peu à peu cependant, — Nativa était douée d’un cœur vaillant, — elle recouvra, sinon son sang-froid, au moins sa force de volonté. Ses grands yeux bleus, humides de larmes et brillant de reconnaissance, s’élevèrent vers le ciel, et joignant ses mains avec ferveur, elle s’écria d’une voix passionnée :

— Merci, merci, mon Dieu !… vous avez exaucé ma prière…

Il y avait dans cette exclamation tant d’âme et de ferveur, que l’insensible et sceptique Laurent ressentit comme un remords : toutefois, ce bon mouvement fut de courte durée.

Bientôt, un froid sourire plissa dédaigneusement ses lèvres minces ; une contraction à peine visible ; de ses sourcils rida légèrement son front ; sa contenance resta ce qu’elle était, impassible.

— Eh bien ! Nativa, reprit-il, dois-je vous répéter ma question ? Vous m’avez envoyé chercher, me voici ; que désirez-vous ?

— Avant tout, Laurent, dites-moi, votre présence en ces lieux ne vous expose-t-elle pas ? ne courez-vous aucun danger ? Comment avez-vous fait pour parvenir jusqu’à moi ?

— Je me suis emparé de Grenade, senorita !

— Vous vous êtes emparé de Grenade ! répéta la jeune fille stupéfaite. Qu’entendez-vous par ces mots ?

— Que mes flibustiers sont en ce moment fort consciencieusement occupés à piller la ville.

— Ah ! Laurent, reprit Nativa avec un ton de doux reproche, était-ce de cette façon que vous deviez vous présenter à moi !…

— Dam ! senorita, que voulez-vous !… On fait ce qu’on peut… Ma modestie est chose connue et tout le monde sait qu’il n’est pas dans mes habitudes de me vanter. Cependant j’avoue que, prendre une ville d’assaut pour ne pas manquer un rendez-vous donné par une jolie femme, me paraît constituer une action assez peu commune et fort galante, ma foi !

— Tu m’aimes donc bien, Laurent ! s’écria Nativa avec cette impétuosité essentiellement espagnole, qui n’exclut pas la pudeur et laisse à la femme toute sa liberté.

— Moi ? pas le moins du monde ! répondit froidement le beau Laurent. Je suis poli, bien élevé, et j’ai pour règle invariable de conduite de ne jamais m’opposer aux caprices des femmes, de toujours leur obéir. Vous m’avez prié de venir ; je suis venu, voilà tout !

À ces paroles, prononcées avec une rare impudence, Nativa tressaillit ; mais bientôt un séduisant et tendre sourire éclaira son délicieux visage.

— À quoi bon, Laurent, vouloir m’éprouver encore, dit-elle, n’as-tu point déjà assez foulé à tes pieds mon orgueil ? Ne sais-tu pas combien mon amour est grand, pur, noble et sincère ? Ne m’interromps point ; laisse ; je t’en prie, déborder mon cœur ! Je vis depuis si longtemps repliée sur moi-même. Laurent je ne veux te cacher aucune de mes pensées !… Il faut que tu saches tout ! que tu me connaisses telle que je suis !

Nativa se tut un instant, puis bientôt elle reprit avec une exaltation croissante :

— Mon bien aimé Laurent, si tu possèdes mon affection entière ce n’est pas parce que tu es beau et vaillant !… Non ! Le sentiment qui, malgré la résistance que je lui opposais, m’a tout d’abord attirée à toi, c’est celui de la pitié ! J’ai compris que tu avais cruellement souffert, desséchant les fraîches années de ta jeunesse qu’une ardente passion, t’avaient fait une précoce vieillesse de cœur. Mon imagination a reconstruit ton passé.

Je t’ai vu, te livrant plein de noblesse et de confiance à la trahison, recueillir pour prix de ta croyance et de ton dévoûment la plus noire des ingratitudes !… Alors, à mon insu, l’idée que j’étais destinée à te rendre au bonheur s’est peu à peu emparée de mon esprit ! Tes grandes façons d’agir envers mon père et moi, lorsque nous étions tes prisonniers ; tes attentions délicates pour nous, le respect que tu inspirais à l’équipage de bandits placé sous les ordres, ta témérité folle et sublime en face du danger, ton mépris pour la vie : que te dirais-je, tout, jusqu’à ta hauteur qui décelait une noble origine, a conspiré contre mon repos !… Ma pitié est devenue de l’amour !

À présent, Laurent, je te dois un aveu pénible !… La lettre que tu m’adressas en partant, cette lettre dont chaque ligne était une insulte, chaque mot un outrage, cette lettre me déchira le cœur et révolta ma fierté !… Ton lâche et cruel abandon — pardonne moi cette expression, je te raconte ce que j’éprouvai sur le moment, et non ce que je ressens aujourd’hui, — ton lâche et cruel abandon me rendit folle de douleur ! Je ne rêvai plus que vengeance !.. Tu sais Laurent, combien chez nous autres Espagnoles, les sentiments sont entiers : nous aimons comme nous détestons, de toutes les forces de notre âme.

Dominée par une seule pensée, celle de te faire cruellement expier tes torts, je ne négligeai aucun moyen, aucune démarche pour atteindre mon but. Je m’associai à la haine que le comte de Monterey mon père a toujours portée à la flibusterie de l’île de la Tortue ; je vous cherchai partout des ennemis ! Ah ! Laurent, ne me maudis pas ! L’ardeur que je déployai dans cette œuvre du mal, n’était-elle pas encore une preuve de mon amour ?

Enfin, dernièrement, lorsqu’à mon retour d’Europe, je revis nos mers des Indes, que je respirais les parfums de nos climats, je sentis ma haine tomber comme par enchantement ; le souvenir des heures passées auprès de toi envahit, puissant et irrésistible, ma pensée : une révélation soudaine m’éclaira ; je compris, trop tard, hélas ! le motif qui t’avait conduit à m’insulter si indignement ! Je pleurai avec amertume mon aveuglement.

— Et quel est, d’après vous, ce motif, senorita ? demanda le beau Laurent, toujours froid et impassible.

— Tu as voulu, Laurent, doutant de la sincérité de ma passion, m’éprouver ! Rendu soupçonneux par le malheur, tu t’es dit : « Cette jeune fille appartient à une grande famille ; elle possède une fortune colossale ; elle est recherchée, adulée ; elle croirait, en me faisant partager son opulence, me combler d’un inappréciable bienfait et acheter le droit de me commander comme à un esclave ! Si elle m’aime réellement, eh bien, qu’elle le prouve !… Je veux la mettre dans une position telle vis-à-vis de moi que si jamais l’envie lui prenait de me reprocher mon alliance, j’aie le droit de lui répondre : Madame, je n’ai fait que céder à vos supplications, que me rendre à votre prière ! » Voilà, Laurent, quelle a été, j’en suis persuadée, ta pensée ! Elle est digne de la fierté ; je l’approuve. Ma position à moi m’ordonne l’humilité : je dois et je saurai me faire pardonner mon opulence !…

Mon bien-aimé Laurent, ta présence ici m’apprend quelles sont tes intentions. Je n’ignore pas que bien des obstacles nous séparent encore, mais je sais aussi que ta volonté est plus forte que la destinée ; ce que tu veux doit s’accomplir ! Si demain tu daignais dire au gouvernement espagnol : Moi, Laurent, l’ennemi invincible et redoutable de votre puissance, je consens à reprendre place dans les rangs de votre armée, à l’instant même, on t’offrirait les plus éminentes dignités, le grade le plus élevé

— Comme au chevalier de Morvan, n’est-ce pas, Senorita ? interrompit le flibustier d’un air moqueur. Il paraît décidément que vous êtes chargée de la délicate mission de recruter des ennemis à la flibusterie ! Caramba ! quelle éloquence ! quel zèle !

À cette réponse si inattendue, à ce nom de de Morvan que Laurent venait de lui jeter si brutalement à la tête, Nativa poussa un cri de lionne blessée, et, se redressant de toute sa hauteur :

— Caballero ! dit-elle d’une voix frémissante, outrager une femme, c’est être un lâche ! Quand cette femme vous aime, un infâme et un assassin !…

À cette insulte, une expression vraiment effrayante de férocité se peignit sur le visage du flibustier.

Toutefois y reprenant aussitôt son sang-froid :

— Senorita, dit-il, vous ne manquez ni d’énergie ni d’imagination, malheureusement votre esprit s’éloigne de la nature ; sans cela vous seriez parfaite ! La société vous a gâtée ! L’homme qui vous donnera son nom s’en repentira sans doute amèrement plus tard ! Si vous m’avez aimé, c’est tout bonnement parce que mon indifférence a irrité votre orgueil, et non parce que vous avez voulu me consoler d’un passé douloureux !

Femme du monde et ne vivant que pour le monde, vous devez forcément manquer de cœur ; les grandes dames cèdent à un caprice, obéissent à une fantaisie : elles n’aiment jamais !

La lettre que je vous ai écrite contenait ma pensée entière ; si je n’ai pas abusé de votre désœuvrement nerveux pour faire de vous ma maîtresse, n’en sachez aucun gré à ma délicatesse ; je n’ai obéi qu’à la satiété !… Les femmes m’ennuient !

Il serait impossible de rendre la souveraine impertinence avec laquelle le flibustier prononça ces dures paroles.

À son accent, on ne pouvait mettre en doute sa sincérité.

Nativa pâle, immobile, atterrée, paraissait en proie à un égarement qui atteignait jusqu’au délire.

Laurent souriait.

Tout à coup la malheureuse enfant laissa échapper un cri déchirant, puis, comme si elle eût été atteinte par la foudre, elle tomba de toute sa hauteur dans le fauteuil placé derrière elle.

— C’est comme l’autre murmura Laurent ; elle aussi me jurait quelle m’aimait, elle aussi se trouvait mal lorsque, pour lui faire répéter ce doux aveu, j’affectais de ne pas le croire !… Et plus tard… plus tard !… Oui, toutes ces femmes du monde, viciées par l’hypocrisie et la flatterie, se ressemblent. Elles sont toutes les mêmes ! Pauvres jeunes gens, fervens apôtres de la foi ! Ah ! si comme moi vous saviez ! ce que valent des sermens d’amour, la vieillesse refroidirait votre cœur avant qu’une ride apparût sur votre front, un fil d’argent dans votre noire chevelure !

Laurent se disposait à s’éloigner lorsqu’un bruit de pas précipités arriva jusqu’à lui.

— Ah ! dit-il, en portant la main à ses pistolets, il paraît que je me suis adressé à un nègre intelligent, qui n’aura pas ajouté foi à la puissance que je possède de voir à travers les murailles ; j’ai eu tort de ne pas poignarder l’esclave, de le laisser vivant derrière moi ; au fait, il ne m’aurait gêné en rien dans mon entrevue avec Nativa… Bon, voici qu’on tourne la clé dans la serrure… Pourvu que les Espagnols ne soient pas plus d’une vingtaine…

La porte s’ouvrit ; de Morvan entra.

— C’est toi, matelot ? lui dit sévèrement Laurent. Qui t’a permis d’abandonner ton poste ? De quel droit te trouves-tu ici ?

Le chevalier, au lieu de répondre à Laurent, parcourut d’un regard anxieux l’appartement.

— Nativa ! s’écria-t-il en apercevant la jeune fille étendue sans connaissance dans son fauteuil.

Alors, sans entrer dans aucune explication, sans songer à interroger Laurent, il s’élança vers elle, se mit à ses genoux, et, saisissant sa petite main d’enfant dans les siennes :

— Nativa, ma bien aimée Nativa, s’écria-t-il, c’est moi, moi de Morvan… Mon Dieu ! On dirait qu’elle est morte !… Oh ! si cela était, je me tuerais à ses pieds !…

Soit que la secousse éprouvée par la jeune fille eût été trop violente pour pouvoir se prolonger, soit que la voix du chevalier l’eût rappelée à elle, toujours est-il qu’elle reprit bientôt connaissance.

— Vous, de Morvan ! dit-elle. Ah ! mon ami, c’est le ciel qui vous envoie à mon secours. Protégez-moi.

— Vous protéger ! s’écria le jeune homme avec éclat, et quel danger vous menace, Nativa ? Qui donc oserait vous insulter ?

— Ce ladron, cet infâme ! répondit l’Espagnole en désignant par un geste empreint d’un souverain mépris et d’une folle terreur le flibustier Laurent.

— Ah ! c’était donc pour abuser tout à ton aise de la faiblesse de la femme que j’aime, que tu m’avais si bien défendu de quitter mon poste ! dit de Morvan avec un accent de rage qui étranglait sa voix. — Misérable ! tu as péché, tu vas mourir !…

Le jeune homme, hors de lui, aveuglé par la fureur et incapable de se rendre compte de ce qu’il faisait, arma un de ses pistolets et s’élança vers Laurent.

Le flibustier resta immobile.

Ses yeux, fixés sur le jeune homme, ne s’abaissèrent pas ; cependant le canon de l’arme touchait déjà sa poitrine.

— Chevalier de Morvan, lui dit-il froidement, je te renvoie avec raison les paroles que tu m’as adressées un jour ; à mon tour, je te dis : « Lâche et assassin, sois maudit ! »

L’incroyable tranquillité du flibustier lui sauva la vie.

De Morvan, rappelé à lui, jeta par terre son arme avec horreur ; il craignait sa colère !…

— Cette fois, Laurent, s’écria-t-il, il faudra que l’un de nous deux succombe !

— Me battre avec toi, mon matelot ? jamais !…

— Tu veux donc que je t’assassine ?…

— M’assassiher, enfant, tu es trop noble pour cela !… Tiens, matelot, je ne puis t’exprimer la joie que me cause ta conduite. Combien je suis heureux du mauvais mouvement auquel tu t’es laissé aller ! À peine quinze jours se sont-ils écoulés depuis que tu m’as juré, sur la mémoire vénérée de ton père, une amitié et un dévoûment éternels à toute épreuve, et voilà qu’à propos de rien, d’une femme, tu attentes à ma vie !… Je te le répète, cette explosion de fureur m’enchante ; elle explique et justifie à mes yeux mon plus déplorable souvenir de jeunesse. Toi, si honnête, si loyal, tenter un assassinat ! Ah ! cela me prouve que l’amour constitue réellement un cas de folie furieuse, que ceux qui, atteints de cette maladie, versent le sang, doivent être non pas maudits, mais soignés et guéris.

Laurent parlait encore quand la porte s’ouvrit de nouveau et que Fleur-des-Bois entra : la scène se compliquait.