Les Boucaniers/Tome IX/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 279-307).

IX

Barbe-Grise et Alain n’étaient pas encore à la moitié de leur repas, que de Morvan se leva de table et sortit.

Le jeune homme, la tête et le cœur en feu, avait hâte de s’isoler de toute préoccupation étrangère, de se retrouver face à face avec ses pensées.

Depuis qu’il avait laissé éclater son amour, le remords troublait sa conscience ; il se reprochait amèrement sa coupable faiblesse, car il sentait bien qu’une fois lancé dans la voie dangereuse et brûlante de la passion, il n’aurait plus la force de reculer.

Devait-il fuir ? ce sacrifice était au dessus de son courage ; et puis, en supposant même que le sentiment du devoir lui rendit cette abnégation possible, son départ ne pouvait-il pas porter un coup funeste à Fleur-des-Bois, peut-être la tuer ?…

L’esprit perplexe, et ne sachant à quel parti s’arrêter, de Morvan parcourait, d’un pas inégal et saccadé, le jardin de l’habitation lorsqu’il s’entendit appeler par son nom : il leva les yeux et aperçut Ismérie !

Un sourire moqueur plissait les lèvres de la jeune femme.

— Savez-vous bien, monsieur le chevalier, lui dit-elle, que les voyages ne vous ont guère réussi ! Voici une heure que j’essaye en vain d’attirer votre attention : vous étiez bien plus galant lorsque nous nous rencontrâmes dans le village de North, à l’hôtellerie de l’Enchanteur Merlin !… Quoique je me sois indignement conduite alors envers vous, dominée comme je l’étais par ma passion pour cet infâme vicomte de Chamarande, croyez que j’ai toujours conservé un souvenir plein de reconnaissance et d’admiration pour la façon héroïque avec laquelle vous avez agi à mon égard ! Aussi, tout à l’heure, lorsque je vous ai reconnu, ma joie a-t-elle été plus vive encore que ma surprise !

— Je vous remercie infiniment, madame, de vos bienveillantes paroles, répondit sèchement de Morvan, ne vaudrait-il pas mieux toutefois laisser le passé dans l’oubli et ne plus revenir à une époque qui…

— M’a montrée à vos yeux comme une infâme coquine ! interrompit froidement Ismérie. Mon Dieu ! chevalier, j’ai payé si cher mes erreurs, le sort vous a si cruellement vengé de ma bassesse, que je me considère à présent comme quitte envers vous ! Quelle chose bizarre de nous retrouver ainsi dans cette île sauvage ! La vie a de bien singuliers hasards !

— Le fait est, madame, que votre présence dans l’habitation de Barbe-Grise me cause, je ne vous le cacherai pas, un profond étonnement. M’est-il permis de vous demander à quel bizarre concours de circonstances elle est due ?

— Hélas ! mon histoire est aussi simple que lamentable. Vous n’ignorez pas que messieurs de la compagnie des Indes Occidentales ont obtenu de Sa Majesté Louis XIV le droit de peupler leurs possessions avec les femmes dont la conduite paraît laisser à désirer.

Messieurs de la compagnie usent de ce droit avec une scandaleuse impudence ! Il n’y a pas de mois qu’ils n’expédient pour les colonies un chargement de pauvres innocentes victimes ! De nombreux agents se chargent du soin de ce recrutement de nouvelle espèce. Ces misérables, d’une infernale adresse, emploient dans l’exercice de leur odieuse mission les moyens les plus condamnables. La ruse ne leur réussit-elle pas, ils ont hardiment recours à la force. Une riche famille craint-elle l’influence qu’exerce une maîtresse sur leur fils, ces monstres, payés par les parents, se jettent sur la malheureuse la garrottent, la livrent à la justice, sous le premier prétexte venu, et un mois ne s’écoule pas sans que l’infortunée victime de ce lâche complot soit en mer. Moi, j’ai été prise par la ruse. On m’a attirée dans une maison de jeu fréquentée par des escrocs. Une semaine plus tard, on m’embarquait au Havre.

Les explications données par la fille du prétendu comte de Blinval n’étaient pas complètement dénuées de vérité ; vers la fin du dix-septième siècle il y eut de nombreux exemples d’honnêtes ouvrières qui, privées de protection, furent déportées pour avoir préféré l’amour franc et naïf de quelque brave et jeune compagnon, au caprice luxueux et coupable d’un vieillard débauché.

Ces ignobles vengeances se renouvelèrent même si fréquemment et finirent par produire un tel scandale, que Louis XIV dut sévir avec sévérité contre ceux qui en étaient les instruments ! Quant à Ismérie, bien loin d’être la victime d’un odieux abus de pouvoir, elle avait dix fois mérité son exil.

— Votre embarquement ne m’étonne nullement, madame, lui dit de Morvan. Ce que je ne puis m’expliquer, c’est votre présence ici et votre mariage avec Casque-en-Cuir ; car si je ne me trompe, vous êtes bien la femme, , n’est-ce pas, du géant Casque-en-Cuir !

— Hélas, vous ne vous trompez pas, chevalier ! On m’a sérieusement mariée avec ce monstre ! Peu de mots me suffiront pour compléter ma lamentable histoire. À peine arrivées à l’île de la Tortue, le gouverneur nous déclara, à mes compagnes et à moi, que celles d’entre nous qui, dans les vingt-quatre heures, n’auraient pas fait choix d’un époux, seraient tirées au sort et envoyées dans l’intérieur de l’île en qualité d’esclaves. Ce fut alors que Casque-en-Cuir m’aborda :

— Madame, me dit-il, si vous acceptez ma main, je ne vous ferai travailler que dans la mesure de vos forces et je vous nourrirai bien ! Croyez-moi, vous avez de la chance de m’avoir rencontré, ce mariage est pour vous une bonne affaire : je suis un Boucanier, un excellent Boucanier même, et non pas un engagé ! Il faut absolument que je me marie aujourd’hui… pas de façons : un oui ou un non !

— Le temps pressait ; j’acceptai. Le soir même, Casque-en-Cuir me conduisit à l’église ; je fus mariée la quatre cent vingtième ! Après la cérémonie, mon nouvel époux frappant sur le canon de son mousquet, me dit avec toute la galanterie dont il est susceptible :

— Madame, votre passé ne me regarde pas, mais votre avenir m’appartient : si jamais vous faillissez à vos devoirs ceci ne vous manquera pas !… Chaque nouveau marié tient le même discours à sa femme ; je pense que cette formalité n’a rien de sérieux ?

Voilà, chevalier, le récit véridique de mes malheurs ; j’espère qu’il me conciliera votre estime.

— Et le vicomte de Chamarande, madame ? demanda de Morvan en souriant.

— Le vicomte de Chamarande, chevalier, est bien moins à plaindre que moi ! On ne l’a point marié de force, lui ; et il a trouvé, à ce qu’il paraît, une place lucrative à Léogane !

— Quoi ! le chevalier est à Saint-Domingue ?

— On le prétend, chevalier ! je me hâte d’ajouter que vous me désobligeriez beaucoup si vous parliez de cela à M. Casque-en-Cuir ! Mon seigneur et maître est un sauvage que je n’ai pas encore eu le loisir de styler ; il serait capable, s’il avait des soupçons, de se porter à certaines extrémités déshonorantes pour lui et désagréables pour moi ! Causons plutôt, chevalier, de vos amours. Et avant tout, permettez-moi de vous présenter mes compliments les plus sincères. Je n’ai jamais rien vu d’aussi admirablement beau que votre Fleur-des-Bois ! Peu d’esprit… n’importe je la formerai…

— Madame, dit de Morvan avec un ton de sévérité qui fit tressaillir l’aventurière, je suis enchanté que vous ayez abordé ce sujet de conversation : cela me permettera de vous demander une grâce.

— Expliquez-vous, chevalier, répondit Ismérie rassurée et souriante.

— La grâce que je sollicite, que j’exige même de vous, madame, est celle de ne jamais parler à Fleur-des-Bois. Je vous avertis qu’à la moindre tentative que vous feriez pour vous lier avec elle, je me fâcherais sérieusement ; je dois ajouter que, quand je suis en colère, j’outrage indignement les convenances et que je deviens d’une horrible brutalité !… Me suis-je expliqué assez clairement, madame ? m’avez-vous bien compris ?

— Ce doute, chevalier, me semble plaisant de votre part ! Assommer quelqu’un d’un épouvantable coup de poing et lui demander ensuite. « Avez-vous senti que je vous ai frappé » est au moins une naïveté, pour ne pas dire plus ! J’obéirai à vos ordres !

— Cette expression, madame, est parfaite : c’est, en effet, un ordre que je vous donne.

De Morvan salua alors d’une légère inclinaison de tête madame Casque-en-Cuir et s’éloigna.

— Comme j’avais mal jugé ce jeune homme, et que j’ai donc eu tort de me réjouir de son arrivée ! murmura Ismérie avec un dépit qui atteignait presque jusqu’à la fureur. Ah ! c’est comme cela qu’il me traite ! Je me vengerai ! Il aime les femmes imbéciles, ce rigide de Morvan ! Je consens à ne plus jamais revoir Chamarande, si je ne parviens pas avant peu à déniaiser cette petite pécore de Fleur-des-Bois ! Quel sot jeune homme ! Les choses auraient bien pu s’arranger autrement.

Pendant les huit jours qui suivirent l’arrivée de de Morvan, la santé de Jeanne avait fait des progrès tellement rapides, que la charmante enfant, tout à fait hors de danger, pouvait, appuyée sur le bras de son chevalier Louis, se promener dans son jardin.

Cette guérison réellement miraculeuse, et qui prouvait à de Morvan à quel point il était aimé, fit une impression profonde sur son esprit et augmenta encore, si c’était possible, le culte qu’il éprouvait pour Fleur-des-Bois ; la certitude de posséder exclusivement, sans partage, sans aucune rivalité, l’affection de l’adorable enfant, eut aussi pour résultat de l’aider à supporter avec plus de facilité, de résignation et de courage, l’ardente passion qui le brûlait.

Il ne savait pas quel sentiment l’emportait dans son cœur, ou d’une adoration idéale, ou d’un impétueux amour.

Le temps s’écoulait pour les deux jeunes gens avec la rapidité inouïe d’un songe enivrant !… Ils se sentaient si heureux qu’ils ne s’occupaient plus de la vie ! La journée représentait pour eux une heure de causerie : cependant ils se réunissaient au lever de l’aurore et ne se quittaient que fort avant dans la nuit.

Barbe-Grise et Casque-en-Cuir, retenus presque toujours par leurs travaux hors de l’habitation, ne troublaient en rien par leur présence ce délicieux tête-à-tête, Ismérie, jusqu’alors fidèle à sa promesse, n’adressait la parole à Fleur-des-Bois qu’autant que la nécessité l’exigeait.

Aucun nuage ne troublait donc l’horizon de de Morvan : il se sentait plus heureux qu’il n’est donné de l’être ici-bas ; par moments, il avait peur de son bonheur.

Fleur-des-Bois complètement remise, non seulement de sa grave maladie, mais même de sa convalescence, avait recouvré avec la santé ses forces passées ; son énergie était revenue.

— Mon chevalier Louis, dit-elle un matin au jeune homme, je n’ai pu fermer les yeux de la nuit, j’ai rêvé tout éveillée, comme au temps de ton absence, à mes forêts bien-aimées ! Que de jours se sont écoulés depuis que je les ai parcourues !… Qu’il me tarde de me reposer de nouveau sous leurs ombrages embaumés !… Mon chevalier Louis, je ne suis pas une fille des villes, moi, tu le sais ! J’ai besoin d’air et de liberté ! Le repos m’accable ! Chaque soir, quand je te quitte, je me sens brisée comme si j’avais fait une course au dessus de mes forces ! Mon sang circule brûlant et lourd dans mes veines !… Des éblouissements obscurcissent ma vue ; je tombe dans un de état de torpeur, j’éprouve une langueur invincible, insurmontable, qui, tout en me fatiguant horriblement, éloigne pourtant le sommeil de mes paupières ! Mon chevalier Louis, cette vie oisive ne me vaut rien ! Prends ta carabine, et partons pour la chasse !

À cette proposition de Jeanne, un secret instinct avertit de Morvan qu’il devait refuser ; toutefois, ce que Fleur-des-Bois lui demandait était une chose si raisonnable, il avait de si mauvaises raisons à opposer à son désir, qu’il dut s’y rendre.

Les deux jeunes gens, au sortir de l’habitation, rencontrèrent madame Casque-en-Cuir, dont les absences, soit dit en passant, devenaient de plus en plus fréquentes.

L’aventurière sourit d’une façon si singulière, que de Morvan se troubla et Fleur-des-Bois rougit ! pourquoi ?

Ils l’ignoraient l’un et l’autre.

— Bonne chance, chevalier, dit-elle d’un air moqueur, et toi, Fleur-des-Bois, bien du plaisir !… Ne vous éloignez pas trop et prenez garde de tomber dans quelque embuscade espagnole ! Peut-être feriez-vous bien d’emmener Alain avec vous !…

— C’est une idée ! répondit de Morvan : attends-moi un instant, Fleur-des-Bois, je vais aller chercher mon serviteur !

— À quoi bon ! s’écria Jeanne avec impatience, avant l’arrivée d’Alain ici, je chassais bien en compagnie seulement de mon père ou de Casque-en-Cuir. En quoi le danger est-il plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était alors ?… Viens, mon chevalier, la présence d’Alain ne ferait que nous gêner ; d’abord, moi, je ne me trouve jamais si heureuse que quand nous sommes, toi et moi, tous les deux seuls… Partons !…

— Voilà au moins, chevalier, ce qui s’appelle un aveu complet ! dit Ismérie d’un air ironique. Je ne vois pas que mademoiselle Fleur-des-Bois soit si ignorante. Peste ! quelle franchise de ton, quelle facilité d’expression ! C’est à se croire en pleine cour !… Mais je vous retiens, c’est mal à moi. Bonne chasse, et surtout, je vous le répèle, bien du plaisir dans votre partie.

— Quelle drôle de femme que madame Casque-en-Cuir, n’est-ce pas mon chevalier ? dit Fleur-des-Bois à de Morvan qui se mordait la lèvre supérieure avec fureur : je ne puis jamais parvenir, lorsqu’elle parle longtemps, à la comprendre. Elle avait l’air tout à l’heure de se moquer de nous. Pourquoi donc ? qu’avons-nous fait ?

— C’est une méchante femme, et une espèce de folle qui déraisonne presque toujours, répondit de Morvan, il ne faut jamais faire attention à ses paroles !

Le jeune homme, afin d’éviter que Fleur-des-Bois lui adressât de nouvelles questions, accéléra le pas.

Un quart d’heure plus tard, les deux jeunes gens entraient dans la forêt !


FIN DU PREMIER VOLUME.