Les Boucaniers/Tome VI/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 81-101).


IV

Barbe-Grise


Quoique Montbars et de Morvan fussent pourvus d’excellents chevaux, ils mirent près de trois heures à franchir la distance de deux lieues environ qui séparait le mont du Pithon de la ville de Léogane.

Distrait à tout instant par la vue d’un paysage, le jeune homme arrêtait sa monture et restait en extase devant les beautés si nouvelles pour lui de la nature tropicale.

Les horizons splendides et accidentés, que chaque détour de chemin présentait à ses yeux charmés, émerveillaient son imagination et attendrissaient son cœur. Il pensait au bonheur sans nom qu’il y aurait pour une âme aimante à vivre séparé du monde, loin des tristes passions de l’humanité, seul à seul avec une femme adorée, dans ces sublimes solitudes ! Alors l’image de Nativa lui apparaissait, et il ne pouvait s’empêcher de soupirer.

— Mon cher Louis, dit Montbars qui se méprit sur la cause de cette tristesse, j’ai cru, connaissant ton courage, ne pas devoir te ménager et t’avouer combien est dangereux le beau Laurent ! Je crains à présent que mes confidences n’aient eu un résultat tout différent de celui que j’en attendais ; qu’au lieu d’enflammer ton ardeur, elles n’aient jeté dans ton esprit la perturbation et l’inquiétude. Oh ! il est inutile que tu te récries… Je sais parfaitement que le moment du combat venu tu ne reculeras pas d’une semelle et soutiendras dignement l’honneur de ton nom… C’est beaucoup, certes, mais ce n’est pas encore assez… Ce que je veux, c’est qu’une fois en présence de Laurent, tu sentes ta colère te monter implacable au cœur ; que tu aies soif de sang que toutes tes facultés se concentrent dans cet instinct de destruction que chaque homme, même le meilleur, porte en lui, et qui, lorsqu’il est puissamment excité, le rend semblable à un tigre en fureur… Louis, tu me sais incapable de te tromper, tu as foi, n’est-ce pas, en ma parole ?…

— Comme en celle de mon père, s’il vivait, répondit le jeune homme.

— Eh bien, mon ami, je le jure sur mon nom de Montbars que Laurent mérite ta haine, qu’outre la façon grossière dont il a agi envers toi, il t’a encore personnellement froissé… que tu as à te venger de lui.

— Je ne vous comprends pas, Montbars, interrompit le jeune homme. Expliquez-vous clairement, je vous en conjure.

— Tu aimes toujours Nativa ? demanda le boucanier après un léger silence et en paraissant hésiter.

— Si je l’aime ! Plus que jamais !

— Alors, Louis, tu dois tuer Laurent, car il s’exprime sur le compte de la fille de Monterey avec un mépris souverain. Cent fois je l’ai vu déployer, en parlant d’elle, un cynisme et une hardiesse d’expression qu’un homme bien élevé n’oserait se permettre à propos d’une courtisane ! J’aurais voulu, Louis, continua Montbars, ne pas te faire cette confidence. Il me répugnait d’invoquer ton affection pour une femme appartenant à cette maudite race espagnole que je hais de toute la force de mon âme ! Le salut de ta vie a fait taire mon orgueil. Que le souvenir de Nativa, en exaltant ton courage, te fasse triompher de Laurent, et je me sentirai presque capable de la bénir ; car, vois-tu, Louis, je t’aime comme si j’étais ton père !

La parole du boucanier respirait une telle sincérité, que de Morvan se sentit ému. Toutefois, son attendrissement ne fut pas de longue durée ; l’aveu de Montbars avait soulevé tous les mauvais instincts du jeune homme !

— Ah ! Laurent ose insulter Nativa ! s’écria-t-il les yeux étincelants et la voix stridente. C’est bien, Montbars ! Dussé-je en me jetant sur son fer, me tuer moi-même, Laurent mourra !…

Un peu avant d’arriver au mont du Pithon, nos aventuriers traversent le Bois-Roger, une des plus charmantes oasis de l’île de Saint-Domingue.

Presque entièrement planté d’orangers sauvages, ce bois présentait une de ces végétations luxuriantes dont la partie la plus riche et la plus fertile de l’Europe ne saurait même donner une idée.

Rien de charmant comme cette solitude sitllonnée par des sentiers couverts d’un gazon, tellement touffu, fin et serré, que l’on croyait marcher sur un tapis de velours ; de tous les côtés, de rouges cactus mêlaient l’éclat de leurs vives couleurs aux parfums de la fleur virginale ; des lianes innombrables enchevêtrées dans un pittoresque et gracieux désordre, et servant de perchoirs à des oiseaux dont le plumage étincelait des reflets de l’émeraude, du rubis et de la topaze, se balançaient gracieusement au souffle de la brise embaumée ; c’était un spectacle à rendre mélancolique et tendre le cœur le plus dur ; rêveuse, l’âme la plus insensible.

— Encore quelques pas et nous serons arrivés, mon cher Louis, dit de Montbars. Ici près est une habitation dont le propriétaire, un des boucaniers les plus enthousiastes de sa profession que je connaisse, s’empressera de nous donner l’hospitalité. Nous lui confierons nos montures et nous nous rendrons à pied au mont du Pithon. Le chemin difficile qui conduit à cet endroit, fixé par Laurent pour le lieu du combat, ne nous permet pas de garder nos chevaux.

En effet, dix minutes plus tard, les aventuriers atteignirent l’habitation du boucanier.

La vue de cette habitation située à l’entrée d’une vaste clairière et à moitié ensevelie sous de grands arbres séculaires au feuillage épais, frappa de Morvan d’étonnement ; il voyait devant lui la réalisation d’un de ces rêves délicieux que lui avaient inspirés les beautés de la route. Nativa manquait seule au tableau.

Construite en forme de chalet, si ce n’est qu’une terrasse espagnole remplaçait le toit européen, la demeure du boucanier présentait, dans sa construction, un goût et une légèreté pleins de grâce. Devant la porte d’entrée on voyait un jardin cultivé avec un soin extrême.

Le boucan du chasseur, éloigné d’un quart de lieue de l’habitation, ainsi que Montbars l’apprit à de Morvan, ne laissait pas arriver jusqu’à cette charmante retraite les âcres senteurs produites par la préparation de la chair des sangliers.

— Quel est donc, Montbars, le maître de cette habitation ? demanda le jeune homme à son oncle.

— Un singulier original, un de nos compatriotes. Barbe-Grise — c’est le nom sous lequel il est connu — est l’homme le plus logique et le meilleur qu’il soit possible d’imaginer. Depuis près de trente ans qu’il mène la vie solitaire des bois, il s’est tellement isolé des intérêts du monde et rapproché de la nature, qu’il voit les choses telles qu’elles sont et non telles que nous les montrent nos passions. À un travers d’esprit près, travers dont je veux te laisser la surprise, il est pour moi la sagesse en personne ; nous nous aimons beaucoup !

Barbe-Grise passe avec raison pour être un des plus adroits tireurs de la boucanerie ; il possède à fond la science de l’arme à feu, et nul plus que lui n’est à même de t’apprendre méthodiquement, en peu de mots, comment il faut procéder pour abattre à cent pas, à balle rase, un écureuil qui se joue à l’extrémité d’une branche. Son coup d’œil infaillible égale presque le mien. Nous passerons notre journée à te préparer au combat de demain.

— Comment cela, à me préparer au combat de demain, répéta de Morvan ; n’est-ce donc pas l’épée à la main que je dois vider ma querelle ?

— Hélas ! non, cher enfant. S’il ne s’agissait que d’un duel à l’épée, je ne serais pas aussi inquiet. Les rencontres à Saint-Domingue ont lieu tout à la fois à l’arme à feu et à l’arme blanche !… Sais-tu te servir d’un mousquet ?

— J’étais le meilleur tireur de Penmark : on parlait de mon adresse à dix lieues à la ronde.

Cette réponse parut causer un sensible plaisir à Montbars.

— Nous reprendrons cette conversation tout-à-l’heure dit-il, voici les serviteurs de Barbe-Grise qui viennent nous reconnaître. Montbars parlait encore quand une dizaine de ces chiens énormes, dont se servaient les boucaniers pour relancer et retenir les taureaux sauvages, se précipitèrent en bondissant d’un chenil situé près de l’habitation.

— Holà ! tout doux ! mes amis, dit Montbars ; voici longtemps que nous ne nous sommes vus : mais je suis une de vos vieilles connaissances !

Les chiens, qui d’abord paraissaient furieux, se mirent alors, comme s’ils eussent compris ces paroles, à sauter après l’illustre chef de la flibusterie et à l’accabler de caresses.

— Bonnes bêtes ! vois comme elles me reconnaissent, reprit Montbars, en se retournant vers son neveu. Combien ai-je d’amis qui, après une absence aussi longue, me recevraient aussi bien !… Aucun ! Ah ! voici Barbe-Grise !

Le boucanier Barbe-Grise devait avoir cinquante ans : petit et trapu de taille, il portait le costume habituel aux gens de sa profession : seulement on remarquait dans son accoutrement une propreté inconnue à ses confrères.

— Ah ! c’est toi, Montbars ! dit-il d’une voix lente et avec un imperturbable sang-froid, voilà bien longtemps que nous ne nous sommes vus.

Les deux vieux amis échangèrent une poignée de main.

— As-tu pensé quelquefois à moi, Barbe-Grise ! lui demanda Montbars.

— Tous les jours : je suis très heureux de te savoir de retour ! répondit le boucanier avec le même flegme.

— Voici un jeune homme, reprit Montbars en désignant son neveu, qui a besoin de toi, Barbe-Grise. C’est le fils de mon frère, et je l’aime comme mon enfant. Il faut que tu m’aides à lui apprendre à se servir d’un mousquet de boucanier. Il se bat demain avec Laurent.

— Alors il sera tué ! répondit tranquillement l’hôte de l’habitation du Bois-Roger ; n’importe, je n’en mets pas moins mon expérience à son service. Mais vous devez avoir besoin de vous rafraîchir, descendez de cheval et entrez dans ma case, vous y trouverez quelques bouteilles de vin de Bordeaux.