Les Boucaniers/Tome V/XI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 273-302).


XI

La terre promise.


Le 20 avril 1696, un charmant trois-mâts d’environ 150 tonneaux voguait à lentes voiles dans le canal de l’île de la Tortue.

À bord de ce navire qui arrivait de France, se trouvaient Montbars, de Morvan et Alain.

Il était sept heures du soir ; l’horizon embrasé par les derniers feux du jour présentait un de ces admirables et indescrptibles couchers de soleil communs sous le tropique, et dont rien pourtant, ni la plume ni le pinceau, ne saurait donner une idée.

— Eh bien, mon cher Louis, dit Montbars à son neveu tout en aspirant à pleins poumons la brise de terre, que te semble de ta nouvelle patrie ? Vois cette végétation luxuriante, ces forêts sombres, ce ciel de lave, de vermillon et d’or.

— Je cherche en vain des paroles pour rendre mon admiration répondit le jeune comte de Morvan, la langue humaine reste muette et impuissante devant ces sublimes magnificences de la nature ; mon cœur chante un hymne à Dieu !… Oui, ce pays est bien la terre de mes rêves !

Le canal, large d’environ deux lieues qui sépare l’île de la Tortue de la côte de Saint-Domingue, présente en effet un point de vue bien digne de frapper l’imagination de l’Européen.

Campée au milieu de l’Océan comme une corbeille de fleurs dans un parterre, l’île de la Tortue, couvertle d’épaisses forêts et enveloppée de toutes parts, excepté au sud, par une formidable chaîne de rochers, nommés Côtes de fer, ressemble à une immense émeraude enchâssée dans une monture d’acier.

Au midi, s’étend la grande île de Saint-Domingue avec ses mornes veinés, aux formes fantastiques et bizarres, ses habitations pittoresques, ses accidents inattendus de terrain produits par les colères de la nature ; à l’occident et à l’orient, le regard se perd dans l’immensité de l’Océan !

— Ainsi, Montbars, reprit le jeune homme, en paraissant s’arracher avec peine à la contemplation de ce magnifique spectacle, la terre que nous côtoyons est cette île de la Tortue que les exploits des boucaniers ont rendue si célèbre.

— Elle-même, mon ami ! Cette île, située sous le 20° degré 30 à 40 minutes de la ligne équinoxiale, et qui n’a pas plus de seize lieues de tour, fait trembler la puissance de Charles II, et jette une ombre dans le soleil d’Espagne. Il n’y a dans cette île de la Tortue, que six quartiers habités : la Basse-Terre, Cayorme, la Montagne, le Milplantage, le Ringot et la Pointe-au-Masson. Les misérables cahutes qui recouvrent ces quartiers ont vu briller plus d’or sous leur toits de feuilles de palmier qu’il n’en est jamais entré dans le Versailles de Louis XIV. Ce serait une merveilleuse histoire à écrire que celle de cette petite île, une histoire à faire émigrer de leur patrie tous les jeunes gens avides d’émotins et de richesses !

— Mais si cette île est si redoutable à l’Espagne, reprit de Morvan, comment se fait-il que cette nation ne l’ait point encore soumise à ses armes ?

— L’Espagne a tenté bien souvent cette entreprise, et plusieurs fois elle a réussi, répondit le boucanier ; il n’y a pas dans ces seize lieues carrées un seul pouce de terre qui n’ait été arrosé de sang humain ! Grâce à Dieu, nous sommes restés vainqueurs et nos ennemis gardent encore le souvenir de la dernière dédfaite que leur a fait subir le brave du Rossey ! Aujourd’hui une véritable Armada serait impuissante à nous ravir ce sol si valeureusement défendu et si chèrement payé.

La conversation de Montbars et de de Morvan fut interrompue par l’arrivée d’un canot qui accosta le navire.

Bientôt cinq hommes grimpèrent sur le pont avec une agilité de singe : ces hommes étaient des boucaniers ; de Morvan se mit à les examiner avec une vive curiosité.

Les nouveaux venus portaient pour habillement deux chemises, un haut-de-chausse et une casaque, le tout en grosse toile ; leur tête était abritée par une espèce de bonnet de feutre ou de drap, ayant un bord devant le visage, et semblable à celui d’un Carapou.

Des chaussures faites de peau de vache ou de sanglier garantissaient leurs jambes nerveuses des morsures des ronces.

Une petite tente de toile filée présentant, une fois roulée, un très mince volume, était passée en bandoulière autour de leurs épaules : cette tente leur servait à bivouaquer dans les forêts.

Au côté gauche de leur ceinture ils portaient un étui de peau de crocodile contenant quatre couteaux et une baïonnette ; au côté droit, une énorme calebasse pleine de poudre.

Enfin, un fort fusil à la crosse extrêmement solide et épaisse, au canon long de quatre pieds et demi et tirant seize balles à la livre, complétait leur équipement.

ces fusils, fabriqués expressément pour les boucaniers par Brachie de Dieppe et Geslin de Nantes, étaient d’une très grande portée et d’une extrême justesse : ils coûtaient de trois à cinq cents livres.

L’arrivée de ces étranges visiteurs parut causer à Montbars un plaisir extrême.

— La vue de ces casaques imbibées de sang, de ces figures rébarbatives et de ces longs mousquets, me rajeunit de vingt ans, dit-il à de Morvan en l’abandonnant pour se rendre au devant des boucaniers.

Il fallait que l’illustre chef de la flibusterie fût bien populaire, car à peine les gens du canot l’eurent-ils aperçu qu’ils laissèrent éclater les plus vifs transports de joie.

— Eh bien ! mes amis, leur dit Montbars, quoi de nouveau dans ces parages ? Les pirogues espagnoles essayent-elles toujours de piller nos établissements de la côte ? Les prises sont-elles abondantes ? Le gibier donne-t-il ?

— Les Espagnols naissent et meurent voleurs, répondit un des boucaniers : comment voudriez-vous, Montbars, que pendant votre absence, ils eussent respecté les habitations françaises qu’ils se hasardaient à attaquer, vous présent ! Quant au gibier ces damnés hidalgos déguenillés le détruisent avec acharnement, afin de nous réduire à la famine. Si cela continue, il ne restera bientôt plus un sanglier dans les forêts et les derniers boucaniers seront obligés, pour ne pas mourir de faim, de monter sur vos vaisseaux et d’entrer dans la flibuste !…

— Il y a déjà longtemps, mes amis que vous auriez dû prendre ce parti, répondit Montbars. Moi aussi, j’ai mené votre vie des bois. Je sais les privations qu’elle impose : le peu de profit que généralement on en retire. Six mois de rudes travaux et d’un bonheur suivi, ne vous donnent pas la vingtième partie du gain que produit une heure de course en mer.

— Ça c’est vrai, répondit un autre boucanier, mais si notre existence a son côté pénible, ne nous offre-t-elle pas aussi de délicieuses jouissances ! Quelle joie est comparable à celle que nous éprouvons en voyant le taureau sauvage tomber foudroyé sous notre balle, en entendant les aboiements de nos chiens, si féroces quand ils flairent l’ennemi, si doux et si obéissants à notre voix !… La mer présente certes un beau spectacle, mais combien n’est-il pas inférieur à celui de nos forêts, lorsque le soleil se lève !… Il y a des moments où l’on se trouve si heureux, qu’on est obligé de pleurer pour ne pas souffrir !… J’ai vu souvent arriver, soit à l’île de la Tortue, soit au Port-Paix, ou à celui de Leogane, des navires flibustiers chargés des dépouilles espagnoles ; les matelots, excités par l’idée des débauches que l’or allait leur procurer, saluaient le rivage de cris bruyants, eh bien ! je puis vous le jurer, Montbars, jamais à ce spectacle la jalousie ne m’est entrée au cœur. Combien l’enivrement moral de ces flibustiers, pensais-je, est loin de ce bonheur intime, profond, inexprimable que je ressens en apercevant, au retour d’une longue fatiguante et dangereuse expédition, le mince filet de fumée qui flotte au dessus du toit de ma pauvre chaumière… Avec quelle douce volupté je songe à l’accueil que me prépare celle qui n’attend et qui m’aime ; au repos que je vais enfin goûter ! Croyez-moi, Montbars, je ne changerais pas mon humble position contre la vôtre si enviée et si brillante…

De Morvan, en entendant ce langage sortir de la bouche d’un boucanier, ne pouvait revenir de sa surprise d’autant plus que l’homme qui s’exprimait ainsi présentait dans toute sa personne l’apparence d’une sauvage énergie et d’une grande rudesse.

— Quel est donc ce boucanier ? demanda-t-il à Montbars, une fois que les chasseurs se furent rembarqués dans leur canot.

— C’est un ancien professeur de belles-lettres.

— Est-il possible ? Vous voulez railler ?

— Point : je parle fort sérieusement. La population de Saint-Domingue, mon cher Louis, ne ressemble à rien de ce qui existe ailleurs. Tu trouveras ici des hommes appartenant aux plus illustres familles d’Europe et qui, dénués de toute ressource et réduits à la plus extrême misère, accepteront avec reconnaissance l’aumône que leur offrira ta pitié ; à côté de ces puissants déchus, tu verras des gens sortis des derniers rangs de la société, étaler un luxe, posséder des richesses et jouir d’une autorité inouïe ! À Saint-Domingue, la seule distinction qui existe est celle de l’audace, de l’intrépidité et de la réussite ! Un flibustier, dont, la réputation est établie trouve toujours, si la fortune lui a été contraire, un bailleur de fonds qui lui avance de quoi acheter un autre navire, et cent hommes déterminés prêts à se faire tuer sous ses ordres !

— De façon que plus l’on tape, et plus l’on gagne ! dit Alain en se mêlant timidement à la conversation.

— Oui, mon garçon ; c’est cela !

— Jour de Dieu ! s’écria le Bas-Breton en serrant les poings, il me tarde d’en venir aux mains avec les Espagnols, et de venger ces malheureux Indiens, qu’ils ont jadis si fort maltraités, comme vous me l’avez raconté !… Ces bons Indiens ! pauvres innocentes créatures, qu’ils faisaient rôtir comme des châtaignes. Rien que de penser à cela, les larmes me montent aux yeux. Ah ! gredins d’Espagnols ! vous verrez !

— Dites-moi, Montbars, reprit de Morvan, quelle différence existe-t-il donc entre le boucanier et le flibustier ?

— Il y a quarante ans, l’île de Saint-Domingue ne comptait, comme habitants français, que des chasseurs de taureaux sauvages et de sangliers. Ces hardis piétons, abandonnés de la mère-patrie, dûrent chercher dans les produit de leurs courses, produits excessifs et trop abondants pour leur nourriture, un rapport lucratif qui les mit à même de se procurer des objets indispensables à leur existence nomade, comme de la poudre, des ustensiles, des habillements, etc.

Ils commencèrent donc à fumer la viande des sangliers et à tanner les peaux des taureaux, jambon et cuirs qu’ils vendaient ensuite dans les rades des îles voisines. Or, comme les Caraïbes, les premiers habitants des Antilles, avaient pour coutume de couper en pièces leurs prisonniers de guerre, et de préparer cette horrible nourriture sur une espèce de claie nommée barbacoa et dans leurs cabanes appelées boucans, nos compatriores, qui en agissaient avec les hôtes des forêts comme les Indiens avec les hommes, furent surnommés par ceux-ci : Boucaniers.

Depuis lors, ce sobriquet sauvage leur est resté ; aujourd’hui, il appartient à la langue française.

Longtemps, grâce aux immenses solitudes de l’île, l’existence des boucaniers resta ignorée des Espagnols ; ce ne fut que quand, devenus plus nombreux, ils poussèrent leurs chasses jusque dans les prairies et près des habitations que les colons apprirent à les connaître. Effrayés d’un pareil voisinage, ils appelèrent à leur secours de nombreux corps de troupes du continent et des îles voisines, et se mirent à poursuivre nos compatriotes à outrance.

J’ai certes, mon cher Louis, assisté depuis vingt ans à bien des combats, été témoin de grandioses et fréquentes catastrophes : rien cependant ne dépasse en fait d’atrocité, dans ma mémoire, le souvenir de cette lutte acharnée : elle fut inexorable, terrible : dans sa durée, elle ne présenta pas un seul exemple de pardon ou de clémence !

Les Espagnols, désespérant de nous vaincre, renoncèrent enfin à nous poursuivre ; seulement ils s’acharnèrent, ainsi que tu as pu l’entendre raconter tout à l’heure par un des boucaniers qui sont montés à bord, ils s’acharnèrent, dis-je, à détruire le gibier de l’île ; ils espéraient, par ce moyen, nous réduire à la famine et nous contraindre à abandonner Saint-Domingue. Le hasard déjoua ce calcul, et leur ruse fit notre force.

Forcés, pour vivre, à sortir des forêts, nous nous réunîmes, poussés par la nécessité et le désespoir, à des forbans ou flibustiers anglais que nous rencontrâmes : de cette époque date l’ère de notre puissance…

Les succès que nous obtînmes sur mer furent tels que la France, jusqu’alors si dédaigneuse envers nous, s’empressa de nous reconnaître, et que le roi sanctionna notre existence en nous envoyant un gouverneur chargé de recevoir le dixième de nos prises.

Le nom de boucanier s’applique donc aujourd’hui aux Français, qui les premiers abordèrent à Saint-Domingue. Nous tenons beaucoup à ce titre ; toutefois, nous pardonnons volontiers à l’ignorance qui nous confond avec les flibustiers !…

— Je vous remercie, Montbars, de ces détails : quelle est, je vous prie, aujourd’hui la position de la France à Saint-Domingue ?

— Magnifique : la moitié de l’île, au moins, nous appartient. Nous avons sous notre domination le terrain qui s’étend depuis le cap Lobos, au midi de l’île, jusqu’au cap de Samana, situé au nord vers le levant.

Ce terrain, plus étendu que deux des plus vastes provinces de France contient de belles et vastes prairies arrosées par de grandes rivières.

Depuis le cap Lobos jusqu’au cap Tiburons, se trouvent de forts beaux havres dont le fond est de bonne tenue ; ces havres, où les vaisseaux sont en sûreté contre les tempêtes et les vents, peuvent abriter des flottes entières : ils se nomment Jaquin, la baie de St-Georges, la baie aux Haments et le port Congon. Près de ce port est une île de trois à quatre lieues de long sur huit de circuit, qui se nomme l’île-à-Vaches.

Du côté opposé, c’est-à-dire en suivant le septentrion, on arrive à la grande anse. Cet endroit est un des plus délicieux qu’il soit possible d’imaginer : arrosé et fertilisé par trois rivières, il présente la plus belle végétation de l’île.

Nos possessions les plus riches et les plus remarquables sont : le Port-Paix, le Cap et Leogane. Enfin, une immense prairie, ou savane, sépare presque dans toute sa longueur la partie française de la partie espagnole de Saint-Domingue.

Cette savane sert encore chaque jour d’arène à de sanglantes rencontres, dans lesquelles neuf fois sur dix nous restons les vainqueurs.

Montbars allait continuer ces explications, lorsque le navire jeta l’ancre dans le port de l’Ile-de-la-Tortue.

— Allons d’abord à terre, mon cher Louis, dit-il ; il me tarde de me retrouver parmi mes compagnons d’armes ! Nous reprendrons ce soir cette conversation. Il faut que j’aie un long et sérieux entretien avec toi ; je te dois une grave confidence.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.