Les Boucaniers/Tome VI/X

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 245-262).


X

L’heure suprême.


Dans les premiers temps de l’occupation de l’île de Saint-Domingue par les Français, les duels entre les boucaniers avaient lieu sans témoins.

Les adversaires étaient seulement tenus de déclarer à leurs camarades le jour fixé pour la rencontre. Cette formalité accomplie, ils partaient ensemble, armés de leur fusil et se battaient comme bon leur semblait, à courte portée ou à longue distance. Quand l’un des deux succombait, — et ce cas se présentait neuf fois sur dix, — un chirurgien était chargé par les boucaniers réunis de visiter le cadavre et d’examiner l’entrée de la balle. S’il trouvait qu’elle avait pénétré soit par le dos, soit trop de côté, le coup était, selon l’expression en usage, « imputé à perfidie ; » alors on attachait le vainqueur à un arbre et on lui cassait la tête.

Plusieurs boucaniers ainsi condamnés et exécutés ayant, à leurs derniers moments, protesté de leur innocence, les premiers gouverneurs pour le roi qui arrivèrent dans l’île ordonnèrent qu’aucun duel n’aurait lieu désormais sans témoins.

Toutefois, afin de ne pas étendre les querelles, les témoins n’étaient spécialement chargés des intérêts d’aucun des deux champions ; leur mission de bornait à assister passivement au combat ; les adversaires réglaient eux-mêmes les conditions du duel. De Morvan, mis au courant de ces détails par Montbars, voulut par une espèce de galanterie tout à fait dans son caractère, laisser l’initiative à Laurent.

— Monsieur, lui dit-il simplement, vous êtes plus habitué que moi à ces sortes d’affaires : veuillez décider de quelle façon se passera le combat. J’accepte à l’avance et tiens pour bon le mode que vous adopterez.

Laurent n’était plus alors le même homme que le lecteur a vu à Léogane, si impertinent, si emporté, si superbe ; son air grave et sérieux prouvait le cas extrême qu’il faisait de son adversaire.

Au reste, rien dans la contenance du flibustier n’annonçait, non pas la crainte, mais même la moindre émotion : il eût été évident pour un observateur, qu’il apportait la plus complète indifférence dans cette lutte : un médecin qui eût compté les battements de son cœur n’aurait pu trouver une pulsation de plus par minute.

Quant à Morvan, quoique son attitude répondît dignement à celle du beau Laurent, il n’était pas intérieurement aussi tranquille : il se sentait rattaché à la vie par d’enivrantes espérances. Sa jeunesse si longtemps comprimée, se révélait à lui, en ce moment décisif et solennel, avec toute la richesse de son avenir. Il voyait, revêtu pour ainsi dire d’une forme matérielle, le bonheur qu’il laissait derrière lui ; il ne songeait nullement au coup mortel qui, selon toute probabilité, allait l’atteindre : il pensait seulement qu’il ne reverrait plus Nativa.

Bizarre phénomène de l’esprit humain ! L’image de Fleur-des-Bois qu’il connaissait à peine, se confondait, dans son esprit, avec celle de la séduisante fille du comte de Monterey.

— Monsieur, lui répondit Laurent, il est incontestable pour moi que je vais vous tuer : ne voyez, je vous en conjure, dans ces paroles, ni une fanfaronnade née d’un amour propre exagéré, ni une ruse pour troubler votre sang-froid et peser sur votre courage ! Je vous dis cela afin d’avoir le droit d’ajouter que j’éprouve pour vous une estime singulière, que vous êtes depuis dix ans le seul homme réellement honnête et loyal que j’ai rencontré.

— Monsieur, lui répondit de Morvan en souriant, votre franchise provoque la mienne : tout à l’heure, j’étais à moitié convaincu que cette rencontre devait m’être fatale ; à présent, je suis intimement persuadé que vous seul en serez la victime. Quelle cause produit ce revirement dans les idées ? Je l’ignore : je constate un fait, pas autre chose ! Permettez-moi donc, tout en vous remerciant, de refuser votre oraison funèbre par trop anticipée, et de croire en mon étoile ! Il me serait possible d’éviter ce combat sans blesser en rien l’honneur que, là, foi de gentilhomme, je refuserais ! Hier, certain de vous retrouver, et désirant observer la neutralité que nous nous étions promise, j’ai évité d’entamer avec vous un sujet de conversation qui, à chaque instant, débordait de mon cœur pour monter à mes l-vres…

— Expliquez-vous, monsieur, interrompit Laurent : un quart-d’heure de plus ou de moins est peur de chose en comparaison de l’éternité qui va commencer pour l’un de nous deux ! Laissez-moi d’abord vous complimenter sur la réaction qui s’est opérée dans votre esprit ! Là, franchement, si votre balle me jette inanimé sur le sol, vous aurez, au point de vue de l’humanité, accompli une bonne action, évité bien des malheurs à venir, sauvé plusieurs de vos semblables, car je suis aujourd’hui, grâce à la haine que j’éprouve pour les hommes, devenu un être implacable et féroce, un tigre altéré de sang et de carnage ! Vous voyez que je suis loin de tenir à me faire valoir. Mais quel est donc, je vous prie, ce sujet de conversation qui, selon vos expressions, débordait hier, à chaque instant, de votre cœur, pour monter à vos lèvres ?

— Connaissez-vous Nativa, monsieur, dit lentement de Morvan ? après avoir hésité.

Un sourire d’une indicible expression plissa les lèvres minces du beau Laurent.

— Vous voulez parler de la fille du comte de Monterey, n’est-ce pas ? Certes, je la connais ! répondit-il. — Après ?

— Après ? répéta de Morvan avec une fureur concentrée. Mais il me semble, monsieur, que ce nom vaut à lui seul une longue explication ! Vous avez indignement outragé cette jeune fille, et moi je l’aime !… Finissons-en, je vous prie. J’ai hâte de tenir votre existence au bout de mon mousquet !

— Mon cher chevalier, dit le beau Laurent d’un air moitié affectueux, moitié moqueur, je suis ravi de savoir que vous croyez avoir contre moi un motif de vengeance… cela vous animera. Cependant, comme je ne désire pas vous priver de votre sang-froid, je dois vous déclarer que fussiez-vous — ce qui est fort possible — l’amant de la senorita Sandoval, la conduite que j’ai tenue envers elle n’a rien qui puisse motiver votre grande colère ; au contraire. Je me hâte pourtant d’ajouter que Nativa vous serait extrêmement reconnaissante de ma mort. À présent que nous avons causé aussi longuement que font les héros d’Homère, passons au combat. N’avez-vous plus aucune demande à m’adresser ?

— Aucune, monsieur. Je vous répète que j’accepte d’avance et tiens pour bon tout ce que vous déciderez.

— Eh bien alors, nous allons remettre au sort le soin de décider qui de nous deux tirera le premier. Nous nous placerons ensuite à cinquante pas de distance. Si le premier qui fait feu manque son adversaire — il faut prévoir en duel même les plus grandes improbabilités — celui-ci aura le droit d’avancer autant que bon lui semblera et de lui brûler la cervelle à bout portant. Quant aux autres conditions, nous nous en rapportons aux usages de la boucanerie !… Ah ! à propos ! il me reste à vous prévenir que l’un de ces usages veut que toute amorce brûlée compte comme coup tiré ! Si vous conservez le moindre doute sur la façon dont vous avez chargé votre mousquet, examinez-le de nouveau ; ceci est fort essentiel !…

— Je réponds sur ma tête de cette arme ! dit Montbars qui remit alors à son neveu le long fusil de Barbe-Grise.

Laurent fit jouer les ressorts de sa carabine, regarda l’amorce, puis compta cinquante pas.

Le flibustier portait des pistolets à sa ceinture, il s’en servit pour marquer, en les déposant à terre, les deux extrémités de la distance.

— Monsieur, dit-il, ce quadruple va décider qui de nous tirera le premier.

Laurent jeta alors la pièce d’or en l’air.

— Croix ! dit de Morvan.

Le quadruple retomba face.

— C’est à vous, monsieur, dit tranquillement de Morvan.

Laurent s’inclina sans répondre ; puis il se hâta de regagner la place qui lui &tait assignée.

Il était permis de supposer, à son empressement, qu’il tenait à ne pas prolonger l’agonie du malheureux gentilhomme.

De Morvan, droit, immobile, appuyé sur son fusil, était très pâle : toutefois ses yeux fixaient son adversaire avec une expression de menace et de défi, qui n’était certes point de nature, loin de là, à lui concilier sa bienveillance !

L’homme payait son tribut à la faiblesse humaine : le gentilhomme portait dignement son honneur !

Quant à Montbars, quoiqu’il imita l’exemple que lui donnait son neveu, et qu’il fut impassible ainsi qu’une statue, il était facile de deviner aux plis de son front, à la contraction de ses sourcils, au sombre éclat de ses yeux, qu’un violent orage grondait en lui, et que Laurent, une fois vainqueur, trouverait un nouvel et terrible adversaire !

Barbe-Grise, les bras croisés et l’air indifférent, ne s’occupait du duel qu’au point de vue de l’art ; il voulait savoir si le coup serait bien tiré, pas autre chose !

Son procès à propos du nom et des armes des Kerjean — procès qui durait depuis trente ans — le préoccupait bien autrement que le drame terrible dont il était le témoin.