Les Boucaniers/Tome VI/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 155-181).


VII

Fleur des Bois


Rien de poétique et d’enivrant à la fois comme une forêt d’Amérique au lever du soleil.

À peine les premiers feux du jour se montrent-ils à l’horizon que le silence imposant de la nuit fait place à une hymne étrange et saisissante : ramages d’oiseaux, bruissements d’insectes frôlements de serpents et d’iguanes, élans de tigres, course rapide de daims et de chevreuils, branches d’arbre détendues par l’humidité de la nuit et se tordant, semblables à des reptiles, sous les dernières caresses du soleil : ce sont partout des bruits bizarres, confus, divers, des murmures plaintifs et voluptueux dont on ne comprend pas les causes et qui, réglés pour ainsi dire, par un maëlstrom invisible, se fondent en un ensemble parfait et forment un orchestre divin.

Des arbres gigantesques, dont les premières branches, avides d’humidité, sont inclinés vers le sol et ont fini par y prendre racine et former autant de nouveaux troncs, offrent au regard une prodigieuse diversité de formes dans leur pittoresque et fantastique grandeur.

Leurs feuilles larges et épaisses, pointillées de gouttes de rosée plus nombreuses que les étoiles du firmament, ressemblent à d’inestimables écrins de diamants et forment une voûte féérique et éblouissante qui dépasse en éclat et en magnificence les descriptions les plus outrées des poètes orientaux.

Tel fut le spectacle qui, le lendemain de son arrivée chez le boucanier Barbe-Grise, frappa de Morvan à son réveil.

Levé dès quatre heures du matin, le jeune homme attendait, pensif et recueilli, l’heure du combat ; son cœur était calme, son esprit agité.

Il pensait à sa vie, jadis si paisible et si effacée, aux événements si nombreux qui, depuis quelques mois, avaient rempli son existence, à son amour pour Nativa.

Quant à Montbars, étendu tout habillé sur une couche de paille de maïs, il dormait encore d’un tranquille et profond sommeil. De Morvan fut tiré de ses réflexions par un léger coup frappé à la porte de la chambre : presque aussitôt Jeanne entra ; elle portait à la main une corbeille remplie de fleurs et de fruits.

— Mon ami, lui dit-elle d’un ton presque timide, j’ai rêvé à toi toute la nuit, et je n’ai pu gouter un moment de repos. Pourquoi donc les hommes sont-ils si méchants, et veulent-ils toujours se faite du mal ? Il me semble qu’il serait facile pourtant de s’aimer tous, et d’être heureux. Je ne sais vraiment ce que j’éprouve ; jamais, depuis que je suis au monde, je n’ai autant réfléchi que depuis hier… Et toi, as-tu rêvé de moi ?… Attendais-tu avec impatience le jour pour me revoir ?… As-tu peur de Laurent ? Espère-tu sortir victorieux de ton duel ?

— Pendant que la délicieuse enfant adressait ainsi question sur question à M. de Morvan, ce dernier la contemplait avec émotion. Il se sentait tout attendri devant la sympathie que la fille de Barbe-Grise lui montrait si naïvement.

— Oui, Jeanne, épondit-il en lui prenant la main, j’ai pensé à toi comme à une sœur chérie : ton souvenir ne m’a pas quitté ! J’ai peut-être tort de me laisser ainsi aller au sentiment que tu m’inspires, de croire qu’il a suffi d’une heure à ton âme pour se donner à moi, qu’une affection aussi subite que la tienne peut durer ? Que veux-tu ? je trouve une si singulière douceur à me savoir une véritable amie, qu’au lieu de raisonner je m’aveugle à plaisir !… Mais, peut-être, ne me comprends-tu pas, Jeanne ? ajouta le jeune homme en souriant ?

— Oh ! parle encore, parle-moi toujours ! s’écria la fille de Barbe-Grise avec élan. Comme ta voix me fait plaisir à entendre… Il me semble, par moments, que je te connais depuis des années, que nous avons été élevés ensemble. Il est vrai que je suis bien ignorante ; que plusieurs des mots que tu emploies sont nouveaux pour moi. Eh bien ! chose étrange ! je t’assure, mon ami, que je n’en perds pas un, que je te comprends à merveille.

Jeanne rejetant alors ses épaules, par un geste charmant et instinctif de coquetterie, les boucles épaisses de ses cheveux dorés qui recouvraient son front, ajouta :

— Je viens de découvrir, mon ami, comment il se fait que te connaissant seulement depuis hier, il me paraît que nous ne nous sommes jamais quittés…

— Voyons, Jeanne, cette découverte !

— Non, tu te moquerais de moi…

— Ne suis-je pas le frère de ton choix !

— Tu as raison ! Eh bien ! chevalier Louis, toutes les fois que mon sommeil est agité, que je rêve, c’est ta voix qui frappe mes oreilles… N’est-ce pas que cela est bien curieux et bien extraordinaire !… Je m’explique à présent comment hier, en t’entendant parler, je t’ai demandé de suite si tu voulais être mon ami ! J’étais déjà habituée à toi !…

À cet aveu si naïf et dont la sauvage enfant était bien éloignée certes de comprendre la portée, de Morvan ne put se défendre d’un léger trouble.

Toutefois, cette émotion fugitive et si naturelle dura peu.

— Il allait répondre à Jeanne, lorsque Montbars mit fin à la conversation des deux jeunes gens en disant à son neveu :

— Chevalier, il doit être quatre heures et demie ; il est temps de partir.

Soit que le chef de la flibuste craignît d’affaiblir le courage de de Morvan, en lui laissant voir ses appréhensions, soit qu’habitué aux scènes de violences et aux hasards des armes, l’issue du combat qui allait avoir lieu ne lui causât aucune émotion, toujours est-il qu’il s’était exprimé avec une grande froideur.

De Morvan, malgré lui, compara ce ton indifférent, presque impérieux, avec l’intérêt que lui montrait Jeanne ; l’avantage resta à cette dernière.

— Mon ami ! s’écria la pauvre enfant tout émue et toute tremblante, je ne me rends pas compte de ce qui se passe en moi aujourd’hui. Je ne sais si c’est la fatigue que m’a causée hier la poursuite de la Cinquantaine espagnole, mais je suis brisée, et il me semble que je ne trouverai jamais assez de force pour t’accompagner…

— Comment cela, Jeanne, pour m’accompagner ?

— Crois-tu donc que j’aurai le courage d’attendre ici la nouvelle de ton triomphe ou de ta mort ? Non pas, chevalier Louis, je veux assister à ton combat avec Laurent… Tu le tueras, n’est-ce pas ? Jure-moi que tu le tueras… D’abord, si tu étais vaincu, il n’y aurait plus de bonheur pour moi ! je te verrais sans cesse pâle et sanglant… ce serait affreux ! Et puis, qui sait, ajouta Jeanne après avoir réfléchi, qui sait si je n’empêcherai pas ce duel ? Le beau Laurent, si méchant et si moqueur avec tout le monde, prétend qu’il m’aime. Moi, je te l’avouerai, j’ai toujourS ressenti pour lui un éloignement profond. Enfin, puisqu’il s’agit de ton salut, je…

— Ma bonne Jeanne, dit de Morvan, d’un ton de doux reproche et en interrompant la jeune fille, est-il donc d’usage à Saint-Domingue que les femmes s’interposent entre les hommes qui ont à vider une affaire d’honneur ! Dans la Bretagne — le pays de ton père et de ta mère — il n’en est pas ainsi : les femmes pleurent les morts, célèbrent les vainqueurs et méprisent les lâches ! Je suis Breton, Jeanne, et je ne veux pas être méprisé ! Je ne te cacherai pas que si tu essayais de t’opposer à ce duel, — et tes efforts n’aboutiraient à rien, — tu me causerais une peine véritable.

— Oui, chevalier Louis, tu as raison ! tu dois te battre… J’ignore vraiment ce que j’ai aujourd’hui… je déraisonne.

— Quant à ton désir d’être témoin de ce duel, Jeanne, il faut également y renoncer. Ta présence me gênerait, et me donnerait un extrême désavantage sur mon adversaire…

— C’est bien, chevalier Louis, j’obéirai.

Montbars et Barbe-Grise se présentèrent alors ; tous les deux étaient armés de longs fusils.

— Allons, Louis, dit le chef de la flibuste, voici cinq heures, il faut partir.

— Je suis prêt ; partons.

Déjà, le jeune homme s’éloignait, lorsque Jeanne courut à lui et l’arrêta :

— N’oublie point, mon ami, lui dit-elle d’une voix tremblante, que si tu succombes il n’est plus de bonheur pour moi ! Méfie-toi du beau Laurent, il est plein de ruses ! Sois sans pitié !

Les trois hommes se dirigeaient vers la porte de sortie, lorsqu’un esclave nègre, le front ruisselant de sueur, se présenta devant eux.

— Montbars, dit-il, voici un paquet que messié le beau Laurent vous envoie. Je suis à vous attendre depuis une heure au mont Pithon. Ne vous voyant pas venir, j’ai pensé que je vous trouverais peut-être ici.

Les nègres, moins habitués alors aux prodiges de la civilisation qu’ils le sont aujourd’hui, avaient à cette époque une singulière idée, celle de croire qu’une feuille de papier écrite était une chose complètement insignifiante ; aussi, lorsqu’on leur remettait, pour la porter, une lettre, n’obéissaient-ils jamais à cet ordre : ils se figuraient que l’on voulait se moquer d’eux.

Pour obvier à cet inconvénient, on usait d’un moyen aussi facile d’exécution que simple d’invention : on plaçait entre deux lourdes pierres la missive, puis enveloppant les pierres en forme de paquet, on les donnait à l’esclave ; le nègre, convaincu, d’après le poids de l’objet confié à ses soins, qu’il remplissait une grave mission, se montrait alors d’une scrupuleuse exactitude.

Le beau Laurent s’était conformé à l’usage : seulement, la lettre qu’il adressait à Montbars était contenue, non pas entre deux pierres, mais entre deux épais lingots d’argent. — Montbars, écrivait-il, le coup que j’ai reçu hier sur la tête m’empêche de me mettre en route. Demain sans faute, quel que soit l’état de ma santé, je me trouverai à cinq heures du matin au pied du Pithon. — Prie Fleur-des-Bois d’accepter les lingots qui accompagnent cette lettre. — À demain, sans faute.

À la lecture de cette lettre, que Montbars fit à haute voix, Jeanne poussa un cri de joie, et s’adressant vivement à de Morvan :

— Mon ami, lui dit-elle, je considère ce retard comme un heureux présage : cette fois est la première que Laurent n’ait pas été exact à un duel !… Quant à cet argent qu’il m’envoie, je n’en veux pas. Sa vue me fait horreur.

Le délai que lui demandait, ou plutôt que lui imposait son adversaire, chagrina de Morvan ; quelque brave qu’il fût, une nouvelle attente de vingt-quatre heures lui était pénible : il avait hâte d’en finir.

— Mon ami, lui dit Jeanne, veux-tu que nous passions ensemble la journée dans les bois ?

Le jeune homme accueillit avec joie cette proposition qui offrait une distraction à ses pensées : séduit par le caractère si original et si exceptionnel de la fille de Barbe-Grise, l’idée d’un long tête-à-tête avec elle souriait autant à son esprit qu’elle plaisait à son cœur ; il se sentait invinciblement attiré vers Fleur-des-Bois par un sentiment tout nouveau pour lui et plein de charmes.

— Je ne demande pas mieux, Jeanne, lui dit-il, que de rester avec toi jusqu’à ce soir, mais je crains que ton père ne s’oppose à notre partie de plaisir.

— Mon père ! pourquoi donc, chevalier Louis ?

— Mais, dit de Morvan en hésitant, parce que cette partie n’est guère convenable.

— Qu’entends-tu par là ? je ne comprends pas ce mot.

— Barbe-Grise, qui ne me connaît que depuis hier, consentirait-il donc à te confier à mon honneur, à te laisser seule avec moi ?

— Non, je ne comprends pas, répéta Jeanne en faisant un geste d’impatience. Quoi ! voudrais-tu dire que mon père aurait peur que tu ne me fasses du mal ? Il sait bien que le parent de Montbars est incapable d’une action si abominable… ! Pourquoi serais-tu mé chant avec moi, qui t’aime ? Allons, prends un mousquet et suis moi…

Jeanne, voyant de Morvan réfléchir, courut vers Barbe-Grise, et, lui mettant doucement la main sur l’épaule :

— Père, lui dit-elle, prête ton mousquet au chevalier Louis, qui va m’accompagner à la chasse.

— Vous partez seuls tous les deux ? demanda le boucanier.

— Certainement, père ! Est-ce que je ne connais pas aussi bien que toi-même les sentiers des bois ?

— Oui, Jeanne ; mais votre hôte n’est pas encore au fait des ruses espagnoles ; je crains que si vous tombez dans un Cinquantaine, il ne puisse t’aider convenablement à sortir des mains de ces maudit ! Pourquoi n’emmenez-vous pas avec vous Casque-en-Cuir ?

— Parce que ton matelot nous gênerait par sa présence. Il est jaloux de tous ceux que j’aime, Casque-en-Cuir !

— Ah ! si Casque-en-Cuir te dérange, c’est autre chose. Et pourquoi est-il jaloux, mon matelot ?

— Il est amoureux de moi, père, s’écria Jeanne, en accompagnant ces mots d’un éclat de rire joyeux. N’est-ce pas, Casque-en-Cuir, que tu es amoureux de moi ?

— Certainement, Fleur-des-Bois, répondit gravement l’associé de Barbe-Grise.

Jeanne s’empara alors du fusil de son père, détacha sa calebasse pleine de poudre le sac de cuir qui lui servait à porter ses balles, et remit ces divers objets à de Morvan.

— Puisque tu laisses mon matelot, prends au moins une partie de la meute avec toi, Jeanne, lui dit le boucanier.

Le gentilhomme breton ne pouvait revenir de sa surprise : cette complaisance, mieux encore, cette indifférence que montrait Barbe-Grise à l’endroit des convenances, bouleversait toutes ses idées européennes.