Les Boucaniers/Tome IX/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 207-249).

VII

Le vieux chasseur possédait une si grande habitude de la vie des bois, il était tellement initié aux mystères des solitudes, que quoique les traces signalées par lui fussent à peine visibles, il se mit à les suivre d’un pas rapide et sans hésiter.

De temps à autre, le sol recouvert par une épaisse couche de gazon, cessait de fournir à Barbe-Grise les renseignements nécessaires à l’accomplissement de sa tâche ; alors il s’arrêtait pendant quelques secondes, jetait autour de lui un regard circulaire, et saisissant un nouvel indice, soit une branche brisée, soit une touffe d’herbe froissée, il reprenait sa marche avec une assurance qui prouvait combien il était persuadé de ne point faire fausse route.

Une demi-heure ne s’était point encore écoulée, lorsque Barbe-Grise se prit à sourire d’un air satisfait, et, se retournant vers ses compagnons, leur fit signe d’avancer en silence : les Boucaniers se rendirent avec empressement à ce muet appel.

— Voyez, camarades, leur dit Barbe-Grise à voix basse et en étendant le bras dans la direction d’une clairière située à près de quatre-vingts pas de lui, voici déjà l’un des deux sangliers !…

— C’est, ma foi, vrai ! répondit Desrosiers sûr le même ton ; après tout, il ne s’ensuit pas de ce que nous rencontrons un sanglier, que nous devions trouver aussi un homme sauvage accompagné d’une meute nombreuse !… Un sanglier vaguant dans une forêt n’est une chose ni rare, ni extraordinaire !…

— Si tu avais regardé avec attention ce sanglier, tu ne parlerais pas ainsi, Desrosiers ! Observe donc la sécurité que sa pose indique, l’étrangeté de ses mouvements !… Ce sanglier n’est pas un animal ordinaire !

La conviction avec laquelle Barbe-Grise prononça ce jugement, imposa à Desrosiers.

— C’est ma foi vrai, dit-il, tu as raison ; l’allure de ce sanglier présente en effet quelque chose d’inaccoutumé et de bizarre… Peut-être est-il enchanté…Oui, c’est cela, il y a de la sorcellerie dans ceci !… Attends un peu… Nous allons bien vite savoir à quoi nous en tenir… J’ai justement sur moi une balle d’argent…

Les Boucaniers, doués pour la plupart de cette superstition commune aux gens ignorants et qui vivent sans cesse dans le danger croyaient fermement qu’une balle d’argent pouvait seule conjurer un enchantement.

À peine Desrosiers eut-il glissé dans le canon de sa carabine le riche et infaillible projectile, qu’il mit en joue le sanglier et fit feu. L’animal, touché en plein corps, bondit en faisant entendre un grognement plaintif ; puis, s’élançant dans un fourré, il disparut. Les Boucaniers se jetèrent à sa poursuite.

Tout à coup un cri rauque et terrible sortit, lugubre et saisissant, des profondeurs du bois. Les Boucaniers s’arrêtèrent interdits ; ces hommes, si insoucieux de tout danger qu’ils voyaient et comprenaient, quelque grand que pût être ce danger, perdaient leur courage et leur audace dès qu’ils croyaient à la possibilité d’une intervention d’une puissance surnaturelle. Le merveilleux exerçait sur leur imagination grossière un empire prodigieux.

Cette fois, ils n’eurent pas le temps de se livrer à leurs conjectures, l’explication du cri qui les avait frappés d’épouvante ne se fit pas attendre ; un homme presque nu, à peine vêtu de quelques haillons, et dont le visage disparaissait sous une barbe longue, rousse et épaisse, s’élança, armé d’un bâton noueux, du fond d’un taillis, et s’avança à leur rencontre. Le sanglier atteint par la balle de Desrosiers le suivait en se traînant avec peine.

Cette apparition était si inattendue, si bizarre ; l’aspect de la créature armée d’un bâton noueux présentait un tel cachet de férocité et de sauvagerie ; ses mouvements étaient si saccadés, si nerveux ; ses yeux brillaient d’un tel éclat sinistre, qu’un moment les Boucaniers, malgré leur bravoure à toute épreuve, reculèrent avec épouvante.

Barbe-Grise, qui seul avait conservé son sang-froid, épaula sa carabine : de Morvan saisit sa main déjà appuyée sur la gâchette.

— Arrêtez, nous sommes assez nombreux pour n’avoir rien à craindre, lui dit-il, vous allez commettre un crime inutile.

— Votre observation est juste, répondit tranquillement Barbe-Grise. Au fait, ce bâtonniste peu couvert pourrait bien appartenir à l’espèce humaine !

Les Boucaniers n’étaient pas gens à rester longtemps sous le coup de la crainte ; une fois le premier moment de la surprise passé, c’est-à-dire quelques secondes après l’apparition, ils remarquèrent que leur bizarre ennemi paraissait lui-même fort inquiet et fort étonné de leur présence ; ils s’élancèrent à sa poursuite.

L’homme sauvage bondit d’abord avec une légèreté qui devait le mettre facilement hors de la portée de ses adversaires ; mais, se ravisant bientôt, il retourna sur ses pas et vint s’agenouiller auprès du sanglier blessé dont le sang coulait avec abondance.

En moins d’une demi-minute, l’homme et l’animal se trouvèrent entourés par les Boucaniers.

— Qui es-tu ? Comment se fait-il que nous le trouvions ici ? dit Barbe-Grise en s’adressant au singulier personnage.

À cette question, l’homme au bâton noueux, ouvrit démesurément les yeux ; puis, après avoir hésité, et, d’une voix dont les sons rauques sortaient difficilement et avec effort de son gosier :

— Je suis un ancien engagé ! répondit-il, pourquoi avez-vous blessé mon ami Jacques ?… Il ne vous avait pas fait de mal !…

— Cet homme est un maron[1] ! dit Desrosiers. Il faut le fusiller !

Cette menace ne produisit aucun effet sur l’engagé fugitif ; absorbé par la douleur que lui causait la vue de l’agonie du sanglier, il paraissait ne point se préoccuper de ce qui se passait à ses côtés.

Bientôt deux larmes roulèrent le long de ses joues et un sanglot convulsif souleva sa poitrine : son ami Jacques n’était plus !

La curiosité des Boucaniers était excitée à un tel point que la sanglante proposition de Desrosiers ne trouva point d’écho ; tous désiraient vivement connaître l’histoire de l’engagé maron.

Ce fut Barbe-Grise qui le premier l’interrogea :

— Quel est ton nom ? Depuis combien de temps habites-tu la savane ? demanda-t-il.

— Mon nom ? répéta l’engagé qui parut réfléchir. Ah ! oui… je me rappelle… On me nommait Antoine Périn… Quant à vous apprendre le nombre d’années que j’ai passées dans la savane, cela ne m’est pas possible… Comment pourrais-je le savoir !…

À cette réponse du fugitif, un des Boucaniers présents s’avança vers lui, et l’examina avec une grande attention :

— Cet homme ne ment pas, dit-il ; c’est mon ancien engagé ; je le reconnais à présent… Voici trois années qu’il m’a quitté…

— Je savais bien, moi, que c’était un maron ! s’écria Desrosiers joyeux.

L’ancien maître du pauvre Antoine Périn hésita ; Barbe-Grise, qui remarqua son embarras, lui dit alors gravement :

— Ami, tu sais que l’action de tromper ses frères est considérée comme un crime parmi nous ! Est-il vrai que cet Antoine soit maron ?

— Non, répondit le Boucanier, cet homme est innocent : voici en deux mots ce qui s’est passé entre lui et moi. Antoine se trouvant sans ressource à son arrivée à Saint-Domingue, consentit à devenir mon engagé.

Malheureusement pour lui, incapable de supporter la vie fatigante des bois, il commença par lasser ma patience, et je ne tardai pas à le prendre en aversion.

Un jour, il y avait trois semaines à peine qu’il était à mon service, je lui donnai deux peaux de taureaux à porter : Antoine obéit, seulement, après dix minutes de marche, il se laissa tomber par terre, et me déclara qu’il se sentait incapable de poursuivre sa route.

Furieux, exaspéré, voulant le contraindre à se relever, je lui donnai un violent coup de crosse de mousquet sur la tête… Antoine poussa un gémissement sourd et resta immobile. Je mis ma main sur son cœur, il ne battait plus. Je crus que j’avais tué mon engagé, et je m’éloignai après l’avoir dépouillé de ses armes.

Je dois déclarer que cette scène s’est passée dans une des forêts vierges qui bordent la rivière de l’Artibonite, et qu’il n’y a rien d’impossible qu’Antoine, revenu à lui, ait pu retrouver son chemin.

— Explique-toi à ton tour, mon ami, dit Barbe-Grise, en s’adressant de nouveau au pauvre Antoine toujours absorbé par la douleur que lui causait la fin tragique de son ami Jacques. Apprends-nous ce qui s’est passé à la suite de ton évanouissement.

— Lorsque je repris connaissance, répondit Antoine en interrompant à plusieurs reprises son récit, afin de chercher les mots qui à chaque instant lui manquaient pour rendre sa pensée, lorsque je repris connaissance, et que je me trouvai seul et abandonné, j’éprouvai d’abord un grand désespoir !

Je passai la nuit dans le délire. Le lendemain matin, quoi que très affaibli par la perte du sang qui avait coulé de ma blessure, je parvins à me lever et je me mis en route pour chercher mon maître. Ce fut alors seulement que je m’aperçus qu’un des chiens de la meute était resté avec moi ; le brave animal me léchait les mains et semblait m’inviter par ses mouvements à le suivre ; je me confiai à son instinct et je marchai tant que mes forces me le permirent.

La nuit vint, et avec la nuit toutes les angoisses de la faim. Mon maître m’avait laissé par bonheur, un morceau de vache, que je portais pour son repas du soir. Je partageai cette viande crue avec le chien. Cette nourriture, quoiqu’elle me répugnât extrêmement, me rendit un peu de forces.

Le jour suivant, je parvins à grimper sur un des arbres les plus élevés de la forêt : j’aperçus la mer ! Cette vue me rendit tout mon courage ! Je savais que mon maître devait embarquer les produits de sa chasse, et j’espérais le retrouver si j’étais assez heureux pour atteindre la plage.

Je m’orientai de mon mieux, et je redescendis. Hélas ! à peine eus-je fait dix pas que je compris l’inutilité de mes tentatives : il m’était impossible, enseveli sous des masses de verdure ; de reconnaître mon chemin ! Plusieurs fois je crus, en rencontrant des sentiers tracés par le passage des sangliers et des taureaux, que j’allais enfin sortir de la forêt, et je suivis ces sentiers, ce qui m’égara encore davantage.

De Morvan, surpris de l’espèce d’élégance avec laquelle s’exprimait le pauvre Antoine, l’interrompit en cet endroit de son récit :

— M’est-il permis de vous demander mon ami, lui dit-il, pourquoi vous avez abandonné l’Europe, et quelle était votre position en France…

— J’étais professeur de musique, monsieur, répondit Antoine, et c’est un amour malheureux qui m’a conduit à fuir ma patrie.

La réponse d’Antoine, en apprenant à de Morvan que cet infortuné avait reçu une certaine éducation, et que son exil de France n’était pas la suite de son inconduite, augmenta encore l’intérêt qu’il lui portait déjà ; il le pria de poursuivre son récit :

— Le surlendemain du jour où mon maître, me croyant mort, m’avait abandonné, reprit l’ancien engagé, mon chien qui, aiguillonné par la faim, s’était mis à quêter le gibier, tomba sur la portée d’une truie et étrangla deux de ses marcassins. J’essayai alors d’allumer du feu à la façon des Caraïbes, c’est à dire en frottant l’une contre l’autre deux branches sèches, mais je ne pus réussir, et je dus me résoudre à prendre ma part du sanglant repas de mon chien.

L’horrible dégoût que j’avais éprouvé la veille en mangeant de la viande non préparée ne fut plus cette fois aussi intense ; je commençai à m’habituer à l’idée de la vie sauvage que je mène depuis lors.

Associant mon intelligence à l’instinct de mon compagnon d’infortune, de mon chien, je me mis à étudier les mœurs, les habitudes des sangliers ; j’appris à connaître les parages qu’ils fréquentaient de préférence, les plantes qu’ils aimaient le mieux, le moment où ils se livraient au sommeil, l’heure propice pour les attaquer.

Dès lors je n’eus plus à craindre de mourir de faim ; j’êtais assuré de me procurer une abondante nourriture quotidienne.

Je menais depuis quatre à cinq mois — autant que je puis me le rappeler — cette vie digne d’une bête brute, lorsqu’un soir mon chien me rapporta deux petits marcassins vivants. Je résolus de les élever et d’en faire les compagnons de ma solitude ! Le succès dépassa mon attente ! Le pauvre Jacques, que vous avez tué, est l’un de ces deux marcassins ! Nous nous aimions d’une tendresse extrême ; sa fidélité envers moi tenait du prodige. Quant à son intelligence, je vous assure qu’elle égalait au moins celle de l’homme.

L’ancien engagé, en prononçant ces derniers mots, s’arrêta un instant, essuya une larme, jeta un regard éploré sur le sanglier mort, et reprit d’une voix émue :

— Mon ami Jacques et son frère M. Pierrot — c’est ainsi que j’avais surnommé mes deux élèves — grandissaient à vue d’œil en force et en gentillesse, lorsque je trouvai un jour en chassant plusieurs jeunes chiens sauvages que j’adoptai également.

Ces nouvelles éducations me réussirent aussi à merveille et me causèrent les plus douces jouissances. Je n’étais plus seul. J’avais des amis.

À partir de ce moment, je vous avouerai que non seulement je commençai à m’habituer à ma nouvelle vie, mais que je finis même par être fort heureux. Mon corps, endurci par l’exercice, avait acquis une force et une souplesse extrêmes, les chasses les plus acharnées n’étaient plus pour moi qu’une simple récréation. Je ne me rappelle pas avoir, dans ces derniers temps, poursuivi en vain un chevreuil ! Dès que j’aperçois un animal, quelle que soit la distance qui me sépare de lui, je le considère comme une proie assurée.

Vous savez mon histoire. Dois-je me réjouir ou me désoler de votre rencontre ? Je l’ignore. Jusqu’à présent elle n’a abouti pour moi qu’à une grande douleur : à la perte de mon bien-aimé Jacques !…

Le récit si simple d’Antoine avait causé une véritable émotion aux Boucaniers ; il était facile de deviner, à l’attendrissement qui se peignait sur leurs rudes visages, la sympathie qu’ils éprouvaient pour Antoine.

Desrosiers fut le premier qui prit la parole.

— Camarades, dit-il, il ne s’agit pas ici de faire de la sensibilité ! Avant tout nous devons conserver intacts nos prérogatives et nos usages, savoir garder nos droits ! Je n’admets pas que cet Antoine, n’ait pu, dans le cours de trois années, rejoindre un de nos campements. Notre devoir est donc de le considérer comme marron, et comme tel de le passer par les armes !…

De Morvan s’attendait à voir repousser avec indignation la cruelle et affreuse proposition de Desrosiers ; il n’en fut rien. La tradition était une chose sacrée aux yeux des Boucaniers, dont elle faisait la force.

— Mes amis, répondit Barbe-Grise, je ne partage pas la façon de penser de notre frère Desrosiers ; mais je conviens qu’elle mérite d’être discutée. Je soutiens, moi, qu’il était impossible, qu’Antoine perdu dans la savane, retrouvât son chemin. De nombreux exemples de nouveaux débarqués, morts de faim dans des forêts où ils s’étaient égarés, et cela, sur la côte même, à proximité des habitations, confirment mon opinion. Je propose qu’on aille aux voix… Que la majorité prononce !

La proposition du père de Fleur-des-Bois, conforme en tout point à l’usage, fut acceptée à l’unanimité.

— Allons, mon ami, dit le vieux Boucanier à Antoine, siffle ta meute et suis-nous !…

— Je ne me refuse pas à vous suivre, mais je ne sifflerai pas ma meute tant que le corps de mon bien-aimé Jacques restera privé de sépulture, répondit le pauvre engagé ; je ne veux pas exposer M. Pierrot à la douleur que lui causerait la vue du cadavre de son frère. Et puis, si l’on me fusille, à quoi bon révéler la retraite où mes amis sont en sûreté !

Les Boucaniers, de retour à leur campement improvisé, se réunirent en conseil : leur délibération dura peu : Antoine, à la majorité des voix, moins une, fut déclaré innocent.

— À présent, mes amis, dit Barbe-Grise, il nous reste une formalité à remplir : celle de proclamer Antoine l’un des nôtres ! Vous savez que tout engagé après un noviciat de trois années, passe de droit Boucanier. Antoine, dès l’instant qu’il n’a pas été marron, a accompli son temps ; son maître lui doit donc une carabine, trois livres de poudre, six de plomb, un habillement neuf, deux paires de chaussures et trois chiens !

À cela, il n’y avait rien à répondre ; le maître qui jadis avait si brutalement agi envers Antoine, dut se soumettre.

À la fin du jour, la petite caravane s’installa pour passer la nuit. Elle se trouvait alors au beau milieu de la savane.

Le lendemain matin de Morvan, Barbe-Grise et Alain se séparèrent des Boucaniers, et poursuivirent seuls leur route : ils avaient alors franchi la partie la plus dangereuse du désert.

Quatre jours plus tard les trois aventuriers atteignaient sains et saufs le but de leur voyage !

À la vue de l’habitation qui lui rappelait de si doux souvenirs, de Morvan dut s’arrêter tant l’émotion qu’il ressentait était violente.

Si d’un côté son cœur l’entraînait vers Fleur-des-Bois, de l’autre la crainte le clouait au sol.

Il avait peur de se trouver face à face avec un irréparable malheur.

— Je vous en conjure, Barbe-Grise, dit-il d’une voix tremblante, prenez les devants, et allez prévenir Jeanne de notre arrivée…

— À quoi bon ? demanda Barbe-Grise… Ah ! oui, je devine, continua le vieux Boucanier après un moment de réflexion, vous désirez savoir si Jeanne n’est pas morte ?

— Barbe-Grise, au nom du ciel, ne parlez pas ainsi.

— Pourquoi cela ? reprit le chasseur avec son sang-froid habituel. Si Jeanne est morte, ce ne sera pas de notre faute ; nous n’y penserons plus.

— Monsieur le chevalier ! — s’écria joyeusement Alain — voici mademoiselle qui s’avance elle-même à notre rencontre ! À la rapidité de sa marche, on ne se douterait vraiment pas qu’elle a été si gravement malade.

De Morvan poussa un cri de joie folle et s’élança vers Fleur-des-Bois.

Hélas ! quel fut le désespoir du jeune homme lorsqu’il se trouva, non pas en présence de Jeanne, mais devant une jeune femme qui lui était tout à fait inconnue !…

— Jeanne ! où est Jeanne ? dit-il d’une voix sourde presque inintelligible.

À peine l’inconnue eut-elle jeté les yeux sur de Morvan qu’elle laissa échapper une exclamation de surprise.

Vous ici, monsieur le chevalier de Morvan, dit-elle. Ma foi, j’étais bien loin de m’attendre à cette reconnaissance ; je suis enchantée de vous revoir !

Un instant le jeune homme crut rêver. Quelle était cette femme qui l’appelait par son nom et paraissait si joyeuse de son arrivée ?

Il regarda l’inconnue avec une stupéfaction profonde.

C’était une charmante créature, une beauté accomplie ; seulement, sur son visage un peu fatigué se lisait une expression de hardiesse et d’impudence, qui nuisait à l’admirable délicatesse de ses traits !

À mesure que de Morvan regardait l’étrangère, un souvenir confus lui revenait à l’esprit.

— Il paraît que je suis bien changée, reprit-elle en minaudant. Après tout, notre connaissance a si peu duré, que je ne puis trop vous en vouloir de votre hésitation… Ingrat ! avez-vous donc oublié l’infortunée fille du comte de Blinval, la malheureuse Ismérie, si perfidement trompée par l’infâme vicomte de Chamarande !… Avez-vous oublié le village de Nort, et l’auberge de l’Enchanteur Merlin !… Chevalier, pas de reproches, je vous en conjure !…

Ma présence ici vous apprend assez que le hasard vous a cruellement vengé ! Si vous saviez le nom que je porte, vous me plaindriez !… Hélas ! je suis à présent madame Casque-en-Cuir ! Quant à Jeanne, rassurez-vous, elle vit encore. Je crains bien, toutefois, qu’il n’y ait plus d’espoir de la sauver,

De toute la réponse de l’aventurière qui s’était jouée si indignement jadis de sa crédulité, de Morvan ne comprit qu’une chose, que Jeanne se mourait.

Il prit son élan, et courut comme un insensé vers l’habitation.

  1. Les Boucaniers désignaient par le mot maron les engagés, qui, pour fuir leur brutalité, se réfugiaient dans les mornes déserts de l’île, en passant dans la partie espagnole.