Les Boucaniers/Tome IV/X

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 291-313).


X

Les remords d’Alain.


Le lendemain de son duel avec le vicomte de Châtillon, de Morvan avait reçu, à son réveil, une lettre de Nativa ; la charmante Espagnole le priait — devant, lui disait-elle, partir dans une heure avec son père pour Versailles — de la rassurer, par un mot et sans perdre de temps, sur l’issue du combat. Elle ajoutait que le comte de Monterey allait voir le roi et que de cette entrevue, dépendait la mise immédiate à exécution ou l’abandon momentané du plan dont elle avait entretenu le chevalier.

De Morvan, ivre de joie, en recevant ce billet, qui pouvait, à la rigueur, passer pour un aveu, remit à la messagère de Nativa, une des femmes de l’hôtel d’Harcourt, la lettre suivante qu’il accompagna d’un louis.

« Mademoiselle, tant que je conserverai l’espoir, quelque minime qu’il soit, de parvenir à me faire aimer de vous, je serai, je le sens, invulnérable. Mon adversaire ne mourra pas de sa blessure. Je cours de suite à Versailles. Il me sera, je ne l’ignore pas, impossible de vous parler ; mais, au moins, je vous verrai : votre apparition, quelque courte qu’elle soit, me vaudra tout un jour de bonheur !… De grâce, accordez-moi un nouvel entretien ! »

Telle fut la cause qui fit se rencontrer à Versailles, le chevalier de Morvan et le baron Legoff.

Le lundi suivant, c’est-à-dire trois jours après, de Morvan, levé dès quatre heures du matin, s’occupait avec un soin infini et tout à fait en dehors de ses habitudes, des détails de sa toilette.

À six heures, il accusait déjà Legoff de lui manquer de parole et le trouvait en retard.

Alain, ce n’était pas la bonne volonté mais bien le savoir qui lui faisait défaut, assistait en spectateur aux préparatifs de son maître.

Il ne comprenait pas qu’un homme de bon sens comme le chevalier pût dépenser autant de temps à se parer : cela l’attristait.

Au reste, depuis ses merveilleuses aventures du Pont-Neuf, le brave Bas-Breton était devenu d’une taciturnité remarquable.

L’emprunt, un peu violent peut-être, qu’il avait fait au drapier Buhot se représentait sans cesse à sa pensée et pesait sur sa conscience.

Parfois il lui prenait des doutes sur son innocence ; il avait peur d’être coupable.

— Monsieur le chevalier, dit-il après avoir hésité, voilà plusieurs jours que je m’excite à vous causer d’une certaine chose qui me tient à cœur… et je n’ose pas.

— Tu as tort, mon gars ; si ce n’est en moi, en qui auras-tu confiance ?

— Mais je n’ai confiance en personne, mon maître, s’écria vivement Alain, que cette supposition parut indigner. Quant à ce que je voudrais vous dire, monsieur le chevalier, c’est bien embarrassant… J’ai peur de vous humilier.

— Que cette crainte ne te retienne pas ! Voyons, parle !

— Vous m’ordonnez de parler, mon maître !

— Oui, je te l’ordonne.

— Eh bien, murmura Alain, en baissant les yeux, m’est avis que, depuis que vous êtes riche comme le roi lui-même, vous auriez pu me rendre les vingt écus que je vous ai prêtés.

— Tu as raison, répondit de Morvan avec embarras.

— Ne vous fâchez pas, monsieur le chevalier, je vous en prie, reprit vivement Alain ; je vous assure que si je n’avais pas besoin de cet argent, j’aurais peut-être bien encore attendu une semaine avant de vous toucher un mot de la chose !

En ce moment on frappa à la porte de la chambre, et Legoff entra.

Le boucanier portait un costume d’une richesse sans égale, quoique d’une grande sévérité ; chaque bouton de ses vêtements était un diamant ; la simple torsade de son épée, composée d’un collier tordu de perles admirables, valait au moins vingt mille livres.

— J’étais bien sûr de vous trouver prêt et vous impatientant déjà, mon cher Louis, dit-il à de Morvan après l’avoir embrassé. Pourtant, huit heures sonnent à peine.

— Partons-nous, cher baron ? s’écria le jeune homme.

Legoff hocha lentement la tête d’un air de douce pitié, et, passant son bras sous celui du chevalier, il se dirigea vers la porte de sortie.

— Eh ! maître, s’écria Alain en s’élançant après de Morvan, vous oubliez mes écus.

— Tu les prendras dans le coffre que j’ai acheté hier et dont voici la clé, répondit le jeune homme. Ne t’absente de l’hôtel que le moins possible, et aies bien soin, quand tu sortiras, de fermer les portes à double tour.

— Et surtout, mon gars, ajouta Legoff en riant, ne laisse pas venir ici ta maîtresse !

À cette recommandation si inutile, les yeux d’Alain brillèrent d’indignation, et regardant le boucanier bien en face :

— Monseigneur, lui dit-il, ce n’est pas une raison parce que je suis… Ah ! ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, est-ce possible !… s’écria le Bas-Breton en s’interrompant au milieu de sa phrase, quoi ! c’est vous, mon ami Mathurin, qui êtes si beau ! Je consens à être roué de coups si je vous ai reconnu lorsque vous êtes entré !… Quels jolis boutons de verre vous avez ! ça doit coûter cher, n’est-ce pas ?… au moins dix livres ?… Il paraît que ça ne va pas trop mal le commerce des chevaux, à Paris ! Tout le monde fait fortune, ici ; moi seul je…

— Baron, venez-vous ? dit de Morvan, à qui chaque minute de retard paraissait longue d’une heure.

Le boucanier et le chevalier sortirent. Alain resta atterré.

— Foi de Dieu ! murmura-t-il, une fois seul, il faut avoir une fameuse tête pour ne pas devenir fou à Paris ! Tout ce qui se passe dans cette ville française tient de la sorcellerie ! Voilà mon maître, jadis si simple et si fier, qui s’attife à présent comme une femme et fait d’un maquignon son ami ! un maquignon ! qu’est-ce que je dis donc ? Il paraît que Mathurin est devenu un baron. Là, voyons, de bonne foi, qui est-ce qui pourrait comprendre un mot à tout cela ! C’est des drôleries à n’en plus finir ! Les gars de Penmark seront capables de croire que je me moque d’eux quand je leur raconterai toutes ces histoires…

Alain, tout en grommelant ces lambeaux de phrases, ouvrit le coffre dont son maître lui avait confié la clé, y prit vingt écus de six livres, puis sortit, toujours en compagnie de son penbas, et après avoir refermé avec soin la porte derrière lui.

Une demi-heure plus tard, le Bas-Breton consciencieusement piloté par un bourgeois à qui il avait demandé son chemin, se trouvait, l’esprit perplexe et la contenance embarrassée, devant la boutique du drapier Buhot.

— Qu’est-ce que je vais lui dire ? se demandait-il en se dissimulant de son mieux derrière un pilier, car au fond, c’est drôle, mais je comprends, à présent, que j’ai fait une véritable volerie. Cependant je ne pouvais pas laisser non plus mon maître damner son âme ! S’il allait se fâcher, ce Buhot, et me faire arrêter ! Bah ! j’ai mon penbas, je me défendrai !… Oui, mais, me défendre contre cent personnes, c’est pas possible. Le mieux, est de lui expliquer gentiment la chose. Oui, c’est cela !

Alain, prenant bravement son parti, abandonna le pilier, et, se dirigeant d’un pas rapide vers la boutique du drapier, il franchit hardiment le seuil de la porte.

Malheureusement pour le Bas-Breton, une fois qu’il fut en présence de sa victime, son sang-froid l’abandonna et il perdit la tête.

Quant à Buhot, la stupéfaction mêlée de terreur que lui causa l’apparition si inattendue de son voleur fut telle qu’il resta la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, le col tendu et incapable de prononcer une parole.

Alain comprit que la première action du marchand, en revenant à lui, serait d’appeler au secours.

— Voici les vingt écus que je vous dois, lui dit-il ; puis, jetant l’argent sur le comptoir, il se sauva à toutes jambes et se mit à courir à perdre haleine tout droit devant lui. — Ouf ! dit-il en s’arrêtant enfin, le front ruisselant de sueur et la respiration oppressée, on croirait qu’on m’a jeté un sort ! toutes les fois que je mets les pieds dans la rue, j’ai l’air d’un cerf chassé par une meute ; je cours, je cours… ça ne fait rien, je suis tout de même joliment content ! Cette histoire des vingt écus me tracassait trop, j’en perdais le sommeil et l’appétit. Mon explication au drapier Buhot aurait pu être mieux dite peut-être ; bah ! après tout, qu’est-ce que ça signifie, un peu plus ou un peu moins de paroles ? l’essentiel c’est qu’il ait son argent.

Alain, après s’être informé de nouveau de la direction qu’il devait suivre, reprit le chemin de son hôtel.

Selon son habitude, il marchait la tête baissée et tout pensif.

— C’est tout de même vrai, se disait-il à lui-même, que j’ai commis une volerie… Je sais bien que ça n’a fait de mal à personne, mais ça n’empêche pas qu’une volerie est toujours une volerie. Oui, mais si j’avais péché, est-ce que ma brave Sainte-Anne-d’Auray ne m’aurait pas foudroyé. Eh bien ! non, ajouta Alain, après avoir réfléchi, elle ne m’aurait pas foudroyé… Elle se sera dit : Alain a failli, mais, ma foi, au fond c’est pas un méchant gars, et puis il me pratique avec beaucoup de dévotion, et ne me donne pas mal de cierges… Ne le tuons pas… Il se repentira plus tard… Voilà, poursuivit Alain, ce que ma bonne Sainte-Anne d’Auray se sera dit… Il me semble que je l’entends se tenir ce raisonnement… Décidément, je dois payer mon péché… cherchons une église…

Le hasard se chargea de répondre au désir du Bas-Breton, car, levant alors les yeux, il s’aperçut qu’il était devant Saint-Roch : il entra.

Le serviteur de Morvan possédait, pour toute fortune, le reste de l’écu dont il avait distrait 36 sols pour payer les trois cierges brûlés en faveur de son maître, c’est-à-dire quatre livres quatre sols.

— Tenez, brave femme, dit-il à la préposée aux cierges, prenez tout cet argent, et illuminez-moi l’église comme s’il s’agissait du mariage d’un prince.

Bientôt après, les pointes du triangle de fer destiné à supporter les pieuses offrandes des fidèles disparaissaient sous de nombreux cierges, qu’Alain, agenouillé, regardait brûler avec désespoir.

— C’est dur tout de même, se disait il, de voir s’en aller en fumée quatre livres quatre sols ! Ah ! gredin ! ça t’apprendra une autre fois à ne plus pécher. Tu n’as que ce que tu mérites !

Le sacrifice accompli, Alain se releva, poussa un profond soupir et sortit de l’église.

À ce moment, le chevalier de Morvan arrivait à Versailles. Le premier carrosse qu’il rencontra renfermait le comte de Monterey, Nativa et l’abbé Dubois !



fin du premier volume.