Les Boucaniers/Tome IV/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 185-203).


VII

Une présentation difficile.


Une fois que le comte de Monterey et Nativa se furent retirés, Louis XIV, s’adressant à madame de Maintenon avec une vivacité qu’il n’avait pas coutume de mettre dans les actes ordinaires de la vie :

— Que pensez-vous, madame, lui dit-il, de tout ceci ? Ne vous semble-t-il pas que cette croisade contre les flibustiers, que me fait proposer si secrètement le roi Charles II, présente une grosse affaire digne d’un sérieux examen ?

— Je partage complètement votre opinion, sire.

— Délivrer les mers des Indes des boucaniers, reprit Louis XIV, lorsque ma marine, à moitié détruite depuis notre glorieuse défaite de la Hogue, n’est plus en état de tenir tête avec avantage aux puissances ennemies, serait une folie de notre part ! Les flibustiers de Saint-Domingue, en forçant l’Espagne à entretenir plus de vingt mille hommes de troupes dans ses colonies, nous rendent un véritable service, ou, pour mieux dire, nous sont d’une incontestable nécessité !

— C’est encore vrai, sire. Cependant ne faudrait-il pas aussi tenir compte des avantages si importants que vous a laissé entrevoir le comte de Monterey. Si, comme il l’assure, cette expédition tient tellement à cœur au roi Charles II, ne serait-il pas d’affaiblir, en vous rendant à ses désirs, l’influence autrichienne qui chaque jour gagne du terrain ? Le dernier testament de Charles II désigne l’archiduc comme son successeur au trône d’Espagne : si, au moyen d’une concession gracieuse, on parvenait à faire changer ce testament en faveur d’un fils de France, Votre Majesté ne trouverait-elle pas une compensation incontestablement supérieure à la destruction de quelques pirates irréligieux ?

— Vous déployez une solidité de jugement, madame, répondit gravement Louis XV qui n’a pas lieu de m’étonner de votre part et dont je vous félicite. N’oubliez pas cependant que des huit membres qui composeront probablement le conseil de la couronne d’Espagne, quatre sont déjà à nous, ou, pour mieux dire, pour nous : Porto-Carrero, Villa-Franca, San-Esteban et Ubilla. Les vingt mille écus que nous ferons parvenir par ce courrier à notre agent secret de Madrid, nous assurent également le concours de l’homme de la Reine, l’Amirante. Quant à Veraga, Mancera et Arias, vous savez qu’ils ne peuvent manquer d’être absorbés par l’influence qu’exercent sur eux leurs collègues : l’affaire de la succession est donc en bon train.

— Sire, dit la marquise en voyant le roi s’arrêter pour lui laisser le temps de placer, si elle jugeait à propos, une observation ou une objection, il y a encore un côté à envisager dans cette question des boucaniers, c’est de savoir si la maison d’Autriche n’essaye pas de tendre un piège à Votre Majesté.

Louis XIV réfléchit un instant, et ne devinant sans doute pas le piége auquel la marquise faisait allusion, il secoua lentement la tête d’une façon qui pouvait se traduire par « cela est possible, » puis, d’une voix grave :

— Continuez, madame, je vous prie, dit-il à la favorite.

— Vous n’ignorez pas, sire, reprit la marquise, que la maison d’Autriche, a déjà tenté plusieurs fois de rendre sa sainteté le pape favorable à ses intérêts. Ne serait-il pas possible qu’on essayât de tirer parti auprès de la cour de Rome de votre refus d’aider à détruire ces boucaniers ou flibustiers des Indes, qui portent, à ce qu’il paraît, un si grand préjudice à la religion et bravent chaque jour la colère du ciel, en se livrant aux plus abominables sacriléges ? Cette tactique qui ne manquerait ni de perfidie, ni d’adresse, est assez dans les habitudes et les traditions de la diplomatie autrichienne.

— Je suis heureux de me trouver encore cette fois, d’accord avec la Raison, répondit le roi avec une galanterie moitié affectueuse et moitié solennelle.

On sait que Louis XIV, lorsqu’il consultait la marquise de Maintenon devant ses ministres, l’interpellait ordinairement par : « Que pense votre solidité ? Que dit la Raison ? »

— Il faudra aussi avant de s’arrêter à une détermination définitive, reprit le roi après un court silence, s’assurer si aucun intérêt personnel ne porte le comte de Monterey à prendre une position partiale dans cette question. Une fois cette assurance acquise j’aviserai à la demande du roi Charles II.

Louis XIV resta de nouveau silencieux pendant quelques secondes, puis s’adressant à la marquise :

— Ah ! madame, lui dit-il avec une émotion profonde et des larmes dans les yeux, mon pauvre peuple en est-il donc réduit à une telle misère que vous ayez été forcée de vendre vos écuries pour vous procurer les 20, 000 écus qu’il nous fallait envoyer à notre agent de Madrid ?

Louis XIV, malgré cet orgueil presque sublime qui lui donna la force, lorsque les plus épouvantables désastres l’accablèrent, de fixer d’un regard hautain et dédaigneux l’Europe soulevée contre lui ; Louis XIV, dans son intimité, si l’on peut parler ainsi, était l’homme de France qui se laissait aller avec le plus de facilité aux larmes.

La marquise de Maintenon se leva alors, et, se dirigeant vers le roi, ses yeux fixés sur les siens, elle lui prit les mains avec une grâce pleine d’une onction et d’un sentiment qui tenaient le milieu entre la coquetterie la plus raffinée d’une femme du monde et le mysticisme d’une religieuse :

— Louis… murmura-t-elle à son oreille avec une voix d’une ineffable douceur, vous êtes un reflet de la puissance de Dieu sur la terre !… Votre patience peut être éprouvée, mais votre gloire ne périra jamais ! Les revers passagers qui vous atteignent vous sont envoyés par l’Éternel pour vous rappeler que vous êtes mortel ! Bientôt, mon cœur et ma raison me le disent, d’éclatants triomphes vous récompenseront de votre héroïque résignation !…

Le roi, qui plus que personne de son royaume était sensible à l’idée de se savoir aimé, fut profondément ému par ces paroles qu’accompagnait une si séduisante pantomime ; il donna un libre cours à ses larmes :

— Ah ! madame, dit-il enfin en déposant un long baiser sur le front de la favorite, vous devez être fière et jalouse de ma grandeur, car c’est vous qui me l’inspirez !

La marquise dût déployer toute sa force de volonté pour ne pas laisser voir l’orgueil et la joie immenses que lui causaient ces paroles : en effet, la réponse du roi constituait la plus haute faveur qu’il crût pouvoir accorder.

Louis XIV voulait bien prodiguer des millions à ses maîtresses, il tenait même, par respect pour lui-même, à ce que les femmes qui avaient l’honneur de lui plaire, fussent dans une position à faire pâlir la splendeur des reines de l’Europe ; mais il conservait toujours vis-à-vis de ses royales fantaisies, son individualité.

Jamais encore jusqu’à ce jour, il n’avait songé à dire à une de ses favorites qu’elle lui inspirait sa gloire.

— Sire, reprit vivement la marquise ne voulant pas laisser grandir cette émotion dans la crainte que le souvenir de sa faiblesse, en humiliant plus tard le roi, ne le mît en garde contre ses séductions ; Sire, Votre Majesté oublie qu’elle est un peu souffrante aujourd’hui. Ne devrait-elle pas, au lieu de s’occuper d’affaires, prendre plutôt quelques distractions qui ne la fatigueraient pas !

Comme la sensibilité extérieure de Louis XIV ne s’appuyait en lui sur aucun sentiment réel, ses larmes duraient peu.

Aussi la question de la marquise suffit-elle pour le retirer de sa grande douleur.

— Vous savez, madame, que je devais aller tirer, et que j’ai fait contremander la chasse, répondit-il.

— Mais il me semble, sire, que la chasse compte parmi les distractions violentes, et ce ne sont pas celles-là que je vous conseille.

— Auriez-vous un projet, madame ?

— Oui, sire ! Une personne à vous présenter !

— Quelle personne, madame ?

— Ah ! quant à cela, sire, répondit la marquise avec un doux enjouement, tandis qu’une imperceptible rougeur montait à son front, vous ne le saurez pas ! Je tiens à votre confiance.

— On ne se défie pas de soi-même, madame, lui répondit galamment Louis XIV. Ainsi, il s’agit d’une surprise ?

— Oui, sire, d’une véritable surprise !

— Eh bien ! voyons cette surprise, reprit le roi, qui, trop esclave de l’étiquette pour rechercher l’imprévu, ne le repoussait cependant pas quand il se présentait dans son intimité.

La marquise donna aussitôt l’ordre à l’un de ces messagers connus sous la dénomination de valets bleus, qui se trouvaient dans tous les appartements du palais, d’introduire la personne si mystérieusement annoncée.

Cinq minutes plus tard, Legoff, faisant son entrée dans le cabinet de la marquise, s’inclinait profondément, mais plein de calme et d’assurance, devant le roi.