Les Boucaniers/Tome VI/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 35-58).


II

Le beau Laurent


Quarante-huit heures après son départ de l’île de la Tortue, de Morvan arriva à Léogane. La surprise que lui causa l’aspect de cette ville fut grande : jamais il ne se serait attendu à rencontrer sur cette terre de la boucanerie tant de luxe, d’élégance et de richesses.

De tous les côtés son regard apercevait des habitations déliceuses, des magasins splendides encombrés de ces mille futilités ruineuses qui tirent leurs prix élevés de la mode ; des jeunes gens vêtus avec un goût exquis, et montés sur de superbes chevaux de race espagnole ; des créoles charmantes, couvertes de dentelles et portées, dans de magnifiques palanquins, par de nombreux esclaves : partout, en un mot, l’abondance, le luxe, les raffinements d’une civilisation avancée.

— Quelle différence, dit-il en s’adressant à Montbars, entre Léogane et l’île de la Tortue ! c’est à ne plus se croire dans le même pays !…

— Cette différence s’explique fort aisément, Louis. On vient dissiper à Léogane l’argent que l’on a gagné en s’embarquant à la Tortue. Cette ville est le lieu de plaisance de la boucanerie : en outre le commerce qu’elle entretient avec l’Europe est des plus actifs et des plus considérables. Mais nous voici arrivés devant la maison du gouverneur, ou, comme on dit devant le Gouvernement ; veux-tu m’attendre ? je serai de retour dans cinq minutes.

À peine Montbars s’était-il éloigné, que de Morvan fut distrait de ses réflexions par un bruit de musique qui approchait : presqe aussitôt il vit les femmes créoles apparaître à leurs fenêtres, les piétons s’arrêter et les nègres danser en se frottant joyeusement les mains.

— Seriez-vous assez bon, monsieur, pour m’expliquer la cause de l’émotion que cette musique, dans le lointain, semble produire sur tout le monde ? demanda-t-il à un jeune homme qui passait.

— C’est le beau Laurent qui, débarqué depuis hier soir, fait ce matin un tour en ville !

— Qui appelez-vous le beau Laurent, je vous prie ?

— Quoi ! vous ne connaissez pas le beau Laurent ? répéta le jeune homme avec étonnement.

— Cette fois est la première que j’entends prononcer ce nom. Au reste, mon ignorance ne doit pas vous surprendre ; je suis tout nouvellement arrivé à Saint-Domingue.

— Mais avant de venir dans nos parages, vous étiez quelque part ?

— C’est probable : J’étais à Paris.

— Eh bien ! est-ce qu’à Paris et à la Cour on ne s’occupe pas du beau Laurent ?

— Pas que je sache, dit de Morvan en souriant.

— C’est incroyable, reprit le jeune homme. Je n’ai, il est vrai, jamais quitté l’île de Saint-Domingue, mais il me semblait cependant que la réputation, de Laurent avait dû franchir les murs et s’étendre dans le monde entier.

Cette réponse, faite avec un ton de bonne foi et de conviction véritables, aiguillonna la curiosité de de Morvan, qui allait réitérer sa question ; mais son interlocuteur ne lui en donna pas le temps.

— Tenez, s’écria-t-il, le voici qui débouche au coin de la rue !… Je vous quitte pour aller le voir de plus près…

Le jeune créole s’éloigna aussitôt à grands pas, lassant de Morvan aussi intrigué que surpris.

— Ah ! bon, s’écria Alain placé derrière son maître, voici les musiciens qui se dirigent de notre côté !… Quel malheur qu’au lieu de gratter sur des violons, ils ne jouent pas du biniou ! Ça m’aurait fait danser…

De Morvan fut alors témoin d’un spectacle bizarre et étrange : il vit un homme jeune encore, grand et élancé, superbement vêtu, qui, escorté par quatre violons et deux flûtes, marchait à l’abri du soleil sous une espèce de dais en soie brodée d’or, que portaient quatre esclaves revêtus de livrées éblouissantes. La foule suivait respectueusement à quelques pas de distance cette singulière procession. — Allons, canailles, retirez-vous, vous m’empêchez de respirer à l’aise ! dit l’homme placé sous le dais en s’adressant à un groupe de nègres qui, les yeux démesurément ouverts, paraissaient le contempler avec une admiration sans bornes. Tenez, mauricauds, voilà pour de l’arack, ajouta-t-il, et il leur jeta une poignée d’or.

— Vive messié lé beau Laurent ! s’écrièrent les nègres avec un enthousiasme parfaitement justifié par cette magnifique aumône.

— Au même instant, une fenêtre s’ouvrit, et un bouquet de fleurs tropicales roula aux pieds du grand jeune homme.

— Ces fleurs sont brillantes, mais elles manquent de parfum, dit Laurent d’un air railleur et en repoussant du pied le bouquet : n’importe toute bonne intention mérite récompense.

Le singulier personnage ôta aussitôt un collier d’émeraudes admirables passé autour de son col et le lança sur le balcon d’où étaient tombées les fleurs.

La jalousie entr’ouverte se referma alors avec violence, et on entendit retentir un sanglot.

— Il paraît reprit Laurent à haute voix et en levant les épaules d’un air de mépris, qu’on eût préféré des diamants ! Que diable ! il fallait donc s’expliquer d’une façon plus claire et plus précise. Je ne connais rien au langage des fleurs, moi !

La foule éclata de rire et Laurent se remit en marche.

Un côté de la rue se trouvant alors envahi par le soleil, les musiciens et les esclaves, porteurs du dais, longeaient, afin d’éviter ses rayons dis feu, les murs des maisons qui donnaient de l’ombre.

De Morvan, pour leur faire place, se rangea contre le Gouvernement.

— Eh ! l’ami ! lui dit tout à coup Laurent en s’arrêtant devant lui, ne savez-vous donc pas qui je suis que vous gardez ainsi le haut du pavé quand je passe ?

— Est-ce à moi que vous parlez, monsieur, demanda le gentilhomme breton ne pouvant s’imaginer qu’on osât le traiter avec cette insolence.

— Parbleu, certes ! Allons, pas de sottes et d’inutiles paroles ! Je hais les bavards ! Ôtez-vous de mon chemin !

La patience n’était pas la qualité de de Morvan : toutefois l’impertinence du beau Laurent lui parut si gratuite, si peu raisonnable qu’elle n’éveilla pas sa colère : il crut avoir affaire à un fou, et il se mit à l’examiner avec attention.

Le beau Laurent pouvait avoir de trente-deux à trente-cinq ans ; son visage, d’une extrême finesse de traits, présentait néanmoins une expression remarquable de hardiesse et de résolution ; de ses yeux, d’un gris indécis mêlés de reflets verts, tombait un regard fixe et moqueur dont il devait être difficile de supporter l’éclat ; son nez avait quelque chose de la forme d’un bec d’aigle ; ses cheveux, d’un brun foncé, rejetés en arrière, encadraient un front large et puissant ; enfin, une petite moustache, négligemment retroussée selon la mode espagnole, laissait à découvert des lèvres minces, abaissées à leur extrémité par une expression habituelle de dédain.

Quoique d’une haute stature, le beau Laurent possédait une taille svelte et élancée, des mains et des pieds d’une petitesse à faire envie à plus d’une femme ; cependant on devinait aisément, à la souplesse de ses mouvements, à la façon nerveuse dont il accentuait sa marche, qu’il était doué d’une force musculaire peu commune, d’une prodigieuse agilité.

Ses épaules carrées, son buste puissamment développé, ses bras, un peu longs et en disproportion, par leur grosseur, avec la délicatesse de sa main, confirmaient cette opinion.

Quelques secondes suffirent à de Morvan pour faire ces observations.

— Eh bien, l’ami, reprit presque aussitôt le beau Laurent, en employant cette fois le tutoiement, faut-il, pour aider à ton intelligence que je te jette de l’autre côté de la rue ?

— L’examen auquel le neveu de Montbars achevait de se livrer avait changé du tout au tout ses dispositions premières : comprenant que la rare impertinence de son adversaire provenait, non pas d’un esprit dérangé ou malade, mais bien d’un orgueil immense, le sang lui était monté au visage et la colère au cœur.

— Monsieur, s’écria-t-il, en portant la main à la garde de son épée, je ne connais rien aux usages et aux coutumes de l’île de Saint-Domingue ; j’ignore de quelle façon ses habitants comprennent l’hospitalité ; ce que je sais, c’est que toute insulte veut du sang et que vous m’avez insulté !

— De Morvan dégaîna alors, et, abaissant la pointe de son fer :

— J’attends, monsieur, ajouta-t-il. Dépêchons, je vous prie !

Il paraît que le beau Laurent n’était pas habitué à ce qu’on lui tînt tête, car l’attitude de de Morvan l’exaspéra.

— Me battre avec toi par la chaleur qu’il fait !… s’cria-t-il. Allons donc ! cela me fatiguerait plus que tu ne vaux ! Retire-toi, te dis-je, ou tu es mort !

À cette dernière insulte, aggravée d’une nouvelle menace, le jeune homme ne put se contenir davantage.

— Misérable ! s’écria-t-il en avançant d’un pas vers son adversaire, tu as péché, tu vas être puni !

Un éclair de fureur jaillit des yeux de Laurent, et une expression d’implacable férocité contracta son visage.

Saisissant un des pistolets placés à sa ceinture, il l’arma vivement et en dirigea le canon vers de Morvan.

Le pauvre gentilhomme sentit que c’en était fait de lui ; alors croisant les bras et regardant son adversaire bien en face :

— Lâche et assassin, lui dit-il, sois maudit !

À peine de Morvan achevait-il de prononcer ces paroles, qu’un coup sec et assez semblable à celui que produit un bâton en frappant sur vase creux et épais retentit ; Laurent roula par terre.

— Ah ! tu te figurais que l’on pistolette ainsi le chevalier de Morvan lorsqu’il est accompagné de son serviteur, dit Alain, appuyé sur son penbas et s’adressant au beau Laurent évanoui. Nenni, fils du diable ! attends un peu… Je m’en vais à présent te travailler agréablement les côtes !

La chute de Laurent produisit sur les assistants un étonnement extraordinaire.

— Arrête, Alain ! s’écria de Morvan en saisissant le bras déjà levé de son serviteur, ne vois-tu pas que cet homme est hors d’état de se défendre ?

— Eh ben ! et vous donc tout à l’heure, est-ce que vous auriez pu parer la balle de son pistolet avec votre épée ?… Ce mauvais gars-là est un gredin qui ne mérite pas de pitié, voyez-vous !… Laissez-moi le taper un peu, rien qu’un peu… lui appliquer une douzaine de coups de penbas sur les tempes !…

— Est-ce parce que tu viens de me sauver la vie que tu refuses, Alain, de m’obéir, dit de Morvan d’un ton d’affectueux reproche, et en prenant dans les siennes la main du Bas-Breton.

— Ah ! monsieur le chevalier, ne me parlez pas ainsi, vous me confusionnez, répondit Alain en rougissant. Enfin, puisque c’est votre bon plaisir qu’on ne corrige pas ce gredin, on le laissera tranquille. Ça ne fait rien, c’est tout de même dommage de ne pas le meurtrir un peu.